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dimanche 18 novembre 2018

Montaigne et la mort : Tombe et cénotaphe

Cénotaphe de Montaigne au musée d'Aquitaine.
Le cénotaphe de Montaigne a été restauré en 2018 et à nouveau ouvert au public au mois de mars. Mais le corps de Montaigne ne s'y trouve pas et il a disparu depuis longtemps. Or, je viens de lire dans un article publié récemment, le 16 novembre 2018,  qu'il serait peut-être retrouvé. 

La tombe de Montaigne

La récente découverte dans les sous-sols du musée d'Aquitaine à Bordeaux de restes humains permettra peut-être d'établir enfin s'il s'agit bien de la dépouille disparue du philosophe Michel de Montaigne (1533-1592)

L'actuel maire a raconté comment, dans la réserve des collections médiévales du musée, "une petite construction qui est là depuis plus d'un siècle et à laquelle personne ne s'est jamais intéressé" a attiré l'attention du directeur du musée, Laurent Védrine. Ce dernier a donc percé "deux petits trous" dans le mur de ce caveau jusque-là inconnu. Peut-être a-t-il percé du même coup le mystère de la tombe du philosophe, dont la dépouille a erré d'une sépulture à l'autre depuis son décès en 1592.

Les restes de Montaigne ont beaucoup erré
En 1593, le cercueil de Montaigne est installé dans la chapelle du couvent des Feuillants, situé à ce qui correspond aujourd'hui à l'emplacement du musée d'Aquitaine. En 1802, ce couvent fait place au lycée Royal, dont la chapelle abrite le cercueil jusqu'en 1871. C'est cette année-là que le lycée est détruit par un incendie. Les restes de Montaigne sont alors transportés au dépositoire du cimetière de la Chartreuse, à Bordeaux.

En 1886, nouveau transfert des ossements présumés de Montaigne de La Chartreuse au site initial qui a fait place entre-temps à la faculté des Lettres et des Sciences. C'est là que le tombeau réalisé par l'architecte Charles Durand est installé, dans le hall de la faculté. Depuis lors, le tombeau n'a jamais été ouvert
. Voir la suite  ICI
 

 Le cénotaphe de Montaigne



Le cénotaphe de Montaigne a donc été restauré à la suite d'une collecte publique et peut être vu à nouveau au musée d'Aquitaine à Bordeaux. Il a été commandé par  son épouse Françoise de la Chassaigne et est attribué aux sculpteurs bordelais Prieur et Guillermain, vers 1593.
 Deux médaillons en marbre rouge précisent  :
« François de la Chassaigne, vouée, hélas, à un deuil perpétuel, a fait ériger ce monument pour son époux chéri, homme d’une seule épouse, pleuré à juste titre par la femme d’un seul homme. »
« Il est mort à 59 ans, 7 mois, 11 jours, en l’an de grâce 1592 aux ides de septembre. »

Le lion (détail)
Une vanité (détail)
De chaque côté du tombeau  figurent des épitaphes, l'une en latin, l'autre en grec qui rendent hommage au défunt. L'épitaphe en latin a été traduite en 1861 par Reinhold Dezeimeris et réétudié par Alain Legros de la façon suivante :


 A Michel de Montaigne, périgourdin, fils de Pierre, petit-fils de Grimond, arrière petit-fils de Raymond, chevalier de Saint Michel, citoyen Romain, ancien maire de la cité des Bituriges Vivisques, homme né pour être l’honneur de la nature et dont les mœurs douces, l’esprit fin, l’éloquence toujours prête et le jugement incomparable ont été jugés supérieurs à la condition humaine, qui eut pour amis les plus grands rois, les premiers personnages de France, et même les chefs du parti de l’erreur, bien que très fidèlement attaché lui-même aux lois de la patrie et à la religion de ses ancêtres, n’ayant jamais blessé personne, incapable de flatter ou d’injurier, il reste cher à tous indistinctement, et comme toute sa vie il avait fait profession d’une sagesse à l’épreuve de toutes les menaces de la douleur, ainsi arrivé au combat suprême, après avoir longtemps et courageusement lutté avec un mal qui le tourmenta sans relâche, mettant d’accord ses actions et ses préceptes, il termine, Dieu aidant, une belle vie par une belle fin. »

j'ai trouvé ces renseignements  sur le site du musée d'Aquitaine que vous pouvez aller lire : https://www.pourmontaigne.fr/categorie/actualites/

Montaigne et la mort



  Très jeune, Montaigne eut  peur de la mort.  C'est une angoisse qui le tenaillait sans arrêt et ne le quittait jamais. 

 Il n’est rien dequoy je me soye des toujours plus entretenu que des imaginations de la mort : voire en la saison la plus licentieuse de mon aage, parmy les dames et les jeux, tel me pensoit empesché à digerer à par moy quelque jalousie, ou l’incertitude de quelque esperance, cependant que je m’entretenois de je ne sçay qui, surpris les jours precedens d’une fievre chaude et de sa fin, au partir d’une feste pareille, et la teste pleine d’oisiveté, d’amour et de bon temps, comme moy, et qu’autant m’en pendoit à l’oreille ...

Pour combattre la peur de la mort, c'est d'abord à la philosophie stoicienne qu'il fait appel.

Nous ne savons la mort nous attend, attendons-la partout. Méditer sur la mort, c’est méditer sur la liberté ; qui a appris à mourir, a désappris la servitude ; aucun mal ne peut, dans le cours de la vie, atteindre celui qui comprend bien que la privation de la vie n’est pas un mal ; savoir mourir, nous affranchit de toute sujétion et de toute contrainte. (Livre I  20)

La préméditation de la mort est la préméditation de la liberté. 

Le but de notre carrière, c'est la mort, c'est l'objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comment est-il possible d'aller un pas en avant sans fièvre. Le remède du vulgaire c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? Ôtons-lui l’étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-le, n’ayant rien si souvent en la tête que la mort. ( Livre I , 19)

Tout au long de sa vie, il n'a cessé de réfléchir sur ce sujet et il a évolué peu à peu. Voilà ce qu'il écrit dans le Livre III dans lequel le stoïcisme semble abandonné pour l'adhésion à une sagesse bâtie sur l'observation des lois de la nature.

Il est certain qu’à la plus part la preparation à la mort a donné plus de tourment que n’a faict la souffrance. 
Si vous ne sçavez pas mourir, ne vous chaille ; nature vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment ; elle fera exactement cette besongne pour vous ; n’en empeschez vostre soing. (Livre III 12)

Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le soing de la vie. L’une nous ennuye, l’autre nous effraye. Ce n’est pas contre la mort que nous nous preparons ; c’est chose trop momentanée. Un quart d’heure de passion sans consequence, sans nuisance, ne merite pas des preceptes particuliers.  (...)

 Si nous avons sçeu vivre constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de mesme. Mais il m’est advis que c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est sa fin, son extremité, non pourtant son object. 

 Au nombre de plusieurs autres offices que comprend ce general et principal chapitre de sçavoir vivre, est cet article de sçavoir mourir ; et des plus legiers si nostre crainte ne luy donnoit poids.
Je ne vy jamais paysan de mes voisins entrer en cogitation de quelle contenance et asseurance il passeroit cette heure derniere. Nature luy apprend à ne songer à la mort que quand il se meurt. (Livre III 12)

lundi 8 octobre 2018

Jean-Luc Aubarbier : Montaigne, le chevalier du soleil / une aventure de monsieur de Montaigne



En optant  pour le livre de Jean-Luc Aubarbier : Montaigne, le chevalier du soleil lors de l’opération Masse Critique Babelio, je me réjouissais à l’avance à la pensée de lire un roman historique sur Michel Eyquem de Montaigne. 

Henri de Navarre et Marguerite de Valois

L’époque de Montaigne déchirée par les guerres de religion, par la lutte des trois Henri (Henri de Navarre, futur Henri IV, Henri III, roi de France depuis 1574; Henri de Guise le Balafré) est évidemment très « romanesque », au sens de riches en évènements extraordinaires. Epoque troublée aussi par la dure domination du très catholique roi d’Espagne Philippe II, et par des épidémies dévastatrices comme la peste… Quant à la vie de Montaigne, Maire de Bordeaux, conseiller auprès des rois, philosophe et grand voyageur, elle ne l’est pas moins ! Les châteaux sont encore fortifiés pour éviter les attaques du voisin (même si Montaigne se démarque en laissant sa porte ouverte) ! Bref ! Tout est là pour faire un bon roman ! Le sujet du livre est d’ailleurs autant Henri de Navarre que Montaigne.

Or, voilà que dès la préface, le lecteur apprend « que ce romancier audacieux tord délibérément le cou à l’histoire et lui préfère des aventures imaginaires…. »
Ainsi, dans le roman, le seigneur de Montaigne devient « chevalier du soleil » membre d’une société secrète qui réunit à travers l’Europe des comploteurs désireux d’établir la paix religieuse. Il est chargé par Henri III d’aller voir le pape à Rome pour négocier la paix et il est rejoint dans son voyage par le futur Henri IV et par Guillaume d’Orange dit le Taciturne qui mène une révolte au Pays-Bas contre l’hégémonie de Philippe II d’Espagne.
Si le voyage de Montaigne pour prendre les eaux (Montaigne était atteint de la gravelle, calculs rénaux qui le faisaient énormément souffrir )a bien existé et de même sa visite au pape à Rome où Les Essais ont été passés au crible de l’inquisition, tout le reste n’est qu’affabulation, semble-t-il. Le philosophe n’a jamais été chargé d’une telle mission. Il n’a jamais été l'ami de Henri IV même s’il a eu des relations avec lui et a cherché à exercer une influence pacificatrice sur les souverains, influence d’ailleurs très modeste si l’on en juge par le massacre de la Saint Barthélémy en 1572. Et Marie de Gournay, sa « fille d’alliance » qui n’était qu’une petite fille à l’époque, devenue sa maîtresse dans le roman, ne l’a jamais accompagné déguisée en garçon et pour cause !

Bref! Devant toutes ces trahisons de l’Histoire, je me suis préparée à lire un roman de cape et d’épée palpitant, faisant fi de la réalité historique pour vivre des aventures rocambolesques à la manière de Dumas ! D’autant plus que la présence de Louis d’Artagnan, le père du héros de Les quatre mousquetaires nous y invite. Et c’est bien, d’ailleurs, ce qui arrive, dans l’épisode où ce dernier enlève sa fiancée retenue prisonnière et la ramène à la cour de Nérac. Mais cela ne dure pas, la structure du roman ne le permettant pas.
Divisé en chapitres selon une chronologie précise et avec des retours en arrière, le récit romanesque s’interrompt pour exposer des faits historiques, faire le point sur les personnages. Il commence en 1578 et se termine dix-sept ans après la mort de Montaigne (1592), en 1609, avec le personnage du fanatique François Ravaillac, prêt à tuer le roi Henri IV. Une incursion dans les années 1560 nous permet de faire la connaissance de Pierre de la Boétie et de voir une partie de la jeunesse de Montaigne. La connaissance de l’époque, de la vie et de l’oeuvre de Montaigne est très solide. Michel Eyquem parle comme un livre ou plutôt comme son livre, et ses principales idées sont exposées telles qu’on les lit dans Les Essais.
Mais on dirait que Jean-Louis Aubarbier n’a pas su trouver la juste mesure entre roman historique et roman de fiction. Personnellement, cela m’a beaucoup gênée parce que si je connais assez bien Montaigne pour savoir ce qui lui appartient, je ne le connais pas assez pour savoir ce qui est de l’ordre de l’invention. Par exemple, si je me suis dit que que Montaigne et son ami La Boétie n’avaient jamais été alchimistes, j’ai pensé aussi qu’Etienne de La Boétie n’avait certainement pas écrit le texte de La servitude sur les murs de sa chambre pour le faire recouvrir de plâtre. Il m’a fallu lire cette fois-ci la postface pour savoir ce qu’il en était réellement. Finalement et alors que le livre a des bases sérieuses et fait découvrir des univers réels et fascinants comme cette brillante cour de Nérac qui témoigne de la vitalité à cette époque des pays de langue d’Oc, j’ai fini par douter de tout et tout remettre en question. J’aurais vraiment préféré lire un essai historique, j’aurais été moins déboussolée!
C’est que je ne conçois un bon roman historique que si les faits avérés sont strictement authentiques, l’écrivain ayant bien sûr licence d’imaginer ce que l’Histoire laisse dans l’ombre et de broder quand il s’agit de combler les manques !






Merci à Masse Critique et aux Editions De Borée

mercredi 15 mars 2017

Floyd Gray : Le style de Montaigne

Le sourire de Montaigne

J’ai retrouvé un vieux livre qui date de mes années universitaires et qui s’intitule Le Style de Montaigne de Floyd Gray.
J’y ai relu un passage intéressant sur l’esprit et l’humour de Montaigne dans le chapitre La création par l’esprit.

L’auteur part de cette remarque  : On peut parler du rire de Rabelais mais du sourire de Montaigne. Et il oppose « l’esprit de fêtes foraines » de l’un et « l’esprit de salon »  de l’autre.

Je me demande au passage si le terme de « fêtes foraines » ne se teinte pas d’une nuance de mépris pour Rabelais et si les mots  « esprit de salon «  pour Montaigne, n’occulte pas un peu trop facilement tout ce qu’il peut y avoir de « rabelaisien », si j’ose dire, dans Montaigne. Après tout nous sommes au XVI siècle où l’on sait encore appeler un chat un chat ! Floyd Gray en convient mais pour lui c’est l’élégance et la finesse de l’auteur des Essais qui dominent.

Le comique de mots

La tour de Montaigne
 Si l’on trouve plusieurs anecdotes racontées pour leur effet comique dans les Essais, l’esprit de Montaigne « vient de sa façon de manier le vocabulaire  : c’est un comique de mots plutôt qu’un comique de mouvements. Ne trouve-t-on pas dans les deux phrases suivantes la subtilité et l’acrobatie d’un amateur du mot?»  déclare Floyd Gray en citant ce qui suit.
 
Mais à en parler à cette heure en conscience, j’ay souvent trouvé en leurs reproches et louanges tant de fauce mesure que je n’eusse guère failly de faillir plutôt que de bien faire à leur mode.  livre III chapitre II
Ma raison n’est pas duite à se courbir et fléchir, ce sont mes genoux. Livre III VIII

La métaphore 

La Librairie de Montaigne
 
Le « sourire » de Montaigne repose donc sur les mots et sur son style si riche en métaphores. Il nous amuse, par exemple, à prenant un mot abstrait et à l’associant à un mot concret. Ainsi dans la citation suivante, les principes si élevés de la philosophie, sont «les  poinctes » de l’esprit (mot abstrait) qui créent en étant associées à un mot concret « se rassoir », une image comique - allez vous asseoir sur des pointes, vous verrez le bien que cela vous fera!-  dans laquelle il faut voir une critique en règle du stoïcisme.
A quoy faire ces poinctes eslevées de la philosophie sur lesquelles aucun estre humain ne peut se rassoir, et ces règles qui excèdent notre usage et notre force. livre III chapitre IX

 Et dans la phrase suivante, à l'inverse, la même critique du stoïcisme amène le passage d'une image concrète à une image abstraite.

Qu'importe que nous tordons nos bras pourveu que nous ne tordons pas nos pensées ! Livre II XXXVII

Mais explique le commentateur ce n’est spirituel que si le lecteur s’arrête un instant pour réfléchir à la matérialité de la métaphore.
Combien void-on de monde en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plutost la mort tres-apre  que de se descirconcire pour se baptiser. » I XIV

Et de citer Bergson : « On appellera esprit une certaine disposition à esquisser en passant des scènes de comédie, mais à les esquisser si discrètement, si légèrement, si rapidement, que tout est déjà fini quand nous commençons à nous en apercevoir. »

La juxtaposition des mots

La juxtaposition inattendue des mots  est aussi un procédé courant de l'humour de Montaigne   : alliance d’un mot savant et d’un mot familier comme dans la citation ci-dessous. Ainsi dans le chapitre De la Vanité des paroles, il parle d’un italien, maître d’hôtel, imbu de lui-même et de sa charge  :

Il m’a faict un discours de cette science de gueule avec une gravité et contenance magistrale, comme s’il m’eust parlé de quelque grand poinct de Theologie. I LI

L'ironie

Montaigne
Montaigne pratique aussi  l’autodérision, la distanciation par rapport à lui-même :

« Enfin toute cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie » III XIII
«  ce fagotage de tant de diverses pièces »  Livre II XXXVI

Quant l’ironie s’applique aux autres, elle est souvent mordante, sarcastique. Il vise en particulier les pédants, les médecins et les  femmes. 

« J’en cognoy (des pédants), à qui je demande ce qu’il sait, il me demande un livre pour me le montrer; et n’oseroit me dire qu’il a le derriere galeux, s’il ne va sur le champ estudier en son lexicon, que c’est que galeux, et que c’est que derrière. » I XXIV

« Le chois mesme de la plupart de leurs drogues est aucunement mystérieux et divin : Le pied gauche d’une tortue, L’urine d’un lézard, La fiente d’un elephant, Le foye d’une taupe, Du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc (…) Je laisse à part le nombre impair de leurs pillules, la destination de certains jours et restes de l’annee, la distinction des heures à cueillir les herbes de leur ingrédient, et cette grimace rebarbative et prudente de leur port et contenance, de quoy Pline mesme se moque. »

Sur le différend advenu à Cateloigne entre une femme se plaignant des efforts trop assiduelz de son mary, non tant, à mon avis, qu’elle en fut incommodée (car je ne crois les miracles qu’en foy ) … III V

La fausse naïveté

Le bureau dans sa librairie
Il procède aussi à la manière qui sera celle du Montesquieu de Comment peut-on être persan? avec une naïveté voulue pour mieux faire ressortir les défauts de la société française par rapport à une autre. Dans Les Cannibales, il reconnaît la justesse et la modération du raisonnement des « sauvages »   et se moque de notre prétention à la supériorité.

Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de haut de chausses; I XXX

L’antithèse

Ou encore comme le fera plus tard Voltaire, l’ironie de Montaigne vient de l’association de deux termes ou deux idées antithétiques d’où naissent la surprise et l’humour qui renforcent la critique :

O que ce bon Empereur qui faisait lier la verge à ses criminels pour les faire mourir. III IX

La structure de la phrase

De même, la structure de la phrase permet à Montaigne de tirer des effets comiques par une addition imprévue. Au moment où la phrase paraît finie, un mot, un rejet, crée l’effet comique et satirique :

Comme font ces personnes qu’on loué aux mortuaires pour aider en leur cérémonie du deuil, qui vendent leurs larmes au pois et à mesure, et leurs tristesses. 

La comparaison

La comparaison peut aussi devenir comique si l’on associe quelque chose de grave, solennel à  un quelque chose de petit, sans importance.

Voilà les Stoïciens, pères de l’humaine prudence, qui trouvent que l’ami d’un homme accablé sous une ruine, traîne et ahan long temps à sortir, ne pouvant se desceller de la charge, comme une souris prinse à la trapette .  livre II

 La comparaison passe de l'abstraction au concret :

Un rhétoricien disait que son métier estoit « des choses petites, les faire paroistre et trouver grandes. » C’est un cordonnier qui sçait faire de grands souliers à un petit pied »  Livre I LI

Les mots délicieux

Les inscriptions latines et grecques inscrites sur les poutres
 
Et puis il y a ce que Floyd Gray appelle faute de mieux « les mots délicieux » comme « petit homme »  dont Montaigne s'affuble parfois en parlant de lui-même.

Un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avait une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroier de sa raideur et de sa pesanteur.

J’ajouterai dans les termes qui sont bons à savourer et qui font rire, ces mots qui sont en eux-mêmes une métaphore et donne à voir les personnages en suscitant des images comiques. Ainsi dans ce passage où Montaigne qui souffre de la gravelle (calculs rénaux) explique les contradictions de la médecine pour soigner cette maladie selon les nationalités.

Le boire n’est aucunement receu en Allemaigne; pour toutes maladies, ils se baignent, et sont à grenouiller dans l’eau, quasi d’un soleil à l’aultre. Livre II  XXXVII

Et puis il y a les néologismes si imagées qu'ils prêtent à sourire.
 
Il appelle Allongeail  le troisième tome des Essais où l'on reconnaît les mots long ou allongement.
(Livre III IX) et surpoids les additions qu'il fait à son portrait.
 

Et pour compléter ce billet sur le "sourire" de Montaigne vous pouvez écrire dans les commentaires des mots, des expressions  ... que vous aimez.  Je les rajouterai  ici.

Merci à Tania qui  cite ce passage du Livre III chapitre III : 

"Quand je danse, je danse; quand je dors, je dors : voire quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurences estrangieres quelque partie du temps; quelque autre partie, je les ramene à la promenade, au verger, à la doulceur de cette solitude, et à moy."


Montaigne veut dire qu'il faut savoir jouir de la vie, des "plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes" sans se laisser entraîner par son esprit à d'autres spéculations, qu'il faut être à ce que l'on fait.
Il formule d'une autre manière cette idée :

" Chercheront-ils pas la quadrature du cercle, iuchez sur leur femmes ? Je hais qu'on nous ordonne d'avoir l'esprit aux nues, pendant que nous avons le corps à table." 
Toujours ce passage  plein d'humour de l'abstrait au concret.






lundi 11 juillet 2016

Festival Off d'Avignon 2016 : Une heure avec Montaigne au théâtre Carnot par Delphine Thellier



L’ami de toujours, l’amoureux de la gaité, de la volupté, le philosophe du peuple se confie en direct... 
Où il est question de renard sur la glace, de fourmis, de cannibales, de chute de cheval, de branloire pérenne, de fève dans le gâteau, de tintamarre philosophique, de soleil flamboyant...

Je suis allée ce matin voir Une heure avec Montaigne au théâtre Carnot. Vous comprenez combien ce spectacle m’attire puisque mon blog Ma librairie est dédié à ce philosophe.


Delphine Thellier a choisi de donner une version en langue moderne, tout en conservant certains termes du XVIème siècle  si évocateurs et truculents. Quel bonheur un texte pareil quand vous le connaissez parfois par coeur et que vous attendez avec délectation les mots qui vont venir, retenant votre envie de les dire à la place de la comédienne ! Elle est seule, assise sur une chaise, dans ce que j'ai imaginé être "la librairie" du château de Montaigne, avec ses poutres gravées de maximes grecques ou latines, et l'on entend les chants d'oiseaux dans le jardin alentour. Le spectacle s'apparente à une causerie ou plutôt à un soliloque au cours duquel Montaigne, comme il aime le faire, laisse divaguer sa pensée, nous entretient de sujets divers et d'abord nous invite à jouir de la vie.

Notre grand et glorieux chef d'oeuvre, c'est de vivre à propos. Toutes les autres choses, régner, thésauriser, bâtir n'en sont, tout au plus, que de petits appendices et des accessoires.

Une heure passée avec l’ami Montaigne est toujours enrichissante et comme Delphine Thellier met en valeur avec simplicité les moindres nuances du texte, en distille l’humour, nous laisse en savourer le sens, il ne nous plus qu’à nous laisser séduire par cette pensée si riche, si actuelle et si pleine d’une sagesse que nous ferions bien de faire nôtre, quand il s’agit de tolérance, de modération, et d’amour de la vie.

Delphine Thellier est aussi le Candide de Voltaire dans le spectacle suivant à 11H30 au Théâtre Carnot. je vous laisse admirer la beauté et la sobriété des affiches de ces deux spectacles. Il y a tant d’affiches laides et criardes dans le festival qu'il est agréable d'apprécier celles qui ne le sont pas.



mardi 13 octobre 2015

Jean-Michel Delacomptée : Adieu Montaigne

Adieu Montaigne?

 Encore un livre sur Montaigne, me direz-vous! Et oui, en ce moment les essais sur les Essais fleurissent. C’est d’ailleurs de ce constat que part Jean-Michel Delacomptée dans Adieu Montaigne : « Notre époque déserte les livres mais se prend de passion pour Montaigne ». Mais il aboutit à ce paradoxe : « Cassandre malgré moi, me reprochant ce que je redoute, j’entends un chant du cygne dans cet enthousiasme ».
Ainsi Montaigne brillerait au firmament mais pour jeter ses derniers feux et les époques futures ne le connaîtraient plus!
La thèse est la suivante : notre société infatuée par ses réussites scientifiques ne regarde que vers le futur et cesse de se nourrir de culture, elle oublie de regarder en arrière « et ce faisant elle perd la mémoire » et ne saura plus « d’où elle vient ». Notre modernité nous amènerait vers un monde sans Montaigne, où l’on ne cultive que les chiffres et où nous manquerait un « supplément d’âme ».  Ainsi  la jeunesse lit de moins en moins et dans les lycées, on n’étudie plus Montaigne ou seulement très fragmentairement au cours d’une étude thématique. La jeunesse n’est donc pas amenée à le connaître et « se voit privée d’un aïeul bienveillant, plus proche d’elle que bien des parents ». Commence alors une critique de l'école un peu gratuite sur la manière dont les textes sont analysés, décortiqués dans les établissements scolaires au nom du pragmatisme. Là, je ne suis plus d’accord avec l’auteur! Je ne vois pas pourquoi chercher à comprendre un texte, à l’appréhender de toutes les manières même rationnelles, exclurait l’émotion à partir du moment où il permet la compréhension. Et d’ailleurs ce n’est pas le sujet, puisque le problème n’est pas comment on étudie Montaigne mais plutôt pourquoi on ne l’étudie plus!

Dire adieu à Montaigne serait troquer l’humanisme qui s’attache à son nom contre un futur strictement prosaïque où l’homme ne serait plus l’homme, mais un matériau livré aux apprentis sorciers de la science sans conscience et des technologies en expansion infinie, où l’humanité, enclose dans sa bulle étanche, se penserait maîtresse de l’univers, sans limites à sa toute puissance ».

 C’est vrai mais je ne suis pas entièrement convaincue (ou je n’ai pas envie de l’être!) par cette thèse pessimiste car je pense que, à toutes les périodes de grande mutation, l’on a dû éprouver ces sentiments d’abandon, de fin d’un monde, de nostalgie et puis, finalement, la culture survit et avec elle la conscience humaine, et la lecture, la fréquentation des grands écrivains et philosophes aussi, car c’est un bien indispensable à l’humanité pour survivre. Je crois que Montaigne a éprouvé le même effroi que nous devant la monstruosité de son époque. D’ailleurs, il n’y a pas plus grand pessimiste que lui, qui affirme à propos des Essais : « j’écris mon livre à peu d’hommes et à peu d’années»! C’est à dire juste pour le monde entier et pour quelques siècles! Alors pourquoi pas encore très longtemps!

Heureusement, s’il tire la sonnette d’alarme, Jean-Michel Delacomptée n’est pas fataliste. La lecture des Essais est facile, dit-il, pour peu que l’on adopte une orthographe moderne, avec quelques notes pour expliquer le vocabulaire, mais en conservant le style qui transmet « une énergie vitale ». Et ceci d’autant plus que l’on n’est pas obligé de lire Montaigne intégralement. Il faut « baguenauder », sauter des passages s’ils sont trop broussailleux, « pilloter » de çà de là les fleurs comme le font les abeilles puis « en faire après le miel qui est tout un; ce n’est ni thym, ni marjolaine… ».

Montaigne  guide et ami


J’aime beaucoup d’ailleurs la manière dont JM Delacomptée décrit les Essais« Son livre a l’hospitalité d’un aubergiste qui vous servirait les repas sans chichis, à la bonne franquette, d’autant que lui-même était un fameux gourmand, dédaignant les cuillers et fourchettes, piochant avec les doigts dans les plats, la bouche pleine, d’où sa prédilection pour les serviettes blanches à l’allemande, dont il regrettait qu’on ne les change pas à chaque service, comme les assiettes. »

L’auteur nous parle de l’amitié de Montaigne avec La Boétie, du jugement que Montaigne portait sur les femmes et sur la famille, de la révérence et de l’affection qu’il éprouvait pour son père, de la loyauté et de l’honneur, de se vouloir libre, de la nature, tous les thèmes chers à Montaigne et il y a toujours des choses nouvelles à découvrir tant le personnage est riche et ses Essais jamais explorés entièrement si l’on n’est pas spécialiste.

Mais ce qui m’a paru le plus intéressant, c’est que JM Delacomptée aborde Montaigne avant tout pour chercher des réponses à ses propres questions. Ainsi il raconte comment délaissé par son amoureuse quand il était jeune homme, il a puisé dans Montaigne non une consolation à son chagrin mais une façon d’y répondre avec dignité et en respectant la liberté de la jeune fille. Il explique que Montaigne ne répond pas à une question par une affirmation catégorique car il ne se donne jamais comme un maître à penser. Il examine le problème par toutes ses coutures et présente ainsi une multiplicité de points de vue dans laquelle vous êtes libres de faire votre choix. Montaigne amoureux de la liberté, donne une méthode de réflexion et vous laisse vous débrouiller! Et c’est non sans humour que l’essayiste souligne les difficultés de cette recherche et ses propres échecs!

« Il m’a longtemps paru, à son imitation, que palper continuellement la pensée de la mort, la triturer dans tous les sens, la convoquer à la moindre occasion, m’accoutumerait à la fatalité et m’en rendrait le contact moins abrupt, façon superstitieuse peut-être de de se préserver de ses atteintes. Il suffisait d’un mal de tête inopiné, d’un bouton surgi au coin des lèvres, d’une épaule endolorie sans cause particulière, d’une vague nausée, d’une brûlure d’estomac ou de cernes bleues après un rhume, pour que ma perte fut certaine. »

Et oui, il  n’est pas facile d’être apprenti philosophe! Je me souviens quand j’étais toute jeune avoir moi-même été frappée par cette phrase de Montaigne : « Il est incertain où  la mort nous attend, attendons là partout »  en être arrivée à peu près au même résultat que JM Delacomptée c’est à dire à l’inverse de Montaigne « pour qui mourir n’est qu’un passage ».
Lire Montaigne est donc une recherche exigeante envers soi-même pour laquelle il faut considérer Montaigne comme un guide et comme un ami. Et c’est pourquoi il est tellement important de ne pas lui dire « adieu » .


Merci aux Editions Fayard et à Dialogues Croisés



lundi 13 avril 2015

Sarah Bakewell : Comment vivre? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponses.

Michel de Montaigne Bordeaux

Comment vivre? C'est la question que se pose quotidiennement Michel de Montaigne dans Les Essais. C'est aussi le titre du livre que lui consacre Sarah Bakewell aux éditions Albin Michel, avec ce long sous-titre Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponses.
 
Les essais, un miroir de l'humaine condition



Sarah Bakewell part d'une constatation : l'on n'a jamais autant parlé de soi-même à l'heure actuelle que dans les blogs, les réseaux sociaux. Or lorsqu'on parle de soi, l'on tend un miroir aux autres où tout le monde peut se reconnaître. Cette notion qui nous paraît évidente, il a pourtant fallu l'inventer. C'est Montaigne qui s'y est collé !

«Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition»

Plutôt flatteur pour nous autres, blogueurs! j'ai d'abord cru que nous allions être vilipendés à cause de notre narcissisme et bien non! Nous voilà nous et nos blogs en bonne compagnie, avec Les Essais!

La question fondamentale de Montaigne tout au long de sa vie et qui lui permet d'affronter sa peur de la mort est donc comment vivre?
Comment se remettre de la mort d'un enfant ou d'un être cher, comment se faire à ses échecs, comment tirer le meilleur parti de chaque instant de sorte que sa vie ne s'épuise pas sans qu'on l'ait goûtée? Non pas des questions abstraites mais celles que nous sommes tous amenés à nous poser un jour, différemment formulées peut-être selon les époques où nous vivons, et pourtant toujours les mêmes, au fond !

Un exemple?
Comment éviter de se laisser entraîner dans une dispute absurde avec son épouse...
A mettre aussi au masculin! Cela vous parle, non ?

Car si des siècles nous séparent, Montaigne est toujours aussi proche de nos préoccupations. Ce n'est pas tant le philosophe qui nous parle que l'homme.
Sarah Bakewell rappelle donc le conseil de Flaubert à une amie qui lui demandait comment lire Montaigne : Mais ne le lisez pas comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. NON. Lisez pour vivre.

Comment vivre?

Dans le château de Montaigne son bureau situé dans la tour où il se retirait.
Le bureau de Montaigne dans sa "librairie"

Le livre répond a toutes les questions que l'on se pose sur l'homme, Montaigne, sur son amitié avec la Boétie, sur sa vision des femmes, sur l'amour et la sensualité, sur sa conception du pouvoir, sur la justice, l'éducation, sur ses convictions religieuses et son sentiment par rapport aux guerres de religion qui sévissent autour de lui, sur les écoles philosophiques qui l'attirent...
Il est divisé en vingt chapitres qui correspondent aux vingt réponses à la question comment vivre? Quelques titres choisis parmi eux peuvent donner un aperçu :
Ne pas s'inquiéter de la mort/survivre à l'amour et à la perte/ Tout remettre en question/ Se ménager une arrière-boutique/ être convivial, vivre avec les autres/S'arracher au sommeil de l'habitude/ garder son humanité/ Réfléchir à tout et ne rien regretter/ Lâcher prise/ Laisser la vie répondre d'elle-même.. Tout un programme! Et pas si facile que ce que l'on veut bien le croire! Montaigne en était conscient :
Il n'est rien de si beau et de si légitime que de faire bien l'homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie. .....

Une initiation réussie

Le mérite du livre de Sarah Bakewell est d'être une introduction à la fois érudite et claire aux Essais pour nous en faire découvrir l'évidence même si la barrière de la langue du XVI est parfois intimidante. Les extraits commentés par Bakewell adoptent l'orthographe moderne mais conservent le vocabulaire si pittoresque et savoureux de l'écrivain, tout en nous expliquant les mots qui ont changé. Les lecteurs sont donc à l'aise pour lire cette belle initiation qui leur permet d'entrer plus facilement dans le livre de Montaigne, « et d'en faire après le miel qui est tout leur; ce n'est plus thym, ni marjolaine». Bref! Pour se faire une idée personnelle! A la fin de l'ouvrage, après avoir suivi Montaigne dans sa vie quotidienne comme dans ses grands déchirements, après avoir partagé sa pensée, vous aurez l'impression d'avoir gagné un ami!



lundi 8 décembre 2014

La Boétie : De la servitude volontaire ou le Contr'un



Il y avait longtemps que je voulais lire De la servitude volontaire ou le Contr'un, l'essai de La Boétie, pour que ce dernier ne soit plus seulement un nom rencontré dans Les Essais de Montaigne. Maggie me l'a proposé en Lecture commune mais ce n'est que maintenant et avec retard que je m'acquitte  de cette tâche!
Et je dois dire d'entrée que ce texte m'a procuré un vif  plaisir lié à mon admiration pour la liberté de pensée, la profondeur de vue, la hardiesse et les idées de ces hommes du XVIème siècle, ces humanistes si tolérants, si lucides, si ouverts aux idées nouvelles. Après eux, il faudra attendre les philosophes du XVIII siècle pour aller aussi loin.

Critique du gouvernement d'un seul

Les idées politiques de la Boétie sont si perturbantes que son ami Montaigne, lui-même, devenu son exécuteur testamentaire, a reculé et a renoncé à publier  De la servitude  Volontaire ou le Contre'un. Il ne voulait pas nourrir les revendications des protestants qui s'étaient emparés du texte de la Boétie pour critiquer le pouvoir royal dans un but religieux. Mais il est bien souvent lui-même en accord avec  son ami (Voir Les cannibales)
C'est que cet essai présente la critique du gouvernement d'un seul (le Contr'un) et déplore l'obéissance passive de tout un peuple à ce pouvoir unique, obéissance que La Boétie appelle "la servitude volontaire".

"pour ce coup, je ne voudrois rien sinon entendre comme il se peut faire que tant d'hommes, tant de villes, de nations endurent quelque fois un tyran seul, qui n'a de puissance que celles qu'ils lui donnent; qui n'a pouvoir de leur nuire sinon qu'ils ont de vouloir de l'endurer; qui ne sçaurait leur faire mal aucun, sinon lors qu'ils aiment mieulx le souffrir que de le contredire."

Problèmes d'interprétation


On notera que La Boétie emploie le terme tyrannie dans un sens très général et il se garde bien de parler de la royauté française. La question se pose donc depuis des siècles : La Boétie a-t-il écrit un essai purement rhétorique ou au contraire un pamphlet virulent dicté par évènements contemporains qui traversent la France dans ces périodes de misère qui voient le peuple se soulever contre la gabelle et le pays se déchirer dans des querelles religieuses sanglantes? La Boétie est-il un théoricien ou un témoin de son temps et qui prend parti? Les partisans des deux interprétations sont partagés.
L'un d'eux affirme que le tyran de la SV n'est autre que Henri III.* D'autres proposent d'autres noms, Henri II, Charles IX. Certains pensent que le texte a été remanié par Montaigne ou par les huguenots  après la mort de la Boétie pour servir leurs idées. Un critique affirme, étant donné les nombreuses citations d'auteurs grecs ou romains, que c'est seulement une oeuvre d'inspiration antique. A l'inverse, un tel voit en lui un précurseur de la révolution française! Tout et son contraire! Quand les plus grands spécialistes  du XVIs se déchirent sur un tel sujet, il ne reste plus qu'à se taire!

Les raisons de la servitude volontaire


Pourtant, quand la Boétie écrit ce qui suit*, il paraît très clair sur la définition de la tyrannie et il y englobe la notion de royauté. Mais tenu à une extrême prudence il reste toujours très discret et rien ne permet d’affirmer dans quel but il a écrit cet ouvrage : éclairer?  Faire réfléchir? ou aller plus loin critiquer le pouvoir royal? Appeler à la révolte? Il n’en reste pas moins que j’ai lu ce texte comme une dénonciation, que j’y ai senti une indignation et une conscience lucide.

*Il y a trois sortes de tyrans, les uns ont le roiaume par election du peuple; les autres par la force des armes; les autres par succession de leur race. ceus qui les ont acquis par le droit de la guerre, ils s’y portent ainsi qu’on conçoit bien qu’ils sont en terre de conqueste. ceus la qui naissent rois, ne sont pas communement gueres meilleurs, ains estans nés et nourris dans le sein de la tiranie avec le lait la nature du tiran, et font estat des peuples qui sont soubs eus comme de leurs serfs hereditaires (…) . celui a qui le peuple a donne l’estat devrait estre, ce me semble, plus supportable, et le seroit,comme je croy, n’estoit que delors qu’il se voit eslevé par dessus les autres, flatté par je sçay quoy qu’on appelle grandeur, il délibère de n’en bouger point…

Mais ce qui intéresse surtout La Boétie c’est de comprendre pourquoi les peuples acceptent sans réagir le pouvoir d'un seul. Voilà qui est étonnant car, affirme la Boétie, l’homme tend naturellement vers la liberté. L’amour qu’il a pour elle est inné chez lui.
La lâcheté des peuples ne peut être la seule explication possible. La force de la coutume et l'habitude de servir ne mèneraient-elles pas à l'acceptation de la tyrannie et à l'obéissance passive? Il oppose ainsi la nature à la coutume, l’inné et l'acquis.
Enfin, l’ignorance de ce qu'est la liberté expliquerait aussi cette servitude volontaire.

L'on en se plaint jamais de ce que l'on n’a jamais eu, et le regret en vient point sinon qu'après le plaisir; et toujours est avec la coignaissance du mal la souvenance de la joie passée.

Seule la culture et le savoir peuvent permettre de rester fidèle à l’idée de liberté et d’être conscient du joug que l’on subit. L’ignorance est donc une des bases les plus solides sur lesquelles s’établissent les tyrans. Et ceux-ci l’ont bien compris qui refusent l’instruction à leurs sujets et cherchent à les endormir avec des largesses et des fêtes qui les détournent de la pensée, les rendent crédules, et les amènent à une sorte de dévotion superstitieuse envers eux.

Le Grand Turc s’est bien avisé de cela que les livres et la doctrine donnent plus que tout autre chose aus hommes, le sens de se reconnoistre, et d’hair la tirannie; j’entens qu’il n’a en ses terres gueres de gens scavants, ni n’en demande.

On voit l’actualité du sujet car les régimes totalitaires et les idéologies d’extrême droite ne fonctionnent pas autrement.
Goering disait : « Quand j’entends parler de culture, je sors mon revolver » et une des premières mesures que prennent les islamistes extrémistes c’est d’interdire l’école aux filles. Louis XIV comme le régime hitlérien ou stalinien se basaient sur le culte de la personnalité.

Mais le véritable secret de la domination du tyran pour La Boétie, c’est que le tyran s’entoure toujours de quelques personnes cupides, avides de pouvoir et de richesses pour asseoir son pouvoir. Ceux-ci perdent leur liberté dans la crainte de déplaire au tyran et se font ainsi les gardiens les plus sûrs du régime. Rien n’a changé en politique depuis la Boétie et l’antiquité!



 Etienne de la Boétie, philosophe et poète, connu pour avoir été l'ami mythique de Montaigne, est surtout l'auteur d'un court texte resté dans la postérité: le Discours de la servitude volontaire . Ecrit à l'âge de 18 ans, par celui que Pierre Clastres n'hésitait pas à appeler "le Rimbaud de la pensée", ce texte qui constitue une oeuvre de référence sur la question de la légitimité du pouvoir politique a été depuis le XVIe siècle constamment réimprimé. Traduit en quinze langues, il a donné lieu à une masse impressionnante de commentaires et d'interprétations. Toutes les périodes de troubles politiques ont vu réapparaître ce manifeste contre la tyrannie et il est aujourd'hui encore convoqué par divers courants de pensée. Ces annexions militantes témoignent de la résonance profonde et durable de ce texte et en font un cas "curieux", énigmatique. C'est sur cette énigme que se propose de se pencher cette émission, en interrogeant le texte du Discours, dont la question centrale demeure toujours d'une modernité surprenante : pourquoi obéit-on ?


Lecture commune avec Maggie, Margotte

vendredi 11 avril 2014

Marie de Gournay : Egalité des hommes et des femmes suivi de Grief de dame


En visitant le château de Michel de Montaigne j'ai rencontré aussi sa "fille d'alliance", Marie Le Jars de Gournay (1565_1645), femme de lettres, héritière et éditrice de son oeuvre. Et, bien sûr, apercevant en librairie l'essai qu'elle a écrit sur Egalité des hommes et des femmes suivi de Grief de dame, je n'ai pas pu ne pas "craquer" et je l'ai acheté!

  Egalité des hommes et des femmes (1622)

 

Marie de Gournay

Dans son essai Egalité des hommes et des femmes Marie de Gournay affirme qu'elle n'essaiera pour réfuter "l'orgueilleuse préférence que les hommes s'attribuent" de démontrer la supériorité des femmes : quant à moi fuyant tout extrémité, je me contente de les égaler aux hommes, la nature s'opposant à cet égard autant à la supériorité qu'à l'infériorité.

C'est donc en philosophe qu'elle aborde cette question d'autant plus grave que les femmes souffrent d'une absence de liberté totale et du mépris dans lequel elles sont tenues par leurs homologues masculins.
Toute sa démonstration est là :  il n'y a pas de supériorité des uns sur des autres mais des différences purement biologiques qui n'impliquent aucune hiérarchie entre les sexes, l'égalité reposant donc sur le spirituel. Et elle s'appuie pour sa démonstration sur les philosophes anciens, sur Montaigne,  les Pères de l'église et les Saintes Ecritures.
Au surplus l'animal humain n'est homme ni femme à le bien  prendre, les sexes étant faits non simplement, ni pour constituer une différence d'espèce, mais pour la seule propagation. L'unique forme et différence de cet animal ne consiste qu'en l'âme raisonnable.
Le fait que les femmes n'atteignent pas aux honneurs et au pouvoir comme le font les hommes ne tient donc pas d'une infériorité naturelle mais peut être attribué à deux faits : D'une part, les femmes sont le plus souvent tenues à l'écart de l'instruction et de la fréquentation du monde. Si elles pouvaient, elles aussi, recevoir la même éducation, ces différences seraient comblées :
Et conséquemment, pourquoi leur institution (éducation) aux affaires et aux lettres à l'égal des hommes ne remplirait-elle pas la distance vide qui paraît d'ordinaire entre les têtes d'eux et d'elles?
D'autre par les hommes s'attribuent les meilleures places en appliquant le droit du plus fort mais en basant leur supériorité uniquement sur ce droit, ils se ravalent au niveau de la bête.
 Et si les hommes dérobent à ce sexe, en plusieurs lieux, sa part des meilleurs avantages, ils ont tort de faire un titre de leur usurpation et de leur tyrannie, car l'inégalité des forces corporelles plus que spirituelles ou des autres branches du mérite, est facilement cause de ce larcin et de sa souffrance (du fait que l'on accepte)- forces corporelles qui sont, au reste, des vertus si basses que la bête en tient plus par-dessus l'homme que l'homme par-dessus la femme.
 La supériorité que les hommes s'attribuent ne tient donc qu'à la tyrannie qu'ils exercent sur l'autre sexe mais n'a aucune justification philosophique.
Brillante et érudite démonstration qui prouve que Marie de Gournay n'avait rien à envier à la plupart des hommes de son temps.

Grief de dame

 

Michel de Montaigne

Quand elle écrit Grief de dame paru en 1626, Marie de Gournay a soixante et un ans; elle est attaquée de toutes parts par des hommes de lettres ou de pouvoir, jaloux, pleins de suffisance et de mépris, qui critiquent non pas ses idées et ses oeuvres qu'ils ne lisent pas mais son physique et son célibat.  Grief de dame est donc un écrit virulent. On sent l'auteure excédée de se heurter sans cesse à la suffisance et à la boursoufflure vaniteuse d'hommes qui n'ont de savants que le nom. La mauvaise foi, le mépris masculin et la vacuité de leurs démonstrations de force l'ont mise hors d'elle et le ton est résolument pamphlétaire. La dame montre ainsi qu'elle a la dent dure et qu'effectivement certains de ces messieurs, illustres en leur temps mais de nos jours tombés dans l'oubli, faisaient bien d'esquiver le débat car ils n'auraient pas eu le dessus.
Heureusement, nous dit Séverine Auffret qui préface le livre : "... depuis Montaigne lui-même, et à partir de Just Lipse, leur ami commun, Marie de de Gournay pratique le grand art de l'amitié, particulièrement avec un certain nombre d'hommes, "libertins érudits" de préférence, tels Théophile de Viau, Gabriel Naudée, et enfin la Mothe le Vayer, qui sera l'ami-complice de toute sa vie."

Bienheureux es-tu, lecteur, si tu n’es point de ce sexe, qu’on interdit de tous les biens, le privant de la liberté et même qu'on interdit encore à peu près de toutes les vertus, lui soustrayant  les charges, les offices et fonction publics, en un mot en lui retranchant le pouvoir en la modération duquel  la plupart des vertus se forment, afin de lui constituer pour seule félicité, pour vertus souveraines et seules, l'ignorance, la servitude et la faculté de faire le sot si ce jeu lui plaît.

 Bienheureux, derechef, toi qui peux être sage sans crime, ta qualité d'homme te concédant, autant qu'on les défend aux femmes, toute action de haut dessein, tout jugement sublime, et parole juste, et le crédit d’en être cru, ou pour le moins écouté.

Et je ne peux m'empêcher de citer encore un passage pour montrer combien le style de Marie de Gournay est pittoresque, combien elle sait manier l'ironie, et combien elle a l'art du portrait satirique quand elle brosse l'attitude des hommes face à une débatteuse :

Et il n'y a si chétif qui ne me rembarre avec l'approbation de la plupart des assistants, avec un sourire seulement, un hochet, ou quelque plaisanterie ou quelque petit branlement de tête, son éloquence muette disant : "c'est une femme qui parle." 
Tel se taisant par mépris ravira le monde en admiration de sa gravité, qu’il ravirait d’autre sorte, peut-être, si vous l’obligiez de mettre un peu par écrit, ce qu’il eut voulu répondre aux propositions et répliques de cette femme, si elle eût été homme. Un autre arrêté de sa faiblesse à mi-chemin, sous couleur de ne vouloir pas importuner son adversaire, sera dit victorieux, et courtois ensemble. Celui-là disant trente sottises, emportera toutefois le prix encore par sa barbe.