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mercredi 11 décembre 2013

Martine Mairal : L'obèle




Amoureux de Montaigne, vous ne pouvez pas ne pas lire ce livre! Et les autres? Lisez-le pour découvrir Michel de Montaigne comme une introduction à ses Essais! Lisez-le aussi pour faire connaissance de cette femme à l'intelligence exceptionnelle, Marie de Gournay, beaucoup plus jeune que le gentilhomme gascon, et qui a su attirer son attention, son admiration et s'attacher son amitié!

Dans L'obèle, Martine Mairal prête sa voix, en effet, à Marie de Gournay, "la fille d'Alliance" de Michel de Montaigne, celle qu'il admirait tant qu'il a fait d'elle la dépositaire de ses Essais, la seule qu'il jugeait à même de comprendre son oeuvre, de la respecter et de s'y retrouver! Car dans les  marges de son ouvrage, l'écrivain n'a jamais cessé tout au long de sa vie, de préciser sa pensée, d'ajouter des réflexions ou des références, d'enrichir ses écrits par des phrases qu'il marquait par un obèle. L'obèle? C'est un insigne, une petite broche indiquant où insérer un ajout dans le texte.


L'obèle (source wikipédia)


Un récit à la première personne

Les précieux et les précieuses
Le récit est à la première personne. Martine Mairal imagine que Marie de Gournay écrit ses mémoires  au XVII ème siècle, en 1643, à une époque qui n'est plus celle de Montaigne. Marie est née en 1565 sous Charles IX. En 1643, Louis XIII vient de mourir et Louis XIV lui succède sous la régence d'Anne d'Autriche. Un siècle à contre emploi du mien, un siècle aveugle qui ne reconnaît plus la valeur et la portée d'une oeuvre comme les Essais.
 La langue du XVI siècle, en effet, paraît bien trop rugueuse, bien  trop affranchie de toutes lois, en ce temps où la langue française passe à la moulinette de l'académie française, est codifiée, doit obéir à des règles précises, savantes et rigides, doit bannir toutes traces de provincialisme pour mieux servir un pouvoir qui se veut absolu et centralisé.. On "épure" le français. Dans les salons les Précieuses chassent le mot juste, jugé trop cru, pour employer la périphrase. C'est tout le contraire de la démarche du gentilhomme gascon, " à sauts et à gambades"  et où "le gascon y arrive quand le français n'y peut aller"!

Et Marie, devenue une veille dame dont on se moque et que l'on méprise, semble la gardienne dévote d'un temple sacré, demeure d'un dieu n'ayant plus cours.
Si fadaises leur sont devenus les Essais de Montaigne, curieusement veux-je dire céans, une dernière fois avant que de disparaître, combien je les plains de ne plus savoir lire.

Une jeune fille exceptionnelle

 
Marie de Gournay

Pour ma part, il y a  longtemps que je connais de nom Marie de Gournay et que je me demande, à travers ce que Montaigne en dit, qui elle était vraiment, ce qu'elle avait fait pour être reconnue par lui comme "sa fille d'Alliance", comprenons sa fille par l'esprit… Aussi la rencontrer "en chair et en os",  si j'ose dire, dans ce roman, a été pour moi un vif plaisir. On y découvre un portrait de femme exceptionnelle, dotée d'une vive intelligence, assoiffée de savoir, elle qui a appris le latin et le grec toute seule, sa mère refusant de les lui faire enseigner parce qu'elle était une fille.
A dix-sept ans, j'entrai en érudition comme on entre en religion. La religion d'un livre qui les contient tous : Les Essais de Michel, Seigneur de Montaigne.

Féministe avant l'heure, elle refusera toute sa vie le mariage, désirant ne pas dépendre du choix de ses parents pour son mari et conserver sa liberté. C'est dans Les Essais qu'elle trouvera les réponses à ses questions :
Et voilà que parmi tous les livres, il en était un qui parlait à mon esprit avec une limpidité et une force jamais éprouvées, qui ordonnait les lignes de ma raison avec une évidence bouleversante et disait sans vert le bonheur de réfléchir, d'être doué de conscience.

Une rencontre avec Montaigne

Michel Eyquiem, seigneur de Montaigne
 
Le plaisir de lire ce livre, consiste bien sûr à cette (re)lecture de Montaigne que nous offre Martine de Mairal mais une lecture sans pédanterie, guidée par l'amour de Marie de Gournay, qui se souvient, qui commente, qui admire et nous fait partager tous ses sentiments.
Nous y rencontrons l'homme, avec ses défauts, une certaine paresse avouée, une propension à fuir les difficultés;  mais aussi un homme de bon sens, ne cherchant jamais à imposer ses idées, doutant de connaître la vérité, épris de liberté et de justice; un homme à l'esprit ouvert, tolérant dans un siècle de fanatisme exacerbé, au milieu des massacres de la Saint Barthélémy, un homme au franc parler comme à la pensée franche, disant ce qu'il pense (ce qui lui vaut bien des ennuis du côté de l'église catholique et du pape!). Un homme qui paraît se retirer dans sa librairie, être plongé dans la méditation et qui pourtant a eu, par sens du devoir, une vie politique intense, maire de Bordeaux mais aussi conseiller du roi.
Nous tournons les pages de Essais avec Marie et les pensées de Montaigne s'égrènent :  
Je hais entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l'extrême de tous les vices.

Et il s'oppose à la torture  -la géhenne- utilisé en ce temps pour obtenir des aveux d'un condamné. A propos de ceux que l'époque appelle des "sauvages", il parle, l'un des premiers, de la relativité des coutumes, il montre que nous ne leur sommes pas supérieurs à ces peuples et nous invite à la tolérance et à regarder nos propres travers :
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toutes sortes de barbaries.

Il se moque du tempérament de ses compatriotes, insolents, batailleurs, qui se croient toujours supérieurs et veulent imposer leurs idées à toutes forces:   
Les français semblent des guenons  qui vont grimpant en contremont un arbre, de branche en branche, et ne cessent d'aller jusques à ce qu'elles sont arrivées à la plus haute branche, et y montrent leur cul quand elles y sont.

Ou encore: Mettez trois français au désert de Lybie, ils ne seront pas un mois ensemble, sans se harceler et égratigner.

Sur les femmes? Il se distingue de la misogynie de l'époque (et pas seulement! on a encore bien besoin de le lire et de le suivre à la nôtre!) et là encore il a des siècles d'avance :
 Les femmes n'ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d'autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. 

Je dis pareillement qu'on aime un corps sans âme ou sans sentiment quand on aime un corps sans son consentement et sans son désir.

 La langue du XVI siècle

Valentin Conrart, le premier académicien
Enfin autre plaisir et non le moindre, les Mémoires de Marie sont écrits dans la langue du XVI siècle et c'est une réussite totale de la part de Martine Mairal. Elle est tellement imprégnée, qu'elle sait en emprunter les tournures grammaticales, le vocabulaire mais aussi faire naître les images savoureuses et vivantes… à la Montaigne!

Ainsi  dans la critique qu'elle adresse aux  hommes de lettres qui ont été nommés par le Cardinal de Richelieu membres de l'académie alors qu'elle en a été évincée parce qu'elle était une femme, Marie retrouve des accents.
Car il n'est pour y entrer (à l'académie), que de déposer un vil blason de flatterie à gueules d'obéissance aux pieds du Cardinal. Quant à  la qualité littéraire, l'étiquette mondaine y suffit. Le pot fait la confiture.

ou encore quand elle parle de la verdeur de la langue de Montaigne qui sait appeler un chat un chat :

La beauté des Essais est là. Leur vérité aussi. Le lecteur se dit, voilà un homme qui parle et non un pur esprit rhétorique embabouiné de pédantisme et de bigoterie.
 
Et pour finir je vous laisse savourer - et oui, il s'agit bien de gourmandise- ce petite passage à la Montaigne mais qui m'évoque aussi Rabelais, où Marie Mairal de Gournay flanque une volée de bois vert aux Académiciens :

Curieuse leur suis-je et curieuse veux-je être quand il s'agit de défendre la langue des poètes, la parole des Essais, contre les menées académicrophages de ces méchants gribouris, de ces affreux coupe-bourgeons et viles lisettes d'Académiciens qui ravagent nos vieilles vignes langagières, compromettant les vendanges futures et pensent mériter leur surnom d'écrivain pour avoir dévoré leurs feuilles vertes à belles dents!

Voir  le billet de Dominique (ICI) et merci à elle de m'avoir fait découvrir ce livre 


MONTAIGNE : Les Essais

Je ne peux m'empêcher de citer à nouveau ici un extrait du chapitre de La conscience que j'aime beaucoup car il montre Montaigne plein de compassion pour un gentilhomme protestant qu'il devrait considérer pourtant comme son ennemi. Ainsi il dénonce les horreurs de la guerre civile et son absurdité. 
Au milieu des massacres liés aux guerres de religion qui n'ont cessé de déchirer la France en ce XVIème siècle, on conçoit quel grand esprit est celui de Montaigne, sa tolérance et son humanité, lui qui ne trahit pas son compagnon de route mais le prend sous sa protection.

Voyageant un jour, mon frère sieur de la Brousse et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un  honnête gentilhomme et de bonne façon. Il était du parti contraire au nôtre, mais je n'en savais rien, car il contrefaisait autre. Et le pis de ces guerres, c'est que les cartes sont si mêlées, votre ennemi n'étant distingué d'avec vous de aucune marque apparente, ni de langage, ni de port, ni de façon, nourri en mêmes lois, moeurs et même foyer, qu'il est malaisé d'y éviter confusion et désordre. Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos troupes en lieu où je ne fusse connu, pour n'être en peine de dire mon nom, et de pis à l'adventure, comme il m'était autrefois advenu ; car en un tel mécompte je perdis et hommes et chevaux, et m'y tua lon misérablement entre autres un page, gentilhomme italien, que je nourrissais soigneusement; et fut éteinte en lui une très belle enfance et pleine de grande espérance. Mais, cettui-ci en avait une frayeur si éperdue, et je le voyais si mort à chaque rencontre d'hommes à cheval et passages de villes qui tenaient pour le roi, que je devinai enfin que c'étaient alarmes que sa conscience lui donnait. Il semblait à ce pauvre homme qu'au travers de son masque et des croix de sa casaque on irait lire juques dans son coeur ses secrètes intentions  tant est si merveilleux l'effort de la conscience. Elle nous fait trahir, accuser et combattre nous-même, et, à faute de témoin étranger, elle nous produit contre nous "nous servant elle-même de bourreau et nous frappant d'un fouet invisible".

L'OBELE :  LIVRE VOYAGEUR à partir du mois de Janvier

samedi 26 octobre 2013

Martine Mairal : L'Obèle Un hommage à Montaigne (citation)

Récit de la rencontre entre Montaigne et Marie de Gournay

Je suis en train de lire L'Obèle de Martine Mairal.  Le livre raconte la rencontre  exceptionnelle entre Montaigne et sa "fille d'alliance", Marie de Gournay, jeune lectrice et admiratrice de l'auteur des Essais, lettrée et savante,  dont il fit  la dépositaire de son oeuvre.
Je vous parlerai plus longuement de cet ouvrage lorsque je l'aurai fini mais en attendant  je publie cet extrait en forme d'hommage à la langue de Michel De Montaigne.

Marie de Gournay

C'est ainsi que Marie de Gournay rend hommage aux Essais :

Et voilà que parmi les livres, il en était un qui parlait à mon esprit avec une limpidité et une force jamais éprouvées, qui ordonnait les lignes de ma raison avec une évidence bouleversante, et disait sans vert le bonheur de réfléchir, d'être doué de conscience. Avant même que de m'en approcher, je me pris de passion pour ces Essais écrits dans une langue vigoureuse et précise. Une langue vivante et bondissante sur les sentiers de la pensée avec la souplesse d'un bel animal dont le moindre mouvement est dicté par un sens très sûr de la nature. Ce que d'aucuns croient sauvage et primitif et qui est de fait libre et inspiré. Une langue de Babel, capable de forger les mots qui lui font défaut, de modeler en quelques syllabes puissantes l'allégorie d'une idée, de faire surgir la sonorité du monde au creux du verbe.

Les Essais. Jamais plus sacrilège qu'aujourd'hui* d'oser en faire l'éloge. Au moment où notre langue se vertagudine et se fige dans une rigueur désolante, toute semblable à un hiver tardif qui givre les promesses du renouveau trop tôt venues et navre gravement les récoltes à venir, plus me plaît encore à évoquer l'élan, la verve, l'ivresse étymologique, l'arcature rhétorique, la puissante conception, la force et la jubilation de cette écriture...

Michel de Montaigne


* Au XVII siècle.  Marie Gournay, beaucoup plus jeune que Montaigne, a "tourné" le siècle et est passée du XVI siècle au XVII où sous l'autorité de Richelieu, fondateur de l'académie française, la langue s'est codifiée et rigidifiée.

Merci à Dominique du blog A sauts et à gambades de m'avoir fait découvrir ce livre ICI

mercredi 28 novembre 2012

La légende d'Ys de Charles Guyot : Lecture commune avec Aymeline et Miriam


La submersion de la ville d'Ys, advenue au Ve siècle, n' a pas eu la fortune d' inspirer plus tard un Chrestien de Troyes, écrit Charles Guyot, dans son avant-propos, et de prendre place dans le trésor immense des romans du Moyen-âge. Ni la douce Marie de France chantant la départie amoureuse de Gradlon, ni le moine Albert de Morlaix narrant, dans la Vie des Saints de la Bretagne armorique, la juste perdition de la cité maudite, n'auraient sauvé leurs héros de l'oubli. Mais la tradition populaire, profondément attachée à son patrimoine poétique, n a pas laissé périr la plus tragique de ses fables. Nous avons fait leur part, dans ce récit, aux différentes versions de la légende, en donnant à celle-ci tout le développement que méritent son importance et sa beauté.

La légende

 Gradlon, Dahut, Saint Guénolé et le cheval Morvach d' Evariste Luminais

Gradlon est roi de Cornouailles. Il ne se console pas de la disparition de sa femme, une"Walkirie" du Nord, la belle et farouche Malgven qu'il a tant aimée, morte en couches. Face à sa fille Dahut dont la beauté rappelle celle de sa mère, cet homme qui est pourtant un valeureux guerrier fait preuve d'une grande faiblesse.  Bien qu'il soit gagné à la foi chrétienne et qu'il bâtisse de nombreuses églises sur ses terres, il cède à tous les caprices de Dahut et lui fait édifier la cité d'Ys, la plus belle et la plus riche de toute la Bretagne. La ville est protégée de l'océan par un système de digues dont les lourdes portes sont maintenues fermées par une clef d'argent. Dahut  vit dans la débauche, prend un amant chaque soir et le fait périr le lendemain en livrant son corps à la mer. Ses péchés lui feront finalement encourir la colère divine et la cité d'Ys sera engloutie. Seul Gradlon, sur Morvach son cheval magique, parviendra à se sauver à condition qu'il rejette dans les flots sa fille Dahut qu'il porte en croupe :
Gradlon, Gradlon, tu te perds, si tu veux vivre, rejette le démon qui est derrière toi lui demande Saint Guénolé qui d'un coup de bâton rejette Dahut dans les flots.

Le site

 Le site de la cité d'Ys fait l'objet de maintes spéculations mais il est communément admis que son emplacement est à Douarnenez, près de l'île Tristan. On dit que jalouse de sa rivale, Lutèce prit le nom de " Par Ys ", et lorsque l'orgueilleuse capitale sera à son tour engloutie, Ys ressurgira des flots.

L'affrontement de deux religions

La christanisation de la Bretagne

Comme toute légende remontant à des temps reculés, elle peut recevoir plusieurs interprétations. Il s'agit bien sûr d'un combat entre le Bien et le Mal  mais surtout elle raconte l'affrontement entre deux religions,  le paganisme celtique et le christianisme. La christianisation de la Bretagne par des moines irlandais au Ve siècle de notre ère est très présente dans la légende. On y voit, en effet, l'ermite Ronan que Gradlon rencontre dans les forêts de Cornouailles, Corentin que le roi fait évêque de Quimper et qui impose la morale et les lois chrétiennes à la Bretagne, Guénolé à qui il attribue le moustier de Landevennec.

Dahut représente la résistance à la christianisation.

 Mais Dahut ne plia point; comme cavale sous le fouet, elle frémit et se cabra; ses prunelles soudain furent pleines d'orage :
Naguère, s'écria-t-elle, on trouvait en Quimper aise et liberté; chacun portait habits et joyaux à sa guise et il m'advenait d'y rencontrer figures riantes, coiffures de fête, bandes joyeuses. Aujourd'hui ce ne sont que robes de bure, crânes rasés, grises mines. Les jeunes gens ressemblent aux vieillards, gaieté n'a plus d'asile.

Le Merveilleux païen et le merveilleux chrétien

 La cité d'Ys de Lionel Falher

Dahut reste fidèle aux anciennes divinités celtiques, c'est pourquoi, dans cette légende, le Merveilleux païen et le Merveilleux chrétien se répondent et se combattent.
 Dahut va sur l'île de Sein voir les prêtresses du culte ancien d'Armorique, les Sènes. Celles-ci avaient des enchantements pour exciter ou apaiser les tempêtes, dévoiler les aventures périlleuses, guérir les maladies mortelles.
Mais le dieu venu d'Orient avait troublé leurs fêtes et dispersé leur assemblée, et les vierges de l'île, délaissées sur le roc sauvage n'avaient plus pour hôtes que les oiseaux de mer.
Dahut leur demande de construire une digue pour protéger les habitants la ville d'Ys? Ce sont les korrigans qui vont lui venir en aide et bâtir les digues et un château merveilleux pour elle. Ce sont eux qui maintiendront les portes fermées  à l'océan par leurs pouvoirs magiques.
Dahut célèbre ses épousailles avec l'Océan en jetant son anneau d'or dans la mer; dans la grotte où elle se baigne son divin époux vient la caresser de ses vagues.
Le cheval que son épouse, Malgven donne à son bien-aimé Gradlon participe aussi à ce merveilleux païen:
Malgven répondit, j'ai un vivant navire, un cheval enchanté qui nous portera tous deux sur les flots de ta nef fuyante.
Et dans l'écurie Gradlon trouva un étalon noir comme la nuit, sans bride, sans frein dont les naseaux soufflaient une rouge vapeur, dont les yeux jetaient des flammes.

Le Merveilleux chrétien n'est pas en reste! Les saints rencontrés par Gradlon en sont prodigues! Le saint Ermite Ronan apaise des dogues furieux d'un signe de croix et ressuscite une fillette que sa mère avait tuée. Corentin offre un maigre repas à Gradlon qui se transforme en festin. Guénolé empêche une première fois les portes de la ville de s'ouvrir. Et enfin, c'est le diable lui-même qui consomme la perte de la cité en envoyant les courtisans de Dahut en enfer au cours du bal des Trépassés et en volant la clef d'argent qui va ouvrir les portes d'Ys et laisser entrer l'océan déchaîné.

Le style médieval

Charles Guyot imite avec beaucoup d'aisance et d'harmonie le style des lais de Marie de France.  L'emploi du décasyllabe, avec son balancement à la césure 4/6, renforcés par les images poétiques, introduit une musique  et donne à cette légende un air nostalgique.

Le style est médiéval à la fois dans le vocabulaire et dans la syntaxe. Voici comme exemple  la chanson du barde aux  cheveux blancs, intitulée Le lai des amours

Le roi Gradlon, s'apprête à guerroyer
Loin dans le nord; tel est son dur métier.
Là sont cités, châteaux, moutiers et bourgs
bien défendu de remparts et de tours
Là sont aussi greniers et beaux trésors,
Gloire et butin veulent danger et mort.
Dur est le vent, large l'océan vert
long le chemin jusqu'au pays d'hiver
Partout écueils, naufrages et tempêtes.
Au marinier tout est disette et peine.
Combien partis n'ont pas revu leur terre,
sont endormis au tombeau de la mer.
Gradlon le roi a requis tous ses gens
de l'assister par bataille et argent,
gréé sa nef et sa voile éployé
pris son bon glaive et son haubert maillé
quitté le port aux beaux jours francs d'orage
Cent beaux vaisseaux voguent dans le sillage.

L'emploi de termes anciens comme moutier, nef, guerroyer, requis, francs (d'orage), les termes se rapportant à l'habillement glaive, haubert maillé, ou les mots nobles comme vaisseaux,  éployé, la métaphore tombeau de la mer donnent une coloration médiévale au style de Charles Guyot.  La syntaxe emprunte aussi au Moyen-âge avec modifiant l'ordre des mots de la phrase, l'adverbe indiquant le lieu en tête, les sujets étant inversés Là sont aussi greniers et beaux trésorsde même avec l'inversion des adjectifs :  Dur est le vent, large l'océan vert;  long le chemin...  et une construction radicalement différente de la syntaxe moderne Combien partis n'ont pas revu leur terre,/ sont endormis au tombeau de la mer.
 Les énumérations qui amplifient la description : Là sont cités, châteaux, moutiers et bourgs,  le chiffre cent,  l'emploi des mots qui généralisent Partout ou quantifie combien , l'insistance, loin dans le nord, long le chemin ... tous ces effets stylistiques produisent un  grossissement épique qui fait du voyage de Gradlon une Odyssée fantastique dans le temps et dans l'espace très éloignés de notre monde..  D'où une certaine magie du texte!

Une  belle légende, donc, très bien contée et mise en poésie pour ne pas dire en musique par Charles Guyot, auteur inspiré.

Lecture commune avec Aymeline  ICI et Miriam ICI

Le livre est voyageur :  rapide à lire! Qui le veut?




dimanche 4 décembre 2011

Un livre, un Jeu : réponse à l'énigme n° 13 Madame de Lafayette : Mademoiselle de Montpensier



Les brillantes gagnantes  sont aujourd'hui :  Keisha, Aifelle, Maggie, Lireaujardin, Dasola, Miriam, Gwen, Jeneen,Pierrot Bâton, Sabbio... Bravo à toutes et merci pour votre participation.
 
Madame de lafayette:  Histoire de la princesse de Montpensier sous le règne de Charles X, roi de france
Bertrand Tavernier : La princesse de Montpensier voir chez WENS

Madame de La Fayette

De son nom complet Marie-Madeleine Pioche de la Vergne est plus connue sous le nom de madame de Lafayette qui est le nom de son mari, le comte François de la Fayette, noble désargenté à laquelle sa mère l'a mariée.
Demoiselle d'honneur de la reine Anne d'Autriche en 1650, elle prend  conscience des intrigues de la cour dont elle s'inspirera dans ses écrits. Elle se forme à la littérature dans les salons littéraires de madame de Rambouillet et de Mlle de Scudéry. Elle fréquente aussi le cercle janséniste de l'Hôtel de Nevers et se lie, vers 1660, au philosophe Arnaud et François de la Rochefoucault. Grâce à son amitié avec Henriette d'Angleterre qui épouse le frère du roi elle pénètre l'intimité de la cour.
En 1662, elle publie anonymement L'histoire de la Princesse de Montpensier, en 1670, Zaïde, et en 1678 le roman fondateur de la littérature française qui est considéré comme le premier roman moderne psychologique : La Princesse de Clèves (comme dit Keisha,  la copine de notre président!). Après la mort de son mari et de son ami La Rochefoucauld, elle écrit  Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689 qui ne seront publiés qu'après sa mort  (résumé  de la biographie de Evènement)

Mademoiselle de Montpensier est un court roman (ou une nouvelle) qui raconte dans un style maîtrisé, simple et sobre, l'histoire de Marie de Mézières. D'une grande famille, celle-ci est promise dès l'enfance au duc du Maine, un  fils des Guise. Mais elle tombe amoureuse - et réciproquement- de Henri, le duc de Guise, qui sera dit plus tard Le Balafré, frère de du Maine. Son père décide, reniant sa promesse à la famille des Guise, de la marier au duc de Montpensier. Marie s'insurge mais elle doit céder à la pression familiale et épouser cet homme qu'elle ne connaît pas. Elle s'efforce alors d'être une bonne épouse, mène une vie studieuse en compagnie du vieil ami de son mari le comte de Chabannes qui lui sert de précepteur. Celui-ci, un huguenot qui a renié sa foi par amitié avec Montpensier et par rejet de la violence, tombe amoureux d'elle malgré la maîtrise qu'il croit exercer sur ses sentiments. Marie n'accorde aucun crédit à l'amour de ce subalterne. Mais lorsque Henri de Guise et elle-même se revoient, leur amour renaît. La rivalité de tous ces hommes amoureux d'elle, y compris du duc d'Anjou, frère du roi,  futur Henri III, excite la jalousie du mari et va mener au drame. Le récit se déroule sur un fond de guerre de religion et la mort, corollaire de l'amour, semble toujours peser sur les personnages à l'image de cette terrible guerre civile qui déchire le pays. D'ailleurs, le roman débute par cette si  belle phrase, d'une grande pureté stylistique, qui résume si bien l'intrigue et le sens du  roman :
Pendant que la guerre civile déchirait la France sous le règne de Charles IX, l'amour ne laissait pas de trouver sa place parmi tant de désordres, et d'en causer beaucoup dans son empire.
 Une des différences qui me frappent le plus entre le roman et le film mais qui est importante parce qu'elle traduit une réalité du XVI siècle, c'est la différence d'âge entre les héros du roman et ceux du film.  Dans le roman de madame Lafayette les personnages sont presque des enfants, reflets d'une époque où les filles nobles étaient mariées très jeunes pour  servir les intérêts familiaux et les jeunes gens de même, envoyés sur les champs de bataille avant même d'avoir vécu.  Dans la scène ou l'on voit Marie et Henri amoureux avant le mariage de Marie ils ont moins de quinze ans. Plus tard, au moment où se passe l'histoire, la princesse de Montpensier n'a pas plus de dix-sept. Le prince de Montpensier Henri du Guise, le duc d'Anjou sont des jeunes gens âgés de dix-huit ou dix-neuf ans. Vous imaginez donc quel âge a le "vieux" comte de Chabannes!
Même si Bertrand Tavernier a un profond respect et une grande admiration pour Madame de la Fayette et pour ce  roman, il est bien certain qu'il a dû mettre beaucoup de lui-même dans ce film. Comment, en effet, adapter un récit aussi court, dépouillé de tout détails, qui raconte les faits bruts, et en faire une oeuvre cinématographique développée, si ce n'est en interprétant, en allant au-delà de ce qui est écrit? Et c'est ce qu'a fait le réalisateur mais toujours dans le respect de l'oeuvre littéraire qui est analysée au mot près et aussi de l'Histoire, Bertrand Tavernier s'appuyant sur les connaissances d'un historien. Il a pourtant pris des libertés par rapport à l'oeuvre, guidé par son admiration pour le personnage de Marie, en allant plus loin que madame de Lafayette dans la revendication de la liberté de la femme et du féminisme. L'écrivaine écrivait, en effet, plutôt pour donner des leçons de prudence aux jeune filles,  mais comme dans toute oeuvre littéraire digne de ce nom, elle est dépassée par les possibilités de son personnage.

"Elle mourut peu de jours après, dans la fleur de son âge, une des plus belles princesses du monde et qui aurait été heureuse si la vertu et la prudence eussent conduit ses actions.

J'ai devant moi, la nouvelle de madame de Lafayette aux éditions Flammarion publié en même temps que le scénario du film. Faire cette lecture comparative est passionnant. Le livre est  précédé d'un avant-propos de Bertrand Tavernier qui explique les étapes de la construction du scénario. Je vous donne un exemple en le citant : 
je me suis arrêté sur une phrase de la nouvelle:
 Mlle de Mézières, tourmentée par ses parents, voyant qu'elle ne pouvait épouser M. de Guise et connaissant par sa vertu qu'il était dangereux d'avoir pour beau-frère un homme qu'elle souhaitait pour mari, se résolut à obéir à ses parents..."
Un mot en particulier m'a saisi : "tourmentée". Qu'entendait par là madame de Lafayette? Des historiens, notamment Didier Lefur, à qui j'ai posé la question, m'ont répondu que "tourmentée" signifiait "torturée" et qu'alors les lecteurs entendaient ce mot dans toute sa force et sa violence. Je me suis souvenu que ce terme est utilisé au Moyen-âge pour décrire les horreurs de l'Enfer. Marie avait donc pu être battue, frappée, menacée d'être enfermée dans une prison, ou plus sûrement dans un couvent. (..)Le mot "tourmentée" signifiait donc que Marie avait d'abord farouchement refusé ce projet de mariage.  Cette révélation m'a permis d'entrevoir la couleur, l'état d'esprit, la tessiture de Marie. J'allais bientôt saisir la tonalité, comme dans un morceau de musique. La jeune fille que décrit madame de Lafayette est prisonnière de sa caste, de traditions, de coutumes qui ne lui confèrent pas plus de droits, malgré son rang, que n'en a aujourd'hui une jeune fille née chez les mormons ou des protestants traditionnalistes américains, ou encore dans une famille religieuse fondamentaliste turque, yéménite ou hindoue.

Ce seul mot "tourmentée"  va donner lieu à un long développement, dans le film, qui ne couvrira pas moins de quatre scènes 24, 25, 26, 27. C'est un bel exemple de la démarche du cinéaste et de ses scénaristes-dialoguistes, Jean Cosmos et Olivier Rousseau, tout au cours de l'élaboration du scénario. Tavernier s'empare d'une phrase, d'une idée, d'une situation et se demande chaque fois comment il va le traduire en images en restant fidèle à l'époque historique et au caractère des héros.
Tavernier s'intéresse aussi beaucoup au comte de Chabannes qui avec Marie est le personnage principal et a inspiré à Madame de Lafayette un très beau portrait d'humaniste (qui refuse la guerre) et d'amoureux vieillissant prêt à mourir pour la femme qu'il aime.

Je râle parce que j'ai raté le visionnement du film et ne le connais que par le scénario. Voilà une lacune que je vais m'empresser de combler.


mercredi 19 octobre 2011

Fanny Saintenoy : Juste avant


 Fanny vient d'apprendre que son arrière-grand mère est en train de mourir. Elle prend aussitôt un train jusqu'à Bergerac pour venir assister la vieille dame dans ses  derniers instants, apportant avec elle, dans cette chambre d'hôpital, tous les soucis de sa vie.
Dans ce dernier face à face qui les réunit, la jeune femme et l'aïeule en train d'agoniser vont égrener tout à tour leurs souvenirs personnels qui se croisent parfois et se complètent. Peu à peu, à travers des retours dans le passé se dessinent la personnalité de chacune et leur histoire qui recoupe celle de notre pays à travers les évènements du XXème siècle.

Ce court roman est très bien écrit  et l'on y sent l'émotion d'une fin de vie mais  sans rien de déchirant ou de tragique. La mort est présentée comme inéluctable, dans l'ordre des choses, et s'il y a nostalgie, elle vient des souvenirs évoqués, de l'affection qui lie Fanny et sa grand mère. Le personnage de cette vieille dame est intéressant, une femme du peuple à qui l'existence n'a pas fait de cadeau et qui a conçu la vie comme une lutte. Pourtant les bons moments, les amies, la convivialité, l'amour de sa famille viennent contrebalancer les tragédies, la déportation de son mari, résistant communiste qui disparaît dans un camp de concentration, la mort de sa fille atteinte d'un cancer. On sent très bien aussi le clivage qui se fait entre la vieille femme peu instruite, peu ouverte sur le monde par la force des choses, et son arrière-petite fille devenue une intellectuelle, un mode d'ascension sociale qui crée des fossés entre les quatre générations de femmes qui se succèdent, de l'arrière-grand mère à sa fille Jacqueline, sa petite fille Martine et son arrière-petite fille Fanny.
Ce premier livre me laisse pourtant un peu sur ma faim à cause de la rapidité du roman qui  ne permet pas à l'histoire de s'installer ni aux personnages de vivre. On a l'impression d'un survol, là où l'on attendrait que l'écrivain se pose un peu pour qu'il y ait plus de force dans le récit, une analyse plus approfondie des rapports sociaux. Mais les qualités d'écriture sont indéniables et ne demandent qu'à être développées.
 Un grand merci à Jeneen pour ce livre voyageur!


lundi 12 septembre 2011

Ida Hattemer-Higgins : L'histoire de l'Histoire, Flammarion


Avec L'histoire de l'Histoire de Ida Hattemer-Higgins le lecteur vit une aventure déroutante. Pour  comprendre ce roman il faut quitter les sentiers balisés, accepter de se perdre dans un labyrinthe étouffant d'où l'on a l'impression de ne pouvoir s'échapper. Impression pas toujours agréable, déconcertante, mais qui nous permet d'émerger à l'air libre en découvrant le sens du roman. Car celui-ci est une interrogation sur la mémoire, sur la culpabilité aussi, à la fois collective et individuelle. C'est le sens du titre, la petite histoire du personnage nous permettant de rejoindre la grande, l'Histoire collective de l'Allemagne à l'époque nazie.

Une jeune femme se retrouve dans la forêt, près de Berlin, vêtue de  vêtements masculins souillés de terre.  Elle ne sait plus qui elle est. Son passeport américain porte le nom de Margaret Taub. Comme une automate, elle regagne Berlin et son appartement et reprend ses activités de guide dans la ville où elle fait visiter les hauts lieux du nazisme. Etudiante, elle retourne suivre des cours à l'université. Mais une partie de sa mémoire est occultée en ce qui concerne son passé personnel. Peu à peu des manifestations étranges apparaissent autour d'elle :  Les immeubles de Berlin prennent vie, deviennent chair, une femme-faucon, qui n'est autre que Magda Goebbels, la poursuit, les fantômes du passé viennent lui tenir compagnie. Sa souffrance est intense. Elle rencontre parfois des individus qui l'ont connue et qui lui restituent quelques bribes de sa mémoire. Le médecin qu'elle consulte, une vieille femme à la tête démesurée, semble faire partie du cauchemar. Qui est-elle? Que sait-elle sur le passé de Margaret? Pourquoi lui montre-t-elle ce vieux film où l'on voit un enfant surgir d'un lac en flammes?

Le talent de cette écrivain dont c'est le premier roman est grand mais sans concession. Il n'épargne pas le lecteur. D'abord, le fait de ne pas comprendre ce qui se passe pendant la plus grande partie de l'histoire est déstabilisante. Notre esprit cartésien est mis à mal. Ici pas de narrateur omniscient qui vient nous expliquer complaisamment de quoi il s'agit et nous mettre en position de force par rapport au personnage : nous savons, lui pas!  Non, Ida Hattemer-Higgins nous place dans la même situation que Margaret. Elle ne sait pas, nous non plus.
 La perte de mémoire n'est pas vécue comme une aventure romanesque qui flatte notre sens du mystère mais comme une maladie oppressante, une pathologie terrifiante, génératrice de maux insoutenables. Si bien que nous ressentons par l'intérieur l'étrangeté angoissante de ce qui se passe autour de Margaret. Une vision distordue de la réalité s'impose à nous. L'univers fantastique et effrayant qui l'entoure, nous le vivons nous aussi comme s'il était réel; d'ailleurs, il l'est peut-être? Car la distinction n'est peut-être pas aussi évidente! La frontière entre les deux mondes n'est plus très définie de même que celle entre coupables et victimes.  Nous nous raccrochons pourtant à cette certitude confortable mais simpliste, celle de la limite nette et franche entre le Bien et le Mal. Ida Hattemer-Higgins balaie cette idée rassurante d'un revers de main en nous montrant des juifs  bénéficiant de "points" dans les camps de concentration pour utiliser les services sexuels de prisonnières réduites à la prostitution..  Nous participons à la recherche de Margaret sur le personnage de Magda, l'épouse de Goebbels, qui a tué ses enfants à la fin de la guerre. Nous rencontrons nous aussi le fantôme de cette mère juive amenée à se suicider avec ses enfants. Mais qui de ces deux femmes est véritablement coupable ou victime? Pourquoi Margaret subit-elle leur attrait morbide? Peu à peu le puzzle se met en place jusqu'au moment où nous avons tous les morceaux en main, ce qui nous permet de comprendre. L'histoire et l'Histoire se sont rejoints et c'est une libération.
"Elle déclarerait que son égarement était allé très loin et avait occupé une longue période de sa vie. L'important serait de dire - de rentrer dans le rang, dans le doux refuge de ceux qui racontent, sans les déformer, les histoires de leur honte".
Maintenant si vous me demandez si j'ai aimé ce roman, je vous répondrai que je l'ai admiré mais que ce n'est pas une lecture aisée. La métaphore n'y est pas toujours évidente. Parfois, l'on éprouve comme l'héroïne le besoin de s'échapper et j'ai eu souvent envie de fermer le livre avant la fin de cette quête douloureuse. Le fait de ne pas l'avoir fait prouve que le talent de l'écrivain est réel et je suis heureuse d'avoir pu conduire ma lecture jusqu'au bout mais... non sans mal!

Quelques extraits :

"La ville s'était faite chair. Quand Margaret se réveilla, le stuc et le bois avaient laissé place à une peu humaine(;;)En sortant de son immeuble, Margaret leva les yeux vers le ciel et découvrit les façades de chair....
Les murs palpitaient et l'épiderme dont ils étaient revêtus était si tendu qu'il semblait recouvrir un foetus géant où d'immenses organes plongés dans un silence regorgeant de vie, à moins qu'il ne s'agit plutôt de millions de muscles frémissants."

"-je crois que je suis attirée par eux;
- Excusez-moi lança le médecin d'une voix claironnante, mais de qui parlons-nous? Par quoi êtes-vous  attirée?
Les joues brûlantes, la tête baissée, Margaret parla sans regarder la vieille femme. Son vertige s'aggravait, mais son seul espoir était de se dévoiler. Elle devait révéler le fonctionnement de son esprit, même si cela devait la conduire en enfer.
-Par la... par eux.  (Les nazis). Quand je lis leurs mémoires ou leurs biographies, il arrive qu'ils me paraissent normaux, et souvent ingénieux. Je m'imagine qu'ils sont mus par un sentiment qui n'est pas sans noblesse.
 Le médecin se mit à rire. Margaret était interloquée.
- Camarade, nous voudrions tous que le mal soit simple et stupide, mais il est flexible et intelligent."

"Margaret comprit alors ce qu'est vraiment un fantôme; : la résonance d'une vie. Un fantôme est la vibration intense et profonde d'une pensée bienveillante pour les morts. Chacun peut et doit croire aux fantômes."

                                          Merci à Librairie dialogues et aux éditions Flammarion

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vendredi 2 septembre 2011

James Frey : Le dernier testament de Ben Zion Avrohom

 Intégristes de tous bords et de toutes religions, fanatiques, trop bien-pensants, collets-montés, grenouilles de bénitiers, la lecture du roman de James Frey n'est pas pour vous! Certes Ben Zion Avrohom, héros éponyme du roman, est le Messie et il revient parmi nous, certes il est en communication avec Dieu mais, comme tout vrai Messie, il va vous choquer, bouleverser votre idée de Dieu, renverser toutes vos croyances, piétiner vos idées toutes faites, vous paraître dérangeant, fou, voire dangereux. Vous aurez envie de le voir disparaître, d'en être débarrassé, de retomber dans la quiétude de vos convictions et vous n'interviendrez pas lorsqu'on le battra, lorsqu'on l'enfermera, le détruira. Pire! Vous serez même parmi les bourreaux  et vous réitérerez avec des moyens modernes ce que l'on a fait à  Jésus il y a  2000 ans.

Ben Zion Avrohom est le fils de Dieu, tout le monde le dit dans la communauté juive où il est né, les rabbins ne s'y trompent pas, les signes sont là. Lui? Un type trop gentil, un tendre, un illuminé, et surtout un paumé car il ne sait pas qui il est, lui, ni pourquoi il est là! Un souffre-douleur aussi, il s'attire la haine de son père et de son frère qui le chasse de la maison, il se fait voler son argent par sa voisine prostituée, et plus tard, une fois reconnu comme le Messie, il est tiraillé, malmené, retenu en otage par les différents groupes religieux  chrétiens ou juifs qui veulent le récupérer pour qu'il reconnaisse leur Dieu au détriment de ceux du voisin. Cependant, quand il apporte la parole de Dieu, il dérange.  Que direz-vous d'un Messie qui vous dit que l'amour charnel et spirituel vont de pair et qui joint le geste à la parole en couchant avec des femmes et les hommes à qui il apporte ainsi le bonheur; un Messie qui vous conseille de remplacer le concept ridicule de l'âme par le cerveau, qui déclare que la vie éternelle n'existe pas, c'est pourquoi il faut savoir jouir (à tous les sens du terme) de la vie terrestre et que seul l'amour a de la valeur. Un Messie qui affirme que la Bible est un vieux livre dépassé qui s'adresse à une société archaïque si éloignée de la nôtre que ce livre n'a plus cours!  Vous vous doutez que  le comportement du "Messie" surtout lorsqu'il s'adresse aux religieux donne lieu à des scènes surprenantes et savoureuses qui ne sont pas exemptes d'ironie!

Vous allez me dire que James Frey est un provocateur, qu'il cherche délibérément à choquer pour s'assurer le succès de son livre. Vous allez arguer que ce Messie de pacotille est un gourou, le maître d'une secte, comme l'on en voit tant de nos jours. Et il faut reconnaître que la vie communautaire qu'il mène dans la ferme prêtée par une adepte y ressemble bien, du moins en apparence car Ben Zion laisse sa liberté de penser à tous, il n'impose pas, il ne juge pas. C'est un homme qui n'accepte pas d'argent, qui vit, ainsi que les siens, en fouillant dans les poubelles de la surconsommation de masse. Profondément humain, il accueille les marginaux, les sans-grade, les rejetés, femmes victimes de violence, prostituées, homosexuels, immigrés, tous ceux que la bonne société met à l'écart et il parvient à  leur rendre leur dignité. C'est un homme qui prêche l'amour dans une société qui se vautre dans le profit et dont le seul Dieu est l'argent.
Alors vous l'aurez compris, la provocation de James Frey, - si provocation il y a - n'est pas gratuite! La venue de son "Messie" est une occasion pour lui de démonter les rouages d'une société où l'amour des autres, la solidarité, l'empathie n'existent plus. Le roman dénonce avec virulence les fanatismes, l'intolérance, l'obscurantisme, les hypocrisies religieuses qui sévissent dans le pays, avec son cortège de maux, guerres, violences, exclusions, misère. 
Le dernier testament de Ben Zion Avrohom nous dit que si les minorités privilégiés continuent à vivre égoïstement, sans se préoccuper des autres et de l'avenir, amassant les richesses au détriment de la planète et de l'espèce humaine, alors nous allons droit au mur et nous signerons la fin de notre civilisation. C'est un cri d'alerte, une condamnation sans appel mais aussi  un plaidoyer pour l'amour , et le partage. Un grand livre, dérangeant mais beau!

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Rentrée littéraire 2011

mardi 16 août 2011

Gens de Dublin : James Joyce et John Huston

Le  film de John Huston : Gens de Dublin est l'adaptation de la célèbre nouvelle de James Joyce, la dernière du recueil, dont le titre anglais est : The Dead, Les Morts.
Dans leur vieille maison, deux vieilles dames, tante Kate, tante Julia et leur nièce Marie Jane, professeur de piano, reçoivent leurs parents, amis et élèves pour la fête de l'Epiphanie. La soirée en apparence festive, au cours de laquelle bals, musique, chants, repas, propos mondains se succèdent joyeusement, laisse pourtant dès le début entrevoir quelques fêlures révélant la fin d'une époque, la disparition d'un monde qui refuse d'évoluer.
En effet, dans cette société policée où les conversations sont superficielles et convenues, Freddy Malins, alcoolique, dont tous redoutent les éclats, introduit une note dissonante avec des propos jugés de mauvais goût. Il y aussi Miss Ivors, patriote irlandaise, farouche indépendantiste, qui part avant le repas pour assister à une réunion politique. Et puis Gabriel, le neveu, l'homme de la maison, chargé de découper l'oie, de prononcer le discours d'usage, apparemment en accord avec cette société, mais que l'on sent brimé dans ses aspirations, étouffé dans ses désirs d'un ailleurs. Enfin, sa femme, Gretta, qui semble traîner une mélancolie et une insatisfaction inavouées. A l'issue de cette soirée pourtant réussie, une chanson traditionnelle irlandaise The Lass of Aughrim La fille d'Aughrim, chantée par un des visiteurs, ténor lyrique, va être révélatrice des sentiments que Gretta n'a cessé d'éprouver pour un jeune homme mort à dix sept ans par amour pour elle.  Gabriel prend conscience  alors qu'il est passé à côté de sa femme sans la comprendre, à côté de l'amour aussi, que sa vie n'a été que convention. Suit une méditation sur la mort au rythme de la neige qui tombe sans cesse et semble s'épandre faiblement sur tout l'univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts.
Notons pourtant que cette méditation sur la mort n'est pas exempte d'humour sous la satire et malgré la tristesse. Huston, comme Joyce, éprouve de l'amour pour ces personnages, une tendresse qui nous met en empathie avec eux et nous fait sourire, amusés. La scène où tante Kate, par exemple, s'énerve contre le pape qui a interdit aux femmes de participer aux choeurs dans les églises, celle où les deux vieilles dames et leur nièce, émues, pleurent en écoutant le discours de leur neveu sont réussies. Tous les acteurs principaux et secondaires sont par ailleurs excellents.


Film de John Huston


Huston, amateur de littérature, grand admirateur de Joyce, apporte à la nouvelle son point de vue, sa parfaite maîtrise cinématographique et son talent dans un film où l'image, le mouvement, le son, ne sont jamais purement esthétiques mais porteurs de sens.
Si cette adaptation brillante est très fidèle à l'auteur, elle est pourtant très personnelle. En effet,  le cinéaste a porté cette oeuvre très longtemps en lui, toute sa vie, il a voulu l'adapter. Or, c'est juste avant sa mort, en Février 1987, quand il se sait condamné, sous respiration artificielle et en fauteuil roulant, qu'il va réaliser ce qui sera son dernier film. Et il signe ici une oeuvre admirable.
Admirable d'abord dans la présentation des personnages, dans l'art de la caméra de nous révéler la vérité de chacun sous les apparences et ceci avec finesse, sans jamais appuyer, par un regard, une expression, un geste de la main. Par le mouvement aussi : les personnages passent d'un pièce à l'autre comme s'ils ne voulaient pas se laisser saisir, pour échapper aux conventions, au regard de l'autre; au cours d'une danse, d'une quadrille, ils se fuient et se rejoignent échangeant des propos aigre-doux par dessus la tête des autres danseurs; enfin, moment sublime entre tous, la caméra quitte le visage de la tante Julia en train de chanter un air de Bellini :  Parée pour les noces, monte les escaliers, pénètre dans la chambre de la vieille dame, effleure les objets qui s'y trouvent, vieilles photographies, bible et rosaire, bibelots de porcelaine fragiles, qui résument la vie de la vieille dame. L'air surannée chantée par cette voix chevrotante accompagne la vision de ces images du passé annonçant la mort prochaine.
A plusieurs reprises, le cinéaste nous surprend et provoque une émotion profonde en jouant sur le son et l'image. Je pense à la voix off qui chante The Lass of Aughrim; la caméra se fixe alors sur Gretta qui descend l'escalier lentement, subjuguée par la chanson, elle oscille entre la jeune femme et Gabriel au pied de l'escalier : regard triste de Gretta vers l'étage supérieur d'où provient la voix du ténor, regard de Gabriel sur sa femme figée dans l'attente, regards qui ne se rencontrent jamais et  montrent l'incompréhension entre les deux époux. Enfin et surtout au dénouement lorsque la voix off  de Gabriel exprimant ses pensées intérieures s'élève et se déroule (le texte est magnifiquement dit) sur les images de paysages noyés dans la nuit, de ruines et de cimetières lentement recouverts par la neige.

dimanche 19 juin 2011

Alice Hoffman : La lune tortue


L'action de la Lune Tortue se passe dans une petite ville, Verity, en Floride sous une température de 45°, en mai, ce qui est un circonstance aggravante car ce mois-là tout peut arriver et surtout les pires catastrophes! Lucy vient de divorcer et arrive dans cette ville où se réfugient d'autres femmes, divorcées comme elle. Le désespoir y est assez dense!  Elle s'occupe de son fils Keith, 12 ans, qui ne supporte pas d'être avec sa mère dans cette ville de fous! Il veut retourner avec son père à New York. Lorsqu'une femme est assassinée, Keith, qui est témoin, s'enfuit avec le bébé de la victime qu'il veut sauver. C'est à cette occasion que Julien Cash, un policier maître-chien, spécialisé dans la recherche des disparus se lance sur la piste des deux enfants. Il va rencontrer Lucy.

L'histoire est plus ou moins policière, je veux dire que ce n'est pas à mon avis, ce qui est le plus important. Elle est bien contée, les personnages sont intéressants, ils sont blessés par la vie et deviennent ainsi très attachants, proches de nous car l'écrivain sait nous faire partager leurs angoisses. Mais l'aspect le plus original du roman réside dans la description peu banale de cette ville de Floride! A une nature assez inhospitalière s'ajoutent les détériorations causées par l'homme. Les habitants doivent affronter, comme chaque année les tortues de mer qui s'échouent sur l'autoroute, véritables fléaux, lors de leur migration saisonnière, la multitude de serpents à sonnettes, la chaleur torride, écrasante, mais aussi les fuites de l'usine chimique. Les femmes ont les cheveux verdis par le chlore, les filles font des fugues ... Toute la ville semble prise de folie. Cette description crée un climat spécial, bizarre, qui échappe au rationnel. Ainsi cet Ange qui a élu domicile sur un gommier rouge ... En pénétrant dans ce roman, le lecteur se déplace dans un univers étrange, entre réalisme et fantaisie. Certaines images abstraites se matérialisent, le style transcende la réalité, la rend fantastique.  Alice Hoffman fait preuve d'un talent original, très personnel et son livre est passionnant. Du coup j'ai eu envie de continuer à découvrir cet auteur et j'ai lu "Un secret bien gardé" dont je parlerai bientôt.

lundi 3 janvier 2011

David Trueba : Savoir perdre



Avec Savoir perdre, couronné par le grand prix national de la Critique 2008, traduit de l'espagnol par Anne Plantagenet en août  2010, l'écrivain, scénariste et réalisateur espagnol, David Trueba, brosse un portrait pessimiste et désabusé de l'Espagne et plus précisément de Madrid à notre époque.
Ce pays, nous le découvrons à travers quatre personnages principaux dont l'écrivain nous offre une tranche de vie qui s'étend sur une période d'un an environ. C'est le temps d'une année scolaire, celle de Sylvia que nous découvrons au lycée, deux semaines après la rentrée de Septembre au début du roman et que nous quittons en juillet, à la fin du récit, le résultat de ses examens en poche. Pendant ce laps de temps, ces quatre personnages autour desquels David Trueba brosse toute une galerie de portraits, vivent des moments fondamentaux de leur vie. Tous s'acheminent vers un échec qui les marquera irrémédiablement mais avec plus ou moins de cruauté. C'est le sens du titre : Savoir perdre, ce qui somme toute est une philosophie difficile que tous ne sauront atteindre. Si je vous dis que dans ce constat assez noir, seuls les jeunes gens s'en sortent vraiment, vous ne serez pas étonnés, je suppose. En effet, l'espoir réside encore dans la jeunesse et éclaire - même si ce n'est pas sans nostalgie-  cette vision de la vie et de la société.
La découverte de la sexualité et de l'amour bouleverse la vie de Sylvia qui a tout juste 16 ans même si elle sait cet amour condamné d'avance et sans avenir. De plus, elle doit faire face au divorce de ses parents et gérer la solitude et les angoisses de son père Lorenzo, assister sa grand-mère Aurora dans la longue maladie qui amène inexorablement  la vieille dame vers la mort. La jeune fille est sur le point de rater son année scolaire et au-delà son avenir qui paraît bien compromis mais sa maturité, son intelligence, son courage lui permettent de limiter les dégâts et de faire face. C'est un personnage intéressant malgré ses erreurs et ses mensonges, comme l'est d'ailleurs Aurora, sa grand-mère qui a su aimer les autres avec altruisme. Quant à la  mère de Sylvia, Pilar, qui a choisi d'être heureuse en vivant un nouvel amour, elle vient compléter ces beaux portraits de femmes aux trois âges de la vie, ce qui introduit un peu d'optimisme dans le roman.
Ariel, le footballeur argentin qu'aime Sylvia, a vingt ans. Il a un côté touchant, un peu enfantin quand il reste seul à Madrid après le départ de son frère aîné. Le mal du pays, la solitude, la pression qui pèse sur ses épaules au niveau sportif quand la nécessité de gagner un match enlève tout plaisir de jouer, sont parfois trop lourds à supporter. C'est l'occasion pour Trueba de dénoncer ce milieu du football perverti par les sommes colossales qui sont désormais en jeu. Un milieu du fric sale où la parole donnée ne compte pas, où l'on peut rompre un contrat sans état d'âme, où chacun, du joueur à l'entraîneur en passant par toutes les personnes impliquées dans ce sport y compris la presse, ne pense qu'à s'en mettre plein les poches. Ariel aime sincèrement Sylvia même s'il est effrayé par son extrême jeunesse. Il essaie de l'oublier en côtoyant un monde factice, prostituées, groupies énamourées, filles superficielles uniquement préoccupées par le sexe et le paraître. C'est un milieu où l'on peut facilement être corrompu et perdre sa vie et son talent en beuveries et relations sexuelles sans lendemain qui laissent un arrière-goût d'amertume et de vide. Lui aussi va être perdant mais l'espoir lui est permis.
Les deux autres personnages sont Lorenzo, le père de Sylvia dont la situation est désespérée. A travers lui, nous côtoyons le monde des sans-papiers mais aussi de ceux qui  exploitent leur misère et leur précarité! Enfin Léandro, grand-père de Sylvia et père de Lorenzo, incarne le naufrage de la vieillesse. Sa passion pour une prostituée au moment où la femme qu'il a aimée est en train de mourir ressemble à un suicide, une auto-destruction programmée. Il y perd non seulement son argent mais plus encore, sa dignité, son honneur, ses raisons de vivre. A travers Leandro et son enfance, Trueba présente les traumatismes de la guerre civile qui a marqué toute la société espagnole.
Le style de Trueba est sec, phrases courtes, nerveuses, souvent au présent de narration, comme si l'écrivain nous présentait un instantané, un tableau qui s'anime, là, devant nos yeux. Il s'agit d'un constat, d'un état de lieu sans concession. C'est un grand roman par l'ampleur de ses vues mais le refus de l'émotion, la distanciation voulue par l'écrivain font que le lecteur reste un témoin extérieur et n'est jamais vraiment partie prenante sauf, peut-être, mais seulement dans une certaine mesure, pour Sylvia et Ariel.

dailogues-croises-capture-d_ecran-2010-05-27-a-10-14-261.1295109300.pngMerci à Dialogues croisés et aux éditions Flammarion

lundi 28 septembre 2009

Frédérique Hébrard : La Chambre de Goethe




La chambre de Goethe est un roman sur l'enfance, celle d'une petite fille que tout le monde appelle Riquette. C'est sur le quai de la gare de Montauban, en 1980, que Frédérique Hébrard, âgée, évoque ses souvenirs pour faire l'inventaire de ce que l'on appelle les raisons de vivre.

Une enfance pas tout à fait comme les autres puisqu'elle se déroule en 1939 et que le père de la fillette n'est autre que André Chamson, écrivain cévenol, auteur entre autres de Roux le bandit, Le chiffre de nos jours. De plus les amis de ses parents se nomment Roger Martin du Gard, Jean Lurçat, Paulhan, André Malraux, Tristan Tzara, André Gide, André Wurmser, Jean Guéhenno... et j'en passe. Voilà déjà de quoi avoir une enfance exceptionnelle. Ce qui donne lieu a des descriptions pleines d'humour du point de vue de la petite fille :
J'ai de la chance, je dispose de gentilles grandes personnes. Les écrivains sont agréables. Ils ne ressemblent pas aux parents de mes camarades. Même quand ils sont très vieux, ils aiment s'asseoir sur la moquette."
ou
Il y avait aussi Gaston Gallimard, un petit gros qui n'avait pas l'air bête.." et encore "Saint Exupéry, mon premier aviateur"

Mais ce n'est pas tout. Son père, André Chamson est conservateur des Musées Nationaux, sa mère archiviste et bibliothècaire du Louvres, à une époque où la préoccupation première est de sauvegarder les collections des grands musées français en les évacuant dans le sud de la France. La fillette est d'abord expédiée à Nîmes chez sa "mémé parpaillote" où elle fera ses études, puis elle suit ses parents selon les déplacements des oeuvres, de château en château. Et c'est alors l'aventure de l'Art, souvent inattendue, étrange. Ainsi les Chamson arrivent au chevet de leur fille opérée d'urgence avec deux Poussin et un Tintoret dans leur musette, le tableau Les Noces de Cana transporté en camionnette manque brûler dans un virage. Dans l'appartement de ses parents, Jean Lurçat déroule sa tapisserie intitulée La Liberté. Dans la chapelle de Loc-Dieu, le conservateur des peintures du Louvres ouvre une grande boîte capitonnée de rouge et présente aux enfants émerveillés, un sourire de femme qui émerge de l'ombre...
La Joconde
Même les plus petits l'avaient reconnue. Son nom chuchoté avait quelque chose de magique. Elle va bien, dit-il avec tendresse, et il referma la boîte aussi doucement qu'il l'avait ouverte.
Et puis c'est Montauban où les trésors du Louvres trouvent refuge au Musée Ingres, c'est  l'aménagement de la famille dans un vieil appartement qui garde des traces de sa somptuosité passée :  dans une pièce, un vrai Ingres au mur et un piano droit sur lequel repose une partition de Schumann, pièce que son père appelle La Chambre de Goethe. A cette occasion, l'enfant découvre l'universalité de la littérature et de l'Art au-delà de l'appartenance nationale et des violences des hommes.
Ainsi malgré les horreurs de la guerre, la disparition de personnes aimées, la peur, l'exil, les privations, la fillette tout en devenant adulte apprend l'espoir d'un monde libre, d'un monde débarrassé du Mal.
Ce doit être cette nuit-là que je contractai l'espoir. Comme on contracte une maladie. Incurable.