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dimanche 24 juin 2018

Music Hall de Jean-Luc Lagarce Théâtre Artéphile Festival d'Avignon 2018



Music Hall est une pièce de Jean-Luc Lagarce qui est le témoignage des années de galère qu’il a vécues au cours de ses tournées en France, officiant dans des salles inadaptées et sordides, recevant un accueil qui ne fut pas toujours chaleureux. C’est son double théâtral, la Fille -à qui il donne la parole - qui est chargée de transmettre cette expérience. Et c’est ainsi que se construit devant nous et peu à peu, comme un puzzle dont on retrouve les morceaux, ce personnage d’actrice fragile, usée, qui chante des chansons démodées (Joséphine Baker ?) et qui pourtant lutte pour maintenir son image tout en ne recevant plus qu’un accueil teinté de dérision, voire de mépris… jusqu’au moment où abandonnée par ses collaborateurs, dans une salle minable, devant une salle vide, les feux de la rampe s’éteindront.
La langue de Jean-Luc Lagarce est très particulière, bribes de phrases parfois sans sujet,  mots qui reviennent comme un leitmotiv pour caractériser le personnage et peut-être le figer dans le temps : « indolent »« goguenard » ou proverbes « qui peut le plus… »,  refrain lancinant qui rend le personnage à la fois dérisoire et émouvant.
Il y a quelque chose de très beau dans ce personnage interprété avec finesse par Héléna Vautrin, c’est son refus de se laisser aller, sa lutte pour renvoyer une image glamour d’elle-même, et même si l’on devine qu’elle se grise d’une gloire passée qui n’a peut-être jamais existé, qui le sait ? la Fille conserve sa dignité et l’on se sent le coeur serré, envahi par la nostalgie de l’échec.  Un bel hommage de Jean-Luc Lagarce aux comédiens !

D’habitude, le rôle est confié à une actrice plus âgée, mais la jeunesse de Héléna Vautrin n’est pas gênante et l’on peut imaginer l’actrice telle qu’elle a été et telle qu’elle veut toujours être pour paraître devant son public.  Elle est seule en scène car l’on n’entend que la voix de deux hommes de la troupe symbolisés par deux micros. Là et déjà plus là ! Tout repose donc sur sa présence et elle est à la hauteur !

La mise en scène de Florian Simon dont la gestuelle est réglée avec précision, au millimètre près, souligne le manque de naturel de la Fille qui semble rejouer devant nous et éternellement la gloire des années passés.  Elle n’est pas elle-même mais l’image qu’elle veut donner d’elle. Ses manières compassées, sa sophistication, montrent qu’elle est toujours sur scène dans un spectacle qu’elle se donne à elle-même : changement de perruques,  robes pailletées, ongles laqués que l’on abandonne un à un sur le plancher comme une petite part de soi-même, bras émaillés d’argent et d’or, contrastent brutalement avec la mesquinerie de l’accueil, le tabouret qu’on lui refuse ou qu’on lui fait payer très cher, l’abandon du public et la solitude qui est la sienne. A noter la beauté des costumes, l'harmonie des couleurs, volonté de souligner plutôt que l'échec de l'artiste, sa grandeur ou tout au moins son panache même s'il est construit sur du vent.
Une très belle scénographie de Léa Mathé avec des jeux de lumière qui mettent en relief chaque déplacement, chaque geste jusqu'au bout des doigts, des clairs-obscurs qui sculptent l'espace scénique. C’est aussi la lumière qui matérialise la fameuse porte indispensable à l’entrée de l’artiste mais qu’on lui refuse si souvent, et illumine le voile qui sert de décor, le rideau de scène qui va se fermer à jamais.

Un très beau spectacle. Un coup de coeur !



MUSIC HALL de Jean-Luc Lagarce
 
Durée : 1h
Théâtre ARTÉPHILE
5 bis, rue Bourg Neuf

à 17h35 : du 6 au 27 juillet - Relâches : 8, 15, 22 juillet

CIE 03

Metteur en scène : Florian Simon 
Interprète(s) : Héléna Vautrin 
Scénographie : Léa Mathé
Création Lumière : Fabien Colin 
Création Musicale : Seb Lanz 
Voix : Bertrand Beillot, Etienne Delfini-Michel 
Costumes : Les costumes de Lie 
Diffusion : Elodie Couraud

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samedi 23 juin 2018

Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (3)




Voici la suite de la  LC que nous proposons Ingannmic et moi. Comme je l’ai expliqué dans le billet 1 nous avons décidé de publier chaque samedi du mois de Juin un texte donnant nos impressions sur ce livre  de Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux.
Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.

La première partie du chapitre I au Chapitre VII. Voir Ici
La seconde partie du chapitre VIII à XV Voir ici

La troisième partie du Chapitre XVI au chapitre XXV

Anathase Kircher
Le roman de Jean-Marie Blas de Roblès est divisé en grands chapitres subdivisés eux-mêmes en sous-chapitres dont les titres expliquent, à la manière ancienne, ce qui va se passer ; et comme le roman se déroule dans des endroits différents, est précisé aussi le nom du lieu…

Par exemple, voici comment se présente  le chapitre XIX :  Où l'on apprend la conversion inespérée de la reine Christine
Canoe Quebarada : C'est pas un vrai défaut de boire
Fortaleza, Favela de Pirambu ; Angicos , 1938

Chaque chapitre commence toujours par une histoire de l’extraordinaire Anathase Kircher raconté par son disciple puisque c’est le vrai héros du roman malgré la multitude d’autres personnages qui gravitent autour de lui par le biais d’Eléazard. Décidément, Kircher, s’il n’existait pas, devrait être inventé tant il est par excellence « romanesque », au sens où ses aventures sont multiples et variées, sa personnalité inattendue et improbable, ses inventions farfelues ou géniales ! Comment croire à un tel personnage ? Et pourtant, il a existé !

Dans les chapitres XVI et XVII il condamne l’alchimie et démontre les supercheries du « sinistre alchimiste » Blaustaein, combattant ainsi l'obscurantisme au nom de la science. Plus tard dans la chapitre XXI, pendant l’épidémie de peste qui décime le pays, il utilise le  microscope, dont il est l’inventeur, pour étudier le sang mêlé de pus d’un bubon. Il y découvre « des petits vers » invisibles à l’oeil nu qui sont, selon lui, les responsables de la contagion. Et même si ces vermicules observés n’étaient probablement que les globules du sang, Kircher avait compris la cause de la maladie.
C’est aussi lui qui invente les cercueils à tube pour que les personnages enterrés de leur vivant puisse signaler leur présence. L’invention a des conséquences absolument burlesques, aussi hilarantes que morbides, que je vous laisse découvrir mais on peut dire qu’il est le précurseur des petites cloches munies d’une corde que les victoriens attachaient à la main de leurs présumés défunts !

Franz Vester (1868)

Dans cette troisième partie, j’ai des réponses aux questions que je m’étais posée dès le début dans le billet 1 de ma lecture sur Eléazard Von Waugan  et ses rapports envers Kircher à qui il reproche d’être un faussaire. Dans le chapitre XXIII  le savant ami d’Eléazard, Euclides, soutient brillamment, à ce propos, une idée  provocatrice : Toute création est un plagiat !  
Voltaire pille Maynaird, La Fontaine, Esope, Musset, Carmontelle, Machiavel, Plutarque, Virgile, Quintus Ennius …

Toute l’histoire de l’art, et même de la connaissance, est faite de cette assimilation plus ou moins poussée de ce que d’autres ont expérimenté avant nous. Personne n’y échappe depuis que le monde est monde. Il n’y a rien à dire, sinon que l’imagination humaine est bornée, ce que nous savons depuis toujours et que les livres se font avec d’autres livres. Les tableaux avec d’autres tableaux. On tourne en rond depuis le début, autour du même pot, de la même gamelle.

Voilà qui m’a rappelé mon cher Montaigne  : Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thym, ni marjolaine : Ainsi les pièces empruntées d'autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. »

S’ensuit une discussion qui affine le concept de plagiat. Où commence-t-il ? Qu’en est-il de l’imitation ? de la re-création ? Une discussion passionnante qui conduit à une réflexion sur les arcanes de la création

La favela de Pirambu

J’ai eu une réponse aux interrogations que nous avons eues Ingannminc et moi (billet 2) sur le sort de  la jeune Moema, la fille d’Eléazard, dans ce sous-titre aussi  mystérieux que poétique : Favela de Pirambu, la princesse du Royaume-où-personne-ne- va .

Le royaume où personne ne va qui résonne comme un titre de conte désigne la Favela de Pirambu, l'enfer sur terre, l'un des endroits du monde où la misère est à son comble. La description qu'en fait Roblès nous fait "voir" cette misère en grossissement comme avec le microscope de Kircher ou plutôt comme un grand  zoom sur l'horreur, la faim qui pousse à manger des rats, les maladies endémiques, les privations, les bordels d'enfants, l'inceste ...

On tirait sur la foule avec la même indifférence que sur une volée de moineaux. Comme si cela ne suffisait pas, il y avait aussi les rixes continuelles entre miséreux, l'alcool, l'héroïne, les morts enterrés assis - des fois, on butait sur leur tête pour aller pisser - les fous innombrables, le papier hygiénique sur lequel des voyous qui s'improvisaient propriétaires de votre taudis griffonnaient une quittance de loyer, les nourrissons vendus aux rupins, à toutes les bonnes âmes en mal de progéniture, la plage des harponneurs où l'on baissait culotte devant tout le monde pour faire ses besoins, les enfants, garçons et filles, nus jusqu'à l'âge de huit ans, qui s'éteignaient soudain, le ventre creux, après de vaines prouesses de yogis... quatre vingt dix millions de mal blanchis sans acte de naissance et sans identité, plus de la moitié de la population brésilienne réduite aux dernières extrémités.

Un vibrant réquisitoire contre la misère.


A samedi 30 Juin pour le dernier et quatrième billet sur ce livre.

mardi 19 juin 2018

Claudel Kahlo Woolf de Monica Mojica au théâtre Artéphile, Festival OFF d'avignon 2018




Le théâtre Artéphile présente pas moins de seize spectacles dont quatorze créations pendant le festival off d'Avignon 2018 et des lectures-rencontres les dimanche 15 et 22 juillet.
Pendant ce mois de juin, il offre des entrées à prix réduit en avant-première pour notre plus grand plaisir.

Virginia Woolf

La pièce de Monica Mojica, Claudel Kahlo Woolf, création au festival d’Avignon 2018, est écrite d’après des extraits de l’oeuvre de Virginia Woolf et des lettres de Camille Claudel et de Frida Kahlo.

Camille Claudel

 Ces trois grandes figures féminines de la littérature et de l’art dont on voit bien les différences de mentalité, d’époque, de pays, et d’inspiration, ont eu toutes trois un destin tragique marqué par des traumatismes violents, accident, viol, perte de leurs proches, pressions exercées contre elles, qui les conduisent vers la folie, le désir de mort. Toutes trois sont victimes de la société qui les étouffe et ne leur laisse aucun espace de respiration, victimes des hommes,  frères, époux…  qui ont le pouvoir et l’exercent en les privant de liberté, en les écrasant de leur force. Pourtant rien ni personne n’a pu étouffer leur génie et les empêcher de créer !

C’est ce que nous fait vivre cette pièce dont la mise en scène et la scénographie sont très réussies. Un peu lente à se mettre en place au début quand les personnages parlent en solitaire, la mise en scène s’anime pour les rapprocher, les unir dans un même espace-temps, et faire écouter une seule parole à trois voix, dans un va-et-vient entre ces femmes, qui se croisent, qui disent les accidents de leur vie, leurs plaies intimes, leur  préférence sexuelle, leur révolte, leur besoin de s’exprimer, de créer, et affirment leur tempérament de lutteuses. C’est ce que la mise en scène matérialise dès le début en les mettant en position de boxeuses. Parfois dérisoires, immensément faibles, elles tombent mais c’est toujours pour se relever. 

 Quelques petites remarques tout d'abord pour en venir au plus vite à ce qui fait la réussite de la pièce. J'ai moins aimé certains choix de mise en scène comme celui de l’ordinateur à la pomme (on ne voit plus que lui) pour diffuser des interviews d’hommes sur elles pourtant très intéressants. Ah! l’abominable Paul Claudel ! Ou encore, la séquence avec les verres pleins d’eau dont je n’ai pas compris la signification;  j’ai regretté aussi le parti pris de Monica Mojica de ne pas nous montrer les oeuvres de Claudel et Kahlo comme aurait pu le permettre la vidéo.
Ceci dit, le spectacle présente de nombreuses qualités et je l'ai vraiment beaucoup apprécié. Les jeux de scène, les lumières, l’importance accordée aux sons, à la musique, les langues, français, anglais, espagnol qui s’entremêlent, les projections vidéos avec ce film étrange qui montre un homme-cerf errant dans une forêt, créent une atmosphère onirique en contraste avec le réalisme du propos. Les costumes, très beaux,  contribuent à souligner la personnalité de chacune, en particulier ceux de Frida Kahlo qui semble descendre d’un de ses tableaux, ce qui nous permet  d'une manière détournée de "voir" une de ses oeuvres.

Frida Kahlo

Quant aux comédiennes, très impliquées, elles incarnent leur personnage, elles sont habitées par lui et elles l’intériorisent avec émotion.

Je voulais signaler enfin la dernière vidéo - ô! combien symbolique- qui sert de toile de fond aux personnages sur la scène, et montre une araignée mâle aux couleurs somptueuses faisant sa cour à l’humble araignée femelle qui le tue après la copulation. Ceci afin de rappeler que dans le combat qu’elles ont mené, toutes les trois ont triomphé à travers leur oeuvre respective, reconnue maintenant de tous. Pour rappeler, peut-être aussi, que la guerre entre les sexes n’est pas obligatoire et que chacun a droit à la liberté et l’égalité.

En conclusion, voici un beau spectacle sur un thème et des personnages passionnants, à  ne pas manquer pendant le mois de juillet au théâtre Artéphile.


Claudel Kalho Woolf
Cie Horizontal-Vertical
Théâtre Artéphile 22H10
durée 1H30
Festival Off  d’Avignon du 06 au 27 juillet
relâche les dimanches 8 15 22

samedi 16 juin 2018

Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (2)



Voici la suite de la  LC  que nous proposons Ingannmic et moi. Comme je l’ai expliqué dans le billet 1 nous avons décidé de publier chaque samedi du mois de Juin un texte donnant nos impressions sur ce livre  de Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux.  Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.

La première partie du chapitre I au Chapitre VII. Voir ICI

 La seconde partie du chapitre VIII à XV


Ecrire plusieurs billets sur un seul livre  donne certaines libertés. Comme il n’est pas question de rendre compte de tout le roman et surtout d’un roman fleuve comme celui-ci, j’ai décidé, aujourd'hui, de m’arrêter seulement sur ce qui me sollicite, m'intéresse, me pose question,  et ceci sans chercher à avoir une ligne conductrice.

Le Titre

Au chapitre XI, l’auteur revient sur le titre donné au roman : Là où les tigres sont chez eux. Déjà en exergue,  cette citation tirée d’un passage de Goethe extrait de Les Affinités électives intriguait  : «  Ce n’est pas impunément qu’on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les tigres et les éléphants sont chez eux ».
La première réaction est de se dire qu’il n’y a ni tigre, ni éléphant au Brésil ! C’est Euclides, un personnage dont je vais parler plus longuement, qui en donne l’explication même si Eléazard lui reproche de détourner la citation de Goethe : « nous avons ici, vous en conviendrez sans doute, bon nombre de mâles qui allient la lourdeur d’un pachyderme  à la  férocité du fauve. »
Le docteur Euclides da Cunha fait allusion ici au colonel Moreira  qui n’a de cesse d’accroître sa richesse dans de louches transactions en cherchant à vendre les terres de la presqu’île d’Alcantaraz. On sait que les américains du Pentagone sont impliqués. Et ceci à l’insu de sa femme Carlotta qui est la propriétaire d'une grande partie d'entre elles.  C’est ce que celle-ci découvre par hasard. Cette dernière est une femme humiliée par son mari, malheureuse, et qui ne vit que pour son fils Mauro, jeune chercheur, paléontologue, parti en expédition dans le Mato Grosso avec des chercheurs dont l’ex-épouse d’ Eléazard, Elaine. A travers le colonel Moreira apparaît une critique virulente des classes dirigeantes du Brésil, de leur corruption, leur absence de scrupules et leur immoralité .

Dans cette deuxième partie, l’expédition dans le Mato Grosso sur le fleuve Uruguay tourne mal. Nous sommes là, en plein dans le roman d’aventure qui montre un Brésil sauvage par sa nature mais aussi par les hommes qui y vivent, les trafiquants de drogue ! Encore des tigres ! Du coup, le suspense est à son comble.

Euclides da Cunha


Dès le chapitre VIII du roman, le lecteur fait connaissance avec le docteur Euclides da Cunha, un personnage qui tient une place modeste, pour l’instant, dans le développement de l’histoire mais importante par son influence morale et philosophique sur les autres personnages.
Euclides da Cunha, un ami d’Eléazard est un vieux monsieur aux vêtements désuets qui a « une bonhomie à la Flaubert mêlée à un calme et une courtoisie sans faille » et dont le savoir encyclopédique et la clairvoyance fascinent. Un sage. Lui aussi a été jésuite mais ne l’est pas resté et rien en lui ne fait penser à un homme d’église. On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement avec Kircher, jésuite lui aussi, mais à une époque où l’inquisition exigeait que l’on soit dans l’orthodoxie, il ne peut avoir la liberté d'Euclides; Kircher, érudit lui aussi, avec un savoir encyclopédique mais la sagesse en moins.

Dans ce livre, Euclides est celui qui pose des questions qui me touchent parce qu’elles sont universelles et nous renvoient à nous-mêmes, à notre époque.
Il explique à son ami Eléazard que les jésuites disent d’un défroqué, qu’il s’est « satellisé », exprimant ainsi l’idée que celui-ci reste en orbite autour de la Compagnie de Jésus sans pouvoir s'en éloigner. Ce qui signifie qu'on ne peut échapper à "la domestication",  à "un dressage du corps et de l’esprit" qui a pour but d'obtenir l’obéissance.

« Transgresser une règle, toutes les règles, revient toujours à s’en choisir d’autres, et donc à revenir dans le giron de l’obédience. On a l’impression de se libérer, de changer son être en profondeur, alors qu’on a simplement changé de maître. Le serpent qui se mord la queue. »

Je suis frappée par la justesse de ces propos qui expliquent combien les mentalités sont longues à évoluer. On peut vivre dans un pays libre et se comporter comme si on ne l’était pas parce que l’on a subi antérieurement un « dressage du corps et de l’esprit ». C’est ce qui explique à mes yeux pourquoi ce sont souvent les femmes,  quand elles sont élevées dans certaines traditions, qui se montrent les plus conservatrices. Je me souviens d’une de mes voisines qui dans les années 60-70 m’avait dit : "Tu ne devrais pas faire de politique, ce n’est pas joli pour une femme ! "

Pour Euclides, l’obéissance est toujours servile et humiliante :

« Plus j’avance en âge, plus je suis convaincu que la révolte est le seul acte de liberté et pas conséquent de poésie. C’est la transgression qui fait avancer le monde, parce que c’est elle, et elle seule qui génère les poètes, les créatures, ces mauvais garçons qui refusent d’obéir à un code, à un état, à une idéologie, à une technique, que sais-je… à tout ce qui présente un jour comme le fin du fin, l’aboutissement incontestable et infaillible d’une époque. »

ou encore

« Ce ne sont pas les idées qui tuent : ce sont les hommes, certains hommes qui en manipulent d’autres au nom d’un idéal qu’ils trahissent avec conscience, et parfois même sans le savoir. Toutes les idées sont criminelles dès qu’on se persuade de leur vérité absolue et qu’on se mêle de les faire partager à tous. Le christianisme lui-même - et quelle idée plus inoffensive que l’amour d’autrui n’est-ce pas ? - le christianisme a fait plus de morts à lui tout seul que bien des théories de prime abord plus suspectes. Mais la faute en revient uniquement aux chrétiens, pas au christianisme ! A ceux-là qui ont transformé en doctrine sectaire ce qui n’aurait dû rester qu’un élan du coeur ! Non, mon  cher ami, une idée n’a jamais fait de mal à quiconque. »

Pas besoin de souligner combien cette remarque est d’actualité !

Moema


La fille d’Eléazard, Moema est un personnage ambigu qui m’interroge. Nous avons eu la discussion suivante chez Ingannmic, dans les commentaires.
Claudialucia
Ah! Tu as trouvé sympathique la fille d' Eléazard ? Bien sûr, ce qui est positif chez elle, c'est l'intérêt et même plus l'amitié et la solidarité qu'elle manifeste envers tous ces pauvres gens (les pêcheurs) qui survivent tant bien que mal et dont la misère la touche.. Mais son comportement envers son père me répugne. Elle se comporte en fille de riche et ne s'intéresse qu'à son argent. Si encore elle avait été mal aimée dans son enfance, mais ce n'est pas le cas. De même envers Thaïs, la fille qu'elle prétend aimer. En fait, je la trouve égoïste, assez cruelle, sans compter son immaturité qui l'amène à se droguer. Elle a bien des petits scrupules de temps en temps mais elle met bien vite son mouchoir dessus.

C'est quelque chose que je trouve émouvant chez Eléazard : son grand amour pour sa fille et sa trop grande indulgence qui finissent par se retourner contre lui. Sa fille pense que son père ne s'intéresse pas à elle et qu'il lui donne tout cet argent pour se débarrasser d'elle et ne pas avoir de problème ! Cela m'a interpellée et touchée. On ne peut pas avoir des enfants sans se poser ce genre de questions. Où s’arrête l’indulgence ? Quelles sont les limites ?  D'ailleurs, par la suite Euclides fera remarquer à Eléazard que l'on doit savoir mettre des limites. Mais j'anticipe !
Ingannmic 
Concernant Moéma, je suis d'accord avec toi sur son immaturité, mais je ne sais pas pourquoi, je suis confiante dans le fait qu'elle évoluera par la suite, et que ce sont là des errements de jeunesse qui disparaîtront avec les expériences de la vie, qu'elle saura alors ne laisser parler que ce qu'il y a de bon en elle, et rendra constructive son indignation face à l'injustice (je me fourvoie peut-être complètement).


Eléazard et Kircher

 

Hunt Emerson : Kircher  "Rien n'est si beau que de tout savoir"
Quant à Anathase Kircher, le brillant polymathe, il est toujours aussi fou et aussi génial ! J'ai cherché dans le Net des images des inventions de Kircher décrites dans ce livre. 
Par exemple, l'horloge fonctionnant avec des fleurs. En Provence, Kircher découvre que les tournesols  se déplacent suivant le soleil et cela donne :

Kicher : l'horloge avec tournesols

Kircher : orgue à chats
 Les chats sont placés selon le ton de leur voix et crient chaque fois que la touche en s'abaissant pince leur queue. Ami(e)s des chats s'abstenir !

Kircher : la lanterne magique
"A peine fûmes-nous plongés dans une totale obscurité que la Vierge Marie nous apparut, grandeur nature et irradiée de lumière, comme flottant sur les murs.  (...) le diable se manifesta environné de flammes mouvantes, cornu, grimaçant, épouvantable à regarder  !
- L'ennemi ! Hurla Kircher couvrant de sa voix de stentor les cris d'effroi de l'assitance..."

Et oui, inventeur de génie ! mais il s'en sert un peu trop pour mystifier !  D'ailleurs, dans ces chapitres, les relations d’Eléazard et d'Anathase Kircher  n’ont pas changé. Il ne l’aime pas plus qu’avant : "Kircher ne cherche pas la vérité ni même la vraisemblance, il cherche l'étonnement".

Holbein : anamorphose tête de mort premier rang


A propos des inventions de Kircher, Eléazrad écrit :

« Kircher appartient encore au monde d’Arcimboldo : s’il apprécie les anamorphoses, c’est parce qu’elles montrent la réalité « telle qu’elle ne l’est pas ». Pour exister vraiment, paysages, animaux, fruits et légumes ou objets de la vie courante doivent recomposer le visage de l’homme, de la créature divine à qui la terre est destinée. Avec les miroirs déformants ou ceux, au contraire, qui rétablissent des aberrations optiques savamment calculées, le christianisme de la contre-réforme prend à son compte le mythe platonicien de la caverne et le transforme en spectacle pédagogique : durant notre existence, nous ne voyons jamais que les ombres de la vérité divine. Parce qu’il incite à la luxure, ce beau visage féminin est voué à l’enfer, enseignent les miroirs qui le déforment atrocement; ce magma de couleurs sanguinolentes aura un jour une signification, promettent les miroirs cylindriques qui en redressent les formes et le métamorphosent en image du Paradis. »


Kircher était aussi l'ami du Bernin. C'est lui qui est imagine la Fontaine des quatre fleuves que Le Bernin réalisera : le Gange, le Danube, le Nil,  Rio de la Plata surmontés d'un obélisque égyptien. C'est Kircher aussi qui donnera la traduction des hiéroglyphes gravés sur l'obélisque, écriture qu'il prétendait connaître, alors qu'il n'en était rien !

Rome la Fontaine des Quatre Fleuves Kircher/ le Bernin
 
A ce stade du livre, au chapitre XV, non seulement je n’ai éprouvé aucune lassitude mais je suis impatiente d’en savoir plus. Parfois, lorsque je suis arrêtée dans la lecture d’un de ces récits enchâssés l'un dans l'autre, et que celui-ci laisse place à un autre, je me sens un peu frustrée car j’ai envie d’en savoir plus tout de suite ! Alors il faut que je prenne de l'avance.

Billet n ° 3  Samedi 23 Juin

mardi 12 juin 2018

Avignon : Fondation Angladon et exposition René Char

La fondation Angladon
La fondation Angladon est installée dans un hôtel particulier du XVIII siècle qui appartenait aux Angladon-Dubrugeaud, héritiers de Jacques Doucet, grand couturier parisien du début du XX siècle, collectionneur et mécène. 

Deux salles du rez-de chaussée  exposent, l'une des peintures du XIX siècle, l'autre des oeuvres du XX  siècle. Une troisième salle est consacrée à Jacques Doucet.

 Man Ray  : Jacques Doucet, couturier et collectionneur

Intérieur de la maison de Jacques Doucet

Créations de Jacques Doucet couturier

La salle du XIX siècle

Oeuvres du XIX siècle : Thomas Lawrence/ Odilon Redon / Honoré Daumier
David Hockney : La chaise et la pipe Hommage à Van Gogh

La fondation Angladon possède la seule oeuvre  de Vincent Van Gogh en Provence :  Le Train. 
Mais elle l'a prêtée à la Fondation Van Gogh d'Arles pour une exposition sur le peintre. Echange de bons procédés : Arles a prêté l'hommage à  Avignon l'Hommage à Vincent Van Gogh  de David Hockney.

Van Gogh : Le train
Cézanne : Nature morte au pot de grès et Degas : La repasseuse

Cézanne : Nature morte au pot de grès

Edgar Degas

Alfred Sisley : paysage de neige

Le buste de Paul Verlaine par August de Niederhausern dit Rodo

Honoré Daumier : Sancho Pansa

 La salle du XX siècle

 La salle du XX siècle avec ces oeuvres de  Picasso,  Derain, Modigliani, Fujita, Vuillard, des masques africains,...

Tsuguhari Léonard Fujita : le peintre et son épouse

Tsuguhari Léonard Fujita (détail)

Pablo Picasso

Au premier étage sont les pièces de vie, salle à manger, salons, bibliothèque, cabinet oriental, qui présentent, outre de beaux meubles anciens, des peintures et des statues d'artistes italien, flamand, français et espagnol, des oeuvres de peintres du XVIII, Joseph Vernet, Hubert Robert, Pierre Chardin, Nicolas Lancret, des collections de porcelaine ancienne, vases et statuettes chinoises.




 Le lapin de Manet


La salle à manger




Ecole espagnole du XVII siècle

Maître de la Madeleine

Maître de la Madeleine


La médiathèque Ceccano: vue de la fenêtre
La médiathèque est installée dans l'ancien palais du cardinal Ceccano.


La médiathèque Ceccano: vue de la fenêtre


La bibliothèque

Joseph Vernet : Naufrage dans la tempête

Le salon XVIII siècle


Collection orientale

Elle est bien difficle à photographier cette petite danseuse chinoise de l'époque Ming que j'aime tant !!

Exposition René Char


Enfin au deuxième étage, pour les trente ans de la disparition du poète,  l'exposition René Char  : l'homme qui marche dans un rayon de soleil.  Sous ce titre qui est celui d'un poème de René Char,  elle montre que "plus encore que pour tout autre poète, vie et poésie se confondent, forment la trame des poèmes : vie du poète, vie de l’homme et vie de l’Histoire, dans laquelle Char fut violemment plongé, mais surtout « vie enfin jointe » par la grâce de l’écriture poétique." 

 Valentine Hugo : Portrait de René Char
Au début de l'exposition est mise en valeur une poétique sous le signe d'Héraclite, entre lumière et mouvement. Des lithographies réalisées par  Joan Miro sont exposées des pour illustrer Le Poème pulvérisé puis le travail de Giacometti pour Retour en Amont.

Jean Miro : Le marteau sans maître (1976)




Joan Miro : Le poème Pulvérisé


Joan Miro : Le poème Puvérisé

Retour en amont : Giacometti

J'avais dix ans , La Sorgue m'enchâssait Parole en Archipel


Ensuite vient le poète et ses amis, les peintres, les  écrivains, il a une grande amitié pour Camus, qui l'accompagnent et qu'il appelle ses  "alliés substantiels". 

Valentine Hugo

Nicolas de Stael

La bibliothèque est en feu : George Braque

Enfin avec la guerre, son engagement dans la Résistance sous le nom du Capitaine Alexandre. Il écrit dans la clandestinité, Feuilles d'Hypnos mais refuse de publier ses oeuvres tant que la guerre ne sera pas terminée.



 Dans son QG basé à Céreste, il y avait une reproduction du Prisonnier de  Georges de La Tour qui lui inspire ces vers :





 Dans la dernière partie, on entend René Char lire ses poèmes mais je n'ai pas aimé sa façon de les dire. L'enregistrement n'en reste pas moins précieux.
De nombreux poèmes enluminés par Char montrent l'importance qu'il accordait au caractère visuel de l'écriture.






Des poèmes de René  Char dans mon blog : ici



*Je n'ai pas vu la suite de l'exposition qui se tenait à la médiathèque Ceccano.