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mardi 14 janvier 2014

Rosa Montero : Le roi transparent



Tout de suite après mon billet sur La Confrérie des chasseurs de livres, voici encore un roman historique : Le roi transparent de Rosa Montero. Mais il s'agit d'un hasard car il  y a déjà un moment que j'ai lu ce roman recommandé par Keisha sans avoir le temps de le chroniquer.

Aliénor d'Aquitaine

Il y a beaucoup de différences d'un roman historique à l'autre et celui-ci ne déroge pas à la règle. Rosa Montero l'a écrit parce qu'elle est absolument amoureuse de cette période médiévale du XII siècle qui s'étend jusqu'au début du XIII siècle. C'est une époque qui voit de grands bouleversements dans les moeurs et connaît avant la lettre une sorte de renaissance intellectuelle et sociale : période de l'amour courtois, de l'affirmation de la femme, de la cour d'Alienor d'Aquitaine, des troubadours, des romans de Chrétien de Troyes. L'Occitanie est au centre ce renouveau. Bouillonnement des idées qui coexiste avec les guerres, les actes de barbarie des croisés, les croisades des enfants. Sur le plan religieux les cathares introduisent amour et ouverture d'esprit face à l'obscurantisme et le fanatisme de l'Eglise avant d'être finalement anéantis.

Mais le pouvoir absorbe toujours un partie de ce qu'il écrase, et c'est ce qui a germé de nouveau lors de la Renaissance : les résidus de ce temps lumineux.

Cependant Rosa Montero se défend d'avoir voulu écrire un roman historique : elle ne s'est pas documentée dans ce but mais elle est tellement imprégnée par cette époque que sa passion pour ce "temps lumineux" a rencontré son désir d'écrire. Une démarche originale qui explique l'originalité de son propos :

Leola, une jeune paysanne serve, appartient à la famille des Aubenac en guerre contre son voisin. La défaite du seigneur entraîne pillage, massacres et dévastation. Le père de la jeune fille et son fiancé sont faits prisonniers et disparaissent. Sa maison est brûlée. Léola s'enfuit mais pour échapper au sort qui attend une femme dans un pays livré à la soldatesque, Léola, se procure une armure trouvée sur un cadavre et se fait passer pour chevalier. C'est le début d'un apprentissage des armes et de la guerre et d'une errance qui va durer vingt-cinq ans.

Le livre est passionnant car il nous présente l'Histoire par l'intérieur, par la conscience des êtres humains, leurs croyances, leur mentalité, leurs craintes. La narratrice, Léola, petite serve ignorante, raconte sa vie et l'on va voir sa vision du monde évoluer quand elle échappe à sa classe sociale et à sa condition de femme, au fur et à mesure qu'elle apprend à lire et qu'elle est introduite auprès de personnes qui détiennent la culture. Ce qui intéresse l'auteur ne sont pas tant les évènements que d'essayer de saisir les êtres, de penser comme eux. C'est pourquoi , dit-elle :

"ce livre est volontairement anachronique ou plutôt achronique. Au cours des vingt-cinq années que durent les péripéties de Léola sont narrés des évènements qui s'étendent sur un siècle et demi." 

 Car ce que Rosa Montero essaie de capter, c'est l'esprit du siècle. Elle le fait avec beaucoup de réalisme, en s'appuyant sur des connaissances solides, mais en s'affranchissant du carcan de l'Histoire.


Richard Coeur de Lion

Le roi transparent est aussi un roman d'aventures, avec des rebondissements, des moments  effrayants, passionnants : le travestissement de Léola en homme, son apprentissage du maniement des armes, ses combats contre des ennemis redoutables, son emprisonnement,  font partie du plaisir de ce genre de lecture.  Nous nous intéressons au sort des personnages, à Léola , bien sûr, mais aussi à son amie Nynève, à Léon son amoureux, aux Parfaites, les Bonnes Femmes cathares qui lui apportent leur amitié et leur soutien. Léola rencontre aussi des personnages historiques qui ajoutent à notre plaisir, Alienor, son fils Richard Coeur de Lion, Simon de Montfort, le redoutable exterminateur des Cathares, Héloïse, celle de Pierre Abélard… Et même si ces personnages n'ont pas été contemporains, c'est une joie pour le lecteur de pouvoir les rencontrer car ils symbolisent cette période.


Les chevaliers de la table ronde

Mais c'est aussi un roman fantastique car les croyances de ces temps admettent facilement l'existence de personnages doués de pouvoirs magiques, de légendes, de mauvais sorts et d'esprit malins.  Nynève se dit fée, elle a connu Merlin l'enchanteur et la cour du roi Arthur.  Et peu importe que cela soit vrai ou faux car nous sommes ainsi introduits dans l'univers du conte merveilleux.
 La légende du roi transparent qui sert de titre au roman appartient à cette veine fantastique de même que  les  livres ésotériques découverts par Léola. .. Mais ils sont pour Rosa Montero l'occasion de mener une réflexion sur la liberté humaine, sur notre pouvoir de choisir entre le Bien et le Mal. C'est ce que l'abbesse explique à Léola quand celle-ci découvre ce genre de livres :

-Ecoute-moi…. En bonne chrétienne que je suis, je crois au libre-arbitre. Je veux dire que je crois en la liberté ultime de choisir entre le bien et le mal et de façonner son destin. Toutefois il est des peuples qui croient à la fatalité, qui pensent que la vie des hommes est écrite à l'encre indélébile dans de grands livres..

Le pantalon début du XX siècle







Ainsi si Léola incarne une femme qui prend en main son destin, la dame blanche Duodha, choisit, elle, délibérément, d'incarner le Mal et devient la Dame noire.
De plus, Leola comme Nynève, incarnent l'émancipation de la femme et il est curieux de constater que pour y parvenir elles doivent toutes deux passer pour des hommes. Ce n'est pas sans rappeler George Sand au XIX siècle, preuve que l'on n'a pas tant évolué! C'est la seule manière de pouvoir se libérer à moins d'être une femme puissante comme Aliénor d'Aquitaine et les dames de sa cour qui ont accès à la culture et à la liberté.
Libre-arbitre, prédestination, émancipation de la femme, tolérance face au fanatisme, ainsi les questions posées à travers ce roman nous ramènent aussi à nous-mêmes, face à des préoccupations qui nous concernent toujours!

George Sand


Un roman hybride qui mêle un peu tous les genres,  agréable à lire par bien des aspects et qui procure un intelligent et vif plaisir de lecture.

Ce livre a suscité de nombreux billets enthousiastes :

Keisha

Luocine

Ys-Sandrine

Lecture-Ecriture

Un chocolat dans mon roman

mardi 23 juillet 2013

Festival In : Angelica Liddell, Todo el cielo sobre la tierra, un théâtre qui secoue!

Todo  el cielo sobre la tierra d'Angelica Lidell

Todo el cielo sobre la tierra  ( Tout le ciel au-dessus de la terre) est  pour moi ma première découverte d'Angelica Liddell sur scène. Mais je connaissais bien le personnage et son théâtre qui ont secoué les spectateurs  Avignon antérieurement. Je  savais que j'allais assister à un cri de souffrance,  à l'agonie toujours renouvelée d'une femme qui dit son mal être, sa peur de l'abandon et de l'amour … Une blessée grave de la vie pour qui le théâtre est une catharsis salvatrice.

Cette  pièce Todo cielo el Sobro la Tierra  porte comme sous titre Le syndrome de Wendy. Wendy, bien sûr c'est Angelica Liddell et  toutes les filles qui refusent  de grandir, effrayées par la perspective de l'âge adulte, par la décrépitude du corps et de l'esprit qui les attend. Les vers de  William Wordworth  qui reviennent  dans la pièce comme un leit motiv  disent cette peur d'une autre manière :

 Et si rien ne peut ramener l'heure
De la splendeur dans l'herbe, de l'éclat dans la fleur
Au lieu de pleurer, nous puiserons
Nos forces dans ce qui n'est plus.

A la  voix sentencieuse d'un professeur qui interroge, on entend une jeune élève répondre : "Je crois que cela signifie que lorsque nous sommes jeunes nous vivons d'idéaux, mais quand nous perdons notre jeunesse nous devons trouver en nous les forces pour vivre".

Jouée dans la grande cour du lycée Saint Joseph,  la pièce est pour moi très nettement divisée en trois parties dont je ne suis pas arrivée  forcément à voir la logique au moment où le spectacle se déroulait, ce qui fait que j'ai eu des difficultés à entrer dans l'univers d'Angelica Lidell. Ce n'est que peu à peu que j'ai vu le puzzle se mettre en place, la cohérence apparaître.

Angelica a écrit cette pièce en hommage aux soixante-neuf jeunes gens tués sur l'île d'Utoya en Norvège en 2011 par Anders Breivik. La première partie de la pièce est une réflexion sur ce massacre, sur l'horreur insoutenable qui lui est inhérent, sur la difficulté de continuer à vivre face à une telle monstruosité. A l'image de l'île d'Utoya se superpose alors celle de Peter Pan, le pays où se réfugient les enfants qui ne veulent pas grandir car la métaphore de la mort est très apparente dans le mythe de Peter Pan. Est-ce à dire que pour ne pas grandir, il faut mourir jeune comme les enfants d'Utoya?
C'est là que Peter Pan amène Wendy-Angelica, pour la soustraire à la terreur et à la solitude. Pourtant malgré le tragique du propos, ce début m'a laissé  froide, occupée que j'étais à comprendre le sens et le pourquoi et le comment! Le théâtre de Lidell n'est pas d'un abord aisé pour une non-initiée!

La seconde partie nous amène en Chine. Il faut dire que chaque fois que Angelica Liddell est  malade de dégoût et de peur, elle apprend une langue étrangère. C'est ce qu'elle a fait cette fois encore avec le chinois. Puis elle est allée se perdre, toute petite, insignifiante, dans la grande ville de Shanghaï. Sur scène, retentit la musique du compositeur chinois, Hong Dae Sung, qui a créé des valses pour le spectacle. Un couple venu de Shanghaï valse. Ils sont âgés, ce ne sont pas des danseurs professionnels mais ils aiment danser, on le sent. La musique est belle, douce, joyeuse, les valses s'enchaînent, spectacle hors du temps. Etonnement des spectateurs et même protestations à côté de moi, visiblement ce n'est pas cela que l'on attend d'Angelica! Pourtant je comprends son propos, c'est comme si elle s'enfermait dans un monde idéalisé où la vieillesse n'est pas une déchéance, une parenthèse qui la soustrait à l'horreur de la réalité. Shanghaï comme une île lointaine accueille Wendy.



Et puis la troisième partie! Là, Angelica est seule sur la scène, plus rien ne la protège de la souffrance et sa voix éclate, s'élève et semble envahir l'espace au-dessus de nous. Elle crie sa haine des mères, elle qui a toujours refusé d'en être une, elle crie son mépris de celles qui exploitent leurs enfants en exigeant amour et reconnaissance, celles qui se drapent dans ce rôle de mère pour acquérir un "supplément de dignité". Elle dit surtout comment sa propre mère a détruit en elle le bonheur en la punissant d'éprouver ce sentiment, comment elle a fait en sorte que le rire soit synonyme de honte et de péché. Elle dit sa solitude, sa peur de l'abandon, sa soif d'être aimée. Et tout son corps se tord et participe à cette souffrance tandis que se découpe l'ombre géante de sa silhouette torturée sur les hautes façades de l'ancienne bâtisse du lycée Saint Joseph. Sa voix se métamorphose, rugit, murmure, prend des inflexions profondes qui semble sortir de ses entrailles. Car il s'agit bien de cela, un rugissement qui surgit de l'intérieur : la douleur est physique et transmissible, le spectateur l'éprouve, le spectateur chavire tandis que les enfants d'Utoya s'écroulent sur la scène dans leur vêtement ensanglanté… L'obscurité se fait! Les spectateurs restent silencieux, sonnés!  Il faut un moment pour revenir à soi-même et donner à Angelica Liddell les remerciements qu'elle mérite.


Chez Eimelle

samedi 12 mai 2012

Antonio Altabirra/ Kim : L'art de voler



L'art de voler de Antonio Altabirra est un roman graphique. J'avoue qu'au départ ces toutes petites vignettes sagement alignées, en noir et blanc, ne m'enthousiasmaient pas! Je trouvais à priori la conception un peu vieillotte à côté des bandes dessinées actuelles. Mais... sur les conseils de Wens,  du blog En effeuillant le chrysanthème, - "lis-le et tu verras!" - , je me suis lancée dans cette lecture! Que dis-je lancer? Plutôt plonger, enfoncer, perdue, et je n'ai pu quitter de roman avant la fin. Roman estampillé donc : lu d'une seule traite, roman prenant, passionnant d'où naît tristesse, nostalgie mais aussi attachement et admiration pour le personnage central.

Antonio Altabirra part d'un fait réel : Un homme de 90 ans se jette du quatrième étage d'une maison de retraite. Oui mais ce vieillard, c'est son père, un autre lui-même.  Altabirra nous raconte alors la vie de son père, Antonio, et son enfance pauvre dans un petit village rural d'Aragon, comment il s'arrache à cette vie âpre de petit paysan attaché à son lopin pour la misère de la grande ville, pris ensuite dans l'engrenage de la guerre civile qui l'oblige à choisir son camp. Lui qui refuse de tuer et feint d'être un mauvais tireur s'engage alors dans l'armée anarchiste où il devient chauffeur. De quoi lui rappeler ses jeunes années quand il pilotait une automobile en bois et s'envolait en rêve avec elle dans le ciel....

Oui, mais le rêve n'est pas pour des gens comme Antonio. Ce roman raconte, à travers l'histoire individuelle, la vie brisée de toute une génération d'espagnols jetés dans la guerre civile, du côté des perdants... Ces "soldats de Salamine" dont parle Javier Cercas dont les déchirements ne s'arrêtent pas avec la fin de la guerre civile mais continuent en France où ils sont parqués dans des camps. Enrôlés dans une autre guerre et, malgré la part qu'ils ont pris dans la résistance, poussés par la xénophobie française à revenir en Espagne après 1945, malgré le franquisme. Ils n'ont jamais connu la liberté.

Le personnage d' Antonio est un homme sympathique avec ses défauts et ses faiblesses. Il devra faire des compromis et mettre ses idées sous éteignoir pour faire vivre sa famille. Mais il n'abandonne jamais complètement ses rêves de liberté. Qu'il les réalise en se jetant d'une fenêtre de sa maison de retraite où il est encore traité comme un prisonnier en dit long sur ce qu'a été sa vie! Nous sommes aussi touchés par la tendresse et l'admiration que l'écrivain porte à son père.  D'où la totale empathie que nous éprouvons envers ce personnage hors du commun.

Quant au graphisme de Kim qui m'avait d'abord peu attirée, voilà qu'en me penchant sur ces petites images, je suis entrée entièrement dans ce monde, prêtant attention aux détails révélateurs des sentiments des personnages, à la reconstitution  historique  précise. Mes préjugés sont tombés. L'aspect miniature du dessin nous oblige à être près des gens, de leur misère, de la violence autour  d'eux.  D'où la totale empathie que nous éprouvons envers eux. Nous faisons partie du décor et comme il est bien sombre nous en ressortons avec le coeur serré!


 Challenge d'Ys dans le cadre des romans graphiques

jeudi 12 avril 2012

Camilo José Cela : Les nouvelles aventures et mésaventures de Lazarillo de Tormes



Dans Les nouvelles aventures et mésaventures de Lazarillo deTormes, Camilo Jose Cela s'inspire du grand roman picaresque espagnol du même nom, classique du XVI °siècle, écrit par un auteur anonyme.

Le picaro, est un type traditionnel dans la littérature espagnole. Il s'agit d'un mauvais garçon, orphelin, né dans les plus basses classes de la société, misérable mais rusé et habile, qui gagne sa vie en volant ou en mendiant au cours de son errance de ville en ville. Il rencontre des personnages caractéristiques dont il devient le serviteur, le complice et bien souvent la victime... En France, le Picaro a inspiré Lesage et son Gil Blas de Santillane au XVIII siècle.
Camilo Cela obéit, avec cette oeuvre contemporaine, à tous codes du roman picaresque. Son personnage, Lazarillo de Tormes, qui se croit descendant du premier parce qu'il porte le même nom, est abandonné par sa mère chez des chevriers. Il n'a jamais connu son père. Il est élevé à la dure dans la montagne  et devient dès l'âge de huit ans apte à gagner sa vie, travail pénible souvent récompensé par des coups; aussi dès qu'il le peut, il s'enfuit, quittant subrepticement sa famille d'accueil pour partir à l'aventure sur les routes. Il rencontrera successivement des personnages haut en couleurs, brigands, fripons, menteurs, qui deviendront ses maîtres : musiciens ambulants, hidalgo poète, mendiant philosophe, romanichels, sorcière...
Comme il se doit dans la tradition picaresque, le récit est raconté par le héros du roman devenu vieux. Le narrateur âgé finit toujours aussi démuni, misérable, soulignant, et c'est la conclusion amère de cette l'histoire, qu'un pauvre ne peut échapper à sa condition :
Si j'ai commencé la vie plein d'entrain et si je l'achève accablé il faut en accuser le peu d'habileté que Dieu m'a donné pour ce genre de lutte et ne pas oublier qu'on ne peut demander au peuplier de produire des poires ni aux fontaines des chemins de laisser couler du vin. Lazarillo, le personnage de Cela est peut-être un fripon, c'est sûr, et comment pourrait-il en être autrement puisqu'il n'a connu que la misère et le manque d'amour? Pourtant si ce qu'il fait n'est pas toujours sympathique, il ne peut nous laisser indifférent car il y en en lui une étincelle de franchise, de bonté, de solidarité qui ne demande qu'un peu d'amitié pour s'éveiller. La mort du  seul maître qui soit bon pour lui, le prêtre philosophe, est pour lui un arrachement. C'est un moment tragique du livre où la narration de Camilo Jose Cela serre le coeur. 
Jamais je n'eus un père à aimer, ni un ami avec qui pleurer dans le malheur, en dehors du pénitent Félipè. alors -Dieu sait si ce n'était pas un pressentiment de la solitude qui devait toujours être la mienne,- une telle douleur me bouleversa, j'éprouvai un chagrin si aigu que je crus mourir moi-même devant ce spectacle qui blessa profondément ma volonté : la mort de mon maître, une de deux seules personnes de bien que j'aie rencontrées dans ma vie.Lazarillo est aussi capable d'acte de courage même s'il ne sait trop comment il y parvient. Il est semblable en cela à l'Humanité capable du plus grand Bien comme du plus grand Mal.
Alors, je ne réfléchis à rien, absolument à rien et je compris que dans la vie on ne réfléchit qu'aux petites choses. Les grandes choses, les rares grandes choses, les rares grandes choses nous les faisons sans y penser.
Ainsi lorsqu'il s'enfuit, une fois encore, pour échapper à la brutalité des bohémiens, il emmène avec lui Marie et son bébé, jeune femme maltraitée par ses maîtres, le chien Colosse et l'ours Ragusain qui l'ont bien mérité et à qui il parle comme des amis.
Finalement comme tous les romans picaresque, ces Nouvelles aventures et mésaventures de Lazarillo de Tormes nous montrent un héros profondément solitaire, qui ne connaît que la faim et la violence au milieu d'une société indifférente. Ce qu'il a certainement de neuf par rapport à l'oeuvre du XVI siècle, c'est que l'on ne sent pas l'acceptation de cet état de choses. L'auteur du XVI siècle partait d'une réalité qui était la normale dans une société que l'on décrivait cruelle et terrible mais sans la remettre en cause, l'important étant de ne pas mourir de faim. Camillo Jose Cela, au XX°siècle, montre, lui, une société inégalitaire basée sur l'égoïsme, l'hypocrisie, dans laquelle, que l'on soit mendiant ou nanti, l'homme ne cherche qu'à tirer profit du plus faible. Ainsi le pharmacien fait travailler Lazarillo sans le payer et le gruge comme l'ont fait les musiciens de rue qui lui ont volé son petit pécule. Le livre se termine donc sur un constat amer et pessimiste qui est certainement une remise en cause  de cette société  et qui témoigne dans tous les cas d'une empathie avec les malheureux.
J'eus de bons et de mauvais moments; je connus des jours heureux et des semaines de malheur; je jouis d'une bonne santé et souffris de faim plus que jamais..
Conter ce long chemin, pourquoi? Il fut le sentier épineux de tous ceux qui me ressemblent...



Camilo Jose Cela
Né en 1916 dans un petit village de Galice, Camilo Jose Cela fit ses études à Madrid, et entra à la faculté de Droit. Il fonda la très importante revue Papeles de son  Armadans. Membre de l'académie espagnole de la langue depuis 1957, il a écrit une trentaine de livres parmi lesquels La ruche publié en 1958. Il a obtenu le Prix Nobel de littérature.



Roman lu dans le cadre du challenge de les 12 d'Ys : les prix Nobel

mardi 13 mars 2012

Je suis taguée : Ma corbeille de PAL


 Auguste  Renoir

Et oui, je suis taguée, le tag du sac, et c'est seulement  maintenant que je réponds à Jeenen (que la belle bretonne bretonnisante, pardonne mon retard!). Et comme l'intérieur de mon sac donne le vertige, monstre noir qui avale tout ce qu'il trouve, j'ai eu l'autorisation  extra-spéciale (de la magnanine Bigoudène) de pouvoir vous montrer l'intérieur  de ma corbeille de PAL à la place. Mais je m'arrêterai à dix livres, ne souhaitant pas vous imposer l'étendue du désastre!
Et oui, car moi aussi j'ai une PAL, cette maladie horrible qui vous saute dessus inévitablement quand vous êtes blogueuse! J'avoue que lors de mes débuts outrecuidants dans la blogosphère, non seulement je n'étais pas atteinte de ce mal pernicieux mais encore je ne savais pas ce que c'était! * Je regardais avec étonnement, pour ne pas dire commisération, les copines blogueuses. Et d'abord qu'est-ce qu'une PAL et pourquoi cela paraît-il si douloureux? 90 ans plus tard,  au cours de ma longue carrière de blogueuse, je le sais enfin! Je croule sous les livres non lus tout en m'en procurant toujours d'autres et ce n'est plus un corbeille mais une bibliothèque qu'il va me falloir! Maintenant si vous voulez une explication de ce phénomène- devrais-je dire de cette pandémie -  je laisse le soin à un sociologue ou un ethnologue  de vous l'exposer!



 La liseuse de Paul Fournel
 Celui-là, c'est Aifelle  qui m'a poussé à l'acheter. Il faut dire que je  suis depuis peu l'heureuse propriétaire d'une tablette numérique, une liseuse. Et justement le livre de Paul Fournel explore ce sujet-là! Avec humour  d'où ma curiosité! Je sens que je ne vais pas trop attendre pour le lire. NON! Mon kindle ne remplacera jamais le livre papier que j'aime tant mais je vais bientôt partir à New York et j'avoue que ne pas avoir à charger ma valise de bouquins est un argument convaincant!
La stagiaire entra dans le bureau de Robert Dubois, l'éditeur, et lui tend une tablette électronique, une liseuse. Il la regarde, il la soupèse, l'allume et sa vie bascule. Pour la première fois depuis Gutenberg....


  Camilo José Cela : Nouvelles aventures et mésaventures de Lazarillo de Tormes :  choisi dans le cadre du challenge des 12 d'Ys pour les prix Nobel. J'avoue que je suis curieuse de savoir  ce que  C.J. Cela a fait de Lazarillo de Tormes, un roman picaresque que j'ai aimé et étudié! Il fallait un bien grand talent -et, disons-le, une certaine audace- pour écrire un Lazarillo moderne, à l'image de l'universel chef d'oeuvre espagnol du XVI ème siècle
Pauline Klein :  Alice Khan , un livre prêté par ma fille avec ses chaudes recommandations. Je ne sais rien de lui et de l'auteur! A découvrir! 
Mais je dépose des traces de ma présence!





Höderlin : Odes, élégies, Hymnes:  Et là c'est de ma faute! Pour mon challenge romantique je me suis promis de découvrir la littérature allemande, en particulier les poètes! Notre journée humaine, ah! que ses bornes sont étroites!

 Alexis Jenni : L'art français de la guerre : Je suis en train de ressortir mes cadeaux de Noël! Et oui, un prix Goncourt, ça ne se refuse pas! J'allais mal; tout va mal; j'attendais la fin. Quand j'ai rencontré Victorien Salagnon, il ne pouvait être pire, il l'avait faite la guerre de vingt ans qui nous obsède...



Laurent Gaudé : Les Oliviers du Négus :  j'ai très envie de le lire mais arrive toujours une autre lecture plus"urgente" liée à un challenge, une LC! Un vieil homme croit entendre chevaucher Frédéric II dans le royaume des Enfers. Un centurion marche vers une Rome gangrénée dont il devance l'agonie...

Edward Abbey : Désert solitaire : Et là pour les livres de Nature Writing, c'est Keisha la fautive et Folfaerie! Peu de livres ont autant déchaîné les passions que le livre que vous tenez entre les mains. Publié la première fois en 1968, Désert solitaire fait partie de ces rares livres dont on peut affirmer sans exagérer qu'il "changeait les vies"...

 Un si parfait jardin, un petit livre déniché par mon gendre, d'un auteur algérien  Sofiane Hadjadj , illustré par des photographies de Michel Denancé, photographe d'architecture. Le 21 Juin 2003, un mois après le terrible tremblement de terre qui frappe les environs d' Alger, Naghem L..., vient évaluer les dégâts occasionnés au célèbre jardin d' Essai.







 Jean Claude Michéa : le complexe d'Orphée, la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès :  un essai prêté par des amis.  C'est que gauche et Droite ont rallié le mythe originel de la pensée capitaliste : cette anthropologie noire qui fait de l'homme un égoïste par nature






Enfin, toujours dans le cadre du challenge d'Ys, le roman de Toni Morrisson, Tar baby que je viens de finir et dont il faut que je rédige le billet.  Mais si j'ai bien compris, ce livre n'est plus dans ma PAL mais dans ma LAC, liste de livres à commenter.

*Petite note pour un Candide faisant ses premiers pas  dans nos blogs  : P.A.L =  Pile de livres à lire et comme rien n'arrête les blogueuses, elles ont aussi inventé la L.A.L  = liste de livres à lire.

jeudi 12 janvier 2012

juan Manuel de Prada : La tempête


La Tempête de Giorgione

 La Tempête. Si j'ai choisi ce roman de Juan Manuel de Prada, c'est pour la référence à l'oeuvre du Gorgione qui allait m'amener inévitablement à Venise! Bingo!  Je suis arrivée dans la Serinissime en plein mois de Janvier avec  Alejandro Ballesteros, universitaire espagnol, qui a dilapidé sa vie, dit-il, à l'exégèse de ce tableau. Une fois sa thèse finie, Ballesteros se rend à Venise pour voir l'oeuvre. Enfin! A peine parvenu dans sa chambre d'hôtel, il téléphone, impatient, au directeur du musée de l'Accademia, Gilberto  Gabetti qui doit lui servir de cicerone et lui donner son avis de spécialiste sur sa thèse. Mais voilà que, de sa fenêtre, il assiste en direct à un meurtre. Un homme est poignardé sous ses yeux. Mais dès lors qu'il se porte au secours de la victime et qu'elle meurt dans les bras, Ballesteros va être impliqué dans ce meurtre même si le soutien de Gabetti lui évite d'être soupçonné. Il découvre bien vite que le mort est un célèbre faussaire, ami de Gabetti et professeur de Chiara,  fille adoptive de ce dernier.

J'avoue avoir été déçue par ce roman même s'il a été couronné d'un prix littéraire en 1997. Il repose d'abord sur une invraisemblance difficile à avaler  :  un universitaire travaille pendant des années sur la Tempête à partir de reproductions, publie une thèse qui se révèle "un pavé" sans avoir jamais vu l'original! Très crédible, en effet!  Et comme une partie de l'intrigue  repose sur le fait qu'il n'a jamais vu le tableau, on tombe dans le ridicule. L'histoire "policière" ne m'a donc pas convaincue. 
Je n'ai pas accroché, non plus, aux personnages de Gilberto Gabetti et de sa fille adoptive Chiara qui m'ont paru invraisemblables et inconsistants, et n'ai pas été touchée non plus par l'amour fou de notre universitaire pour Chiara tant le récit manque de conviction..
L'analyse du tableau de Giorgione ne m'a rien appris  nouveau. J'ai déjà lu des interprétations de cette image mystérieuse et, en fait, à l'encontre de ce j'espérais, ce  n'est pas vraiment le sujet du roman. Reste la description de Venise que Ballesteros découvre sous la neige, ce qui donne lieu à quelques passages bien écrits mais parfois redondants car Venise, associée à la mort,  ne trouve jamais grâce aux yeux de l'écrivain et n'est décrite que par sa décrépitude et ses immondices.  mais ma foi, pourquoi pas? Après tout Thanatos aussi est séduisant!

Nota :  Certaines critiques disent que ce n'est pas le livre le plus réussi de Prada. j'ai donc l'intention d'en lire d'autres.

Juan Manuel de Prada est né en 1970 à Baracaldo en Byscaye.

Les 12 d'Ys : Javier Marias: Un coeur si blanc



Un coeur si blanc de Javier Marias  est un coup de... coeur! Dès le premier chapitre, en effet, qui s'ouvre sur le suicide de Teresa, une jeune femme, tout juste revenue de voyage de noces avec Ranz, son mari, j'ai été happée par la force de cette scène analysée par le menu, appréhendée par le détail. En attirant l'attention sur tout ce qui entoure la mort, les attitudes que chacun adopte machinalement, les gestes mécaniques, parfois absurdes ou bizarres en ces circonstances tragiques, du père, de la soeur de la mariée, des invités, l'écrivain nous décrit la mort comme un spectacle, une mise en scène terrible qui se met en place devant nous où chaque acteur est aussi spectateur. Car  ce qui est saisi par les sens, par la vue : le sang, le soutien gorge enlevé, le sein déchiqueté, par l'ouïe : le robinet qui coule, le commis de l'épicerie qui siffle, ne peut l'être par l'esprit plongé dans le chaos, la stupeur, incapable de raisonner. L'écrivain pose le décor, montre les déplacements extérieurs, construit la  scène, la précise, l'affine et ce qui est extérieur va finir par être ressenti par nous-mêmes de l'intérieur comme si nous étions, par exemple, le père de Teresa, hébété, incapable de réfléchir avec cohérence et d'agir.

Cette première scène a une telle puissance d'émotion qu'elle pourrait avoir une vie en elle-même, être une nouvelle. Elle présente même, comme toute bonne nouvelle, une chute :  Tout le monde dit que Ranz,(...),  le mari, mon père, n'avait pas eu de chance, puisqu'il devenait veuf pour la deuxième fois"

Mais cette phrase nous invite à poursuivre le récit avec le mot "mon père"  qui nous permet de découvrir le narrateur. Juan est le fils de Ranz. Son père s'est remarié avec Juana, la soeur cadette de Teresa, et Juan est né de leur union bien après le drame. Il a longtemps cru que sa tante Teresa était morte de maladie et personne n'a jamais découvert non plus pourquoi elle s'était suicidée. Il parle quatre langues, est interprète dans les grands sommets internationaux auprès de chefs d'état et c'est à une de ces occasions qu'il découvre Luisa, interprète elle aussi, au cours d'une rencontre entre les chefs du gouvernement anglais et espagnol. Son récit débute avec son mariage et le malaise qu'il va ressentir devant une confidence de son père après la cérémonie. Une  scène qu'il surprend entre un homme et une femme inconnus dans la chambre voisine de la sienne pendant son voyage de noce à Cuba accentue encore cette inquiétude.
Le roman nous livrera ce secret de famille que Juan ne veut pas connaître mais dont il besoin pourtant pour assumer sa vie.

Les thèmes de ce roman sont incroyablement riches et me touchent particulièrement.
Celui de la mémoire par exemple, de l'impossibilité de retenir l'image de ce qui s'est passé d'où la multiplication à notre époque des moyens de reproduction pour retenir de passé : or pendant que nous essaierons de  le revivre, de le reproduire ou de le rappeler et d'empêcher qu'il soit passé, un  temps différent aura lieu au cours duquel, sans doute, nous ne serons pas ensemble, ne décrocherons pas le téléphone, ne nous déciderons à rien et ne pourrons éviter aucun crime, aucune mort (sans pour autant les commettre et les causer), parce que nous le laisserons passer hors de nous comme s'il n'était pas nôtre, dans cette tentative morbide de le faire durer et de revenir quand il est déjà passé."

La difficulté de donner un sens à notre vie  qui n'est parfois qu'illusion et non-sens  et pourtant...
Ce qui se fait est identique à ce que nous ne faisons pas, ce que nous écartons ou laissons passer, identique à ce que nous prenons ou nous saisissons, ce que nous ressentons, identique à ce que nous n'avons pas éprouvé, pourtant notre vie dépend de nos choix et nous la passons à choisir, rejeter, sélectionner, à tracer une ligne qui sépare ces choses équivalentes, faisant de notre histoire quelque chose d'unique qui puisse être raconté et remémoré.

Sur l'essence des relation humaines et l'amour :
Toute relation personnelle est toujours une accumulation de problèmes, d'insistances, mais aussi d'offenses et d'humiliations." "Tout le monde oblige tout le monde, non pas tant à faire ce qu'il ne veut pas, que ce qu'il ignore vouloir, car pratiquement  personne ne sait pas ce qu'il ne veut pas, et moins encore ce qu'il veut, et cela, il n'y a aucun moyen de la savoir.

Le thème de la  culpabilité et de l'innocence si important dans le roman est abordé par le biais de Shakespeare et Macbeth : "I have done the deed" "j'ai fait l'acte" dit Macbeth quand il a tué Duncan sur les instigations de sa femme. Pour apaiser son effroi Lady Macbeth qui vient de plonger ses mains dans le sang de Ducan pour barbouiller le visage des serviteurs et les faire accuser, murmure  à son mari : "Mes mains ont la couleur des tiennes mais j'ai honte de porter un coeur si blanc". Un coeur si blanc, c'est le titre du roman qui s'éclairera pour le lecteur au dernier chapitre.
 Une instigation n'est rien d'autre que des mots, des mots sans maître que l'on peut traduite, qui se répètent de bouche en bouche, de langue en langue et de siècle en siècle... les actes eux-mêmes dont personne ne sait jamais s'il veut les voir accomplis, tous actes involontaires, les actes qui ne dépendant plus de ces mots dès qu'ils se réalisent, mais les effacent, restent coupés de l'après et de l'avant, eux seuls subsistent, irréversibles, alors qu'il y a réitération et rétractation, répétition et rectification des mots, ils peuvent être démentis ... il peut y avoir déformation et oubli.

Et certes les propos du livre et la manière d'envisager la vie sont bien noirs. Pourtant lorsque Juan saura la vérité, son pessimisme se tempère. Il peut désormais envisager un avenir avec Luisa et même si nul ne peut jurer que l'amour est éternel, il est important d'avoir quelqu'un que l'on aime et qui nous aime.Car c'est finalement l'amour qui peut nous sauver du non-sens.

Une des caractéristiques de l'écriture de Javier Marias tout au cours du roman,(nous l'avons vu dès la première scène) est l'analyse très précise, très fine, qui donne son importance aux détails; or ceux-ci finissent par être essentiels et nous amènent à participer! Un autre de ces particularités est un procédé de réitération des scènes, des paroles telles qu'elles ont été dites, des voix qui font écho avec leur intonation précise, et qui reviennent à plusieurs reprises comme un leit-motiv, comme si la scène recommençait inlassablement dans un processus qui rappelle celui de la mémoire, une scène vécue et revécue parce qu'on ne peut pas ou que l'on ne veut pas l'oublier.   Mais dans ces répétitions s'introduisent des variantes où l'on voit peu à peu le personnage se transformer et s'ouvrir. Et c'est ainsi que ce "romancier de la construction et de l'intelligence" comme il est dit de Javier Marias dans la quatrième de couverture, le devient aussi de l'émotion. C'est ainsi que nous sommes gagnés par la nostalgie de ces mots, de ces efforts démesurés et vains de la mémoire, qui, à travers ce récit tragique, nous parle de nous, de la difficulté de donner un sens à notre vie, d'aimer mais qui est aussi un encouragement à continuer tant que l'on a quelqu'un  dans notre sommeil pour nous protéger et nous aimer.

...nous nous sentons vraiment protégés que lorsqu'il y a quelqu'un derrière nous, quelqu'un que nous ne voyons pas forcément, qui couvre notre dos de sa poitrine tout près de nous frôler, qui finit toujours par nous frôler, et au milieu de la nuit, quand nous nous réveillons en sursaut à cause d'un cauchemar ou parce que nous ne pouvons trouver le sommeil, parce que nous sommes fiévreux ou que nous nous croyons seuls, abandonnés dans le noir, nous n'avons qu'à nous retourner et voir, juste en face de nous, le visage de celui qui nous protège et qui se laissera embrasser partout où l'on peut embrasser (sur le nez, les yeux et la bouche, le menton, le front et les joues; et les oreilles, c'est tout le visage) ou qui, peut-être, nous mettra la main sur l'épaule pour nous apaiser, ou pour nous tenir, ou pour s'agripper peut-être.

PS : J'ai adoré aussi la présentation du métier d'interprète lors dans grandes conférences ou sommets internationaux traitée avec un humour noir décapant... Et les relations de Juan avec son amie Berta  une femme blessée par la vie et aux réactions assez surprenantes.




Rosa Montero : La fille du cannibale



Dans La fille du cannibale Lucia Romero, écrivain pour enfants, la quarantaine bien sonnée,  part en voyage avec son mari Ramon Iruna qui est fonctionnaire au ministère des Finances. Juste avant l'embarquement, celui-ci part aux toilettes mais il n'en ressort jamais. Lucia, angoissée a l'idée de rater l'avion, n'a pourtant pas quitté la porte des yeux. Qu'est devenu Ramon? Les recherches de la police sont infructueuses. Quand Lucia reçoit une demande de rançon par une organisation terroriste, elle va livrer elle aussi sa propre enquête, épauler en cela par ses voisins, un vieil anarchiste de quatre-vingt ans surnommé Fortuna qui n'a pas froid aux yeux et un jeune homme de vingt ans, Adrian, trop jeune pour elle ... mais terriblement séduisant!
L'enquête policière assez complexe et rocambolesque permet à  Lucia de découvrir ses sentiments, de secouer les habitudes ancrées que l'on ne remet pas en question parce que l'on se laisse enliser dans la routine quotidienne. En faisant le point sur sa vie, elle s'aperçoit que tout n'y est pas si rose.  D'abord, elle n'aime plus Ramon. Il y a bien longtemps qu'il n'y a plus rien entre eux! Elle prend conscience qu'elle ne sait rien de cet homme qui lui paraissait si banal et si lisse! Ensuite, elle déteste Belinda la cocotte, l'héroïne idiote de contes stupides qu'elle écrit pour les enfants..  Enfin, elle a quarante ans, un dentier et de nombreuses cicatrices dus à un accident de la route et c'est très lourd à assumer. Si l'on ajoute que ses parents, d'anciens acteurs narcissiques, sont incapables de lui apporter le moindre soutien moral, qu'elle est la fille d'un présumé cannibale (son père ayant mangé de "l'homme" pour survivre au cours d'un dramatique accident, du moins c'est ce qu'il raconte), si je vous dis encore qu'elle tombe amoureuse du nouveau voisin qui pourrait être son fils... etc... vous comprendrez que le roman de Rosa Montero n'est pas sans sel et  la vie de son héroïne de tout repos. Ceci raconté avec humour (noir souvent) qui n'exclut pas la gravité et une réflexion désabusée et lucide sur la vie en général, et en particulier sur les rapports entre hommes et femmes dans le couple, sur le statut de la femme aussi.  Et elle a  parfois la dent dure et le verbe mordant!.
C'était une de ces femmes dont la raison de vivre est la maternité, comme si accoucher était l'oeuvre suprême de l'Humanité, celle qui nous intronise dans l'Olympe aux côté des lapins.

 Mais au-delà de l'humour, il y a la souffrance de vieillir, la peur de la  solitude et de la mort, la déception face à une réalité que l'on trouve trop dure et que l'on refuse d'accepter.

Le récit de Lucia qui parle à la première personne est entrecoupé par celui de notre anarchiste  qui a été torero, une façon d'ailleurs de nous faire découvrir ce métier dans les années 30 et ses facettes surprenantes.  Le vieil homme raconte le voyage qu'il fit, enfant, à la suite de son frère, en Amérique du Sud et comment, au Chili, il fit parti de la bande d'anarchistes de Duretti. Il nous fait pénétrer ensuite dans le milieu anarchiste espagnol et revivre ainsi l'Histoire de l'Espagne, ce qui est l'un des aspects les plus passionnantes du roman. Le récit est vibrant et souvent douloureux comme lorsque Fortuna évoque la guerre civile :  Moi je suis entré dans le malheur ce 18 Juillet 1936 et à partir de cette date les choses n'ont fait qu'empirer :  la défaite des républicains, l'exil, les camps de concentration français, la deuxième guerre mondial, le franquisme : Mais nous pouvons supporter dans nos vies une haute dose de souffrance. Au départ nous pensons que nous allons pouvoir la surmonter, en réchapper. Que nous avons déjà laissé le pire derrière nous parce qu'il ne peut rien arriver de pire que ce qui a été vécu. Mais oui, évidemment, bien sûr  qu'il peut y avoir pire. Ne tentez pas le malheur. C'est un bourreau sadique.

A travers ce personnage Rosa Montero parle aussi  et d'une très belle manière du problème du Bien et du Mal, de la vieillesse, de l'acceptation et de la compréhension de la mort et il transmet son savoir à Lucia. 
Il n'y a pas à avoir peur de la réalité parce qu'elle n'est pas que terrible, elle est belle aussi.
La vie est beaucoup plus grande que nos peurs. Et nous sommes même capables de supporter plus que nous ne le souhaiterions.

Lorsque le roman se termine La jeune femme a retrouvé un équilibre. Elle a passé cette crise de la quarantaine au cours de laquelle on dit adieu à sa jeunesse et qui ressemble tant à celle de l'adolescence où l'on enterre son enfance. Un beau roman.


Rosa Montero est née à Madrid où elle vit. Après des études de journalisme et de psychologie, elle est journaliste à El Pais et est l'auteur de plusieurs romans, parmi lesquels Le Territoire des Barbares et La Folle du logis.

Je mets aussi un lien vers mes billets des livres de de Javier Cercas qui est un de mes auteurs  espagnols préférés :


J'ai participé avec ce billet au défi lancé par Ys et intitulé Les 12 de Ys. il s'agit de lire chaque mois un livre parmi ceux qu'elle présente sur un pays ou un continent précis. Pour ce mois de janvier Ys nous  a proposé la découverte d'auteurs espagnols contemporains et là, j'ai foncé car c'est une littérature que j'aime particulièrement. Voir ICI

dimanche 2 octobre 2011

Federico Garcia Lorca : Chacun de nos pas sur la terre..


Claude Monet



Chacun de nos pas sur terre
mène à un monde nouveau
Nous appuyons nos pieds
sur un pont suspendu.

Il n'est pas je le sais
de route en ligne droite,
seul un grand labyrinthe
de carrefours multiples

Federico Garcia Lorca

Poème cité dans l'exposition Ponts au Palais de Papes d'Avignon





Alex : Mot-à-mots; Alinea66 : Des Livres... Des Histoires... ;Anne : Des mots et des notes; Azilis : Azi lis; Bénédicte : pragmatisme; Cagire : Orion fleur de carotte; Chrys : Le journal de Chrys; Ckankonvaou : Ckankonvaou; Claudialucia : Ma librairie; Daniel : Fattorius; Edelwe : Lectures et farfafouilles; Emmyne : A lire au pays des merveilles; Ferocias : Les peuples du soleil; George : Les livres de George; Hambre : Hambreellie; Herisson08 : Délivrer des livres?; Hilde : Le Livroblog d'Hilde; Katell : Chatperlipopette; L'Ogresse de Paris : L'Ogresse de Paris; L'or des chambres : L'Or des Chambres; La plume et la page : La plume et la page; Lystig : L'Oiseau-Lyre (ou l'Oiseau-Lire); Mango : Liratouva ;MyrtilleD : Les trucs de Myrtille; Naolou : Les lectures de Naolou ; Océane : Oh ! Océane !; Pascale : Mot à mot ;;Sophie : Les livres de Sophie Wens : En effeuillant le chrysanthème  Yueyin : Chroniques de lectures

mardi 14 juin 2011

Javier Cercas : A la vitesse de la lumière

 

De Javier Cercas j'ai vraiment adoré Les Soldats de Salamine , aussi c'est avec plaisir que je me suis plongée dans A la vitesse de la lumière paru aux Editions Actes Sud Babel en 2008.

Le narrateur du roman est un étudiant espagnol  déterminé à devenir écrivain; il part à Urbana, dans une université américaine, pour enseigner l'espagnol dans le but de gagner son indépendance financière pour se consacrer à l'écriture. Il rencontre là-bas Rodney Falk, un collègue américain, enseignant en espagnol lui aussi, ancien combattant du Vietnam, qui  est en marge de la société et semble détenir un secret. Le jeune homme va s'intéresser à ce personnage qui devient son ami.  Revenu en Espagne, l'écrivain (Javier Cercas lui-même ou un autre lui-même?) devient  subitement célèbre grâce au succès d'un seul livre, un succès qui va le corrompre, faire de lui un homme médiocre, égoïste, méprisant, un être superficiel et vain qui ne cherche plus qu'à paraître.
Lorsqu'une tragédie survient dans sa vie, empli du dégoût de lui-même, il se lance sur les traces de son ancien ami pour mieux comprendre son passé et écrire son histoire. Ce qu'il va découvrir va être aussi un révélateur de lui-même.
Dans ce roman Javier Cercas explore les zones d'ombre de l'être humain. Il montre comment l'ancien combattant vietnamien - pourtant pacifiste au départ- a été transformé par la guerre, par l'armée, a perdu toute notion de l'Humain pour basculer dans l'horreur. Il a éprouvé la jouissance de tuer impunément, d'avoir un pouvoir de domination absolu sur les autres. Il n'est plus un être moral. Revenu de l'Enfer, il ne sera plus jamais le même. De même le narrateur-écrivain s'est laissé avilir par le succès.  Il perd ainsi son âme, devient responsable de la mort des êtres qu'il aime le plus, renie non seulement ses amis mais aussi ce qui fait sa valeur, l'écriture.
Les deux thèmes parallèles qui courent dans le roman -la guerre et l'écriture- semblent donc se rejoindre à la fin dans un constat d'échec :  l'ancien soldat et l'écrivain ne pourront jamais récupérer ce qu'ils ont perdu? Pourtant un espoir refait surface en dénouement lorsque le narrateur décide au cours d'une conversation avec son ami Marcos de terminer le livre qu'il a entrepris :

Je le terminerais parce que j'étais écrivain et que je ne pouvais pas être autre chose, parce que écrire était la seule chose qui pouvait me permettre de regarder la réalité sans me détruire ou sans que celle-ci s'abatte sur moi comme une maison en flammes, la seule chose qui pouvait doter la réalité d'un sens ou d'un illusion de sens...  la seule chose qui m'avait sorti du sous-sol au grand jour et m'avait permis de voyager plus vite que la lumière et de récupérer une partie de ce que j'avais perdu dans le fracas de l'éboulement...

Si le roman de Cercas est passionnant  par sa réflexion sur la littérature, sur la force de l'écriture et la nature de l'écrivain, s'il est fascinant par la dénonciation du Mal que la guerre réveille en chaque individu, je suis, de plus, sensible à la démarche  particulière qui est la sienne.
Le lire, c'est embarquer avec lui dans une aventure qui a pour but la découverte d'un homme et, au-delà, de l'Humain. Il procède ici comme dans Les Soldats de Salamine à une investigation qui nous fait pénétrer toujours plus loin dans l'âme humaine, mais peu à peu, patiemment, comme un puzzle qui se reconstituerait devant nos yeux. Et cette enquête peut durer des années, avec des retours en arrière, des avancées dans le temps, des arrêts aussi, soulignés par la souffrance des personnages, par des réflexions lucides et aiguës qui nous frappent de plein fouet; je suis sensible aussi à la beauté de certaines phrases (même si Cercas se défend d'écrire de belles phrases!) qui s'écoulent longuement, se déroulent d'une subordonnée à l'autre, en s'appuyant sur des mots répétitifs, formant une mélodie dont la résonnance nostalgique éveille des échos qui ont du mal à s'éteindre longtemps après avoir refermé le livre.

Manuel de Rivas : La Langue des papillons


Manuel de Rivas, né à La Corogne, est un écrivain galicien qui écrit dans sa langue et traduit lui-même son oeuvre en espagnol.
La langue des papillons qui donne son titre au recueil est un récit d'une telle force qu'il occulte un peu les autres nouvelles qui sont pourtant intéressantes.
Le petit Moineau va  faire son entrée à l'école primaire et il a tellement peur qu'il s'enfuit de la classe. Heureusement son vieux maître, Don Gregorio, saura rassurer et passionner l'enfant en particulier en sciences naturelles, avec l'étude des insectes qui le conduit dans un monde magique. Moineau apprend ainsi que la langue des papillons pénètre dans la calice de la fleur pour y puiser son nectar. Se nouent entre l'élève et l'instituteur républicain une relation priviligiée que le père du jeune garçon, en sympathie avec les idées du vieil homme, et même la mère - catholique- mais respectueuse, encouragent. Pourtant lorsque les troupes fascistes pénètrent dans la ville et emprisonnent le maire et l'instituteur, les gens, apeurés, se déchaînent contre eux, et leur crient des injures. Que fera le père du petit garçon? Comment Moineau réagira-til en voyant amener son maître?
J'ai vraiment été touchée par cette histoire racontée sobrement, avec une simplicité -voire naïveté- qui épouse le point de vue du petit Moineau et la rend d'autant plus cruelle. On y voit la lâcheté humaine devant la dictature et le fascisme.  Mais Manuel Rivas refuse de juger. Comment aurions-nous agi dans les mêmes circonstances s'il s'agissait de sauver notre vie? L'écrivain se contente d'exposer les faits tels qu'ils sont. Il nous laisse ensuite à nous-même, la lecture achevée, désemparé avec une blessure au coeur. Une fois le livre refermé, les personnages attachants du vieux maître qui ressemble à un crapaud,  pauvre mais digne, bon et savant, et du petit garçon vif et curieux ne nous quittent plus. .
Ce récit  montre   la fracture ouverte  qui a partagé alors le peuple espagnol et  le traumatisme laissé par la guerre civile.

Extrait :
Un camarade de Moineau est appelé à réciter un poème d'Antoine Machado intitulé :
Souvenirs d'enfance
Un après midi sombre et froid
d'hiver. Les collégiens
étudient. Monotonie
de pluie derrière les vitres.
C'est la classe. Sur une affiche
sont présentés Caïn
fugitif, et Abel mort
tout près d'une tache carmin

La mère demande  à son fils si les élèves ont fait leur prière à l'école. Moineau répond oui :

"C'était une prière qui parlait d'Abel et Caïn".
"C'est très bien, dit ma mère. Je me demande pourquoi les gens disent que le nouveau maître est un athée."

Manuel Rivas , le crayon du charpentier : Saint Jacques de Compostelle (2)

 
Saint Jacques de Compostelle

Le portail de la Gloire, Saint Jacques de Compostelle

Le Pórtico da Gloria de la cathédrale de Saint Jacques de Compostelle date du XIIe siècle. Il est situé dans le narthex à l'intérieur de la cathédrale, derrière la façade qui ouvre sur la grande place de l'Obradoiro (l'Oeuvre d'or). Il présente un triple portail orné de statues représentant près de 200 personnages de la Bible. Au centre du portique, on peut admirer un Christ entouré de ses apôtres. Au-dessous, la colonne centrale porte les traces de mains de millions de pèlerins et est surmontée d'une statue de Saint Jacques. De l'autre côté se tient la statue du "saint aux Bosses". La coutume veut que les étudiants s'y frappent le front afin d'obtenir mémoire et sagesse...


Le portail de la Gloire


Dans Le Crayon du charpentier de Manuel Rivas, un jeune peintre incaréré dans une prison de Saint-Jacques de Compostelle, la Falcona, entreprend de dessiner les personnages bibliques du Portail de la Gloire de la cathédrale.
Le peintre donc, parlait du Porche de la Gloire. Il l'avait dessiné avec un gros crayon rouge qu'il portait toujours sur l'oreille, comme font les charpentiers. Il avait en fait représenté chaque personnage biblique avec le portrait de l'un de ses compagnons de la Falcona. Toi, Casal expliqua-t-il à celui qui fut le maire de Compostelle, tu es Moïse avec les tables de la loi. Et toi, Pasin, lança-t-il à un gars du syndicat des chemins de fer, tu es Saint Jean l'Evangéliste, les pieds posés sur l'aigle. On apercevait également le portrait de deux vieux prisonniers, Ferreiro de Zas et Gonzalez de Cesures, à qui il expliqua qu'ils étaient les vieillards qui se trouvaient en haut au centre, en train de jouer de l'organistrum dans l'orchestre de l'Apocalypse.

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Les vieillards musiciens de l'Apocalypse

Et il dit à Domdobam -le plus jeune des prisonniers et simple d'esprit- qu'il était un ange qui jouait de la trompette.(...) Et puis il évoqua enfin le prophète Daniel. On dit que c'est le seul à sourire impudemment sur le Porche de la Gloire, c'est une merveille de l'art, une véritable énigme pour les experts. Et bien, le prophète Daniel; c'est toi, Da Barca.


Herbal , le geôlier, n'a visité que deux fois la cathédrale de Saint Jacques de Compostelle :
La première alors qu'il était enfant et que ses parents étaient descendus du bourg pour vendre des feuilles de choux et des oignons, le jour de la Saint-Jacques. Il se souvenait qu'on l'avait conduit devant Saint Croques pour qu'il mette ses doigts dans le creux de sa main sculptée, et qu'il tape son front sur la tête de pierre. Mais il resta pétrifié devant les yeux aveugles du saint et ce fut son père qui, avec son rire édenté, le saisit par la peau du cou et lui fit voir trente-six chandelles. Ce n'est pas comme ça qu'il deviendra intelligent, dit sa mère. Ne t'en fais pas, répondit le père, de toute façon, il n'a plus rien à espérer.



photographies : voir site http://fr.wikipedia.org/wiki/Cathédrale_de_Saint-Jacques-de-Compostelle

Manuel Rivas, le crayon du charpentier (1)





Après le livre de Javier Cercas, Les Soldats de Salamine, le roman de Manuel Rivas, Le crayon du Charpentier, est encore un magnifique coup de coeur!
Décidément la littérature espagnole me procure bien des joies!


Le début du livre rappelle un peu celui de Javier Cercas : un journaliste, Carlos Sousa, va interviewer le docteur Da Barca qu'il sait gravement malade. Le vieil homme a été emprisonné en 1936, peu après le coup d'état de Franco, dans une prison à Saint Jacques de Compostelle. Avec son épouse, Marisa, une charmante vieille dame, il va narrer au journaliste les événements de son passé.
La comparaison avec Cercas paraît s'arrêter là. Alors que ce dernier racontait dans "un récit réel" l'enquête qu'il menait pour reconstituer le passé et en retrouver les protagonistes, le reporter de Rivas s'efface au profit d'un narrateur. L'histoire du vieux révolutionnaire devient roman et, curieusement, ce n'est pas son point de vue qui nous est présenté mais celui du garde civil chargé de le surveiller, Herbal. Un récit donc vu par le bourreau mais focalisé sur la victime, le docteur Da Barca qui en est le personnage principal. Et ce récit, mené par un être frustre, par un assassin aussi, par un homme du peuple peu instruit, qui ne comprend pas toujours les propos de Da Barca et de ses amis intellectuels, trahit la fascination, entre admiration et haine, exercée par le prisonnier (mais aussi par Marisa, sa fiancée) sur le geôlier. Tout va changer pour Herbal lorsqu'il tue un jeune peintre anarchiste qui dessine avec un crayon de charpentier le Porche de la Gloire de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle, prêtant à chaque personnage biblique le visage d'un de ses compagnons de captivité. Herbal ramasse le crayon sans se douter du rôle que celui-ci va jouer dans sa vie...
Le Crayon du charpentier oscille ainsi entre réel et fantastique. Il nous plonge dans l'Histoire du pays; c'est aussi un roman d'amour très émouvant grâce à la figure lumineuse de Marisa Mallo et du docteur Da Barca.
Le roman décrit les exécutions sommaires des prisonniers politiques, le sadisme des passeadores, ces soldats franquistes qui organisaient des "promenades" (paseos) au cours desquelles ils s'amusaient à torturer leur prisonniers, à les mutiler, avant de les assassiner. Mais, alors qu'il peint les aspects les plus sombres de la dictature franquiste, ce livre nous offre curieusement un réconfort, une joie triste mais profonde. Et cette sensation d'avoir vu la lumière, au milieu de la nuit, on la doit à la peinture de ces hommes, non pas des héros, au sens où on l'entend habituellement, auréolés de gloire, mais humbles, prisonniers, malades et démunis, qui, face à l'horreur, parviennent comme le docteur Da Barca, à préserver en eux ce qui reste d'humanité dans un monde malade.
Et là, nous rejoignons le Javier Cercas des Soldats de Salamine décrivant cette petite poignée d'hommes capables de sauver la civilisation quand celle-ci est en danger ou encore le George Semprun de Quel beau Dimanche montrant comment, au milieu de l'enfer concentrationnaire, la seule réponse au nazisme, est de conserver intacts les notions d'humanité, de solidarité, d'amitié et de respect de soi.

Javier Cercas, Les Soldats de Salamine (2)


Je venais juste de lire Les Soldats de Salamine de Javier Cercas  quand je suis partie en Espagne et plus exactement en Galice.  Arrivée à Saint Jacques de Compostelle. J'étais encore toute imprégnée de ce roman et c'est peut-être pour cela que j'ai remarqué, gravé en lettres dorées sur le mur du monastère de  San Payo de Antealtares, praza  da Quentana, le nom : Jose Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, avec Sanchez Mazaz, son ami, personnage principal du livre de Cercas.

 Sanchez Mazas devint le conseiller le plus écouté de Jose Antonio et, après la fondation de la Phalange, son principal idéologue et propagandiste...

A côté de ces lettres, une grande croix qui l'associe au catholicisme et au-dessous une plaque à la mémoire des Héros du bataillon Literario de 1808.

Oui, j'ai éprouvé un choc, comme s'il m'était arrivée, passant dans une rue en France, de découvrir une plaque  à la gloire d'Hitler, du maréchal Pétain ou de Pierre Laval.
Comment peut-on conserver cette inscription? Réaction instinctive, bien sûr, car la réponse est évidente. Elle tient dans cette phrase de Jaime Gil citée par le narrateur-journaliste (alias Javier Cercas?) dans Les soldats de Salamine, pour un article de journal :
"De toutes les histoires de L'Histoire, la plus triste est sans doute celle de L'Espagne, parce qu'elle finit mal"
Citation à laquelle notre narrateur fait écho par ces mots : "Mais finit-elle mal?". Ce qui lui vaut une réponse indignée d'un lecteur qui préfigure le personnage de Miralles :

"Elle finit bien pour ceux qui ont gagné la guerre, mais mal pour nous qui l'avions perdu! Personne n'a eu le moindre geste, même pour nous remercier d'avoir lutté pour la liberté. Dans tous les villages, il y a des monuments à la mémoire des morts de la guerre. Sur combien d'entre eux avez-vous figuré ne serait-ce que le nom des deux camps, faute de mieux.

Il n'est donc pas étonnant  dans ce cas de voir célébrer le nom de Primo Rivera sur les murs de Saint Jacques de Compostelle.  Si Jose Antonio Primo de Rivera fut  jugé et exécuté pour trahison par la République en 1936, il fut ensuite réhabilité par le franquisme. De nos jours, sa dépouille repose toujours à côté de celle de Franco à Sainte Croix del Valle de los Caidos, un monument prétendument érigé à la gloire de tous ceux qui sont "tombés" ("caidos") alors que commencent à peine, de nos jours, les recherches pour retrouver les milliers de disparus de la dictature franquiste.