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jeudi 6 décembre 2018

Malte : Promenade avec Daniel Rondeau, auteur de Malta Hanina,

Les falaises de Dingli

Il est agréable de quitter la ville et les routes à la circulation intense et folle pour aller vers le sud de l'île, au bord de la mer, des falaises de Dingli, en passant par la grotte bleue jusqu'à Marsaxlokk, petit port de pêcheur.  La promenade se fait avec le livre de Daniel Rondeau, Malta Hanina, (Malte l'Aimée, la Généreuse)

 Malte est cette île mystérieuse, habitée et bâtie depuis le printemps de l'humanité, posée sur la route du milieu  (celle des audacieux, les prudents préféraient le cabotage), à égale distance de Tanger et de Beyrouth, entre la Sicile et le rivage Libyen. Il ne faut jamais sous-estimer la géographie. Elle assigne souvent notre rôle dans l'histoire. Bouton de la rose des vents méditerranéens, nombril de la mer, l'île s'est toujours montrée à la fois fermée et ouverte, avec ses remparts de falaise battus par les flots, ses à-pic taillés dans le vif d'une roche d'un seul tenant, et sa dentelle de criques et de baies d'eau profonde, faites pour le mouillage et les aiguades, où viennent mourir des cultures en terrasses, entourées de bas murs de pierres sèches, de haies de lauriers ou de figuiers de barbarie.

Les figuiers de barbarie débordent des murets le long des petites routes


 Je laisse donc à Daniel Rondeau,  le soin de décrire ces murs de pierre si typiques du pays et ces champs dont certains plein de pierres ne sont pas encore gagnés à la culture.

Des deux côtés de la route, des murs de pierre, parfois solidement assis sur la roche structurent le paysage. Tous signes d'une vieille ordonnance humaine, protection des jardins et retenues de soutien pour les maigres parcelles cultivées, ils ont été arrachés à la roche, comme l'humus des terrasses, mélange de pierres concassées, de sable et de terre, parfois importée de Sicile. En contrebas, la mer éblouissante, déroule son immense nappe de lumière.



Au pied des falaises de Dingli,  les petits jardins entretenus.


au pied des falaises de Dingli
Falaise de Wield Babu en face de la Grotte bleue de Wied Iz-Zurrieq
Agave : ils sont très nombreux à Malte
Falaise de Wield Babu
La grotte bleue
La grotte bleue
 La grotte bleue avec son va-et-vient de bateaux emplis de touristes. Je ne l'ai pas visitée, j'ai préféré aller voir les sites mégalithiques de Hagar Qim et de Mnajdra Temples dont je vous parlerai longuement plus tard.

Le site de Mnajdra Temples
Végétation typique de l'île
La tour de guet
Au loin la petite île de Fifla


 Béni Catana, retraité du Corinthia Hotel, vient quotidiennement de Siggiewi, pour pêcher ou pour regarder la mer. Il parle de l'île de Fifla, au large de la côte, aujourd'hui réserve naturelle dont l'accès est interdit, et où les pêcheurs allaient autrefois suivre la messe le dimanche, avant que les artilleurs britanniques ne la prennent comme cible pour leurs entraînements et la réduisent de moitié.
Une centaine d'hommes continue de pêcher dans cette échancrure de la côte. Béni me fait les honneurs de sa cave à bateaux. Vus de l'extérieur, ces trous dans la roche sont de proportions insoupçonnables. Son hangar abrite deux grosses barques et du matériel de pêche, mais aussi une table et des chaises. Et peut servir de dortoir pendant les nuits d'été.

La petite île de Fifla

Fifla et ses variations incessantes de lumière

 En l'espace de quelques minutes la mer et le ciel varient de couleurs, les jeux de lumière sont intenses et changent  sans cesse. C' est ce que remarque Daniel Rondeau.

 Cet automne, lumineux et doux dure longtemps. Nous allons parfois marcher sur la côte à la nuit tombante. Les eaux paraissent jaunes, violettes, puis virent au bleu sombre. La route suit le lit d'un oued toujours à sec et longe une succession d'échancrures, serties dans les falaises bleues, grises, noires, parfois ceinturées par de modestes baraquements qui servent de garages aux bateaux et de maisons aux pêcheurs.... Pendant quelques jours , le ciel reste sans nuage, la mer sans ride, claire et transparente. Il arrive que quelques tempêtes passent. Embruns, gerbes d'eau, couleurs vives, ciel breton où filent les nuages. Tout s'apaise toujours très vite. Grand soleil et nuits étoilées, parfums de campagne chaude, l'automne n'existe pas.

Le port de Marsaxlokk est toujours un port de pêche traditionnel. On y pêche le thon, la dorade et l'espadon.

Des palmes fraîchement coupées sont rangées dans le bas de d'une étagère. Béni va les tresser pour en faire une sorte de radeau (appelé cima) qui sert de piège aux lampukas (dorades coryphènes) le poisson favori des Maltais. Les pêcheurs posent ces radeaux sur l'eau. Les premières dorades de Septembre se rassemblent sous leur ombre, et les patrons de barques n'ont plus qu'à jeter leurs filets. La saisons des lampukas dure plusieurs semaines, puis les cimas finissent par sombrer. Leurs palmes imputrescibles tapissent les fonds des bords de l'île.





Le port de Marsaxlokk




Marsaxlokk est célèbre pour la beauté des barques vivement colorées. Certaines sont décorées d'un oeil, l'oculus, héritage des dieux Horus ou Osiris, et sont censés éloigner le mauvais sort.

 Malte a tenu tous les rôles du théâtre méditerranéen. Sous son masque pierre, dans ses robes de soleil et de mer, elle fut la convoitée, l'oubliée, la disputée, la cruelle, la fervente, la débauchée, l'île refuge, l'île citadelle, l'île prison, plateforme pour tous les commerces (le blé, les oranges, le vin, les esclaves) et pour la guerre, base navale depuis les Phéniciens, grande infirmerie de la première grande guerre mondiale, bunker essentiel des Alliés pendant la seconde, toujours grenier à rêves variés et contradictoires. Les chevaliers de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem ont fait la gloire de son nom.


dimanche 2 décembre 2018

Malte : Les chevaliers hospitaliers de la Saint Jean de Jérusalem

Vue de la Valette sur les Trois Cités et le Grand Harbour


Vue de la Valette sur les Trois Cités
La croix des chevaliers de Malte
La croix des chevaliers hospitaliers de l'ordre de Saint Jean de Jérusalem de Malte a huit pointes comme les huit Béatitudes "que nous devons toujours avoir en nous, dont la première sera le contentement spirituel ; la seconde, vivre simplement sans malice ; la troisième, vivre en humilité ; la quatrième, pleurer ses fautes et péchés ; la cinquième, aimer la justice ; la sixième, être miséricordieux ; la septième, être net et sincère de cœur et de pensée ; et la huitième, endurer les afflictions, et les persécutions pour la justice" ;  et comme les huit langues (ou pays) d'où sont issus les chevaliers de l'ordre : Provence, Auvergne, France, Italie, Castille, Aragon, Angleterre, Allemagne.

L'Auberge d'Italie

 

Façade auberge d'Italie

Chaque langue devait édifier une auberge pour les chevaliers de sa nation où ceux-ci pouvaient résider, manger et dormir. En fait d'auberge, il s'agissait de véritables palais !

Auberge d'Italie

L'Auberge de Castille

L'auberge de Castille
L'Auberge de Castille est d'une taille impressionnante ! L'entrée est encadrée par deux canons et surmontée des armoiries et du buste de Manoel Pinto da Fonseca, grand maître de l'ordre de 1741 à 1773. Plus haut les armoiries de Castille et Leon et du Portugal. Le drapeau maltais indique qu'il s'agit à présent d'un édifice de la république maltaise qui abrite les bureaux du premier ministre.

L'auberge de Castille

Le palais du Grand Maître

Le palais du grand maître
Le palais du grand maître est monumental. Il est à l'heure actuelle la demeure du président de la république maltaise. Notez les beaux détails architecturaux.

Palais du Grand maître de l'Ordre



Palais du Grand Maître (détail)

Palais du Grand maitre partie latérale

Palais du Grand Maitre blason

La valette : le grand maître de l'ordre des chevaliers de Malte

Jean Parisot de La Valette, grand maître des chevaliers de Malte a soutenu le siège de 1565 contre les Turcs et a ordonné la construction de la ville qui porte son nom, La Valette sur la colline de Sciberras. A leur arrivée à Malte en 1530, les chevaliers s'étaient installés à Birgu, juste en face de l'autre côté du Grand Harbour. Birgu,  surnommée La Victorieuse car les Turcs y ont été défaits en 1565 forme avec Isla et Bormia, les Trois Cités.

La Valette : Le Fort Saint Elme
Le fort San Elmo,  à l'extrémité de la péninsule Sciberras, existait avant la construction de la ville de La Valette. Conscients que c'était un point de défense stratégique contre leurs ennemis, les chevaliers l'avaient fortifié de manière à pouvoir soutenir un siège. En 1565, il fallut 31 jours d'un affreux carnage et d'une résistance acharnée pour que les Turcs en viennent à bout.
***

Un bonjour de Malte où je suis en ce moment avec un petit clin d'oeil spécial à Miriam qui m'a donné envie de voir l'île en relatant son voyage maltais dans son blog.

lundi 26 novembre 2018

Dany Laferrière : Le goût des jeunes filles


Quand on lit Dany Laferrière, on se demande toujours (enfin je me demande), ce qui est vraiment autobiographique et ce qui ne l’est pas. Ce qui est certain c’est qu’il met beaucoup de lui-même dans tous ses romans et que sa famille a tendance, pour notre plus grand plaisir, à être envahissante.
La preuve ? Nous sommes à Miami où Dany Laferrière s’est installé pendant dix ans pour écrire nombre des romans dont Le goût des jeunes filles. Il rend visite à sa tante Raymonde (un personnage que j’adore malgré ou pour ? son irascibilité). Quand il prend congé, elle lui lance :
"De toute façon, tu as assez de matériau aujourd’hui pour pouvoir écrire pendant toute une semaine." "Elle porte son doigt à sa tempe pour me rappeler qu’elle n’est pas encore folle."
Et il est vrai que la relation de cette visite à tante Raymonde qui constitue l’opus 1 du roman est savoureuse à souhait.  Puis le coup de téléphone d’une ancienne amie, Miki, lui permet de reprendre contact avec son passé. Son passé, non ! mais celui d’un adolescent de quinze ans, Fanfan, à Haiti, au temps de la dictature de Duvalier et des tontons Macoutes. Le narrateur est donc à le fois Dany Lafferière qui rend visite à ses tantes, lit les lettres de sa mère mais aussi le héros du livre nommé Fanfan, devenu adulte. Dans quelle mesure Dany et Fanfan ne font-ils qu’un dans la vie ? C’est ce que je ne sais pas. Nous sommes en pleine « autofiction » selon le terme employé à propos de son oeuvre.

Dany Laferrière à l'académie française
1971 Haïti reproduit, avec dix ans de retard, les années soixante en France, l’émancipation sexuelle, le bouillonnement des idées, la remise en cause des valeurs traditionnelles, Françoise Sagan, les groupes et la musique comme moyen d’expression, une jeunesse en ébullition…

Fanfan observe, de la fenêtre de sa chambre, le va-et-vient de jeunes filles dans la maison d’en face. Elle sont belles, sensuelles mais inaccessibles à ses yeux et nourrissent les fantasmes du garçon. Pourtant, lorsqu’il est poursuivi par la police, c’est chez elles qu’il va se réfugier. Nous faisons la connaissance de Miki, Pasqualine, Chouquette, Marie-Erna, Marie-Flore.
C’est à travers le regard de l’adolescent que nous apparaissent ces filles des quartiers pauvres - qu’il  considère comme des déesses - belles mais sans éducation, vulgaires, jalouses, voleuses, intrigantes, prêtes à se déchirer et à se rouer de coups, sans compassion mais aussi sans tabous. Il admire leur liberté, leur manière d’utiliser leur corps selon leur bon plaisir en n’ayant de compte à rendre à personne et surtout pas aux hommes qu’elles tiennent sous leur coupe et qu’elles exploitent à l’occasion. Toutes ont une vie dure et ont affronté depuis leur enfance la misère et le combat pour la vie. Elles se réfugient chez Miki car celle-ci a un amant haut placé et riche qui n’est pas souvent là.
A leur groupe, s’ajoute Marie-Michèle qui appartient à une classe sociale riche qui vit dans « le cercle doré » de Port-au-Prince. Elle tient un journal. Le regard affûté de la jeune fille de « bonne famille »  qui n’a que mépris pour sa mère et les amies de celle-ci, nous permet de découvrir l’autre face de la société haïtienne. Son sens de l’observation, sa lucidité et son intelligence débusquent les travers, l’égoïsme, la froideur de cette classe bourgeoise, imbue d’elle-même, à l’abri de la pauvreté et de la promiscuité, retranchés dans ses riches villas, avec voiture et chauffeur et collaborant sans état d’âme aux crimes du dictateur Duvalier et de son successeur, son fils, Baby Doc, ainsi qu’aux exactions de la police, une société pleine de mépris pour les humbles, dominatrice et peu concernée par la terreur qui règne sur le peuple et la misère qui se creuse toujours plus.
« Choderlos de Laclos, écrit Marie Michèle, en décrivant l’aristocratie de son époque, a du même coup décrit la bourgeoisie haïtienne de la mienne. En fait, les privilégiés de toutes les époques et de toutes les races se conduisent toujours de la même manière. Ils passent leur temps à discuter sérieusement de futilités sans prêter aucune attention aux gens qui crèvent autour d’eux. »
C’est ainsi que  nous découvrons les deux faces complètement opposées de la société de Port-au-Prince. Complètement opposées ? Certes, mais, remarque Marie-Michèle, il y a la même cruauté, la même méchanceté dans les rapports entre sa mère et  ses amies. Cependant, alors que chez les filles, les animosités s’expriment avec des mots orduriers et des crêpages de chignon, dans la haute bourgeoisie, personne n’élève le ton, tout se fait insidieusement et avec le sourire, dans la plus grande politesse et la plus parfaite hypocrisie.

Roman politique et social, Le goût des jeunes filles, n'est pas que cela ! C'est aussi un roman d’initiation : le jeune garçon de 15 ans découvre au milieu de ces filles la sexualité mais aussi, son amour pour la poésie. La littérature  tient un grand rôle ici, comme toujours, dans les romans de Dany Laferrière, en particulier avec Magloire Saint-Aude, poète que le narrateur ne peut s’empêcher d’aimer, bien qu’il ait été proche de Duvalier et le poète René Depestre, un ami des humbles.
 
J’ouvre le livre de Magloire Saint-Aude? Comme ça. Une page au hasard. Je lis  :

 Poème du prisonnier
Au glas des soleils remémorés.

C’est fou ! J’arrive ici et je tombe sur un vers qui exprime exactement mon état d’âme. Ce que je ressens dans l’instant. Un poème est bon quand il parle uniquement de nous au moment où nous le lisons.

Le goût des jeunes filles est donc un roman riche, intéressant. Il nous fait découvrir un moment de l’Histoire d’Haïti et c’est extraordinaire comment Dany Laferrière parvient à se glisser dans la mentalité d’une jeune fille de 17 ans de la haute bourgeoise et fait de ce témoignage l’un des aspects les plus passionnants du roman !



mercredi 21 novembre 2018

Carl Safina : Qu'est-ce qui fait sourire les animaux ?


Qu’est-ce qui fait sourire les animaux? Enquête sur leurs émotions et leurs sentiments. C’est ainsi que l’on a choisi de traduire le titre de l’essai de Carl Safina :  Beyond words,  What animals think and feel : Au-delà des mots, ce que les animaux pensent et sentent. Et je préfère de loin le titre anglais car c’est bien de cela que Carl Safina va nous entretenir. Les animaux ne parlent pas, du moins comme nous, mais au delà des mots, quelles émotions ressentent-ils, comment communiquent-ils entre eux, que pensent-ils ?  En un mot, sont-ils intelligents? Oui, répond Carl Safina, mais pas comme nous pour la bonne raison … qu’ils ne sont pas nous ! 

« Mais une fois encore, peu importe que les chiens soient ou ne soient pas exactement comme nous. Ce qui importe, c’est qu’ils soient comme eux.  La question intéressante est comment sont-ils?»

Carl Safina enfonce-t-il des portes ouvertes en parlant ainsi de l’intelligence des animaux ? Et bien non, bien au contraire ! Il y a quelques années, nous explique-t-il, cette affirmation signait la fin de la carrière d’un chercheur, et de nos jours encore elle peut provoquer le mépris de ses pairs. Dans les années 60, je me souviens d’un devoir du bac en philosophie qui nous demandait de réfléchir sur ce sujet mais où nous savions pertinemment qu’il fallait répondre par la négative.  Et cela n’avait pas l’air d’avoir évolué dans les classes de philo quand mes filles étaient en terminale malgré toutes les recherches réalisées depuis par les chercheurs auprès des animaux. 
C’est que reconnaître à un animal une pensée, une conscience ou même des émotions, c’est remettre en cause non seulement le statut de l’homme et sa place dans l’univers mais aussi son confort moral. Peut-on manger des animaux ? interroge dans un autre essai Jonathan Safran Foer ICI, peut-on les transformer en esclave ?  Peut-on les maltraiter, les prendre pour cobayes?

« Quand nous recherchons l’intelligence d’autres espèces, nous commettons souvent l’erreur de Protagoras qui considérait l’homme comme « la mesure de toute chose ». Parce que nous sommes des humains, nous avons tendance à étudier l’intelligence humaine des non-humains. Sont-ils intelligents comme nous ? Non.  Donc nous avons gagné ! Sommes-nous intelligents comme eux? Ça nous est bien égal. Nous exigeons qu’ils jouent notre jeu; nous refusons de jouer le leur. »

C’est ainsi que Carl Safina, spécialiste de la vie marine, professeur d’université, va étudier différentes espèces en se moquant des scientifiques enfermés dans des laboratoires qui refusent de voir ce qui est évident « parce qu’il n’y a pas de preuve ». Il privilégie ainsi ceux qui étudient pendant des années les animaux en liberté, dans leur milieu naturel, d’une manière sérieuse et rigoureuse.  « Observation + Logique », dit-il, est science ». Finalement c’est une réhabilitation de l’anthropomorphisme mais bien sûr à manier avec prudence et  seulement lorsqu’il s’agit d’une évidence !.

«  Nous ne doutons  apparemment jamais qu’un animal qui se comporte comme s’il avait faim éprouve de la faim. Pourquoi ne pas admettre qu’un éléphant qui paraît heureux est heureux ? Nous identifions la faim et la soif lorsque les animaux mangent et boivent, l’épuisement lorsqu’ils sont fatigués mais nous refusons de parler de joie et de bonheur quand ils jouent avec leurs enfants et leurs familles. La science du comportement s’est longtemps appuyé sur ce préjugé -ce qui est antiscientifique. »

Il est donc tout à fait légitime pense Carl Safina de se fier à l’observation de spécialistes, surtout quand elle se poursuit pendant de nombreuses années en milieu naturel, ce qui n’exclut pas le recours à la  preuve scientifique quand elle est possible. Ainsi l’on s’aperçoit que le cerveau d’un animal en train de jouer produit les mêmes hormones qui, chez les hommes, inhibent le stress et provoquent la détente et la joie. Les mêmes processus chimiques sont sollicités quand il s’agit de l’amour pour un bébé chez les humains comme chez les animaux. De même, d’après les chercheurs, les cétacés possèdent peut-être « notre type d’intelligence » car l’on a découvert dans leur cerveau des neurones en fuseau « les TGV du système nerveux » que l’on a cru longtemps être l’apanage de l’homme .
Dans cet essai divisé en trois parties, Carl Safina, étudie les éléphants, les loups et les dauphins en allant  mener des observations sur place. 

Je ne peux vous parler de toute la richesse de cet essai soutenu par une réflexion sur ce qu’est l’intelligence, la conscience, la pensée chez les êtres vivants (et même chez les végétaux). Mais rien d’ardu ou de rébarbatif. Au contraire ! Ce que je peux dire, c’est que le livre est agréable à lire, plein d’humour mais aussi d’amour et de compréhension pour les animaux, rempli d’anecdotes sur leur vie, leur comportement, de découvertes extraordinaires sur leurs émotions, leurs jeux, leur rapport à la mort, leurs relations avec les hommes. A peine ai-je trouvé des longueurs dans la deuxième partie sur les loups où sont repris des observations déjà notées dans la première partie et donc redondants mais je suis bien repartie avec les dauphins et les baleines. De plus, quand Carl Safina se laisse aller à sa passion, c’est bien écrit !

« Les éléphants nouent des liens sociaux profonds qui se sont mis en place depuis la nuit des temps. Les comportement parentaux, la satisfaction, l’amitié, la compassion et le chagrin n’ont pas fait leur apparition du jour au lendemain avec l’émergence de l’humain moderne. Dans l’immense chaudron du temps du vivant, l’origine de notre cerveau est indissociable des cerveaux d’autres espèces. De même que notre esprit. »

 

 De quelques anecdotes


Humour  à l’intention des scientifiques trop fermés, trop rigides  : Nier l’évidence

Carl Safina avec Jude et Chula
« Quand un chien gratte à la porte, certains humains affirmeront mordicus que nous ne pouvons pas savoir si le chien « veut » sortir. (Pendant ce temps, évidemment, votre chien pense : «  Hé! Tu vas m’ouvrir où quoi? Je vais finir par pisser à l’intérieur ») Manifestement, le chien veut sortir. Et si vous vous obstinez à nier l’évidence, vous ferez bien d’avoir une serpillère sous la main. »

Un portrait attendrissant

Carl Safina

« La trompe du nouveau-né est son principal intermédiaire avec le monde… elle remue, renifle, palpe constamment. Mais elle constitue aussi pour lui un dilemme troublant. Ces petites trompes sont des appendices caoutchouteux difficiles à contrôler. Les bébés doivent apprendre à s’en servir. Ils multiplient les expériences, les balançant, les relevant ou les faisant tournoyer pour voir à quoi peut bien servir ce machin bizarre. Il arrive de marcher sur leur propre trompe et de trébucher. Certains la sucent pour se réconforter, comme un enfant humain suce son pouce. »

Le langage des signes : Les singes ne peuvent pas parler avec des sons humains

Washoe,

Le Bonobo Kanzi comprend plus de mille mots anglais, y compris des phrases dotées d’une syntaxe. Washoe, une femelle chimpanzée, a appris le langage de signes et l’a transmis à d’autres. 

Anecdote : Kat, l’assistante de recherche auprès de Washoe attendait un bébé mais fit une fausse couche.

« Sachant que Washoe avait perdu deux de ses propres enfants, Kat a décidé de lui dire la vérité. Elle lui a transmis par signes : MON BEBE EST MORT ». Washoe a regardé par terre. Puis elle a fixé Kat droit dans les yeux et a fait le signe PLEURE, en touchant sa joue juste au-dessous de l’oeil… Ce jour là, quand Kat a voulu s’en aller, Washoe n’a pas voulu la laisser partir. S’IL TE PLAÎT PERSONNE CÂLIN » , a-t-elle dit par signes.

Les orques et les humains : 

L86 avec sa fille Victoria tuée par des explosions de l'US Navy
"Il semble que les orques nous posent des questions si déroutantes qu’elles en sont gênantes. Pourquoi ces créatures déclareraient-elles unilatéralement la paix avec les humains, et non avec des dauphins plus petits et avec les phoques qu’elles attaquent et dévorent? Pourquoi choisiraient-elles de nous prêter assistance, à nous ? Et pourquoi ne nous gardent-elles pas rancune? Pourquoi après tous les harcèlements, captures et perturbations chroniques que nous leur avons infligés, ne manifestent-elles pas au contact des hommes de crainte acquise et transmise, à l’image de celle que les loups, les corvidés et même certains dauphins paraissent enseigner à leurs jeunes?"

dimanche 18 novembre 2018

Montaigne et la mort : Tombe et cénotaphe

Cénotaphe de Montaigne au musée d'Aquitaine.
Le cénotaphe de Montaigne a été restauré en 2018 et à nouveau ouvert au public au mois de mars. Mais le corps de Montaigne ne s'y trouve pas et il a disparu depuis longtemps. Or, je viens de lire dans un article publié récemment, le 16 novembre 2018,  qu'il serait peut-être retrouvé. 

La tombe de Montaigne

La récente découverte dans les sous-sols du musée d'Aquitaine à Bordeaux de restes humains permettra peut-être d'établir enfin s'il s'agit bien de la dépouille disparue du philosophe Michel de Montaigne (1533-1592)

L'actuel maire a raconté comment, dans la réserve des collections médiévales du musée, "une petite construction qui est là depuis plus d'un siècle et à laquelle personne ne s'est jamais intéressé" a attiré l'attention du directeur du musée, Laurent Védrine. Ce dernier a donc percé "deux petits trous" dans le mur de ce caveau jusque-là inconnu. Peut-être a-t-il percé du même coup le mystère de la tombe du philosophe, dont la dépouille a erré d'une sépulture à l'autre depuis son décès en 1592.

Les restes de Montaigne ont beaucoup erré
En 1593, le cercueil de Montaigne est installé dans la chapelle du couvent des Feuillants, situé à ce qui correspond aujourd'hui à l'emplacement du musée d'Aquitaine. En 1802, ce couvent fait place au lycée Royal, dont la chapelle abrite le cercueil jusqu'en 1871. C'est cette année-là que le lycée est détruit par un incendie. Les restes de Montaigne sont alors transportés au dépositoire du cimetière de la Chartreuse, à Bordeaux.

En 1886, nouveau transfert des ossements présumés de Montaigne de La Chartreuse au site initial qui a fait place entre-temps à la faculté des Lettres et des Sciences. C'est là que le tombeau réalisé par l'architecte Charles Durand est installé, dans le hall de la faculté. Depuis lors, le tombeau n'a jamais été ouvert
. Voir la suite  ICI
 

 Le cénotaphe de Montaigne



Le cénotaphe de Montaigne a donc été restauré à la suite d'une collecte publique et peut être vu à nouveau au musée d'Aquitaine à Bordeaux. Il a été commandé par  son épouse Françoise de la Chassaigne et est attribué aux sculpteurs bordelais Prieur et Guillermain, vers 1593.
 Deux médaillons en marbre rouge précisent  :
« François de la Chassaigne, vouée, hélas, à un deuil perpétuel, a fait ériger ce monument pour son époux chéri, homme d’une seule épouse, pleuré à juste titre par la femme d’un seul homme. »
« Il est mort à 59 ans, 7 mois, 11 jours, en l’an de grâce 1592 aux ides de septembre. »

Le lion (détail)
Une vanité (détail)
De chaque côté du tombeau  figurent des épitaphes, l'une en latin, l'autre en grec qui rendent hommage au défunt. L'épitaphe en latin a été traduite en 1861 par Reinhold Dezeimeris et réétudié par Alain Legros de la façon suivante :


 A Michel de Montaigne, périgourdin, fils de Pierre, petit-fils de Grimond, arrière petit-fils de Raymond, chevalier de Saint Michel, citoyen Romain, ancien maire de la cité des Bituriges Vivisques, homme né pour être l’honneur de la nature et dont les mœurs douces, l’esprit fin, l’éloquence toujours prête et le jugement incomparable ont été jugés supérieurs à la condition humaine, qui eut pour amis les plus grands rois, les premiers personnages de France, et même les chefs du parti de l’erreur, bien que très fidèlement attaché lui-même aux lois de la patrie et à la religion de ses ancêtres, n’ayant jamais blessé personne, incapable de flatter ou d’injurier, il reste cher à tous indistinctement, et comme toute sa vie il avait fait profession d’une sagesse à l’épreuve de toutes les menaces de la douleur, ainsi arrivé au combat suprême, après avoir longtemps et courageusement lutté avec un mal qui le tourmenta sans relâche, mettant d’accord ses actions et ses préceptes, il termine, Dieu aidant, une belle vie par une belle fin. »

j'ai trouvé ces renseignements  sur le site du musée d'Aquitaine que vous pouvez aller lire : https://www.pourmontaigne.fr/categorie/actualites/

Montaigne et la mort



  Très jeune, Montaigne eut  peur de la mort.  C'est une angoisse qui le tenaillait sans arrêt et ne le quittait jamais. 

 Il n’est rien dequoy je me soye des toujours plus entretenu que des imaginations de la mort : voire en la saison la plus licentieuse de mon aage, parmy les dames et les jeux, tel me pensoit empesché à digerer à par moy quelque jalousie, ou l’incertitude de quelque esperance, cependant que je m’entretenois de je ne sçay qui, surpris les jours precedens d’une fievre chaude et de sa fin, au partir d’une feste pareille, et la teste pleine d’oisiveté, d’amour et de bon temps, comme moy, et qu’autant m’en pendoit à l’oreille ...

Pour combattre la peur de la mort, c'est d'abord à la philosophie stoicienne qu'il fait appel.

Nous ne savons la mort nous attend, attendons-la partout. Méditer sur la mort, c’est méditer sur la liberté ; qui a appris à mourir, a désappris la servitude ; aucun mal ne peut, dans le cours de la vie, atteindre celui qui comprend bien que la privation de la vie n’est pas un mal ; savoir mourir, nous affranchit de toute sujétion et de toute contrainte. (Livre I  20)

La préméditation de la mort est la préméditation de la liberté. 

Le but de notre carrière, c'est la mort, c'est l'objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comment est-il possible d'aller un pas en avant sans fièvre. Le remède du vulgaire c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? Ôtons-lui l’étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-le, n’ayant rien si souvent en la tête que la mort. ( Livre I , 19)

Tout au long de sa vie, il n'a cessé de réfléchir sur ce sujet et il a évolué peu à peu. Voilà ce qu'il écrit dans le Livre III dans lequel le stoïcisme semble abandonné pour l'adhésion à une sagesse bâtie sur l'observation des lois de la nature.

Il est certain qu’à la plus part la preparation à la mort a donné plus de tourment que n’a faict la souffrance. 
Si vous ne sçavez pas mourir, ne vous chaille ; nature vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment ; elle fera exactement cette besongne pour vous ; n’en empeschez vostre soing. (Livre III 12)

Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le soing de la vie. L’une nous ennuye, l’autre nous effraye. Ce n’est pas contre la mort que nous nous preparons ; c’est chose trop momentanée. Un quart d’heure de passion sans consequence, sans nuisance, ne merite pas des preceptes particuliers.  (...)

 Si nous avons sçeu vivre constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de mesme. Mais il m’est advis que c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est sa fin, son extremité, non pourtant son object. 

 Au nombre de plusieurs autres offices que comprend ce general et principal chapitre de sçavoir vivre, est cet article de sçavoir mourir ; et des plus legiers si nostre crainte ne luy donnoit poids.
Je ne vy jamais paysan de mes voisins entrer en cogitation de quelle contenance et asseurance il passeroit cette heure derniere. Nature luy apprend à ne songer à la mort que quand il se meurt. (Livre III 12)