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mercredi 24 mars 2021

Honoré de Balzac : Adieu

 

La nouvelle de Balzac, Adieu, publiée en 1830, intégrée aux Etudes philosophiques de la Comédie Humaine, nous ramène  en 1812 pendant la retraite de Russie, au passage de la Bérézina.
Le récit se déroule au moment où le major Philippe de Sucy, est rentré en France après avoir été fait prisonnier pendant cinq ans par les cosaques. Devenu colonel, Philippe semble assombri par un lourd passé.  Au cours d’une partie de chasse, il aperçoit à travers la grille d’une propriété, une jeune femme qui a un comportement étrange. Il reconnaît sa bien-aimée Stéphanie, comtesse de Vandières, qu’il avait perdue en lui faisant franchir la Bérézina. Recueillie par son oncle , à son retour de Russie, la jeune femme n’a plus toute sa raison et répète inlassablement un mot : « Adieu ».
Le récit effectue un retour en arrière qui nous ramène aux pires heures vécues par l’armée française lors de la retraite de Russie, lorsque la Grande Armée napoléonienne, décimée par le froid et la faim, poursuivie par les armées russes, se retrouve devant la Bérézina, affluent du Dniepr, sans pouvoir la franchir, le pont ayant été détruit par l’ennemi. Napoléon ordonne de construire des ponts provisoires pendant que les russes se rapprochent et que les canons tonnent de plus en plus près.
Philippe de Sucy s’emploie à assurer la survie de Stéphanie qui a suivi son époux, le comte de Vandières, un vieux général. Il parvient à la faire passer, elle et son mari, de l’autre côté de la rivière, sur un radeau construit à la hâte,  mais ne trouve pas de place pour lui. C’est alors qu’elle lui lance ce mot  ultime : « Adieu » et qu’il sera fait prisonnier par les cosaques.
"Stéphanie serra la main de son ami, se jeta sur lui et l’embrassa par une horrible étreinte. – Adieu ! dit-elle. Ils s’étaient compris. Le comte de Vandières retrouva ses forces et sa présence d’esprit pour sauter dans l’embarcation, où Stéphanie le suivit après avoir donné un dernier regard à Philippe.
 – Major, voulez-vous ma place ? Je me moque de la vie, s’écria le grenadier. Je n’ai ni femme, ni enfant, ni mère.
 – Je te les confie, cria le major en désignant le comte et sa femme.
– Soyez tranquille, j’en aurai soin comme de mon œil.
Le radeau fut lancé avec tant de violence vers la rive opposée à celle où Philippe restait immobile, qu’en touchant terre la secousse ébranla tout. Le comte, qui était au bord, roula dans la rivière. Au moment où il y tombait, un glaçon lui coupa la tête, et la lança au loin, comme un boulet. "

Le colonel va tout faire désormais pour aider la comtesse à  recouvrer la raison mais l’issue sera tragique. Comment survivre après une telle tragédie ?  La nouvelle traite donc de la folie et montre comment l’esprit, lorsqu'il qui ne peut en supporter davantage, s’évade dans un autre monde où rien ne peut l’atteindre.

Le passage de la Bérézina

Le maréchal Ney : passage de la Bérézina  Adolphe Yvon

Le grand morceau de bravoure de l’écrivain est la description de cette bataille. Après l’avoir lue nous comprenons d’autant plus le sens de l’expression employée devant un échec, une défaite : «  C’est la Bérézina ! »

L’apathie de ces pauvres soldats ne peut être comprise que par ceux qui se souviennent d’avoir traversé ces vastes déserts de neige, sans autre boisson que la neige, sans autre lit que la neige, sans autre perspective qu’un horizon de neige, sans autre aliment que la neige ou quelques betteraves gelées, quelques poignées de farine ou de la chair de cheval. Mourant de faim, de soif, de fatigue et de sommeil, ces infortunés arrivaient sur une plage où ils apercevaient du bois, des feux, des vivres, d’innombrables équipages abandonnés, des bivouacs, enfin toute une ville improvisée.
 

Lecture commune initié par Maggie

avec  : 

mercredi 24 février 2021

Balzac : La maison du chat qui pelote


Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse en a reçu de rouge.
Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de charge si comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants. (…) À droite du tableau, sur un champ d’azur qui déguisait imparfaitement la pourriture du bois, les passants lisaient Guillaume; et à gauche, Successeur du sieur Chevrel.

Cet extrait donne l’explication du titre de la nouvelle de Honoré de Balzac paru en 1830 dans Scènes de la vie privée : La maison du chat qui pelote, enseigne de la  boutique du drapier Guillaume et de son honorable épouse. Le couple a deux filles, Virginie (28 ans), l’aînée, aussi laide et dévote que sa mère et Augustine (18 ans), jolie à croquer. Mais dans l'esprit de Sieur Guillaume, l’aînée doit se marier avant la cadette et c’est pourquoi le commerçant propose Virginie en mariage à son premier commis, Joseph, bon commerçant, qu’il a en estime et à qui il veut laisser son commerce.
Las ! Ce dernier est amoureux de la cadette. Il n’est pas le seul ! car Théodore de Sommervieux, jeune et riche aristocrate et peintre de génie l’aime aussi. La rivalité se termine bien vite : Augustine épouse Théodore et Joseph, Virginie et la boutique ! 

Un conte de fée pour la fille du marchand épousée par un duc ? Mais l'union de Théodore et Augustine se révèle bien vite mal assortie ! La jeune fille est ravissante mais elle manque d’instruction, elle n’a pas les manières du monde et détone dans cet univers de la noblesse parisienne et du milieu artistique. Et même si elle cherche à plaire à son mari en s’intéressant à l’art, elle n’a pas l’instruction nécessaire, ni l’éducation du goût et de la sensibilité, elle qui n’a été instruite qu’aux livres de compte et aux soins du ménage. Son mari a honte d’elle et la délaisse.
Le drame va se jouer autour du tableau de la jeune femme peinte par Théodore et que celui-ci offre à sa maîtresse la duchesse de Carigliano, image de la coquette parisienne de noble lignée.

« Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance, l’impropriété de son langage et l’étroitesse de ses idées »  

 Le milieu social

Monsieur Guillaume

Le propos de Balzac le plus évident dans cette nouvelle est que l’on ne doit pas se marier hors de « sa sphère »; une union ne peut être réussie que si l’on sait se tenir à sa place, se contenter du milieu social qui est le sien. Les (més)alliances entre la noblesse d’ancien régime désargentée et la bourgeoise d’argent au XIX siècle sont au coeur de plusieurs romans de Balzac. C’est déjà ce que démontrait Molière en stigmatisant les bourgeois qui s’alliaient à la noblesse et en peignant le triste portait du riche paysan Dandin cocufié par sa femme, fille de gentilhomme. Ainsi, dans la nouvelle de Balzac, le mariage de raison de Joseph et Virginie qui ont la même conformité de goûts, d’intérêts et d’éducation est solide et leur donne du bonheur.
« Une femme devait épouser un homme de sa classe; on était toujours tôt ou tard puni d’avoir voulu monter trop haut; l’amour résistait si peu aux tracas du ménage, qu’il fallait trouver l’un chez l’autre des qualités solides pour être heureux… »

L’art et le commerce 

 

Atala au tombeau l'un des tableaux le plus célèbre de Girodet

Mais la classe sociale n’est pas le seul obstacle au bonheur de Théodore et Augustine. Il y a pire aux yeux de Balzac. C’est l’incompatibilité entre l’art, le « sublime », « les épanchements de l’âme », « les effusions de pensée » qui sont l’apanage de l’artiste Théodore, et le commerce, ce monde des marchands sans fantaisie, lié à une économie sévère où l’on connaît « le prix des choses », des « travaux obstinés », où règne une « propreté respectable » et où l’on mène « une vie exemplaire » mais ennuyeuse, sans plaisirs. Augustine qui a été habituée «  à n’entendre que des raisonnements et des calculs tristement mercantiles » représente cette classe : « Elle marchait terre à terre dans le monde réel alors qu’il avait la tête dans les cieux ».

Balzac malmène, non sans un certain mépris, la bourgeoisie marchande, ses préoccupations mercantiles, son manque de culture, de sensibilité artistique, mais il respecte sa probité et ses moeurs honnêtes.

«  De la résultait la nécessité de recommencer avec plus d’ardeur que jamais à ramasser de nouveaux écus, sans qu’il vînt en tête à ces courageuses fourmis de se demander : A quoi bon ? »

On voit où va l’admiration de Balzac. L’art est partout dans la nouvelle, on y parle de David, de Raphael, de Michel Ange, du Titien, de Léonard de Vinci. L’ami de Théodore de Sommervieux n’est autre que Girodet, disciple de David, peintre néo-classique mais déjà préromantique.

Le portrait 

Augustine chez la duchesse de Carigliano : le portrait
 

 Le portrait peint de mémoire par Théodore, amoureux d'Augustine, alors qu'elle ne le connaît pas encore, va jouer un grand rôle dans le récit. Je ne peux m'empêcher de penser qu'il est à la limite du fantastique comme la peau de chagrin du même Balzac ( 1831) qui rétrécit à chaque désir de son propriétaire ou le portrait de Dorian Gray de Wilde qui se corrompt à chaque vice de celui qu'il représente.

On ne peut peindre ainsi que si l'on aime. Les amis de Théodore devinent immédiatement qu'il est amoureux de la jeune fille. Ils le comparent aux plus grands atistes peignant leur bien-aimée, Raphael, Le Titien...  Le portrait est donc doté d'une magie que tous ressentent. Théodore refuse de le vendre même si on lui en offre des sommes énormes.

Plus tard, il le donne à la duchesse de Carigliano parce que celle-ci en a exprimé le désir. Cette  trahison a une portée symbolique grave. La duchesse ne le lui a demandé que pour tester jusqu'où il irait dans son amour pour elle ou comme elle le dit avec cynisme : "Je ne l'ai exigé que pour voir jusqu'à quel degré de bêtise un homme de génie peut atteindre." : Elle le rend à Augustine pour qu'elle retrouve son mari. Pour elle, il n'est pas question d'amour ou de passion dans le mariage mais de domination.

Si armée de ce talisman, vous n'êtes pas maîtresse de votre mari pendant cent ans, vous n'êtes pas une femme, vous méritez votre sort".

En le nommant "talisman", la duchesse reconnaît le pouvoir de ce tableau.

Enfin la destruction de ce portrait à la fin de la nouvelle précipite la fin de la jeune femme. C'est comme si le peintre avait porté des coups à Augustine elle-même et avait tué leur amour..

La nouvelle a donc de l’intérêt en ce qui concerne l’étude de la vie privée, des moeurs et des classes sociales. Les personnages sont bien campés et complexes. Les rapports entre hommes et femmes sont aussi finement analysés.
Ce qui m’a un peu gênée, c’est le caractère abrupt de du dénouement. Sans transition, on passe à la scène finale si rapidement que j’ai cru qu’il manquait une partie du texte. Mais non, il n'en est rien ! D'où un moment de flottement et d'inachevé à la fin. Mais souvent, dans ses nouvelles, Balzac aime ce genre de dénouement !


LC  BALZAC  initiée par  Maggie 

avec  Myriam
 

samedi 26 décembre 2020

Honoré de Balzac : La vieille fille

Ecrit en 1836, édité en 1837, l’action de La Vieille Fille commence en 1816. Ce court roman s’insère dans Etudes de meurs, Scènes de la vie de Province, avant d’être réuni dans un même ensemble avec Le cabinet des Antiques.

Nous sommes à Alençon, en 1816, à l’époque de la seconde Restauration, Louis XVIII est au pouvoir. il a accordé une constitution dès la première restauration en 1814, ce qui mécontente les Ultra royalistes.
 En Province s’opposent deux hommes, vieillards sensiblement du même âge (57/58ans) qui présentent deux classes sociales, deux époques, deux partis politiques, deux personnalités totalement  opposés !

Le chevalier de Valois

 Le chevalier de Valois incarne la noblesse traditionnelle d’avant la révolution. Raffiné, il est toujours en phase avec le XVIII siècle, jusque dans sa manière de parler, de se vêtir, de penser. Intelligent, il a beaucoup de finesse pour comprendre la psychologie de ceux qu’il fréquente, nobles, bourgeois ou grisettes. Il plaît à tous, est charmant, spirituel, avenant. Complètement désargenté, il cache sa misère et se fait inviter dans le meilleur monde, jouant le rôle de pique-assiette. Libertin, il cache bien son jeu en paraissant avoir une vie sage et mesurée. Bien qu'il soit rusé, retors et habile à manipuler les gens, il est cependant moins pragmatique que son rival du Bousquier.

Du Bousquier

Du Bousquier est le représentant de la classe bourgeoise. Hommes d’affaires sous le Directoire, il s’est ruiné avec l’Empire et se réfugie en province pour faire fortune. Vulgaire, sans élégance, brutal, incapable de sentiments distingués, odieux, il représente les idées révolutionnaires et épouse le parti libéral qu’exècre Balzac. Mais en bon hypocrite, il ne lutte pas pour des idéaux mais pour lui-même, la seule personne qui l’intéresse. Il se révèle d’ailleurs un homme de progrès, très compétent, capable de transformer l’économie d’une ville, d’y apporter la modernité, ce que lui reproche Balzac.

Ces deux personnages opposés ne sont épargnés, ni l’un, ni l’autre par Balzac qui exerce son talent caricatural sur eux et les malmène avec brio ! Cependant, on voit très bien de quel côté penche l’écrivain qui, parfois, prend la parole directement et rédige une diatribe contre la royauté constitutionnelle, tout en se  plaçant du côté des ultras royalistes. 

Ainsi  du Bousquier représente : « …. cette fatale opinion qui, sans être vraiment libérale, ni résolument royaliste, enfanta les 221* au jour ou la lutte se précisa entre le plus auguste, le plus grand, le seul vrai pouvoir, la Royauté, et le plus faux, le plus changeant, le plus oppresseur pouvoir, le pouvoir dit parlementaire qu’exercent des assemblées électives. »

Une amie blogueuse m’a demandé en quoi Balzac était un réactionnaire. Il faut lire ce livre pour le comprendre ! 
"Aucun homme, en France, (du Bousquier) ne jeta sur le nouveau trône élevé en août 1830 un regard plus enivré de joyeuse vengeance. Pour lui, l’avènement de la branche cadette était le triomphe de la Révolution. Pour lui, le triomphe du drapeau tricolore était la résurrection de la Montagne, qui, cette fois, allait abattre les gentilshommes par des procédés plus sûrs que celui de la guillotine, en ce que son action serait moins violente. La Pairie sans hérédité, la Garde nationale qui met sur le même lit de camp l’épicier du coin et le marquis, l’abolition des majorats réclamée par un bourgeois-avocat, l’Eglise catholique privée de sa suprématie, toutes les inventions législatives d’août 1830 furent pour du Bousquier la plus savante application des principes de 1793." 

 
C’est pourquoi, malgré la caricature, malgré ses défauts, le noble chevalier du Valois est supérieur en tout à l’horrible Bousquier!

Non contents d’être ennemis en politique, Bousquier et du Valois vont aussi se retrouver rivaux dans leurs ambitions matrimoniales. Tous deux briguent la main de la Vieille fille, Rose-Marie-Victoire Cormon, non pour ses beaux yeux mais pour sa fortune.

A côté d’eux un jeune homme Anathase de Granson, naïf, amoureux sincère de cette femme, même s’il ne dédaigne pas la fortune, est malheureusement éconduit. Un autre personnage a aussi son importance, c'est la grisette, Suzanne.

Rose Marie Victoire Cormon

Rose-Marie-Victoire Cormon est une riche héritière qui vit dans la plus belle demeure d’Alençon avec son oncle, le grand-vicaire, Cormon. Elle représente la tradition royaliste solidement ancrée dans le terreau de l’Eglise catholique. Bourgeoise, étroite d’esprit, bigote, prude, elle est aussi inintelligente et ignore tout de la sexualité, ce qui l’entraîne à dire des inepties qui font la joie de son entourage. Elle est toujours « vieille fille » à force de refuser des partis tant sa méfiance est grande envers les adorateurs de sa fortune. Mais à la quarantaine, la question du mariage l’agite tant qu’elle devient une obsession. Toute la ville se moque d’elle. La caricature de son physique, de son ignorance, de ses ridicules est d’une grande cruauté. Mais l’on sait le mépris de Balzac pour les femmes célibataires qui se sont montrés trop difficiles pour trouver un mari; Il leur reproche de ne pas avoir rempli leurs obligations d’épouse, servir leur mari, et surtout leur devoir de mère, servir la société! La seule qualité que  reconnaît Balzac à Mademoiselle Cormon, c'est de vouloir des enfants! Mais il la punira, à la fin du roman, par là où elle a pêché, le refus du mariage ! Pas de pitié pour ces êtres inutiles !
Par contre et étonnamment, Balzac est assez anti-clérical et se montre ironique envers la dévotion portée à l’extrême, autrement dit la bigoterie, ce que j'avais noté dans Le Lys de la vallée. Dans ce roman, l’écrivain condamne le directeur de conscience de madame de Mortsauf qui en lui prêchant la vertu, l’a empêchée de vivre comme il critique cette dernière de ne pas avoir su choisir l’amour. Dans la Vieille fille, il est assez virulent et cela,  à plusieurs reprises :
« La dévotion cause une ophtalmie morale. En un mot les dévotes sont stupides sur beaucoup de points. (…) quoique le voltairien monsieur de Valois prétendît qu’il est extrêmement difficile de décider si ce sont les personnes stupides qui deviennent dévotes, ou si la dévotion a pour effet de rendre stupides les filles d’esprit. »

La vieille fille est donc bien un roman de moeurs où apparaît la vie étriquée, monotone, trop bien réglée de la Province, où sont dépeintes les différentes couches de la société, du peuple aux plus hautes classes. C’est aussi un roman politique qui décrit l’agitation de cette première partie du XIX siècle, de 1816 à 1830, et son histoire mouvementée. De plus, dans ce roman, Balzac porte l’art du portrait caricatural à un haut niveau.

221*  En mars 1830, le roi  menace les députés  qui s'opposent au gouvernement réactionnaire qu'il met en place avec à sa tête Polignac; 221 d'entre eux lui présente une adresse rappelant au gouvernement les droits de la Chambre. Le roi s'empresse de la dissoudre. Le 27 juillet 1830, il dissout une assemblée nouvellement élue malgré sa volonté. Il rédige les ordonnances de Saint Cloud qui rétablissent la censure, interdisent la  liberté de la presse, modifient le cens pour éliminer la bourgeoisie. Le 27, 28, 29 ont lieu les Trois Glorieuses, révolution qui chasse Charles X du trône; Il abdique le 3 août 1830. Le duc d'Orléans monte sur le trône.

 

 J'ai trouvé un site qui explique dans quels romans de La Comédie Humaine l'on retrouve les personnages de La vieille fille ICI.

Du Bousquier : 57 ans en 1816, est le rival heureux de Valois. Il monte des entreprises sous la Révolution et mène grande vie jusqu'au Directoire, dont l'une en association avec un Minoret (Entre savants). Ruiné en 1800 (La Bourse) il se retire à Alençon, sa ville natale, où il devient le chef du parti libéral. Son mariage avec Mlle Cormon en fait, vers 1838, le maître d'Alençon (Béatrix).
–  Rose-Marie-Victoire Cormon : elle atteint la quarantaine en 1816. Vieille fille à son corps défendant, l'ironie du romancier la fait Présidente de la Société de Maternité. Son mariage, comme on sait, la laisse « fille », et vouée aux « nénuphars », selon le mot de Suzanne, qu'elle soit l'épouse de du Bousquier ou de son alter ego du Croisier (Le Cabinet des Antiques).
Suzanne : …. et ses vieillards, « personne assez hardie » pour disparaître d'Alençon « après y avoir introduit un violent élément d'intérêt » . Une beauté normande, grisette en province, lorette à Paris. Elle y fait carrière sous le nom de Mme du Valnoble, emprunté à la rue Val-Noble, où demeure Mlle Cormon (Illusions perdues, Un début dans la vie, Une fille d'Ève). Elle rêve, adolescente, au destin de Marie de Verneuil (Les Chouans). C'est elle qui procure à Esther les fatales perles noires (Splendeurs et misères des courtisanes). On apprend dans Béatrix son mariage, en 1838, avec le journaliste Théodore Gaillard. La tournée parisienne des Comédiens sans le savoir commence chez elle.
Chevalier de Valois : à Alençon. Il a 58 ans en 1816. En 1799, il était, dans l'Orne, le correspondant des Chouans (Les Chouans), et réapparaît à ce titre dans L'Envers de l'histoire contemporaine. « Adonis en retraite » il échoue in extremis auprès de Rose Cormon, et deviendra l'un des habitués du Cabinet des Antiques ; c'est dans ce roman qu'il mourra, en 1830, après avoir accompagné Charles X à Cherbourg, sur le chemin de  l'exil.
 


LC initiée par Maggie Ici avec : Rachel ICI
 

mardi 15 décembre 2020

Jane Austen et Honoré de Balzac : Orgueil et préjugé et La femme abandonnée

Portrait (controversé) de Jane Austen à l'âge de douze ans
 

A quelques années de distance en France et en Angleterre, Jane Austen et Honoré de Balzac présentent leur vision de la société provinciale. Balzac décrit la petite noblesse normande, ancré dans une ville, Bayeux, une noblesse imbue de ses privilèges, convaincue de sa supériorité mais bien éloignée de la brillante noblesse parisienne. Austen est le peintre de la "gentry" anglaise rurale, dont la rente reste attachée à ses propriétés terriennes. La France de Balzac est très ancré dans ce début du XIX avec la restauration de la monarchie alors que Jane Austen  tout en présentant les mutations de la société liées à son époque est encore tournée vers le XVIII siècle. L'histoire respective de leur pays, les écarts entre les époques, les modes de vie, les séparent. Pourtant les deux textes ont de grandes ressemblances quant aux moeurs de la société. En voilà deux extraits, l’un de La femme abandonnée de Balzac paru en 1832, l’autre de Orgueil et préjugés de Jane Austen paru en 1813 mais écrit en 1796.


 Balzac la femme abandonnée 1832

Le baron Gaston de Nueil, parisien, est obligé de s’exiler en Province, en Normandie, pour des raisons de santé.
Quand Gaston de Nueil apparut dans ce petit monde, où l’étiquette était parfaitement observée, où chaque chose de la vie s’harmonisait, où tout se trouvait mis à jour, où les valeurs nobiliaires et territoriales étaient cotées comme le sont les fonds de la Bourse à la dernière page des journaux, il avait été pesé d’avance dans les balances infaillibles de l’opinion bayeusaine. Déjà sa cousine madame de Sainte-Sevère avait dit le chiffre de sa fortune, celui de ses espérances, exhibé son arbre généalogique, vanté ses connaissances, sa politesse et sa modestie. Il reçut l’accueil auquel il devait strictement prétendre, fut accepté comme un bon gentilhomme, sans façon, parce qu’il n’avait que vingt trois ans; mais certaines jeunes personnes et quelques mères lui firent les yeux doux. Il possédait dix-huit mille livres de rente dans la vallée d’Auge, et son père devait tôt ou tard lui laisser le château de Manerville avec toutes ses dépendances. Quant à son instruction, sa valeur personnelle, à ses talents, il n‘en fut pas seulement question. Ses terres étaient bonnes et les fermages bien assurés; d’excellentes plantations y avaient été faites; les réparations et les impôts étaient à la charge des fermiers; les pommiers avaient trente-huit ans; enfin son père était en marché pour acheter deux cents arpents de bois contigus à son parc, qu’il voulait entourer de murs : aucune espérance ministérielle, aucune célébrité humaine ne pouvait lutter contre de tels avantages.

Orgueil et préjugé Jane Austen 1813

Les cinq filles de Mrs Bennett

C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier, et, si peu que l’on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu’il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est si bien fixée dans l’esprit de ses voisins qu’ils le considèrent sur-le-champ comme la propriété légitime de l’une ou l’autre de leurs filles.
–Savez-vous, mon cher ami, dit un jour Mrs. Bennet à son mari, que Netherfield Park est enfin loué?
Mr. Bennet répondit qu’il l’ignorait.
–Eh bien, c’est chose faite. Je le tiens de Mrs. Long qui sort d’ici.
Mr. Bennet garda le silence.
–Vous n’avez donc pas envie de savoir qui s’y installe! s’écria sa femme impatientée.
–Vous brûlez de me le dire et je ne vois aucun inconvénient à l’apprendre.
Mrs. Bennet n’en demandait pas davantage.
–Eh bien, mon ami, à ce que dit Mrs. Long, le nouveau locataire de Netherfield serait un jeune homme très riche du nord de l’Angleterre. Il est venu lundi dernier en chaise de poste pour visiter la propriété et l’a trouvée tellement à son goût qu’il s’est immédiatement entendu avec Mr. Morris. Il doit s’y installer avant la Saint-Michel et plusieurs domestiques arrivent dès la fin de la semaine prochaine afin de mettre la maison en état.
–Comment s’appelle-t-il?
–Bingley.
–Marié ou célibataire?
–Oh! mon ami, célibataire! célibataire et très riche! Quatre ou cinq mille livres de rente! Quelle chance pour nos filles!
–Nos filles? En quoi cela les touche-t-il?
–Que vous êtes donc agaçant, mon ami! Je pense, vous le devinez bien, qu’il pourrait être un parti pour l’une d’elles.
–Est-ce dans cette intention qu’il vient s’installer ici?
–Dans cette intention! Quelle plaisanterie! Comment pouvez-vous parler ainsi?... Tout de même, il n’y aurait rien d’invraisemblable à ce qu’il s’éprenne de l’une d’elles. C’est pourquoi vous ferez bien d’aller lui rendre visite dès son arrivée.

Les similitudes entre les deux textes sont évidentes. Dans l’un comme dans l’autre, il est question d’un jeune homme riche qui s’installe en province. Il y est bien reçu mais avec une certaine indifférence par les hommes. Par contre et immédiatement, les mères et les jeunes filles sont très intéressées : « lui firent les yeux doux », et l’on s’aperçoit dans les deux cas que c’est sa richesse qui plaide en sa faveur. Personne ne connaît encore Bingley, personne ne se préoccupe de la valeur morale ou intellectuelle du baron de Nueil mais tous savent déjà le montant de ses rentes et le détail de ses propriétés. Dans La femme abandonnée, c’est la tante du jeune homme qui donne ces renseignements, dans Orgueil et préjugé, c’est une Mrs Long. Dans les deux, les commérages vont bon train et le but est le même :  le mariage de ces demoiselles avec un bon parti !

Oh! mon ami, célibataire! célibataire et très riche! Quatre ou cinq mille livres de rente! Quelle chance pour nos filles!

Certes, la sensibilité et le style de Jane Austen et Honoré de Balzac sont très éloignés l'un de l'autre mais ils sont tous les deux des observateurs perspicaces de leur société, des satiristes qui en relèvent les défauts et les faiblesses. Ils dénoncent dans les deux textes, l’avidité, le matérialisme, l’importance accordé à l’argent qui joue dans ces classes nobles ou bourgeoises un rôle prépondérant.

Balzac en tant que narrateur omniscient observe la société normande d'un point de vue extérieur. C'est en peintre et en moraliste qu'il dresse ce tableau. Dans cette nouvelle, il conserve un ton froid et détaché, presque scientifique, comme un ethnologue étudierait la vie humaine ou un entomologue celles des insectes. Il est loin, ici, de certaines descriptions qui, dans ses autres romans, lui ont valu le qualificatif de réalisme visionnaire.

Austen, en dédoublant le point de vue sous forme de dialogue entre le mari et son épouse nous donne une scène de comédie de moeurs dans laquelle s'exerce son ironie acérée, si efficace.  Après la célèbre introduction caractéristique de son style et de son esprit mordant : C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier ... Jane Austen introduit le dialogue entre Mr Bennet, esprit caustique et critique, qui feint l'indifférence et fait preuve d'une fausse naïveté : Nos filles ? En quoi cela les touche-t-il? Est-ce dans cette intention qu'il est venu ici ? et Mrs Bennet, trop sotte pour comprendre qu'il se moque d'elle, incarnant à elle seule l'étroitesse de sa classe sociale, la superficialité et le caractère intéressé. Que vous êtes donc agaçant, mon ami! Je pense, vous le devinez bien, qu’il pourrait être un parti pour l’une d’elles.

C’est aussi le statut de la femme qui y est montré. Le seul avenir des jeunes filles  est dans le mariage sinon elles restent à la charge de leur famille, parentes pauvres. Ce qui fut le cas de Jane. On connaît le mépris, voire la haine de Balzac, pour les vieilles filles ! D'autre part, si elles revendiquent leur choix et prennent un amant, elles sont mise au ban de la société comme la vicomtesse de Bauséant. D’où leur empressement à se marier et le souci constant des mères à qui incombe la chasse aux maris. Austen n’est pas romantique (même si c'est l'impression que cherchent à donner les adaptations hollywoodiennes de ses romans en affadissant ses propos ) et elle rejoint Balzac lorsqu’il faut montrer que, dans leur société, l’amour n’a aucune part dans le mariage et que seules les questions d’intérêt priment. Ainsi, dans La femme abandonnée, Gaston de Nueil est attiré par madame de Beauséant parce qu’elle a tout sacrifié à l’amour  : « Il n’avait point encore rencontré de femme dans ce monde froid où les calculs remplaçaient les sentiments, où la politesse n’était plus que des devoirs »

Dans les deux oeuvres on s'apercevra aussi que les héros de la nouvelle et du roman, tous les deux très jeunes, refusent cette vision mercantile du mariage. Gaston de Nueil est un romantique qui tombe amoureux d'une femme qu'il ne connaît pas encore parce que c'est une amoureuse, sincère, libre et indépendante bien que bafouée. Plus tard, il reniera ses sentiments de jeunesse pour obéir aux règles de la société mais sa mort prouvera qu'il avait tort.

Elizabeth Bennet a trop  d'orgueil et le sens de sa dignité pour tomber amoureuse d'un homme qui la méprise et pour vouloir l'épouser par intérêt. Comme Jane Austen, sa créatrice, elle préfère le célibat. C'est, pour elle, la raison qui prime sur les sentiments en véritable héroïne austenienne anti-romantique. Le dénouement du roman qui fait d'elle une femme amoureuse et comblée ne dément pas la vision lucide de Jane Austen sur la société, elle qui fait dire à Mrs Bennet : 

Mon enfant bien-aimée, s’écria-t-elle, je ne puis penser à autre chose. Dix mille livres de rentes, et plus encore très probablement. Cela vaut un titre.

Et finalement les deux textes se conclut de la même manière :

... aucune espérance ministérielle, aucune célébrité humaine ne pouvait lutter contre de tels avantages.


vendredi 4 décembre 2020

Balzac : La femme abandonnée

Le personnage de la vicomtesse de Bauséant est un personnage important de La Comédie humaine. Dans Le père Goriot  on l'y voit tenir un brillant salon parisien où il est de bon ton de paraître et n’y est pas reçu qui veut. Mais lorsqu’elle est abandonnée par son amant, elle quitte son mari et vient se réfugier à Bayeux. Mise au ban de la société pour sa scandaleuse conduite et son indépendance, elle vit orgueilleusement retirée dans ses appartements. Balzac lui consacre cette courte nouvelle intitulée La Femme abandonnée. Le second personnage est le jeune baron Gaston de Nueil, parisien lui aussi, mais en exil à Bayeux pour des raisons de santé. Il s’ennuie à mourir dans cette société provinciale étriquée et rigide. Aussi lorsqu’il entend parler la vicomtesse, son imagination fait le reste et il en tombe amoureux sans l'avoir encore rencontrée. Il finira par devenir son amant et vivre avec elle mais …

Avec sa vive imagination et sa promptitude à tomber amoureux, le baron me fait penser au Julien Sorel de Stendhal. Surtout dans la scène où renvoyé par la vicomtesse et raccompagné à la porte de la demeure par un serviteur, il comprend que son honneur est en jeu et son orgueil le pousse à la témérité. Mais la comparaison s’arrête là, Julien étant un roturier peu habitué à la société mondaine, ce qui n’est pas le cas de Gaston de Nueil.

L’intrigue de cette nouvelle est légère, assez convenue et m'a laissée un peu sur ma faim. Toute sa valeur réside à mes yeux dans deux éléments :

La conclusion de la nouvelle

La brutalité de la chute racontée en une phrase et d’un ton entièrement détaché, crée un choc, conclusion lapidaire, inattendue, de cette histoire d’amour. C’est dommage que Balzac ne se soit pas arrêté à cette phrase, ce qui aurait donné une plus grande force au dénouement qui me rappelle la manière de Victor Hugo dans La légende des siècles : et le lendemain Aymerillot prit la ville. Mais Balzac n’est pas Hugo (et réciproquement)  et il parle ici en moraliste! C'est pourquoi la conclusion est suivie  par des considérations dignes d’un entomologiste sur la nature humaine, la femme amoureuse.

La satire de la vie provinciale

Ce que j’ai le plus apprécié dans La femme abandonnée, c’est la satire acide de la société provinciale qui est décrite avec une méchanceté étudiée. Dans ses romans, Balzac nous montre la société en action, dans la nouvelle, il nous en fait la synthèse et nous la décrit comme une carte du ciel, avec ses planètes tournant autour du soleil. Or ce dernier est ici un astre bien faible en province et Balzac a des formules acérées  pour le décrire :
"C’était d’abord la famille dont la noblesse, inconnue à cinquante lieues plus loin passe, dans le département, pour incontestable et de la plus haute antiquité…"  "Cette espèce de  famille royale  au petit pied " " Cette famille fossile" " Le chef de cette race illustre est toujours un chasseur déterminé. Homme sans manières, il accable tout le monde de sa supériorité nominale…"
"Sa femme a le ton tranchant, parle haut, a eu des adorateurs, mais fait régulièrement ses pâques; elle élève mal ses filles et pense qu’elles seront toujours assez riches de leur nom. "

"Puis viennent les astres secondaires" :
Ceux qui gravitent autour de la noblesse ancienne, une noblesse récente  plus à la mode mais tout aussi conventionnelle et figée, dans un autre style, les gentilshommes campagnards, les membres du clergé tolérés pour leur fonction mais roturiers donc inférieurs.
Et Balzac de conclure :
La vie de ces routinières personnes gravite dans une sphère d’habitudes aussi incommutables que le sont leurs opinions religieuses, politiques, morales et littéraires.

Bien entendu pour le réac Balzac, la supériorité parisienne même s'il s'agit de la noblesse n'est pas à démontrer et tout ce qui s'attache à la province est dénigrée. Mais comme il n'épargne pas, non plus, les parisiens, disons que c'est acceptable !

 Lecture commune (oui, je suis en retard !)

initiée par Maggie Ici

Miriam Ici 

Céline Ici


mardi 10 novembre 2020

Voyage Picardie/ Pas de Calais avec Victor Hugo : Abbeville Collégiale Saint Vulfran

Abbeville : Collégiale Saint Vulfran Eugène Boudin
 
Victor Hugo  continue son voyage. Après la visite des falaises du Tréport, de Mers, d'Ault, il se rend à Saint Valery d'où il prend une patache qui l'amène à Abbevile. Il y arrive la nuit.
Lisez ce texte pour le plaisir de le savourer ! Quant à moi, je ne m'en lasse pas !

Un quart d’heure après j’étais en route pour Abbeville. J’ai toujours aimé ces voyages à l’heure crépusculaire. C’est le moment où la nature se déforme et devient fantastique. Les maisons ont des yeux lumineux, les ormes ont des profils sinistres ou se renversent en éclatant de rire, la plaine n’est plus qu’une grande ligne sombre où le croissant de la lune s’enfonce par la pointe et disparaît lentement, les javelles et les gerbes debout dans les champs au bord du chemin vous font l’effet de fantômes assemblés qui se parlent à voix basse ; par moments on rencontre un troupeau de moutons dont le berger, tout droit sur l’angle d’un fossé, vous regarde passer d’un air étrange ; la voiture se plaint doucement de la fatigue de la route, les vis et les écrous, la roue et le brancard poussent chacun leur petit soupir aigu ou grave ; de temps en temps on entend au loin le bruit d’une grappe de sonnettes secouée en cadence, ce bruit s’accroît, puis diminue et s’éteint, c’est une autre voiture qui passe sur quelque chemin éloigné. Où va-t-elle ? d’où vient-elle ? la nuit est sur tout. À la lueur des constellations qui font cent dessins magnifiques dans le ciel, vous voyez autour de vous des figures qui dorment et il vous semble que vous sentez la voiture pleine de rêves.  Victor Hugo Voyage 1837

Abbeville : Collégiale Saint Vulfran
 
Si l’arrivée à Abbeville de Victor Hugo ressemble à un conte de fées, la vision que j’en ai eue ne m’a pas fait le même effet ! Dès l’entrée dans la ville commence le règne de la voiture et pourtant nous n’étions pas à l’heure de la sortie des bureaux et, en cette période de vacances, pas de lycées, de collèges ou d’écoles ouverts. Nous en avons déduit que c’était le quotidien de ce centre ville, des embouteillages partout, dans toutes les rues, y compris sur la place de la collégiale Saint Vulfran que nous voulions voir. 
Entrée de la place saint Vulfran

Place de la collégiale

Aucun effort pour chasser la voiture hors de la cité, pour donner à cette église gothique plus d’espace, plus d’aération ! Au contraire un parking et des constructions serrées qui la cernent, bâtiments d’une grande laideur qui enjambent les rues ! Toutes mes excuses aux Abbevillois pour ce que je vais dire, mais moi qui déplorais les embouteillages sur le bord du Rhône à l'heure de pointe, moi qui pensais qu’Avignon n’était pas assez « verte », c’est parce que je n’avais jamais vu le centre d'Abbeville! Dans les années 80, la place du palais des papes était, elle aussi, envahie par l'automobile juste avant la construction du parking souterrain mais... il y a près de quarante ans !

Par contre la collégiale vaut le détour et j'ai regretté de ne pas avoir eu le temps de visiter le musée Boucher de Perthes mais nous étions là pour notre "tournée" des églises gothiques !

Abbeville Portail central vu à la verticale du bas : l'entrelacs de ses dentelles

 Elle est très richement ornée et intéressante aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur et j'ai énormément aimé la statuaire. Elle est avec l’abbatiale Saint Riquier et la chapelle Saint Esprit de Rue un bel exemple du gothique flamboyant. Edifiée au XII siècle, elle contient les reliques de Saint Wulfram de Sens apporté par le comte de Ponthieu.  C’est vers la fin du  XV siècle que fut réalisé le décor gothique flamboyant. Mais l’église ne fut achevée qu’au XVII siècle, sa construction étant retardée par les guerres de religion et les invasions espagnoles. Le monument subit plusieurs restaurations : au XIX siècle pour la consolider, et après la deuxième guerre mondiale car elle fut en partie détruite par le pilonnage de l’artillerie allemande suivi d’un incendie.

Abbeville Collégiale Saint Vulfran Statuaire Portail sud

Portail Sud Marie Cléophas et ses quatre fils dont Saint jacques le Mineur

Le portail sud est celui des trois Marie : au centre la vierge Marie. A gauche Marie Cléophas et Marie Salomé à droite

Marie Salomé et ses fils Saint jacques le Majeur et Saint Jean l'évangéliste
 source

Portail central : Saint Paul et lion

A l'intérieur, on remarquera que la nef présente deux parties distinctes : la nef centrale gothique dont la voûte culmine à 35 mètres, édifiée au XV et au début du XVI siècle qui offre l'élévation de ses hauts piliers gothiques et de ses élégantes ogives. Et une partie qui date du XVII siècle et contient le choeur, présente une très belle voûte en bois semblable à la coque d'un navire.


La partie côté choeur


Les deux parties de la construction


La nef centrale côté portail central


Le portail central intérieur très ouvragé et la chaire

Une belle visite et ensuite, vite ! Nous partons pour l'abbatiale gothique de Rue !

vendredi 6 novembre 2020

Picardie/ Pas de Calais : Voyage avec Victor Hugo sur les falaises du Tréport à Ault

 

Dans le tome II de son Livre En voyage : France/Belgique, Victor Hugo  écrit une longue lettre à sa femme Adèle le 8 septembre 1837. Il est à Dieppe et il lui raconte la promenade à pied accomplie la veille à partir du port du Tréport à Cayeux en passant par Mers, Ault et Saint Valery.

Ma journée d’hier, chère amie, a été bien remplie. J’étais au Tréport, je voulais voir le point précis où finit la dune et où commence la falaise. Belle promenade, mais pour laquelle il n’y a que le chemin des chèvres et qu’il fallait faire à pied. J’ai pris un guide et je suis parti. Il était midi. 

Courageux, papa Hugo ! Si j'ai fait le même parcours, c'est d'une manière moins glorieuse, en voiture.

Le Tréport : la falaise
 

Le Tréport : le phare

Le Tréport à marée basse

Du Tréport on peut apercevoir, en face, la falaise de Mers-les-Bains.

Falaise de Mers-les-Bains vue du Tréport et au-delà la ville d'Ault

C'est du Tréport que Victor Hugo part avec son guide pour gagner la falaise de Mers -les-Bains.
Les deux villes sont séparées par une longue plage de sable.

À une heure j’étais au sommet de la falaise opposée au Tréport. J’avais franchi l’espèce de dos d’âne de galets qui barre la mer et défend la vallée au fond de laquelle se découpent les hauts pignons du château d’Eu ; j’avais sous mes pieds le hameau qui fait face au Tréport. 

La ville de Mers au pied de la falaise :  vue du Tréport

Et c'est du haut de la falaise de Mers qu'il admire l'église du Tréport

Eglise du Tréport

La belle église du Tréport se dressait vis-à-vis de moi sur sa colline avec toutes les maisons de son village répandues sous elle au hasard comme un tas de pierres écroulées. Au delà de l’église se développait l’énorme muraille des falaises rouillées, toute ruinée vers le sommet et laissant crouler par ses brèches de larges pans de verdure. La mer, indigo sous le ciel bleu, poussait dans le golfe ses immenses demi-cercles ourlés d’écume. Chaque lame se dépliait à son tour et s’étendait à plat sur la grève comme une étoffe sous la main d’un marchand. Deux ou trois chasse-marées sortaient gaîment du port. Pas un nuage au ciel. Un soleil éclatant.

Le Tréport : son église

Et puis ce texte qui prouve, si besoin est, que Victor Hugo ne manque pas d'humour !

Au-dessous de moi, au bas de la falaise, une volée de cormorans pêchait. Ce sont d’admirables pêcheurs que les cormorans. Ils planent quelques instants, puis ils fondent rapidement sur la vague, en touchent la cime, y entrent quelquefois un peu, et remontent. À chaque fois ils rapportent un petit poisson d’argent qui reluit au soleil. Je les voyais distinctement et de très près. Ils sont charmants quand ils ressortent de l’eau, avec cette étincelle au bec.
Ils avalent le poisson en remontant, et recommencent sans cesse. Il m’a paru qu’ils déjeunaient fort bien.
Moi j’avais mal déjeuné par parenthèse. Comme c’était un port de mer, j’avais mangé du beefsteack bien entendu, mais du beetsteack remarquablement dur. À la table d’hôte, où les plaisanteries sont rarement neuves, on le comparait à des semelles de bottes. J’en avais mangé deux tranches, et pour cela j’étais fort envié à la table d’hôte, l’un enviait mon appétit, l’autre mes dents. J’étais donc comme un homme qui a mangé à son déjeuner une paire de souliers. Moi, j’enviais les cormorans.

Bateau de pêche entouré d'une nuée d'oiseaux

 Suit cette étrange vision et splendide description à la Hugo (j'adore !) de l'arrivée à Ault par le haut de la falaise, un paysage tel que je n'ai pu le voir ! Et oui, quand on est en voiture !
 
Une heure après, toujours par le sentier tortueux de la falaise, j’approchais du Bourg-d’Ault, but principal de ma course. À un détour du sentier, je me suis trouvé tout à coup dans un champ de blé situé sur le haut de la falaise et qu’on achevait de moissonner. Comme les fleurs d’avril sont venues en juin cette année, les épis de juillet se coupent en septembre. Mais mon champ était délicieux, tout petit, tout étroit, tout escarpé, bordé de haies et portant à son sommet l’océan. Te figures-tu cela ? vingt perches de terre pour base, et l’océan posé dessus. Au rez-de-chaussée des faucheurs, des glaneuses, de bons paysans tranquilles occupés à engerber leur blé, au premier étage la mer, et tout en haut, sur le toit, une douzaine de bateaux pêcheurs à l’ancre et jetant leurs filets. Je n’ai jamais vu de jeu de la perspective qui fût plus étrange. Les gerbes faites étaient posées debout sur le sol, si bien que pour le regard leur tête blonde entrait dans le bleu de la mer. À la ligne extrême du champ une pauvre vache insouciante se dessinait paisiblement sur ce fond magnifique. Tout cela était serein et doux, cette églogue faisait bon ménage avec cette épopée. Rien de plus frappant, à mon sens, rien de plus philosophique que ces sillons sous ces vagues, que ces gerbes sous ces navires, que cette moisson sous cette pêche. Hasard singulier qui superposait les uns aux autres, pour faire rêver le passant, les laboureurs de la terre et les laboureurs de l’eau. 


Falaise de Bourg d'Ault

À deux heures et demie, j’entrais au Bourg-d’Ault. On passe quelques maisons, et tout à coup on se trouve dans la principale rue, dans la rue mère d’où s’engendre tout le village, lequel est situé sur la croupe de la falaise. Cette rue est d’un aspect bizarre. Elle est assez large, fort courte, bordée de deux rangées de masures, et l’océan la ferme brusquement comme une immense muraille bleue. Pas de rivage, pas de port, pas de mâts. Aucune transition. On passe d’une fenêtre à un flot.
Au bout de la rue en effet on trouve la falaise, fort abaissée, il est vrai. Une rampe vous mène en trois pas à la mer, car il n’y a là ni golfe, ni anse, pas même une grève d’échouage comme à Étretat. La falaise ondule à peine pour le Bourg-d’Ault.

Falaise d'Ault

La mer ronge perpétuellement le Bourg-d’Ault. Il y a cent cinquante ans, c’était un bien plus grand village qui avait sa partie basse abritée par une falaise au bord de la mer. Mais un jour la colonne de flots qui descend la Manche s’est appuyée si violemment sur cette falaise qu’elle l’a fait ployer. La falaise s’est rompue et le village a été englouti. Il n’était resté debout dans l’inondation qu’une ancienne halle et une vieille église dont on voyait encore le clocher battu des marées quelques années avant la Révolution, quand les vieilles femmes qui ont aujourd’hui quatre vingts ans étaient des marmots roses.
Maintenant on ne voit plus rien de ces ruines. L’océan a eu des vagues pour chaque pierre ; le flux et le reflux ont tout usé, et le clocher qui avait arrêté des nuages n’accroche même plus aujourd’hui la quille d’une barque.

Photo extraite du Journal du Dimanche Voir article ici

Nous étions garés sous la flèche rouge, (image de droite) et, en effet, l'on voyait bien comment la falaise grignotait la ville peu à peu. (image de gauche)

Depuis la catastrophe du bas village, tout le Bourg-d’Ault s’est réfugié sur la falaise. De loin tous ces pauvres toits pressés les uns sur les autres font l’effet d’un groupe d’oiseaux mal abrité qui se pelotonne contre le vent. Le Bourg-d’Ault se défend comme il peut, la mer est rude sur cette côte, l’hiver est orageux, la falaise s’en va souvent par morceaux. Une partie du village pend déjà aux fêlures du rocher.
Ne trouves-tu pas, chère amie, qu’il résulte une idée sinistre de ce village englouti et de ce village croulant ? Toutes sortes de traditions pleines d’un merveilleux effrayant ont germé là. Aussi les marins évitent cette côte. La lame y est mauvaise ; et souvent, dans les nuits violentes de l’équinoxe, les pauvres gens du Tréport qui vont à la pêche dans leur chasse-marée, en passant sous les sombres falaises du Bourg-d’Ault, croient entendre aboyer vaguement les guivres de pierre qui regardent éternellement la mer du haut des nuées, le cou tendu aux quatre angles du vieux clocher.

Ault : église Saint Pierre (photo wikipédia)
 

Cet endroit est beau. Je ne pouvais m’en arracher. C’est là qu’on voit poindre et monter cette haute falaise qui mure la Normandie, qui commence au Bourg-d’Ault, s’échancre à peine pour le Tréport, pour Dieppe, pour Saint-Valery-en-Caux, pour Fécamp, où elle atteint son faîte culminant, pour Étretat où elle se sculpte en ogives colossales, et va expirer au Havre, au point où s’évase cet immense clairon que fait la Seine en se dégorgeant dans la mer.
Où naît la falaise, la dune meurt. La dune meurt dignement dans une grande plaine de sable de huit lieues de tour qu’on appelle le désert et qui sépare le Bourg-d’Ault, où la falaise commence, de Cayeux, village presque enfoui dans les sables, où finit la dune.

Plage vue du haut de Ault en direction de Cayeux