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vendredi 10 juin 2011

Quoi de neuf Montaigne?


Je lis dans Le Monde du 28 Février 2009 un article sur Montaigne  de Vincent Roy annonçant la traduction des Essais de Montaigne en français moderne*

Lecteur neuf, ce livre de bonne foi est pour toi : voilà Montaigne adapté, "traduit" en français moderne ! Tu t'y trouveras de plain-pied avec le caracolant auteur des Essais. Finis, comme l'écrivait Marc Fumaroli ("Le Monde des Livres" du 15 juin 2007), "l'orthographe escogriffe" et les "Himalayas de notes" des éditions savantes, dont on ne déniera sûrement pas l'intérêt scientifique. Mais il y a du profit au change. (...)

"Quoi de neuf ? Montaigne. Voilà le message secret du philologue, dialectologue et médiéviste André Lanly, disparu en 2007, qui, pendant quinze ans, adapta en français moderne et non en français modernisé, Les Essais. Lanly, et c'est le tour de force, n'a pas touché à la structure de la phrase de Montaigne. Il a restauré des mots, non parce qu'ils manquaient, mais parce que leur couleur n'était plus visible pour l'oeil d'aujourd'hui, parce que leur intensité n'était plus perceptible. Alors il s'est attaché à leur donner un éclat nouveau ; il a restitué leur radiation, leur rayonnement.
*Adaptation d'André Lanly, Gallimard, "Quarto", 1 354 p., 29,50 €.
Je vous invite à lire l'article complet de Vincent Roy : Quoi de neuf?

Montaigne : De la conscience




Dans le chapitre V du livre II intitulé : De La conscience le propos de Michel de Montaigne est clair : il analyse le rôle de la conscience morale qui nous fait souffrir quand nous nous sentons coupable :
La méchanceté fabrique des tourments contre soi : comme la mouche guêpe pique et offense autrui, mais plus soi-même, car elle y perd son aiguillon et sa force pour jamais..
conscience qui, au contraire, nous donne assurance et confiance quand nous nous sentons innocent :
Et je puis dire avoir marché en plusieurs hasards d'un pas bien plus ferme, en considération de la secrète science que j'avais de ma volonté et innocence de mes desseins.
Cette considération l'amène à peser la question de la légitimité de la torture (les géhennes) en usage à cette époque pour déterminer l'innocence ou la culpabilité d'une personne, pratique qui est fondée sur l'idée que l'innocent qui a sa conscience pour lui est plus fort pour résister à la souffrance que celui qui se sent coupable!
Pour dire vrai, c'est un moyen plein d'incertitude et de danger. Que ne dirait-on, que ne ferait-on pour fuir à de si grièves douleurs  conclut Montaigne.
Et il ajoute cette phrase  qui a presque une résonnance à la Voltaire :
Car il advient que celui que le juge a géhenné pour ne le faire mourir innocent, il le fasse mourir innocent et géhenné.
Pourtant au-delà de ces considérations philosophiques,  le récit qui ouvre ce chapitre retient particulièrement mon attention :
Voyageant un jour, mon frère sieur de la Brousse et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un  honnête gentilhomme et de bonne façon. Il était du parti contraire au nôtre, mais je n'en savais rien, car il contrefaisait autre. Et le pis de ces guerres, c'est que les cartes sont si mêlées, votre ennemi n'étant distingué d'avec vous de aucune marque apparente, ni de langage, ni de port, ni de façon, nourri en mêmes lois, moeurs et même foyer, qu'il est malaisé d'y éviter confusion et désordre. Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos troupes en lieu où je ne fusse connu, pour n'être en peine de dire mon nom, et de pis à l'adventure, comme il m'était autrefois advenu ; car en un tel mécompte je perdis et hommes et chevaux, et m'y tua lon misérablement entre autres un page, gentilhomme italien, que je nourrissais soigneusement; et fut éteinte en lui une très belle enfance et pleine de grande espérance. Mais, cettui-ci* en avait une frayeur si éperdue, et je le voyais si mort à chaque rencontre d'hommes à cheval et passages de villes qui tenaient pour le roi, que je devinai enfin que c'étaient alarmes que sa conscience lui donnait. Il semblait à ce pauvre homme qu'au travers de son masque et des croix de sa casaque on irait lire juques dans son coeur ses secrètes intentions  tant est si merveilleux l'effort de la conscience. Elle nous fait trahir, accuser et combattre nous-même, et, à faute de témoin étranger, elle nous produit contre nous "nous servant elle-même de bourreau et nous frappant d'un fouet invisible".**
J'aime ces récits pleins de vie qui interviennent très souvent dans les Essais pour illustrer une idée philosophique et qui nous font pénétrer de plein pied dans l'Histoire de ce  XVIème siècle, qui nous font vivre comme si nous y étions l'époque terrible de ces guerres de religion, guerres civiles où rien ne distingue l'ami de l'ennemi, miroir qui nous renvoie l'image de notre monde actuel déchiré par les mêmes haines, les mêmes fanastismes.
Pour comprendre ce récit il faut se souvenir qu'il n'y eut pas moins de huit guerres de religion en France dans la seconde moitié du XVIème siècle opposant protestants et catholiques. Les idées nouvelles de la Réforme surgissent dès les années 1520  et sont suivies de persécution. Les querelles religieuses se doublent d'un conflit politique, certaines grandes familles de la noblesse - le prince de Condé, l'amiral de Coligny- épousant la cause de la Réforme pour lutter contre le pouvoir royal.
La première guerre de religion débute en 1562 et finit avec le siège de Rouen en 1563.  La deuxième a lieu de 1567 à 1568, la troisième de 1568 à 1570, la quatrième guerre, de 1572 à 1573...
Montaigne s'est retiré dans sa librairie en 1571, période de réflexion et de travail qui durera  jusqu'en 1580 date à laquelle aura lieu la première publication des Essais. Mais de 1572 à 1574 il rejoint l'armée du duc de Montpensier qui l'envoie en mission auprès du parlement de Bordeaux.
Il semble que Montaigne ait rédigé l'essentiel du premier livre et les six premiers chapitres du livre II des Essais (dont celui de la Conscience) de 1572 à 1574. Tout porte à croire, donc, que les deux évènements dont parle l'auteur dans ce passage aient eu lieu entre la première ou deuxième guerre pour la mort du page et  la troisième pour la rencontre avec la protestant? La quatrième guerre est trop récente pour justifier les termes : Voyageant un jour... Mais je ne suis pas historienne et je ne puis l'affirmer!
Ce qui me plaît surtout ce sont les questions que je me pose à propos du texte et qui ne recevront jamais de réponse.
Nous voyons une action qui se déroule devant nous mais qui s'arrête car le propos de Montaigne n'est pas de nous raconter sa vie mais de réfléchir à partir de l'anecdote qu'il nous rapporte. Pourtant, l'histoire a eu une suite, une fin, une sorte de hors champ temporel qui lui donne une autre dimension, un prolongement muet.
Il y a tout qui n'est pas dit dans le texte, frustration à laquelle notre imagination va suppléer de sorte que ce texte pourrait devenir le sujet d'un roman ou d'une enquête : Que faisait ce gentilhomme protestant en pays catholique? Qui était-il? D'où venait-il? Qui essayait-il de rejoindre? Comment a-t-il eu l'idée de se joindre à la suite de Montaigne? Est-ce qu'il a été protégé jusqu'au bout? Montaigne l'a- t-il dénoncé? Comment a réagi le frère de Montaigne? Son entourage? Comment s'en est-il sorti?
Et il y a aussi ce que cela révèle du caractère de l'auteur : Michel de Montaigne est, en effet, catholique, fidèle à son roi, il a été courtisan, a prêté  le serment en 1562- sans y avoir obligation- d'adhérer au formulaire catholique présenté par la Sorbonne.  Catholique donc! et il entend le rester moins par conviction que par refus de la nouveauté; il est plus facile de rester dans le parti où l'on est né, dit-il, que d'en changer! Conservatisme, diront les uns. Moi, j'y vois surtout le refus du fanatisme.
Et ce récit en est la preuve! Car le voici découvrant dans cet homme qui voyage avec lui, un protestant! Nous sommes  en plein milieu de guerres fratricides qui ont entraîné massacres et violences.  Il serait normal que la haine attise la haine. Pourtant ce que Montaigne éprouve envers cet homme, c'est de la pitié et même de l'empathie : Il semblait à ce pauvre homme... Ce qu'il éprouve c'est de l'incompréhension, de la tristesse, face à l'absurdité de la guerre qui doit nous amener à haïr notre voisin sous prétexte qu'il est du parti contraire au nôtre et ceci même si on le tient pour un  honnête gentilhomme et de bonne façon.
Ce qu'il tire de cette histoire c'est une leçon de philosopohie qui l'amène à cette prise de position courageuse contre la torture et à la critique de la justice qu'il est le seul à avoir osé présenter lors d'une visite royale.
Je me donne alors le plaisir d'avoir au moins une réponse à une de mes questions : Non! Montaigne n'a pas livré ce gentilhomme protestant aux soldats du roi!
* cettui-ci : le gentilhomme protestant ; **Juvénal

Montaigne : la guerre pour témoignage de notre imbécillité



Les hommes et les animaux ont beaucoup en commun.  C'est ce que constate Michel de Montaigne dans L'Apologie de Raymond de Sebond ... Mais les animaux sont-ils inférieurs ou supérieurs aux hommes?
 Tout d'abord, si l'homme veut se prévaloir de son intelligence, il doit savoir que celle-ci n'est pas moindre chez les animaux :

"En la manière de vivre des thons, on y remarque une singulière science  des trois parties de  la Mathémathique.(...) Quant à la Géométrie et l'Arithmétique, ils font toujours leur bande de figure cubique,  carrée en tout sens, et en dressent un corps de bataillon solide, clos et environné tout à l'entour, à six faces toutes égales.."

D'autres arguments font pencher la balance en faveur de l'infériorité de l'homme  mais il sont parfois un peu surprenants :

La beauté :
"Celles (les bêtes) qui nous retirent* le plus, ce sont les plus laides et les plus abjectes de toute la bande : car, pour l'apparence extérieure et forme du visage, ce sont les magots et le singe (...) Pour le dedans et parties vitales, c'est le pourceau. Certes, quand j'imagine l'homme tout nu (Ouï en ce sexe qui semble avoir plus de part pour la beauté), ses tares, sa sujétion naturelle et ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison que nul autre animal de nous couvrir. Nous avons été excusables d'emprunter ceux que  nature avait favorisés en cela plus qu'à nous, pour nous parer de leur beauté et nous cacher sous leur dépouille, laine, plume, poil, soie."

* retirer = ressembler  *Ouï  en ce sexe... = à l'exception de ce sexe (féminin)

La génération : l'action d'engendrer
"La génération est la principale des actions naturelles :  Nous avons quelque disposition des membres qui nous est plus propre à cela; toutefois ils (les médecins) nous ordonnent de nous ranger à l'assiette et disposition brutale*, comme plus  effectuelle*. Et rejettent comme nuisibles ces mouvements indiscrets et insolents que les femmes y ont mêlé de leur cru, le ramenant  à l'exemple et usages des bêtes  de leur sexe, plus modeste et plus rassis : "Car la femme s'empêche de concevoir si, lascive, elle stimule l'amour de l'homme par ses déhanchements et fait jaillir de son corps disloqué les flots de sa liqueur; elle écarte ainsi le soc de la ligne droite du sillon et détourne de son but le jet de la semence" * 
* disposition brutale =  la manière de s'accoupler des bêtes           *effectuelle = efficace     * citation de Lucrèce 
Mais  c'est l'argument suivant, prouvant définitivement la sottise de l'homme, qui me paraît le plus  convaincant. Jugez plutôt!

La guerre :
"Quant à la guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines, je saurais volontiers si nous  nous en voulons servir pour argument de quelque prérogative, ou, à rebours, pour témoignage de notre imbécillité et imperfection; comme de vrai la science de nous entredéfaire et entre-tuer, de ruiner et perdre notre propre espèce, il semble qu'elle n'a pas beaucoup de quoi se faire désirer aux bêtes qui ne l'ont pas."

Finalement la balance ne penche pas en faveur des hommes...
.. nous avons pour notre part l'inconstance, l'irrésolution, l'incertitude,  le deuil, la superstition, la sollicitude des choses à venir*, voire, après notre vie,  l'ambition, l'avarice; la jalousie, les appétits déréglés, forcenés et indomptables, la guerre, le mensonge, la déloyauté, la détraction et la curiosité. Certes, nous avons étrangement surpayé ce beau discours* de quoi nous nous glorifions, et cette capacité de juger et de connaître, si nous l'avons achetée au prix de ce nombre infini de passions auxquelles nous sommes incessamment en prise.
* la sollicitude des choses à venir = la crainte de l'avenir    *ce beau discours = la raison

Montaigne : chacun appelle barbarie


Ce qu'il y a de passionnant chez Michel de Montaigne, c'est que ses Essais vont toujours retentissant de tout ce qui se passe autour de lui, non seulement dans le royaume de France, mais aussi loin qu'il puisse aller à son époque dans l'espace terrestre, dans ce monde que l'on dit Nouveau, livré à la concupiscence et la cruauté de ses Conquérants. Or ces interrogations sur les peuples de ces contrées lointaines, pour qui il éprouve curiosité et bienveillance, sont autant d'occasions pour lui de mettre en lumière les barbaries et les atrocités de son propre pays. N'oublions pas que le massacre de la Saint Barthélémy vient d'avoir lieu (1572), que les guerres de religion font rage, que le génocide des  premières nations américaines a commencé, que l'obscurantisme religieux et l'intolérance règnent autour de lui... Comme dans un jeu de miroirs, sa pensée se réfléchit dans l'Espace au-dessus de l'océan, du Monde Nouveau à l'Ancien, mais aussi à l'infini, et cette fois-ci dans le temps, de son époque à la nôtre... comme si la voix de Montaigne n'avait jamais cessé de résonner.
Or je trouve, pour en revenir à mon propos qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en ce peuple, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas conforme à son usage; à vrai dire, il semble que nous n'ayons d'autre critère de la vérité et de la raison que l'exemple et l'idée des opinions et des usages du pays où nous sommes.
Montaigne cherche à comprendre ces peuples à travers leurs représentants qui ont été été amenés en France, "ignorant  combien coûtera un jour à leur repos et leur bonheur la connaissance des corruptions de notre monde..". Et ce faisant, il nous montre la relativité des moeurs et des coutumes pour mieux nous inciter à la Tolérance. On verra comment la critique s'adresse à son temps et par certains aspects au nôtre. Voici un exemple parmi tant d'autres :
Le roi (Charles IX) leur parla longtemps; on leur fit voir notre façon d'être, notre pompe, l'aspect d'une belle ville. Après cela quelqu'un demanda leur avis à tout cela et voulut savoir d'eux ce qu'ils avaient trouvé de plus surprenant; ils répondirent trois choses, dont j'ai oublié la troisième, et je le regrette bien; mais j'ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient en premier lieu étrange que tant d'hommes grands, portant la barbe, forts et armés, qui étaient autour du roi (il est vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de la garde) acceptent d'obéir à un enfant, et qu'on ne choisisse pas plus tôt l'un d'entre eux pour commander; secondement (ils ont une façon de parler telle qu'ils nomment les hommes "moitié" les uns des autres) qu'ils avaient remarqué qu'il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de privilèges, et que leurs moitiés mendiaient à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté; et ils trouvaient étrange la façon dont ces moitiés nécessiteuses pouvaient supporter une telle injustice, sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leurs maisons.
Pas si bêtes, ces "sauvages"! C'est ce que nous dit Montaigne qui termine son essai par cette pointe aussi ironique que  brillante :
Tout cela ne va pas trop mal: mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses!

Essai des Cannibales Livre 1 chapitre 31

Montaigne : J’accuse toute violence..




"J'accuse toute violence en l'éducation d'une âme tendre, qu'on dresse pour l'honneur et pour la liberté."*
Telle est la conception que Montaigne se fait de l'éducation. Elle doit s'adresser à l'âme de l'enfant, pas seulement à son esprit ou à sa mémoire, et ceci quand il est tout jeune c'est à dire à l'âge tendre. Montaigne joue sur la polysémie du mot tendre qui évoque aussi une matière malléable, qui n'a pas encore pris sa forme, une cire prête à subir une empreinte définitive ou encore une argile que l'on façonnera à son gré. De là, la fragilité de l'enfance car si cette âme peut-être modelée pour le  bien, elle peut l'être aussi pour le mal. "Dresser" n'a pas ici un sens péjoratif  et ne renvoie pas à l'idée de "dressage" d'un animal, par la contrainte, sans appel à l'intelligence et la réflexion. Au contraire, il fait référence à l'étymologie latine directus : droit  que l'on peut retrouver dans droiture ou le droit chemin. Il s'agit d'amener  le jeune  enfant à respecter l'honneur et la liberté, à le rendre "droit". Le mot violence encore renforcé par le verbe "j'accuse" et l'adjectif indéfini "toute" est donc mis en antithèse avec les  deux termes "honneur et liberté" présentés comme le but de l'éducation.  L'une ne peut conduire aux deux autres. Le mot éducation retrouve son sens premier : éduquer,  "conduire",  amener en douceur vers l'honneur et la liberté, valeurs humanistes dont le sens est toujours d'actualité...
 "Il y a je ne sais quoi de servile en la rigueur et la contrainte, et tiens que ce qui peut se faire par la raison, et par prudence et adresse, ne se fait jamais par la force."*
Bien sûr, il s'agit d'un idéal chevaleresque, celui d'un noble hobereau qui entend transmettre ses valeurs aux enfants de son lignage et il ne saurait concerner le peuple à l'époque de Montaigne. Il faudra bien des siècles pour que cette maxime fasse force de loi et que les châtiments corporels soient interdits dans les familles comme à l'école, tout au moins dans notre pays...
Comment Montaigne s'est-il comporté avec ses propres enfants?  Ne serait-il comme Jean- Jacques Rousseau qui écrit  un fort beau traité d'éducation, L'Emile, et met ses propres enfants à l'assistance publique?
Au XVIème siècle, les nobles envoyaient leurs enfants en nourrrice jusqu'à l'âge de raison, c'est à dire sept ans. Montaigne considérait effectivement que "les enfants à peine encore nés, n'ayant ni mouvement en âme,ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables" étaient peu intéressants. Pour lui, s'amuser comme on le fait "aux jeux et niaiseries de nos enfants" quand ils sont en bas âge, c'est les aimer "pour notre passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes". Cette conception de l'enfance était  souvent encore celle de la société jusqu'au XIXème siècle.
Michel de Montaigne eut quatre filles mortes en nourrice. Seule Léonor, née 1571, survécut.
"... mais une seule fille qui eschappée à cette infortune a atteint six ans et plus, sans qu'on ait employé à sa conduite et pour le châtiment de ses fautes puériles, l'indulgence de sa mère s'y appliquant aisément, autre chose que paroles, et bien douces."
Montaigne, lui-même fut élevé par un père tendre et bon qui a cherché dit-il à "élever mon âme en toute douceur et liberté, sans rigueur et sans contrainte."** C'est de cette manière qu'il a appris le latin et le grec et qu'il était réveillé en musique, le matin, par des parents soucieux de ne pas le troubler en l'arrachant brusquement au sommeil. Vision du petit garçon, Montaigne, ouvrant les yeux au son de l'épinette ou la viole de gambe ...
* Montaigne dans le chapitre VIII Livre II De l'Affection des pères aux enfants.
** Chap XXVI Livre I De l'institution des enfants

Montaigne : Notre monde vient d’en trouver un autre…

 Michel de Montaigne


"Notre monde vient d'en trouver un autre..." écrit Montaigne dans son essai intitulé Des coches.
La simplicité, la pureté de l'énoncé ainsi que le passé proche "vient de trouver" nous frappent comme s'il s'agissait d'une nouvelle apprise la veille que cet homme du XVIème siècle nous  transmettait dans la première surprise de la découverte.
J'ai toujours été touchée par la beauté de ces quelques mots détachés d'une longue phrase. Ils résonnent comme un vers  de dix syllabes:
Notre monde vient d'en trouver un autre...
Et ce vers présente une belle symétrie: Notre monde en balance avec un autrecomme posés sur deux plateaux mais pourtant en déséquilibre. L'un pèse plus lourd, 3 syllabes prolongé par le e muet de monde, l'autre plus léger, 2 syllabes avec l'écho menu du e muet de l'autr(e), écho plein de promesses. L'un est appuyé par l'adjectif possessif "notre" qui lui donne le poids des choses connues et anciennes, l'autre est introduit par un article indéfini "un" car il est inconnu, nouveau.. et c'est peut-être pour cela qu'il exerce un tel attrait. Il évoque de grands espaces, il fait naître des images de paysages vierges, de peuples vivant dans la nature. Il donne un élan, un espoir.
Un espoir vite mis à mal. "C'était un monde enfant" dit Montaigne et ce passé sonne comme le glas du Nouveau Monde.
"Nous nous sommes servis de leur ignorance et de leur inexpérience pour les plier plus facilement vers la trahison, la luxure, l'avarice et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et sur le patron de nos moeurs. Qui fit jamais payer un tel prix pour les profits du commerce et du trafic? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre! brutales victoires."
Il me paraît toujours étonnant d'entendre, par delà les siècles, cette prise de position de Montaigne si véhémente et passionnée contre le colonialisme et l'exploitation des peuples par d'autres et de penser que cette belle voix n'a jamais et ne sera jamais écoutée.

mercredi 8 juin 2011

Dimanche poétique : Shakespeare et Ronsard ou L'immortalité littéraire


Roses de Van Gogh

William Shakespeare a écrit 154 sonnets sur une longue période de 1592 à 1598. Ils sont dédiés pour une part à un homme dont l'identité n'est pas certaine et de l'autre à une mystérieuse dame Noire. Le sonnet XVIII est peut-être l'un des plus connus. Le jeune homme célébré dans ce poème n'obtiendra l'immortalité que par la grâce des vers du poète. En effet, seule la poésie peut vaincre l'oubli et la mort.
Ce thème de l'immortalité littéraire chère au XVIème siècle et hérité de Pétarque est à rapprocher du poème à Hélène, de Pierre Ronsard, c'est pourquoi je les ai réunis ici aujourd'hui.

Sonnet XVIII   William Shakespeare

Shall I compare thee to a summer's day?
Thou art more lovely and more temperate.
Rough winds do shake the darling buds of May,
And summer's lease hath all too short a date.
Sometime too hot the eye of heaven shines,
And often is his gold complexion dimm'd;
And every fair from fair some time declines,
By chance, or nature's changing course, untrimm'd;
But thy eternal summer shall not fade
Nor lose possession of that fair thou owest;
Nor shall Death brag thou wand'rest in his shade,
When in eternal lines to time thou grows't:
So long as men can breathe or eyes can see,
So long lives this, and this gives life to thee.

******
Devrais-je te comparer à un jour d'été ?
Tu es plus tendre et bien plus tempéré.
Des vents violents secouent les chers boutons de mai,
Et le bail de l'été est trop proche du terme.
Parfois trop chaud l'oeil du ciel brille,
Souvent sa complexion dorée ternie,
Toute beauté un jour décline,
Par hasard, ou abîmée au cours changeant de la nature;
Mais ton éternel été ne se flétrira pas,
Ni perdra cette beauté que tu possèdes,
Et la Mort ne se vantera pas que tu erres parmi son ombre,
Quand en rimes éternelles à travers temps tu grandiras;
Tant que les hommes respireront et tant que les yeux verront,
Aussi longtemps que vivra ceci, cela te gardera en vie.
(traduction Wikipédia)
Buisson de roses de Monet

 Quand vous serez bien vieille Pierre de Ronsard,

   
 Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz chantant mes vers, en vous émerveillant :
"Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle."
Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de Ronsard ne s'aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.
Je serai sous la terre, et fantôme sans os
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ;
Vous serez au foyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.

Sonnets pour Hélène, 1578.



Challenge initié par Maggie et Claudialucia




Les compagnons Troubadours du dimanche de Bookworm :
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mercredi 17 novembre 2010

Vaucluse ou la vallée Close : François Pétrarque et René Char

 

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Rivière trop tôt partie, d'une traite , sans compagnon,
Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.
René Char


La littérature du Vaucluse, région  qui voit le jour dans la Vallis Clausa, la vallée Close, résurgence  de la Sorgue aux eaux vertes, est ancrée dans un "pays" géographique où les lieux sont nommés et tracent des itinéraires concrets. Cette  littérature, qui se nourrit de la "chair "d'une région, a pour cadre les grandes villes, Orange, Carpentras, Cavaillon, et Avignon, altière, dominant le Rhône... Elle évoque aussi les paysages colorés, odorants, changeants, soumis aux caprices de la nature : l'eau, le vent, le soleil ...  Elle s'imprègne de composantes  géographiques précises : rivières, plateaux calcaires et montagnes....
Vallis Clausa 

Avignon, c'est l'enfance et surtout l'obsession des eaux. Il y a là deux fleuves, le Rhône et la Durance. J'ai vécu longtemps à leur confluent.  j'ai connu leur violence, leur brutale personnalité, leur grandeur
écrit Henri Bosco dans ses Souvenirs d'enfance. Cette obsession caractérise la plupart des auteurs qui ont écrit sur le Vaucluse. Entre les bras de Durance et Rhône qui forment ses frontières naturelles, Vaucluse naît donc de l'eau, sources bruissantes des hauts plateaux de Sault, ruisseaux capricieux qui dévalent les pentes du Lubéron, filets argentés qui s'infiltrent dans les hauteurs des monts Ventoux ou du Vaucluse, de la montagne de Lure...
Et puis, dans la Vallée Close qui lui donne son nom jaillit à la lumière la source mystérieuse qui est, dit Georges de Scudéry, écrivain du XVIIème siècle, originaire d'Apt, en mesme temps et Fontaine et Rivière : La Sorgue. Elle se rue dans la vallée telle le serpent légendaire, la Coulobre, chassée par Saint Véran. Enfin guidée par l'homme, elle se ramifie et devient plurielle, les Sorgues, réseau hydrographique complexe comme une toile d'araignée que  l'Ouvèze recueille.
Lorsque poètes et écrivains célèbrent l'eau du Vaucluse dans leurs oeuvres, ils choisissent d'abord de l'évoquer comme source vie, rivières des frais ombrages  et des berges fleuries. La Fontaine du Vaucluse et les rives de la Sorgue avant de devenir des sites mythiques hantés par les fantômes de Laure et de Pétrarque sont d'abord, en effet, des lieux paisibles où promeneurs et poètes vont chercher refuge.
   François Pétrarque et René Char

Quand François Pétrarque s'installe près de la Fontaine en 1537, au pied du château des évêques de Cavaillon, c'est pour chercher un refuge éloigné de la ville d'Avignon. De cet endroit, il écrit à ses amis italiens et avignonnais, des lettres restées célèbres, publiées dans un recueil Séjour à Vaucluse (Rivages-poche)
L'aspect troublé de la ville écrit-il à son ami, Gulielmo di Pastrengo, légiste et humaniste véronais, et le doux amour d'une campagne charmante m'avaient poussé à visiter les eaux transparentes et la source admirable de la Sorgues qui donne aux poètes un  puissant aiguillon et au génie de vaillantes ailes. .. Une partie est bordée par une rivière profonde et l'autre est entourée d'une montagne neigeuse aux roches escarpées dont les hauteurs s'opposent à l'Auster (mistral) brûlant; c'est là que se répand l'ombre vers le milieu  du jour.
Il y décrit sa vie avec son métayer pour tout serviteur et pour compagnon son chien fidèle. Là, il cultive son jardin où les fleurs printanières le ravissent. Il goûte les joies frugales et rustiques de la campagne au coin du feu, l'hiver, pendant les longues nuits froides, et sous la fraîcheur des feuillages en été où l'on se réfugie pour échapper à l'ardeur du soleil.  Il y apprend aussi à pêcher, à manier avec dextérité les filets et s'émerveille de son nouveau savoir :
Devenu pêcheur, je manie, au lieu d'épées, des hameçons recourbés munis d'appâts trompeurs..
Quelques siècles après une autre voix de poète s'élève dans ces mêmes lieux. C'est, en effet, ce charme calme et un peu hors du temps que célèbre René Char dont la vie a été baignée par la rivière aux eaux vertes :
J'avais dix ans. La Sorgue m'enchâssait. Le soleil chantait les heures sur le cadran des eaux (  Déclarer son nom)
La propriété familiale aujourd'hui disparue où coule un petit affluent de la Sorgue, les Névons, a été témoin de l'enfance du poète :
Dans le parc des Névons/Ceinturé de prairies/Un ruisseau sans talus/ Un enfant sans ami/ Nuancent leur tristesse/ Et vivent mieux ainsi (Jouvence des Névons)
C'est ainsi qu'à des centaines d'années de distance s'établit un dialogue entre les deux poètes les plus connus de la Sorgue :
De Pétrarque à Char ... Deux hommes si différents, éloignés dans le temps, les préoccupations, les mentalités. Et pourtant leurs voix s'entrelacent, se nouent, s'éloignent comme un soupir, pour revenir bientôt en écho, dans un même chant célébrant la Rivière :
Vous verriez les oiseaux aériens faire leur nid à la cime des branches verdoyantes ,les oiseaux fluviatiles bâtissant leur nid sur un écueil, les uns tapissant de mousse, les autres de feuillage; la faible couvée agitant sous des ailes amies et prenant sa nourriture d'un bec tremblant. Les voûtes  des grottes retentissent alors de chants harmonieux,  d'un côté la couleur appelle les yeux, de l'autre le son attire l'oreille écrit Pétrarque .
Je suis épris de ce morceau tendre de campagne, de son accoudoir de solitude au bord duquel les orages viennent se dénouer avec docilité, au mât duquel un visage perdu, par instants s'éclaire et me regagne. De si loin que je me souvienne, je me distingue, penché sur les végétaux du jardin désordonné de mon père, attentif aux sèves, baisant des yeux formes et couleurs que le vent semi-nocturne irriguait mieux que la main infime des hommes renchérit Char.
Pétrarque : L'automne vous fournit des fruits délicieux 
Char : L'automne! Le parc compte ses arbres bien distincts. Celui-ci est roux traditionnellement; cet autre fermant le chemin est une bouillie d'épines
Char : Tigron, mon chien, bientôt tu seras un grand cerisier et je ne saisirai plus la connivence de ton regard, ni le tremblement de l'anse de ton museau, ni se projetant de  droite et de gauche tes abois prévenants jamais ennuyeux.
 Pétrarque : De plus mon chien fatigue de ses sauts les collines et les rivières; il imite de sa voix criarde le chant des enfants et fait des choses risibles. Ennemi implacable des oies qui se plaisent dans les bas-fonds, il les poursuit sur le rivage et sur les écueils élevés.
Si pour Pétrarque Vaucluse représente un moyen d'échapper aux intrigues de la cour papale pour goûter la méditation et chanter son amour pour Laure loin des déchirements de la passion, la Sorgue est  tout aussi vitale pour Char.  Ce pays à la fois réel et mental est pour lui la Contre-Terreur qui lui permet de résister aux fureur et mystère d'une époque troublée :
La contre-terreur, c'est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c'est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c'est cette pesanteur bien répartie, c'est cette circulation ouatée d'animaux et d'insectes tirant mille traits sur l'écorce tendre de la nuit, 
La Chanson pour Yvonne intitulée La Sorgue permet de découvrir  toute l'importance que cette rivière revêt pour lui, elle qui préside à sa vocation de poète et conserve l'homme adulte à lui-même en le gardant fidèle et pur à la création poétique :
Rivière  au coeur jamais détruit dans ce monde fou de prison
Garde nous violent et ami des abeilles de l'horizon.

Il serait facile de montrer les dissemblances existant entre les deux poètes, notamment dans leur univers mental, leur mode de pensée, mais j'ai préféré souligner la similitude de ces deux voix qui, se rejoignant au-delà siècles, me paraissent très pures et très belles .