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mercredi 24 février 2021

Balzac : La maison du chat qui pelote


Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse en a reçu de rouge.
Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de charge si comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants. (…) À droite du tableau, sur un champ d’azur qui déguisait imparfaitement la pourriture du bois, les passants lisaient Guillaume; et à gauche, Successeur du sieur Chevrel.

Cet extrait donne l’explication du titre de la nouvelle de Honoré de Balzac paru en 1830 dans Scènes de la vie privée : La maison du chat qui pelote, enseigne de la  boutique du drapier Guillaume et de son honorable épouse. Le couple a deux filles, Virginie (28 ans), l’aînée, aussi laide et dévote que sa mère et Augustine (18 ans), jolie à croquer. Mais dans l'esprit de Sieur Guillaume, l’aînée doit se marier avant la cadette et c’est pourquoi le commerçant propose Virginie en mariage à son premier commis, Joseph, bon commerçant, qu’il a en estime et à qui il veut laisser son commerce.
Las ! Ce dernier est amoureux de la cadette. Il n’est pas le seul ! car Théodore de Sommervieux, jeune et riche aristocrate et peintre de génie l’aime aussi. La rivalité se termine bien vite : Augustine épouse Théodore et Joseph, Virginie et la boutique ! 

Un conte de fée pour la fille du marchand épousée par un duc ? Mais l'union de Théodore et Augustine se révèle bien vite mal assortie ! La jeune fille est ravissante mais elle manque d’instruction, elle n’a pas les manières du monde et détone dans cet univers de la noblesse parisienne et du milieu artistique. Et même si elle cherche à plaire à son mari en s’intéressant à l’art, elle n’a pas l’instruction nécessaire, ni l’éducation du goût et de la sensibilité, elle qui n’a été instruite qu’aux livres de compte et aux soins du ménage. Son mari a honte d’elle et la délaisse.
Le drame va se jouer autour du tableau de la jeune femme peinte par Théodore et que celui-ci offre à sa maîtresse la duchesse de Carigliano, image de la coquette parisienne de noble lignée.

« Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance, l’impropriété de son langage et l’étroitesse de ses idées »  

 Le milieu social

Monsieur Guillaume

Le propos de Balzac le plus évident dans cette nouvelle est que l’on ne doit pas se marier hors de « sa sphère »; une union ne peut être réussie que si l’on sait se tenir à sa place, se contenter du milieu social qui est le sien. Les (més)alliances entre la noblesse d’ancien régime désargentée et la bourgeoise d’argent au XIX siècle sont au coeur de plusieurs romans de Balzac. C’est déjà ce que démontrait Molière en stigmatisant les bourgeois qui s’alliaient à la noblesse et en peignant le triste portait du riche paysan Dandin cocufié par sa femme, fille de gentilhomme. Ainsi, dans la nouvelle de Balzac, le mariage de raison de Joseph et Virginie qui ont la même conformité de goûts, d’intérêts et d’éducation est solide et leur donne du bonheur.
« Une femme devait épouser un homme de sa classe; on était toujours tôt ou tard puni d’avoir voulu monter trop haut; l’amour résistait si peu aux tracas du ménage, qu’il fallait trouver l’un chez l’autre des qualités solides pour être heureux… »

L’art et le commerce 

 

Atala au tombeau l'un des tableaux le plus célèbre de Girodet

Mais la classe sociale n’est pas le seul obstacle au bonheur de Théodore et Augustine. Il y a pire aux yeux de Balzac. C’est l’incompatibilité entre l’art, le « sublime », « les épanchements de l’âme », « les effusions de pensée » qui sont l’apanage de l’artiste Théodore, et le commerce, ce monde des marchands sans fantaisie, lié à une économie sévère où l’on connaît « le prix des choses », des « travaux obstinés », où règne une « propreté respectable » et où l’on mène « une vie exemplaire » mais ennuyeuse, sans plaisirs. Augustine qui a été habituée «  à n’entendre que des raisonnements et des calculs tristement mercantiles » représente cette classe : « Elle marchait terre à terre dans le monde réel alors qu’il avait la tête dans les cieux ».

Balzac malmène, non sans un certain mépris, la bourgeoisie marchande, ses préoccupations mercantiles, son manque de culture, de sensibilité artistique, mais il respecte sa probité et ses moeurs honnêtes.

«  De la résultait la nécessité de recommencer avec plus d’ardeur que jamais à ramasser de nouveaux écus, sans qu’il vînt en tête à ces courageuses fourmis de se demander : A quoi bon ? »

On voit où va l’admiration de Balzac. L’art est partout dans la nouvelle, on y parle de David, de Raphael, de Michel Ange, du Titien, de Léonard de Vinci. L’ami de Théodore de Sommervieux n’est autre que Girodet, disciple de David, peintre néo-classique mais déjà préromantique.

Le portrait 

Augustine chez la duchesse de Carigliano : le portrait
 

 Le portrait peint de mémoire par Théodore, amoureux d'Augustine, alors qu'elle ne le connaît pas encore, va jouer un grand rôle dans le récit. Je ne peux m'empêcher de penser qu'il est à la limite du fantastique comme la peau de chagrin du même Balzac ( 1831) qui rétrécit à chaque désir de son propriétaire ou le portrait de Dorian Gray de Wilde qui se corrompt à chaque vice de celui qu'il représente.

On ne peut peindre ainsi que si l'on aime. Les amis de Théodore devinent immédiatement qu'il est amoureux de la jeune fille. Ils le comparent aux plus grands atistes peignant leur bien-aimée, Raphael, Le Titien...  Le portrait est donc doté d'une magie que tous ressentent. Théodore refuse de le vendre même si on lui en offre des sommes énormes.

Plus tard, il le donne à la duchesse de Carigliano parce que celle-ci en a exprimé le désir. Cette  trahison a une portée symbolique grave. La duchesse ne le lui a demandé que pour tester jusqu'où il irait dans son amour pour elle ou comme elle le dit avec cynisme : "Je ne l'ai exigé que pour voir jusqu'à quel degré de bêtise un homme de génie peut atteindre." : Elle le rend à Augustine pour qu'elle retrouve son mari. Pour elle, il n'est pas question d'amour ou de passion dans le mariage mais de domination.

Si armée de ce talisman, vous n'êtes pas maîtresse de votre mari pendant cent ans, vous n'êtes pas une femme, vous méritez votre sort".

En le nommant "talisman", la duchesse reconnaît le pouvoir de ce tableau.

Enfin la destruction de ce portrait à la fin de la nouvelle précipite la fin de la jeune femme. C'est comme si le peintre avait porté des coups à Augustine elle-même et avait tué leur amour..

La nouvelle a donc de l’intérêt en ce qui concerne l’étude de la vie privée, des moeurs et des classes sociales. Les personnages sont bien campés et complexes. Les rapports entre hommes et femmes sont aussi finement analysés.
Ce qui m’a un peu gênée, c’est le caractère abrupt de du dénouement. Sans transition, on passe à la scène finale si rapidement que j’ai cru qu’il manquait une partie du texte. Mais non, il n'en est rien ! D'où un moment de flottement et d'inachevé à la fin. Mais souvent, dans ses nouvelles, Balzac aime ce genre de dénouement !


LC  BALZAC  initiée par  Maggie 

avec  Myriam
 

23 commentaires:

  1. Le destin des deux soeurs fait penser aux Mémoires de deux jeunes filles (ou femmes, je ne sais plus...). Cette nouvelle fait partie des récits où Balzac oppose (avec beaucoup de mépris comme tu le dis) le monde des artistes et celui des bourgeois (celui des grands écrivains toujours incompris face au public). Mais Sommervieux n'est pas le grand artiste de la comédie, il est mesquin et ne fait pas une grande carrière... il mérite ce qu'il lui arrive !

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    1. D'après ce que je comprends, Sommervieux est un homme détestable mais un bon peintre, inspiré. Que lui arrive-t-il après cette nouvelle ? Est-ce qu'on le retrouve dans d'autres livres de la Comédie?

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    2. Il ne lui arrive pas grand-chose d'autre en dehors de cette nouvelle. C'est un grand artiste inspiré mais j'ai l'impression que Bridau est le vrai artiste génial de la Comédie. Il est vrai que Balzac a représenté un aréopage d'artistes (et d'hommes de lettres, de femmes du monde, etc.), ce qui permet des portraits comparatifs entre les uns et les autres.

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  2. Lu il y a très longtemps, je ne me souvenais pas de tous ces détails; Oui, Balzac termine parfois ses nouvelles très brusquement.

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    1. Effectivement, ce n'est pas la première fois que je le constate mais là, cela m'a gênée.

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  3. C'était Girodet! Tes billets sont toujours documentés. Nous avons fait une lecture proche, et choisi le même extrait:

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    1. Et oui, à côté des personnages fictifs, Balzac a l'habileté de placer des personnages ayant réellement existé. Girodet !

      Comme toi, j'ai été ravie de retrouver Humbolt rencontré dans les livres que nous avons aimés toutes les deux.

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  4. Tu me donnes fort envie de lire cette nouvelle dont je ne connaissais que le titre, merci Claudialucia !

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    1. Pour découvrir la vie des gens au début du XIX siècle, Balzac n'a pas son pareil.

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  5. Il faut dire que souvent Balzac avait des problemes d'argent, donc il devait finir rapidement ses commandes...mais dans mes souvenirs j'ai bien aime ce roman, cela me donne meme envie de le relire, mais le reste de la comedie humaine m'attend...;)

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    1. C'est vrai mais en même temps il était payé à la ligne donc il fallait qu'il soit prolixe.
      Je crois que les dénouements si rapides de ses nouvelles sont plutôt dus à une volonté. Peut-être celle de créer un contraste qui frappe le lecteur entre le récit détaillé qui précède et la fin ? Un peu comme Victor Hugo dans " Et le lendemain Aymerillot prit la ville" ? Ou alors, parce que ce qui intéresse Balzac a été dit et peu lui importe ce qui arrive à Augustine ? Il a fini sa démonstration.

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    2. Cela se pourrait....mon reve: avoir une discussion avec cet auteur...;)

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  6. J'avoue que ça me refroidit un peu, ce jugement pessimiste de Balzac... "Balzac malmène, non sans un certain mépris, la bourgeoisie marchande" j'aime beaucoup ta précision. On se doute bien qu'un auteur tel que lui est conservateur mais enfin, je ne sais pas si c'est vraiment agréable à lire aujourd'hui...

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    1. Il parle du bourgeois, commerçant au début du XIX siècle, période où chacun était enfermé dans son milieu social, où il n'y avait pas de brassage dans la société, pas d'école pour les filles, pas de voyages pour les classes qui travaillaient, où l'église maintenait les esprits sous une morale rigide et restrictive etc... Bref! Il faut le remettre dans la société de l'époque.. Et d'autre part nous sommes en 1811 et il dit que cette classe a beaucoup évolué depuis (en 1830).

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  7. Encore une lecture à faire, je l'ai entamé puis délaissé pour autre chose grrr

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    1. Je comprends que l'on puisse la délaisser. Personnellement, je préfère ses romans à ses nouvelles.

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  8. Un beau billet qui analyse bien ce beau titre de Balzac, bravo !

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  9. C'est une petite nouvelle mais bien riche :-) Merci pour ta participation !

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    1. Oui, elle est riche; c'est sûr qu'il y aurait encore beaucoup de choses à dire, en particulier en ce qui concerne la maison.

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  10. Vous me donnez envie de lire cette nouvelle. Je n'ai pas relu de Balzac depuis des lustres.

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    1. Suivez Maggie ! C'est elle qui initie ces lectures communes et qui nous permet de revoir ainsi cet auteur classique.

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  11. je redécouvre Balzac à travers toi! Merci!

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