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mardi 28 novembre 2017

Jean-Louis Fetjaine : Les reines pourpres tome 1 et tome 2




Les reines pourpres de Jean-Louis Fetjaine explore l’histoire de France à l’époque des Mérovingiens. Après la disparition de Clovis (511) le royaume divisé entre ses fils revient à leur mort au seul survivant Clotaire 1er (498-561). Celui-ci a quatre fils de deux femmes différentes, Ingonde et Arnegonde, qui vont à leur tour se partager le royaume. C’est à Chilpéric (539-584), le cadet, né du second mariage, que va revenir la plus petite partie du royaume. Il n’aura de cesse de l’agrandir en attaquant ses frères aînés, en particulier Sigebert (535-575).
Les deux volets de Les Reines pourpres vont s’intéresser simultanément aux épouses de Chilpéric et Sigebert  :  Frédégonde et Brunehilde.




Les voiles de Frédégonde, tome 1, conte l’histoire de cette jeune femme, née esclave, gauloise destinée à être courtisane sacrée selon les rites anciens, qui se fera épouser en troisième noce par le roi franc Chilpéric.
C’est un personnage plein d’ambition et qui ne s’embarrasse pas de scrupules. Elle se fait passer pour franque en prenant le nom de Frédégonde qui signifie à la fois : la paix et la guerre. Elle va aussi, très intelligemment, se convertir à la religion chrétienne. Elle poussera Chilpéric à accroître son royaume au prix de trahisons, de meurtres et de guerres.
Le portrait de Frédégonde est impressionnant. C’est elle qui est la narratrice si bien que le lecteur partage ses pensées intimes et ses secrets, ce qui crée une certaine connivence, du moins au début.  On ne peut pas la trouver entièrement antipathique et pourtant… !
Peu à peu se révèle le portrait d’une terrible meurtrière. Après avoir envoyé la première femme de Chilpéric au couvent, elle fera assassiner la seconde épouse, Galwinsthe, mais aussi Silgebert, le frère de Chilpéric. Plus tard quand Mérovée, le fils  du premier mariage  de son mari, menace la succession de ses propres enfants, elle le fera aussi disparaître.  Elle a raté l’assassinat de son propre fils et de sa fille ! Une reine pourpre !

Le roman est réussi aussi parce qu’il nous fait découvrir le monde des Francs, leur mentalité, leurs moeurs, leur langue à travers les prénoms des hommes et des femmes, sans sacrifier la petite histoire et les personnages. Nous assistons aussi à la lutte entre le temporel et le spirituel. Dans les balbutiements de la christianisation, l’église essaie d’asseoir sa domination sur la royauté et la noblesse franque. On voit comment elle parvient à régner en brandissant la menace de la damnation éternelle dans l’au-delà et, dans la vie temporelle, en jouant sur la peur de l’excommunication.

Jean-Louis Fetjaine, diplômé d’histoire médiévale et de philosophie connaît bien son sujet et réussit un livre qui fait la part belle à l’Histoire, tout en entraînant le lecteur dans un récit romanesque que l’on ne lâche pas.



 Dans le tome II de Les Reines pourpres, Les larmes de Brunehilde, c’est l'épouse de Sigisberg qui conte l’histoire.
Si Brunehilde est un adversaire à la mesure de Frédégonde, le personnage n’a pas la même présence romanesque qu'elle. 
Brunehilde est une femme de sang-froid, consciente de sa valeur, de sa beauté, de sa supériorité. Elle est fille du roi des Wisigoths d’Espagne, est fière de sa race et de son rang. Elle a tout pour être, au même titre que sa rivale, une héroïne de roman !
Mais dans ce second tome, le romanesque s’efface pour laisser la place à l’Histoire, une succession, que dis-je, une avalanche, de guerres et de complots qui finissent par être lassants. L’équilibre très difficile à maintenir dans un roman historique entre la  grande et la petite histoire, est partiellement rompu dans ce second tome. C’est ce qui explique que je l’ai moins  apprécié.

J'ai regretté de ne pouvoir me laisser emporter par ce second tome comme par le premier. Cependant les deux livres nous permettent  de voyager bien loin dans l'histoire de France, dans cette période d'un Haut Moyen-âge souvent peu connue de nous.

dimanche 26 novembre 2017

Avignon : Exposition Fondation Lambert

Adel Abdessemed : Coup de tête exposé à Beaubourg et au Qatar
Même si vous n'êtes pas sportifs, cette statue gigantesque doit évoquer un souvenir pour vous, celui de Zinedine Zidane donnant un coup de tête à Marco Materazzi. C'est elle qui accueille les visiteurs à l'entrée de la dernière exposition 2017 - qui vient de se terminer ce mois-ci- de la fondation Lambert, musée d'art contemporain d'Avignon. Une magnifique exposition riche et variée !

L'exposition présente quatre volets :

1)  Leila Alaoui



La première partie de l'exposition est un hommage à Leila Alaoui,  artiste photographe et vidéaste franco-marocaine née en 1982. Elle est  morte en janvier 2016 lors des attaques terroristes de Ouagadougou.  L'exposition commence par une lettre de Yasmina Alaoui à l'assassin de sa soeur Leila intitulée Je te pardonne.
Sur les murs tendus de noir de grandes photos en couleur de Leila Alaoui prises au Maroc :




Leila Alaoui

Exposition Fondation Lambert Avignon Leila Aloui photographe et vidéaste
Leila Aloui






2 ) On aime l'art ! Oeuvres de la collection Agnès B.

 

Dans la seconde partie de l'exposition, le choix fait par le directeur de la Fondation Lambert, Eric Mezil, d'oeuvres qu'elle a collectionnées permet de dresser un portrait d'Agnès B. styliste, réalisatrice de cinéma, mécène et découvreuse de talents. Plusieurs centaines de tableaux, classés par thématique, composent cette partie de l'exposition. Impossible de tout montrer ni de tout photographier ! Je ne vous montrerai que quelques unes de ces oeuvres choisies parmi celles que je préfère. J'ai fait des recherches sur le Net pour en savoir plus sur ces artistes que, parfois, je ne connais que de nom ou pas du tout. Et cela m'a donné envie de découvrir plus d'oeuvres de tous.

 Chéri Samba (Congo)

Exposition à la Fondation Lambert à Avignon : Chéri Shamba (acrylique et paillettes sur toile)
Chéri Shamba (Congo) détail (acrylique et paillettes sur toile)
La première salle est dédiée à L'Afrique. Le politicien dans ce tableau de Chéri Samba, peintre contemporain de la République du Congo, est assis sur son trône et ses billets de banque. C'est lui qui est responsable de l'exil de son peuple.

Chéri Shamba : Voyage clandestin (détail)
Les voyageurs clandestins se retrouvent devant un porte fermée...

Chéri Samba : Voyage clandestin (détail)
Un gros cadenas symbolise le rejet de l'Europe qui refuse de les accueillir.  La peinture de Chéri Samba s'inspire de la culture populaire et de la BD. Elle est souvent accompagnée de textes qui présentent une satire sociale.

John Goba (Sierra Leone)

Fondation Lambert, musée d'art contemporain d'Avignon John Goba (Sierra Leone) sculpture de bois avec des épines de porc épic collection Agnès B.
John Goba : sculpture de bois avec des épines de porc épic collection Agnès B.


 Cette oeuvre de John Goba ( Sierra Leone) en bois peint et épines de porc épic  auxquelles sont attribuées des vertus protectrices, porte le titre anglais The chief's Temple.  Cette sculpture est un coup de coeur pour moi, même si je ne comprends pas ce qu'elle représente. Le texte suivant sur ce site ICI  me révèle que je ne suis pas la seule!

 "John Goba originaire de Mende en Sierra Leone, est né dans la Bondo Society (société secrète des femmes) dans laquelle sa grand-mère jouait un rôle important. Cette société donne à ses initiés une identité sociale et une plus large compréhension du monde. Le monde au sens large, celui occupé par les vivants, les morts et les dieux. A l'issue de son initiation, il s'installe sur Mountain Cut à Freetown, où vers l'âge de trente ans il eut une révélation (les artistes des peuples de la forêt expliquent ainsi l'origine de leurs activités artistiques). "



"Ses sculptures réalisées en bois, colorées de peintures industrielles, s'inspirent des savoirs traditionnels, des secrets et des contes des différentes ethnies. Mais il prend des libertés à l'égard des traditions et réalise des sculptures qui résultent d'un savant mélange de son imaginaire fantastique et de figures empruntées aux "histoires" traditionnelles. Une multitude d'épines de porc-épic plantées sur les personnages principaux assurent leur protection et "interdisent " l'accès au "coeur" de la sculpture. Chaque oeuvre illustre des "histoires" dont seul Goba détient les clés."

Nebay (France)

Nebay : Les balançoires les plus solides sont accrochées aux étoiles (2015)

J'adore cette peinture-sculpture et son titre car ils forment à tous les deux un poème. La blancheur de la réalisation donne un aspect immatériel à l'ensemble, une pureté liée à l'enfance par l'intermédiaire de la balançoire. Cette oeuvre rappelle l'importance du rêve et de l'idéal dans un monde matérialiste. 
Nebay est un artiste français, taggueur et gaffeur, qui marque l'espace urbain par ses message sociaux. Peintre, il est proche de Pollock et ses toiles  se caractérisent par des couleurs vives et lumineuses. Je ne résiste pas à vous monter celle qui suit même si elle ne fait pas partie de l'exposition.

Nebay

Jivya Soma Mashe (Inde Maharashtra)

Jivya Soma Mashe (Inde Maharashtra) peinture acrylique et bouse  exposition de fondation Lambert à Avignon
Jivya Soma Mashe  (acrylique et bouse sur toile)
Jivja Soma Mashé  né en Inde dans l'état du Maharashtra est représentatif de la peinture de la tribu des Warli.  Jivya Soma Mashé reprend des motifs de peintures traditionnelles rituelles pour en faire une création personnelle, libre et originale. Il connaît parfaitement les mythes sacrés de son pays et les représentent sur ces toiles. Le carré au centre la toile est réservé au sacré. Le cercle et le triangle sont issus de l'observation de la nature. Les hommes sont représentés comme des triangles inversés et le cercle figure leur tête. Ses toiles ont une valeur esthétique mais aussi spirituelle. C'est un artiste est mondialement connu qui a donné à l'art Warli toute sa notoriété.
Il est très difficile de photographier les oeuvres à la fondation Lambert à cause des grandes baies vitrées de ce magnifique hôtel particulier et aussi de son éclairage au néon. Donc, je vous montre d'autres tableaux de lui qui n'étaient pas dans l'exposition.


Jivya Soma Mashe  art warli Exposition Fondation Lambert collection Agnès B.
Jivya Soma Mashe : art Warli

Jivya Soma Mashe : art Warli Inde maharashtra
Jivya Soma Mashe : art Warli

Jivya Soma Mashe : Le pêcheur de l'impossible
Le minuscule pêcheur qui lance un immense filet a été peint bien des fois par Jivja Soma Mashe. Regardez la petite silhouette au sommet et le grand filet qui se remplit de poissons.


Chano Devi (Inde, le Mithila )

 

Fondation Lambert exposition 2017 Chano Devi : Inde art du Mithila peint à la bouse de vache sur papier
Chano Devi : Inde art du Mithila peint à la bouse de vache sur papier
En Inde, dans l'ancien royaume de Mithila (état du Bihar), la peinture était réservée aux femmes et représentait un art populaire important dont le style dépendait des trois castes qui divisaient la population : les brahmanes, les Kayasth  et les Dusadh ou Intouchables.
Le système des castes ayant un peu perdu de son importance, les femmes Dusadhs ont commencé à peindre en s'inspirant de leurs propres traditions et techniques. Chano Devi en s’inspirant des tatouages crée un style connu sous le nom de Godhana (Godna signifiant tatouage)

Les deux oeuvres sur papier réalisées en 1999 de Chano Devi à la fondation Lambert sont peintes avec de la bouse de vache. J'ai cherché d'autres images du travail de l'artiste sur le net. Ses réalisations en couleurs sont très belles et originales. Jadis, seuls les Brahmanes pouvaient  peindre avec des couleurs.

Chano Devi : Inde art du Mithila

Ardhanareeswara est le symbole de l'unité du savoir et de la nature



Sol LeWitt




Sol LeWitt est un artiste américain conceptuel et minimaliste. Il y a eu une exposition de ses dessins muraux au centre Pompidou qui témoigne d'une grande diversité dans les formes, les couleurs et les techniques de LeWitt. C'est le seul dessin de cette exposition. Il restructure cette salle d'une manière étonnante. Le jeu des couleurs et des formes donnent un mouvement, une belle luminosité à l'ensemble. 

Mona Hatoum (Liban)


Fondation Lambert Avignon  : Mona Hatoum : Keffieh cheveux humains
Mona Hatoum : Keffieh réalisé avec des cheveux humains

Mona Hatoum est née à Beyrouth au Liban; elle est d'origine palestinienne et vit maintenant en Angleterre. Kieffieh s'inspire du foulard des femmes palestiniennes aux motifs noirs et blancs. Réalisé avec des cheveux humains, enfermé dans une table-vitrine comme dans un cercueil de verre, il constitue une oeuvre d'art un peu étrange.  On se demande ce que c'est et ce  que veut dire cette création. Mona Hatoum y répond en disant  : "Je voudrais que cette stupide tradition cesse pour qu'enfin tout le monde, homme ou femme puisse montrer ses cheveux sans aucune honte."

Mona Hatoum  artiste plaestiennen née au Liban: Keffieh réalisé avec des cheveux humains Fondation Lambert Avignon collection Agnès B.
Mona Hatoum : Keffieh réalisé avec des cheveux humains

Anselm Kieffer (Allemagne)

Les filles du Rhin  (1998) Anselm Kieffer et Pierre de lait (1980) Wolfgang Laib

Les filles du Rhin de l'artiste allemand Anselm Kieffer est réalisé à partir de photographie et du plomb sur toile. La couche de plomb semble  brisée par moments et laisse apercevoir à travers la brèche un paysage d'eau et de forêts, un paysage étrange, qui semble émerger de la brume ou même peut-être d'un Ailleurs, d'un au-delà de la vie.
La pierre de lait de Wolfgang Laib est une plaque en marbre de Carrare sur laquelle est versé du lait chaque jour renouvelé. C'est d'un blanc absolu, brillant, mouillé, onctueux. J'aime ce retour à la mère  nourricière (le lait), j'aime cette pureté, cette absence, qui procurent une impression d'apaisement, un moment de silence et de quiétude dans une monde bruyant et tourmenté, déconnecté de la Nature.

Les filles du Rhin (détail)

3 ) Anselme Kieffer : La vie secrète des plantes


La vie secrète des plantes Anselm Kieffer  tableaux prêtés par Beaubourg pour son 50 ième anniversaire exposition Fondation Lambert Avignon
La vie secrète des plantes Anselm Kieffer

Toutes les oeuvres en plomb ont été réalisées à partir du plomb de la cathédrale de Cologne bombardée par les Alliés. Anselm Kieffet avait deux mois à la fin de la seconde guerre mondiale. Il est né dans une Allemagne ruinée, entièrement dévastée. L'utilsation des matéraux appartenant à la cathédrale montre sa volonté de redonner vie à l'art sur les ruines du passé.

Somptueux, cet ensemble de tableaux immenses qui couvrent tout le mur de la salle et qui présentent des branches d'arbres reliées par des fils aux constellations. La vie secrète des plantes ! Le saviez-vous qu'elles étaient ainsi directement reliées au cosmos ? Vous l'apprenez avec Anselm Kieffer qui nous rappelle ainsi que la nature forme un Tout et que l'homme n'est qu'une infime partie de l'univers.










Avignon fondation Lambert  exposition 2017 La vie secrète des plantes : Anselm Kieffer
La vie secrète des plantes : Anselm Kieffer


Anselme Kieffer a créé toute une série sur les cathédrales de France lors d'une exposition qui a eu lieu à Paris. C'est d'une  telle beauté que je souhaiterais pouvoir voir ces oeuvres réunies !


Anselme Kieffer cathédrale de France

4 ) Keith Haring


Avignon exposition 2017 à la fondation Lambert : Keith Harring
La grande salle du deuxième étage est consacrée à Keith Harring, peintre, sculpteur, dessinateur américain, d'abord taggueur, universellement reconnu de nos jours.  C'est là, entre ces murs blancs et vastes que l'on est sensible à l'esthétique de l'oeuvre de l'artiste alors que j'avais jusqu'à maintenant été sensible surtout au message social et satirique.


Avignon   fondation Lambert : Keith Harring Masque noir et blanc
Avignon exposition 2017 à la fondation Lambert : Keith Harring






Avignon exposition 2017 à la fondation Lambert : Keith Harring
Keith Harring



Avignon exposition 2017 à la fondation Lambert : Keith Harring
Avignon exposition 2017 à la fondation Lambert : Keith Harring



fondation Lambert : Keith Harring
Avignon exposition 2017 à la fondation Lambert : Keith Harring


La fondation Lambert






































































vendredi 24 novembre 2017

Emmanuel Régniez : Notre château


" Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître… "  C’est le cas d’Emmanuel Regniez dont le premier livre Notre château paru aux éditions Tripode me laisse un peu étonnée voire soufflée. C’est que je ne m’attendais pas à un tel récit ! En abordant ce petit roman a l’air inoffensif, je ne savais pas que l’allais être catapultée dans une histoire sombre qui atteint parfaitement son but : surprendre et secouer. Mais attention n’allez pas penser qu’en entrant dans ce livre vous allez être abreuvé de détails gore ou de descriptions spectaculaires. Ne vous laissez pas abuser par le terme de « gothique » que lui a affublé la critique.

Non, rien n’est moins sage, moins rangée que la vie de ce couple, frère et soeur,  Octave et Véra  - c’est le frère qui est narrateur - . Ils vivent ensemble dans une belle maison qu’ils ont appelée « notre château » (importance du possessif), héritée de leurs parents morts dans un accident. Après leur disparition, anéantis par le chagrin, ils se sont repliés sur eux-mêmes, obéissant à des règles de vie strictes et immuables, réunis par leur amour commun de la littérature.  Jusqu’au jour où allant à la bibliothèque, son seul jour de sortie, le jeudi, le narrateur aperçoit sa soeur dans un bus. Sa soeur !  qui ne sort jamais, sa soeur qui a en horreur les bus et non sans raison, nous l’apprendrons plus tard. C’est cet événement qui, même s’il paraît dérisoire au lecteur, va bouleverser la vie du couple. Le récit d’Octave va peu à peu nous entraîner bien loin.

Le style est curieux aussi car il épouse les émotions du narrateur. Il peut être classique et sage puis prendre un rythme rapide, désordonnée comme un coeur qui s’emballe sous le coups d’une peur soudaine. Il devient alors répétitif, un peu incohérent comme si Octave ne se souvenait pas de ce qu’il avait dit, avait de la peine à clarifier ses pensées, perdait le contrôle des faits donc de sa vie. Mais peut-être est-ce vrai ? Faut-il croire comme le pensent Véra et Octave que c’est la maison qui décide pour eux ?

Un bon roman que j’ai lu dans la foulée, sans pouvoir le quitter, et qui témoigne de la part de l’auteur de beaucoup de maîtrise.


mercredi 22 novembre 2017

Julien Gracq : Le rivage des Syrtes (2) le style de Julien Gracq (extraits)


Julien Gracq
Des pages d’une grande force poétique

Il y a dans Le rivage des Syrtes, dans le rendu des paysages, des passages d’une grande beauté et d’une puissance très visuelle qui parle à l’imagination et suscite l’émotion. La poésie de ce texte en prose éclate à chaque page. Par exemple, l’arrivée d’Aldo à la forteresse et cette impression d’entrer dans le monde des Morts, ou bien, entre ombre et lumière, la fameuse salle des cartes qui concentre la curiosité d'Aldo désireux d’en savoir plus sur le Fagersthan et où se glisse silencieusement, semblable à un fantôme, l’altière Vanessa Aldobrandi. Ou encore la description du cimetière militaire du rivage des Syrtes, balayé par le vent, où le souvenir même des morts est absorbé dans « l’anonymat des sables, pour égaliser là le lieu du parfait effacement. »

L'arrivée au rivage des Syrtes 

Dessin de Victor Hugo

 "Terres de sommeil" et "terrain vague" et plus loin  "fantômes de bâtiments", "assoupi"," morte", ces caractéristiques  présentent le rivage des Syrtes comme un pays entre rêve et sommeil, entre vie et mort, et ceci dès que le jeune homme arrive à L'Amirauté. Julien Gracq peint un paysage aux tons uniformément gris ( un oiseau gris, la tour grise, la route grise). Aucune note de couleur mais  le brouillard, la brume, même  la glace ne brille pas "terne" et ressemble à "une peau privée de reflets". Mais ce tableau est parfois animé de mouvements vifs, rapides : jaillissait, tressaillant,  Un coup de vent,  lissèrent, qui, cependant, ne durent pas et retombent dans l'immobilisme. Une description  dans laquelle l'ouïe aussi est sollicitée : cri, Une corne de brume, son frôlement mais les bruits semblent assourdis et vite réprimés : monotone , deux tons calmes, triste... Toutes  les notations sensorielles concourent à donner l'impression d'un no man's land flou et irréel où la vie doit être mise entre parenthèses. C'est dans ce pays, aux limites de la civilisation, que notre jeune héros, Aldo, va devoir vivre.

Nous roulâmes pendant des heures à travers ces terres de sommeil. De temps en temps un oiseau gris jaillissait des joncs en flèche et se perdait très haut dans le ciel, tressaillant comme la balle sur le jet d’eau à la cime même de son cri monotone. Une corne de brume échouée sur un haut fond perçait le brouillard sur deux tons calmes, d’un gros soufflet assoupi. Un coup de vent parfois faisait sur les joncs son frôlement triste, un instant l’eau des lagunes évaporait sa buée sur une glace terne, une peau morte privée de reflets. Quelque chose s’étouffait derrière ce brouillard de terrain vague, comme une bouche sur un oreiller. La piste soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes parts à notre rencontre et lissèrent les berges d’une chaussée à fleur d’eau, quelques fantômes de bâtiments prirent consistance; c’était le but de notre voyage, nous arrivions à l’Amirauté.

La forteresse 


La description de la forteresse vient ensuite corroborer l'impression que donne le paysage dans le texte précédent et introduit l'idée de la mort. La forteresse n'est plus qu'une "épave", "une ruine", impression que viennent renforcer les oxymores ce colosse perclus, cette ruine habitée". 
 Et  si la description de la couleur est toujours la même grise, viennent s'ajouter des détails réalistes et sordides qui ne sont plus liés la Nature mais sont le fait des hommes comme le prouve l'accumulation des objets détériorés, cassés, salis, toute une suite de termes péjoratifs : les décombres, les ferrailles tordues, ces débris de vaisselle, les coulées, les coulures, embourbés. Des hommes ou plutôt de l'absence d'hommes et du manque d'entretien qui en découle car tout dans la description de l'Amirauté met en relief l'absence de vie :  épave abandonnée, une atmosphère de délaissement. L'impression qui domine dans cette visite de la forteresse c'est celle du silence et de la tristesse car contrairement à l'extérieur l'on n'y entend plus aucun son, même pas le pas des sentinelles. Les habitants de ce lieu aussi participent à ce vide par leur absence même de réaction. Nous demeurions silencieux. Ils ont une impression d'accablement mais aussi d'avoir perdu pied, de ne plus être dans le monde réel : le rêve du chagrin, un héritage de songe. 
Ils ont le sens de l'ironie des choses, du contraste vertigineux entre la grandeur de ce qui a été et la déchéance de ce qui est, de l'antithèse entre le passé glorieux de l'Amirauté et le présent dérisoire.


Le silence était celui d’une épave abandonnée; sur les chemins de ronde embourbés, on n’entendait pas même le pas d’une sentinelle; des touffes d’herbe emperlées crevaient çà et là les parapets de lichen gris; aux coulées de décombres qui glissaient aux fossés se mêlaient des ferrailles tordues et des débris de vaisselle.
Une atmosphère de délaissement presque accablante se glissait dans les couloirs vides où le salpêtre mettait de longues coulures. Nous demeurions silencieux, comme roulés dans
le rêve du chagrin de ce colosse perclus, de cette ruine habitée, sur laquelle ce nom, aujourd’hui dérisoire, d’Amirauté, mettait comme l’ironie d’un héritage de songe.

Voir le Rivage des Syrtes billet 1