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mardi 8 octobre 2019

Andrea Wulf : L'invention de la nature (3) Ernst Haeckel et Humbodt


Voici le troisième billet que j’écris sur L’invention de la nature, les aventures d’Alexander Humboldt d'Andrea Wulf. (Billet 1 et billet 2). L'auteure parlait précédemment du rayonnement fantastique qu'Alexander Humboldt avait eu chez ses contemporains et aussi sur les générations à venir dans tous les domaines scientifiques, littéraires, poétiques, philosophiques. Mais ce que j’ai choisi de vous rapporter aujourd’hui, c’est l’influence qu’il a exercée sur l’art par l’intermédiaire d’Ernst Haeckel.

Ernst Haeckel.
 Ernst Haeckel a vingt cinq ans quand meurt Alexander von Humboldt, une grande perte pour le jeune homme qui a lu toutes les oeuvres du maître et s'en est profondément imprégné. A l’époque, Haeckel cherche sa voie, déchiré entre sa double vocation pour l’art et pour la science. Si Humboldt prêchait la réconciliation des deux et même leur complémentarité, Haeckel ne sait comment concilier son amour de la peinture et de la nature, en particulier dans la spécialité qu’il s’est choisie, la zoologie. A cette époque, il prend pour sujet d’étude, les méduses et les minuscules organisme unicellulaires du plancton comme les radiolaires. C’est en les observant au microscope qu’il découvre ces « petites merveilles » dont les structures très diverses présentent des motifs symétriques, réguliers, d’une extrême finesse et d’une grande beauté. Un univers « poétique et enchanteur ». Il ne lui reste plus qu’à utiliser son talent de dessinateur et de peintre pour le révéler au public dans un livre qui eut un immense succès : Die RadoliarienLes radiolaires.

Les radiolaires de Ernst Haeckel dans l'invention de la nature d'Andrea Wulf
Les radiolaires de Ernst Haeckel Spumellaria
Les radiolaires de Ernst Haeckel les stephoidea
C’est aussi à cette époque qu’il découvre L’origine des espèces de Darwin et qu’il en devient le grand défenseur.  Et pour rendre compte des rapports d'Alexander  von Humboldt avec la nature, il invente un mot nouveau destiné à une longue vie : L’Oecologie ou écologie, du grec « oikos, « maison » au sens large de milieu naturel.

Formes artistiques de la nature Ernst Haeckel les Ascidiae
Entre 1899 et 1904, il publie Formes artistiques de la nature, des planches représentant des radiolaires et des méduses qu’il peint en laissant libre court à son talent artistique. Ces oeuvres vont fonder le langage stylistique de l’Art Nouveau et devenir une source d’inspiration toujours renouvelée pour les artistes et créateurs.

L'art nouveau 



Certains artistes se mettent à imiter les éléments organiques marins mis en valeur dans Formes artistiques. Haeckel, lui-même décore sa maison nommée Médusa, à Iéna, de formes empruntées à ses méduses bien-aimées. 

Plafonnier villa Médusa
L’architecte René Binet édifie la porte monumentale d’entrée à l’exposition universelle de Paris en 1900 en s’inspirant des radiolaires.

Projet de la porte d'entrée de Binet  : exposition universelle de 1900 à Paris
Les oeuvres d'Antoni Gaudi à Barcelone :  escaliers, arches, fenêtres, flèches évoquent le varech, les invertébrés marins, ses lustres sont des nautiles, ses vitraux arborent des oursins géants.
Antoni Gaudi : La Sagrada

Gaudi : maison  Batllo
Et la coupole de  Louis Comfort Tiffany à Chicago rappelle la forme et les couleurs d'un radiolaire Ascidiae.

Louis Comfort Tiffany couple du centre culturel de Chicago
 En France, les bouches de métro de Hector Guimard sont considérées comme les chefs d'oeuvre de l'art nouveau. Il en reste quatre-vingt huit, à l'heure actuelle, sur les cent-soixante sept oeuvres créées par l'architecte. Pour la première fois (et initié par Eiffel avec sa tour pour l'exposition de 1900) le fer devient une matière noble, associé aux transparences et aux vives colorations du verre.


L'architecte, Louis Sullivan aux Etats-Unis décore ses gratte-ciel de motifs tirés de la faune et la flore qui ressemblent aux dessins des organismes marins de Haeckel, comme cette porte d'entrée du Carson Scott Pirie Building à Chicago.

Le  Sullivan  center Carson Scott Pirie: Chicago

Les lampes, les vases,  les bijoux, tous les objets se font fleurs ou méduses. Ainsi en est-il des créations du maître verrier français Emile Gallé, de René Lalique ou du créateur américain Louis Comfort Tiffany.

   
Emile Gallé (France)
collier René Lalique (France)
Emile Gallé (france)

Musée art nouveau à Budapest (Hongrie)
Musée art nouveau à Budapest (Hongrie)

Louis Comfort Tiffany (USA)
 
L'Art nouveau -c'est le terme adopté en France- à l'origine dans une galerie de peinture parisienne dont le propriétaire, l’Allemand Siegfried Bing, exposait et vendait des œuvres en avance sur leur temps. L'Art nouveau  naît en réaction à une industrialisation trop poussée, et en "sécession " avec la tradition et le conservatisme artistique. Il  se répand dans tous les pays occidentaux où il devient universel. Les artistes de cette fin du XIX siècle et du début du XX siècle sont gagnés à cet amour de la nature et se mettent à l’unisson. 

« Le nouveau langage stylistique de l’art nouveau insufflait dans toutes les créations des éléments empruntés à la nature, que ce soit dans les gratte-ciel, les bijoux, les affiches, les bougeoirs, le mobilier ou les textiles. De sinueuses ornementations enroulaient leurs lianes et leurs fleurs sur les vitres gravées des portes, et les ébénistes donnaient aux pieds de table et aux accoudoirs des formes incurvées de branchage » Andrea Wulf

Budapest Porte de la caisse d'épargne : Odon Lechner
Cette passion des formes sinueuses, des courbes qui reproduisent la poussée des végétaux avec une luxuriance parfois considérée comme exagérée font dire à ses détracteurs en France, que l'Art Nouveau, est un "style nouille" ou "style métro" par allusion à Hector Guimard..

Il est aussi appelé style Tiffany aux Etats-Unis d'après Louis Comfort Tiffany, Jugennstil en Allemagne, Sezessionstil en Autriche, Stil Liberty en Italie, Style sapin en Suisse,  Modern en russe, Modernismo en Espagne.
A Prague, son nom tchèque, « Secese » (Sécession) qui apparaît d'abord à Vienne, désigne un mouvement de jeunes artistes novateurs qui s'opposent à l'académisme mais le style en lui-même est né en Belgique avec l’architecte Victor Horta qui est considéré comme le père de ce nouveau style.

Maison Horta Belgique

Maison Victor Horta Belgique (détail)

Avec l'artiste tchèque Alfons Mucha  devenu si célèbre à Paris avec ses affiches, le « style Mucha » voit le jour.

Prague Affiche Sara Bernhardt
Prague  musée Musha
Prague Vitrail de Musha la cathédrale Saint Guy

Et voilà ce qu'inspirent encore de nos jours les recherches d'Ernst Haeckel : les lustres méduses de l'artiste Thimoty Horn en résidence à la villa Medusa à Iéna en 2006

Thimoty Horn (2006)

Thimoty Horn (2006)
Thimoty Horn (2006)


Je vous parlerai un autre jour d'Odon Lechner  et d'Emile Vidor, deux des plus grands artistes de l'art nouveau Hongrois que j'ai découverts lors de mon récent voyage à Budapest..



dimanche 6 octobre 2019

John Mead Falker : Le blason de lord Blandemer


Le blason de Lord Blandamer de John Meade Falker est un livre que j’ai trouvé  dans une brocante. Je ne l’aurai peut-être jamais acheté si je n’avais  reconnu le nom de l’auteur de Moonfleet, un livre d’aventures passionnant dont le héros est un enfant. Ce roman a été adapté par Fritz Lang sous le titre Les contrebandiers de Moonfleet, film qui fit le bonheur, dans leur enfance, de mes filles et de leurs parents.

John Meade Falker réunit dans Le blason de lord Blandemer trois de ses passions, l’architecture médiévale, la musique religieuse et l’héraldique.
J’ai d’abord été étonnée. Voilà un livre destiné à nous faire frémir, mystère, malédiction, assassinat, à la manière des romans anglais du XIX siècle mais dont le sujet semble être aussi et tout autant la description détaillée et amoureuse de la cathédrale de Cullerne, une petite ville du sud de l’Angleterre ;  un exposé enthousiaste sur la musique d’orgue avec partitions à l’appui, choeurs et description de l’instrument en mauvais état, accompagné des plaintes et jérémiades du vieil l’organiste, Mr Sharnall, qui rêve d’un nouveau pédalier et d’un soufflet dernier cri ; et en sus, un savant cours de héraldique … Le tout très complet, parfois long, armez-vous de patience, mais bouillonnant d’enthousiasme ! Et de plus, très cohérent car tous ces éléments se tiennent et permettent de revenir à nos moutons, c’est à dire à l’intrigue policière.

L’histoire ? Westray, un jeune architecte londonien est envoyé par son patron restaurer la cathédrale de Cullerne en si mauvais état que l’on n’ose plus sonner les cloches de peur que le clocher ne s’effondre. Là, dans une chapelle brille le blason nébulé de sinople (lire le livre pour l’explication) de la noble famille des Blandamer. Une malédiction semble poursuivre ceux qui tentent d’élucider le mystère qui leur est attaché. Westray loge dans la pension de Miss Joliffe, vieille dame au grand coeur et très digne malgré ses moyens limités. Elle a une nièce, Anastasia, jolie et romanesque jeune fille qui rêve d’écrire et d’égaler, rien de moins, les soeurs Bronte. Bien sûr, Westray en tombe amoureux mais quand lord Blandemer revient au pays après la mort de son père, celui-ci devient un rival. Ajoutez-y un pauvre fou, Martin Joliffe, qui prétend être le vrai lord Blandemer, un tableau de mauvaise facture dont la valeur est surestimée, des ombres qui semblent poursuivre le vieil organiste et rôdent dans les ruelles sombres de la ville…
Le roman peint avec talent des personnages souvent complexes comme l’organiste vieil alcoolique, aigri, envieux mais ami fidèle et désintéressé. Certains sont attachants comme la vieille Miss Joliffe et son ingénue de nièce, ou déplaisant comme le recteur de la cathédrale, bouffi de vanité, « vieil imbécile », égoïste et cupide; ou encore ambigu comme Lord Blandemer. John Meade Falker dresse un tableau satirique de la société d’une petite ville avec ses mesquineries, ses jalousies, son respect de la hiérarchie non exempt de snobisme.  Finalement, un roman qui sort de l’ordinaire, avec des centres d’intérêt plus que variés, marqué par les passions de son auteur ! A vous d'y adhérer  (ou non)! Tous les ingrédients sont là pour faire un bon roman noir, un peu désuet à la façon de Wilkie Colins, et plein de charme.

lundi 30 septembre 2019

Andrea Wulf : L’invention de la nature (2) Les aventures d’Alexander Humboldt


Naturaliste, géographe, explorateur, Alexander von Humboldt (1769-1859) est le grand scientifique des Lumières. Il a donné son nom à des villes, des rivières, des chaînes de montagnes, à un courant océanique d’Amérique du Sud, à un manchot, à un calmar géant – il existe même une Mare Humboldtianum sur la Lune. (quatrième de couverture)

Alexander Von Humblodt

Il semble que, lorsqu’on lit la présentation de la quatrième de couverture du livre de Andrea Wulf sur Alexander Von Humboldt, l’on n’ait plus qu'à s’étonner qu’un savant aussi célèbre et qui a eu une influence aussi décisive sur nos connaissances, ne soit pas plus connu du grand public de nos jours. Mais c’est que, explique Andrea Wulf : « Humboldt … nous a apporté le concept même de la nature. Ironie du sort, ses réflexions sont devenues si évidentes que nous avons pratiquement oublié l’homme qui en est à l’origine. ».

Le livre passionnant d’Andréa Wulf a le mérite de nous le rappeler et de nous faire découvrir l’homme avec ses forces et ses contradictions. Au cours de ses voyages, il n’a cessé de s’élever contre le colonialisme, l’esclavage, ou de critiquer les mauvais traitements infligés par les missionnaires catholiques aux indigènes. Il soutient la révolution de Simon Bolivar et veut la liberté des peuples;  et pourtant, il reste au service du roi de Prusse pendant des années pour des raisons financières et peut-être aussi parce qu’il a l’espoir de voir naître une monarchie constitutionnelle. C’est un savant qui aime partager ses découvertes et non les garder jalousement, toujours prêt à aider et à financer un jeune collègue. Ceci dit, il était tellement adulé et couvert de gloire qu’il semble être assez infatué de lui-même. Il parle tout le temps, à tout allure, et n’écoute jamais les autres.


C’est aussi un grand scientifique, dont la mémoire et l’intelligence sont phénoménales et dont l’esprit est ouvert à toute nouveauté, un touche à tout de génie qui s’intéresse à toutes les formes de la science, géographie, botanique, vulcanologie, ethnographie, zoologie… Toutes les branches de la science le passionne. Il vibre devant la course des étoiles, expérimente à son détriment l’électricité des anguilles, corrige les erreurs de cartographie, fait appel à son imagination pour mettre en relation tous les éléments de la nature et concevoir qu’elle forme un « tissu, le grand tissu du vivant », un tout dont les éléments sont reliés les uns aux autres.. C’est au sommet du volcan Chimborazo qu’il a cette révélation, la hauteur de vue, explique-t-il, lui permettant d’embrasser l’ensemble. A la différence des scientifiques systématiciens qui étudiaient la nature, les plantes et les animaux, comme des unités séparées pour les classifier et les hiérarchiser, Humboldt est frappé par les liens qui unissent tous les faits isolés. 
Natugemälde
En redescendant des sommets, il dessine son « naturgemälde », son « tableau » ou « peinture » de la Nature : il y représente la montagne et montre que les espèces végétales se répartissent selon des zones étagées liées à l’altitude, à la température, à l’humidité  et que c’est ainsi partout dans le monde… « Les plantes alpines de Suisse poussaient aussi bien en Laponie que dans les Andes. » 

« La variété des informations scientifiques était ainsi représenté avec une richesse et une simplicité sans précédent. Avant Humboldt, personne n’avait traité de genre de données de façon aussi visuelle. Son tableau physique montrait comme personne ne l’avait fait avant lui que la flore se répartissait selon les zones climatiques à travers tous les continents. Humboldt voyait de l’unité dans l’immense variété de phénomènes. Au lieu d’enfermer les plantes dans d’innombrables catégories taxinomiques, il les répartissait selon le climat et leur environnement : une idée révolutionnaire que l’on retrouve encore aujourd’hui dans notre conception des écosystèmes. »

Henry David Thoreau
 Humboldt au cours de ses investigations s’oppose aussi aux philosophes (comme Descartes, Buffon) qui pensaient que la nature avait été créée pour les hommes et était là pour le servir.  Il remet l’humain à sa place parmi les autres animaux dans le grand réseau du vivant. Après Carl Linné qui avait défini le principe de la chaîne alimentaire, il réfléchit à cette loi de la nature qui assure la survie du plus fort, amorçant la théorie de l’évolution des espèces qui influencera Darwin. C’est lui aussi qui, le premier, attira l’attention sur l’action de l’homme sur la nature et les risques qui en découlaient, devenant ainsi le premier écologiste du monde. A  la fois scientifique et poète, ami de Goethe, il met à l’honneur l’importance de  la poésie, de l’art et de l’imagination dans la démarche scientifique. C’est pourquoi il eut aussi une influence fondamentale sur Henry David Thoreau, George Perkins Marsh, Ernst Haeckel et John Muir....

Le livre se lit comme un roman d’aventures, agréable et facile à lire, qui nous entraîne dans des territoires peu connus avec ces grands voyages au Vénézuela puis en Russie, à une époque où l’exploration du continent est loin d’être terminée, où les découvertes scientifiques fleurissent dans tous les domaines, dans ce siècle des Lumières qui voit la remise en question de l’obscurantisme religieux et des préjugés scientifiques.
Ce que j’ai vraiment apprécié aussi ce sont les chapitres consacrés à tous ceux -cités plus haut- qui l’ont fréquenté, qui ont lu ses ouvrages, à qui il a servi de mentor, de professeur, de phare. J’ai été heureuse d’être en si bonne compagnie. C’est un des grands plaisirs du livre qui m’a apporté beaucoup de connaissances, notamment sur l’influence d’Humboldt sur l’art. Je vous en parlerai dans un troisième billet consacré à ce livre. Oui, il en mérite bien trois !

vendredi 27 septembre 2019

Bérengère Cournut : De pierre et d’os


De pierre et d’os de Bérengère Cournut paru aux Editions Le Tripode est un joli livre-objet qui présente une jaquette aux grands rabats, avec une illustration (de Juliette Maroni)  pleine de douceur, le soleil illuminant les glaces de la banquise et les sommets des montagnes gelées. Au premier plan, des restes d’un squelette d’animal et un inuit tenant sa lance, au second, un ours blanc, bleuté, presque effacé par la neige qui tombe à gros flocons. Des photographies anciennes sont insérées la fin du volume.
Cette douceur cache une réalité beaucoup plus dure. C’est ce que nous décrit l’auteure qui connaît bien les inuits pour les avoir étudiés dans les fonds d'archives de Paul-Emile Victor et de Jean Malaurie à la bibliothèque centrale du Museum d'Histoire naturelle à Paris. En effet, derrière la beauté du paysage, on découvre des conditions de vie très éprouvantes, où la mort côtoie la vie à chaque instant, une lutte pour la survie afin de trouver la nourriture, de ne pas succomber à la famine mais aussi au froid et à l’hiver qui plonge ce peuple dans les ténèbres. Pas étonnant alors, que ces étendues désertiques et inhospitalières soient hantées par des esprits qui se mêlent à la vie des humains, les dirigent, les protègent ou au contraire leur veulent du mal.
 Aussi lorsque la jeune Uqsuralik est séparée de sa famille par la rupture de la banquise, elle semble condamnée à une mort certaine. Mais heureusement, son père a fait d’elle une excellente chasseuse, dotée de courage et de bon sens. Elle possède des dons qui feront d'elle, dans l'avenir, une femme puissante. Quand elle rencontre une famille qui l’adopte, elle pourra se croire sauvée. C’est sans compter sur les hommes qui, eux aussi, parfois, constituent un danger pour leurs semblables.
Bérengère Cornut présente un beau roman initiatique et nous permet d’accompagner Uqsyralik dans les différentes phases de sa vie. Nous vivons la vie quotidienne des inuits, nous partageons leurs croyances, leurs peurs, leurs joies et leurs peines, les moments de tendresse et de haine.
 A la prose simple et pure de Bérengère Cournut qui rend compte de la beauté de la nature,  fleurs de la toundra,  bruits, souffle du vent, craquement de la glace, succèdent des chansons-poèmes qui révèlent l’âme des Inuits, un monde peuplé de mystères et d’êtres surnaturels. La nature forme avec l'être humain comme avec les autres animaux un tout que l'on ne peut dissocier. La vie est vécue comme un combat mais est aussi avec le respect des lois de la nature et l'acceptation de la mort. Le réel et le fantastique s’allient pour former un livre à la fois solidement documenté et plein de poésie.

De pierre et d’os a obtenu le prix FNAC 2019

PS : et oui encore un livre de la rentrée littéraire, j'ai craqué !

Photographie d'une famille inuite par George R. King1917
Uqsuralik accouche seule  sur la banquise pendant que se lève la tempête. La femme et la tempête semblent être unies dans le même "travail".

Depuis le rocher sur lequel je me tiens, je regarde comment le vent travaille la surface de l'eau. A chaque rafale, le lac est strié d'un millier de griffes. A chaque nouvelle contraction, mes ongles creusent méthodiquement des sillons dans ma chair. Des gémissements semblables à ceux du vent commencent à sortir de ma gorge. Un éclair déchire enfin l'horizon, je pousse mon premier cri. Il est suivi d'un roulement de tonnerre - mes os frémissent.
Je voudrais inspirer pour reprendre mon souffle, mais le vent s'engouffre dans ma cage thoracique. Les rafales forcent mes côtes les unes après les autres. Je tombe de mon rocher - dans l'eau.

Cap Hoffmann Halvø  voir blog
Sur la toundra, les fleurs forment de grands tapis jeunes, rouges et violets, qui commencent juste à roussir. Les baies foisonnent, j'en fais grande provision. C'était un délice, l'autre jour, que de pouvoir les tremper dans le sang de phoque encore chaud. Ca change des oiseaux à la chair fine et aux os craquants.

« Les Inuit sont un peuple de chasseurs nomades se déployant dans l’Arctique depuis un millier d’années. Jusqu’à très récemment, ils n’avaient d’autres ressources à leur survie que les animaux qu’ils chassaient, les pierres laissées libres par la terre gelée, les plantes et les baies poussant au soleil de minuit. Ils partagent leur territoire immense avec nombre d’animaux plus ou moins migrateurs, mais aussi avec les esprits et les éléments. L’eau sous toutes ses formes est leur univers constant, le vent entre dans leurs oreilles et ressort de leurs gorges en souffles rauques. Pour toutes les occasions, ils ont des chants, qu’accompagne parfois le battement des tambours chamaniques. » (note liminaire du roman)

lundi 23 septembre 2019

Andrea Wulf : L'invention de la nature (1) Citation


Je suis en train de lire L'invention de la nature d'Andrea Wulf et je vous en parlerai dès que je l'aurai terminé..
L'auteure raconte la vie, les voyages et les recherches d'Alexander von Humboldt, scientifique renommé des Lumières qui inventa le concept de Nature tel que nous la percevons maintenant "comme un grand organisme vivant dont tous les éléments sont reliés les uns aux autres"  et qui  fonctionne comme un Tout cohérent.

Aujourd' hui, c'est juste un passage que je veux citer car il est tellement d'actualité.  

Alexander Von Humboldt
 Quand Humboldt explore le Vénézuela, il arrive dans une région agricole fertile, la riante vallée d'Aragua, la plus riche du pays. Pourtant les habitants de la région s'inquiètent car le niveau du lac Valencia  ne cesse de baisser. Nous sommes le 7 Février 1800.

"Lorsqu'on détruit les forêts comme les colons européens le font partout en Amérique avec une imprudente précipitation, les sources tarissent entièrement ou deviennent moins abondantes. Les lits des rivières restant à sec pendant une partie de l'année, se convertissent en torrents chaque fois que de grandes averses tombent sur les hauteurs. Comme avec les broussailles, on voit disparaître le gazon et la mousse sur la croupe des montagnes, les eaux pluviales ne sont plus retenues dans leur cours : au lieu d'augmenter lentement le niveau des rivières par des filtrations progressives, elles sillonnent, à l'époque des grandes ondées, le flanc des collines, entraînent les terres éboulées, et forment ces crues subites qui dévastent les campagnes."

"Humboldt avertissait les hommes qu'il leur fallait comprendre le fonctionnement des forces de la nature et voir que tout était lié. On ne pouvait pas agir impunément sur le milieu naturel pour satisfaire son bon vouloir et ses intérêts. " L'homme n'a d'action sur la nature, il ne peut s'approprier aucune de ses forces, qu'autant qu'il apprend à connaître le monde physique". L'humanité avait le pouvoir de détruire l'environnement et les conséquences pourraient être catastrophiques."

Si Humboldt fut le premier  à expliquer la fonction fondamentale de la forêt dans l'écosystème et son rôle dans la régulation du climat grâce à sa capacité à emmagasiner l'eau et à renvoyer de l'humidité et de l'oxygène dans l'atmosphère tout en protégeant les sols, d'autres grands personnages avant lui s'étaient déjà inquiétés de la déforestation. En 1669, Colbert restreignait les droits d'exploitation des forêts communales et fit planter des arbres pour la construction navale : "La France périra faute de bois". En 1749, le fermier et naturaliste américain John Batram avertissait  : le bois des forêts sera bientôt détruit" et son ami Benjamin Franklin, inquiet, inventa un poêle à combustion lente pour économiser le bois.

Et depuis ? Et de nos jours ?

Août 2019 : feux de forêt en Amazonie image satellite

jeudi 19 septembre 2019

Markus Zusak : Le pont d'argile


Cette année, ayant accumulé un retard considérable dans ma pile de livres à lire, j’avais décidé de ne pas céder à la sirène de la tentation de la rentrée littéraire ! Mais… car vous vous doutez bien qu’il y a un mais, quand j’ai vu le nouveau roman de l’auteur australien Markus Zusak, dont j’avais tant aimé La voleuse de livres, je n’ai pu résister.
Me voici donc lisant, que dis-je ? dévorant Le Pont d’argile dont le héros principal se nomme Clay (diminutif de Clayton) qui signifie argile ! L’auteur nous invite à tenir compte de cette homonymie pour mieux comprendre le personnage et le titre.
 J’ai eu du mal au début du livre car j’avais l’impression de ne pas comprendre ce que je lisais. Et  oui! Tout me paraissait peu clair et je ne cessais de m’interroger. Mais, heureusement, j’ai persévéré et peu à peu tout s’est mis en place, comme un puzzle ou peut-être aussi comme une image trouble qu’une mise au point va permettre de voir nette. Travail formidable de l’écrivain d’ajuster ainsi notre vision en nous livrant des moments de l’histoire avant même que nous en ayons l’explication et en en nous les faisant découvrir par la suite, sans chronologie précise, avec des retours dans le passé mais aussi des avancées dans le futur jusqu’au moment où nous avons tous les éléments pour comprendre. Mais de toutes façons, l'univers de Markus Zusak est toujours un peu étrange, échappe au rationnel et flirte avec la poésie.
 C’est le Frère aîné, Matthew, le responsable des enfants, devenu écrivain, qui raconte l’histoire de la famille et en particulier de Clay et de son pont d’argile. Pourquoi Clay ? Là aussi, il faut aller jusqu’au bout pour le savoir. Pourquoi est-il celui qui porte la plus lourde charge sur ses épaules, pourquoi doit-il construire ce pont  hautement symbolique, ce pont qui permet le passage de la vie à la mort et inversement, pourquoi l'argile, ce matériau aussi modelable et fragile que lui et qui pourtant tiendra bon? Clay est le quatrième de la fratrie, le plus sensible aussi, celui aime les histoires et ne s’en lasse jamais. Il est ainsi le plus proche de sa mère qui lui raconte son enfance d’émigrée polonaise et sa rencontre avec son père. C’est aussi celui qui souffre le plus, le plus silencieux, celui qui semble se sortir le moins bien des drames qui jalonnent sa vie. Il semble vouloir les oublier en s'exerçant à la course jusqu'à la limite de la douleur. Pourtant, il n’a rien d’un ange et sait faire le coup de poing à l’occasion.
La vie des cinq frères Dunbar restés seuls après la mort de leur mère Pénélope et l’abandon de leur père Michael, c’est une mêlée de jambes et de bras dans des bagarres échevelées, de slips sales jonchant le sol, de jurons, de coups de poing, de vaisselle amoncelée dans l’évier mais aussi de solidarité, de bourrades amicales, et de souffrance. Tous unis par un même amour de leur mère et peut-être aussi par la haine de leur père. Le lecteur s’attache à ces personnages qui sont parfois irritants mais toujours humains comme l'ignare Rory, "le dur à cuire", Henry, "l’homme d’affaires" qui ne perd pas une occasion de gagner de l’argent mais sait se montrer généreux, ou l’attendrissant Tommy, le benjamin de la bande, qui adore les animaux et en adopte cinq, pigeon, mulet, chien, chat, poisson, tous tenant une place réjouissante dans le récit, personnages farfelus, comiques, entêtés mais tendres. 

Hé, Tommy, c est quoi ce binz ?
- Comment ?
- Comment ça, « comment » ! Tu te fiches de moi ? Y a un âne dans le jardin.
- C est pas un âne, c'est un mulet.
- Quelle différence ça fait ?
- Un âne c est un âne, un mulet c'est le croisement entre ...
- Je me fiche de savoir si c'est le croisement entre un quarter horse et un poney Shetland ! Qu'est ce qu'il fout sous l'étendoir à linge ?
- Il mange l'herbe.
- Ca, je le vois !
... nous l'avons, finalement, gardé.
Ou, pour être plus précis, le mulet est resté.


Autour de l’image de Pénélope, gravitent les héros grecs, Ulysse, Hector, Achille et tant d’autres, même l'Aurore aux doigts de rose s'invite dans leur salon. Comme leur mère quand elle était enfant, les garçons ont reçu l’Odyssée et l’Iliade en guise de biberon depuis leur plus jeune âge. Il ne faut pas s’étonner alors si leur imaginaire en est nourri et si cela se répercute dans tous les aspects de leur vie jusqu’aux noms donnés aux animaux.  On ne se nomme pas Pénélope pour rien!

 Quand d'autres enfants s'endormaient en écoutant des histoires de chiots, de chatons et de poneys, Pénélope grandit avec Achille aux pieds légers, l' Ingénieux Ulysse ainsi que les noms et surnoms de tous les autres.
Il y avait Zeus, l' assembleur de nuées.
Aphrodite, qui aime les sourires.
Son homonyme : la patiente Pénélope.
Le fils de Pénélope et d' Ulysse : le prudent Télémaque.
Et toujours un de ceux qu'elle préférait :
Agamemnon, roi des hommes.


 Au demeurant, comme dans l'Odyssée, c’est une femme dotée de multiples surnoms dont le moindre n’est pas celui-ci :  La Jeune Mariée au Nez en Compote ! Une grande tendresse émane de ce portrait auréolé par l'admiration des garçons.
La mère, c’est aussi le piano, elle qui a dû abandonner sa carrière de pianiste pour émigrer. Mais il n’est pas dit que ses fils aient la fibre musicale, ce qui donne lieu a des scènes mémorables et hilarantes entre les cinq garçons rétifs et la mère obstinée.
Il y a aussi dans la mythologie familiale, un certain Buonarroti, l’homme au nez cassé, qui rapproche Clay de son père. Le jeune homme est le seul à entretenir des liens avec celui qui les a abandonnés.
Et puis … l’amour des chevaux, la vénération des champions équins dans ce quartier de la ville anciennement dédiée aux courses hippiques. C’est ce qui permet à Clay de rencontrer sa bien-aimée Carey qui mène, envers et contre tous, une carrière de Jockey, brillante cavalière, au caractère bien trempé... et d’endosser à son égard une responsabilité de plus.

Un livre riche de thèmes divers, riche de toutes sortes d'émotions, tendresse et fraternité, amour et colère, moments de bonheur et de désespoir. Un beau roman qui nous tient en haleine en nous faisant passer des rires à la tristesse et vice versa, incapables de lâcher le roman même lorsque l’on sent l’urgence du sommeil ! Et oui, encore une de mes nuits d’insomnie littéraire !

lundi 16 septembre 2019

La maîtresse en maillot de bain de Fabienne Galula / JP Azéma Cie Prune Prod au festival d'Avignon 2019

La maitresse en maillot de bain

Bienvenue au paradis des gommettes, des doudous et des anti-dépresseurs !
Mandatée par le ministère de l’Education Nationale, une psychologue atterrit dans la salle des maîtres d’une école maternelle. Ce qu’elle va y trouver est très loin de ce qu’elle imaginait.
Léonie, ma petite fille, 9 ans et demi, adore le théâtre et a arpenté le festival d'Avignon avec moi ce mois de Juillet 2019. C'est une festivalière assidue depuis l'âge de 18 mois.

Voici sa critique :

Dans la pièce La maîtresse en maillot de bain de Fabienne Galula, mise en scène par JP Azéma, une directrice, deux professeurs et une psychologue discutent dans l’école maternelle.
La psychologue vient voir si tout se passe bien mais découvre que les personnages ont  tous des problèmes différents. L’un est sensible, toujours enrhumé et amoureux de la directrice. Le deuxième est divorcé et séparé de sa fille, la troisième est l’esclave de tout le monde, de sa mère, de son chien et de son amoureux.

Le décor est une salle des professeurs avec une table, des dessins d’enfants, du thé, du nutella pour faire le petit déjeuner. On ne voit pas les enfants mais on entend qu’ils parlent et chantent.
Les costumes reflètent les caractères des personnages.
Les comédiens sont excellents, le public rit en les voyant se disputer, grogner, pleurer et finalement se réconcilier.
Je me suis amusée au possible jusqu’à en pleurer de rire ! Je suis sortie du théâtre enthousiaste, charmée et mon papa aussi. Ce qui m’a plu, c’est que les personnages paraissent être de vrais instituteurs.
J’ai adoré cette pièce. Elle était géniale.

Mon avis  :

J'avais un peu peur que cette pièce présente un humour un peu lourd sur le dos des enseignants. Il n'en est rien ! Non seulement ce spectacle vous fait rire aux larmes (comme dit ma petite-fille) mais encore c'est avec finesse et une certaine profondeur. Car sous le rire, se cache la détresse quotidienne des personnages dont la personnalité se révèle peu à peu nous permettant de découvrir l'intime sous la carapace. Les comédiens qui les incarnent, excellents dans leur rôle, sont plus vrais que nature avec leur lot de problèmes, de soucis, de solitude, de manque d'amour. En un mot, ce sont des êtres humains comme les autres. C'est, bien sûr, ce que découvrent les enfants spectateurs ravis de se retrouver dans le décor d'une salle de professeurs où ils n'ont pas le droit d'entrer, en principe ! L'envers du décor en quelque sorte ! Et les adultes, enseignants ou non, s'y reconnaissent et se sentent concernés. Et oui, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Heureusement l'humour est là, provoquant le rire et comme il s'agit d'une comédie tout finira bien.  On sort de ce spectacle, heureux !

vendredi 13 septembre 2019

Tove Jansson : L'art de voyager léger


Tove Jansson, auteure, peintre finlandaise de langue suédoise, est surtout célèbre pour ses livres de jeunesse et les petits personnages qu’elle a créés, les Moumines.
 
Tove Jansson et ses Moumines

 Aujourd’hui, c’est un recueil de nouvelles s’adressant aux adultes que je présente : L’art de voyager léger.

L’art de voyage léger donne son titre au recueil bien que cette nouvelle soit la dernière publiée, comme un adieu au lecteur, un zeste d’humour à savourer, à la fois léger et un peu amer. C’est l’histoire d’un homme qui part en voyage, en emportant le minimum dans ses bagages et qui a l’air de dire un adieu à sa maison, à ses proches, à ses voisins, qui tous ignorent son départ. Pourquoi ce mystère, cette angoisse d’être découvert, pourquoi rompt-il ainsi avec sa vie antérieure ? lorsque nous l’apprendrons, nous ne pourrons pas nous empêcher de sourire et… de le plaindre !

Les autres récits concernent des moments de sa vie de petite fille, Noël, la jupe de tulle, L’iceberg mais aussi de l’âge adulte, dans l’île où elle a vécu en Finlande. Si l’on distingue bien la voix de l’enfant avec sa vision magique du monde, l'art de se raconter des histoires et d'y croire,  et celle de la femme plus âgée, les deux se rejoignent pourtant dans la description d’un univers qui n’est pas toujours rationnel et où la nature, les animaux restent souvent inexplicables, mystérieux.
La mer y est omniprésente et l’insularité façonne la fillette comme la vieille femme qui toutes deux vivent presque en osmose avec la mer. Dans Le bateau, la petite fille part seule avec la complicité de sa mère qui veut faire d’elle une femme libre, sur le canot que lui a offert son père. On la sent volontaire, sans peur, aventureuse, en phase avec la nature. Tout comme le sera dans L’écureuil, l’adulte qui vit seule dans son île, coupée du monde l’hiver, avec ce petit animal pour unique compagnon. Pourtant, quelques failles se font sentir, quelques fêlures dans la voix vieillissante de l’écrivaine. Elle ne parvient pas à réparer le moteur du bateau,  ne peut plus monter sur le toit pour ramoner la cheminée… Et puis surtout elle commence à avoir peur de la mer, ce qu’elle ressent comme une trahison ! C’est l’heure de Prendre congé. Il y a beaucoup de nostalgie dans ces  beaux textes de l'enfance puis du renoncement. Le style est sobre, refuse l'emphase, la dramatisation. Tout paraît doux et léger mais toujours avec cette petite pointe de tristesse qui est celle des souvenirs qui s'effilochent, d'une vie qui passe...


L'ile de Tove Jansson : Télérama

mardi 10 septembre 2019

Jean Giono : Le chant du monde

Le chant du Monde de Giono
Dans Le chant du Monde de jean Giono, Antonio, l’homme-fleuve, part avec son ami Matelot, bûcheron et ancien marin, à la recherche du besson* nommé Danis (son prénom ne figure qu’une fois dans le roman), le fils de ce dernier. Le jeune homme parti couper du bois dans les montagnes, devrait être rentré dans le « Bas-Pays » sur les radeaux de troncs que le fleuve charrie pour les hommes. L’automne est là mais il n’est pas encore revenu. S’est-il noyé ? 
C’est le début d’un périple au cours duquel Antonio en remontant le fleuve, recueille une jeune femme aveugle, Clara, en train d’accoucher toute seule, en pleine nature. Il la confie à une vieille femme, "gardienne de la route " puis il parvient au Pays Rebeillard, le « Haut-pays », où les deux hommes retrouvent le besson réfugié chez Toussaint, le guérisseur. Il ne peut plus sortir de cette maison car sa vie est en danger. Le besson a enlevé Gina, la fille de Maudru, grand propriétaire terrien, éleveur de taureaux, patron tout-puissant des tanneries et industries de la ville et il a tué le prétendant de Gina, neveu de Maudru. Ce dernier veut sa mort et avec ses hommes veille à ce qu'il ne puisse s’échapper. Une lutte implacable s’engage alors entre Antonio et Maudru

* jumeau

J’ai lu une première fois Le chant du monde quand j’étais adolescente et j’en avais gardé un souvenir ébloui, j’avais été prise immédiatement par cette prose poétique où retentit le chant de la nature. Aussi avais-je peur d’être déçue par cette relecture près de cinquante après.
Au début, je n’ai d’ailleurs pas adhéré tout de suite. Peut-être n’ai-je plus le don comme lorsque j’étais jeune de tout accepter et de me laisser emporter spontanément et suis-je trop dans l’analyse, dans la critique ?  J’ai eu l’impression que le style avait vieilli, j’ai été submergée par la densité de cette prose, l’avalanche des métaphores, la richesse des comparaisons. Puis, peu à peu, j’ai été prise par la poésie de l’image, j’ai glissé dans un autre monde où tous les sens sont sollicités et se répondent, la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, tout participe à ce merveilleux chant du monde, toute la nature s’anime, tous les éléments qui la composent bruissent d’une seule voix universelle où l’homme n’est pas Tout mais fait parti du Tout. Le réalisme de la description est bien présent mais n’est qu’apparent, et le lecteur sent que d’autres mondes se cachent derrière le premier. Un panthéisme anime les scènes et nous apprenons que le bonheur est là pour l’homme qui connaît sa place, qui ne se croit pas supérieur mais qui apprend à connaître la force de la nature et à l’accepter. Tout est vivant, tout participe à l’essor du monde.

Subitement il fit très froid. Antonio sentit que sa lèvre gelait. Il renifla. Le vent sonna plus profond; sa voix s’abaissait puis montait. Des arbres parlèrent; au-dessus des arbres le vent passa en ronflant sourdement. Il y avait des moments de grand silence, puis les chênes parlaient, puis les saules, puis les aulnes; les peupliers sifflaient de gauche et de droite comme des queues de chevaux, puis tout d’un coup ils se taisaient tous. Alors, la nuit gémissait tout doucement au fond du silence. Il faisait un froid serré. Sur tout le pourtour des montagnes, le ciel se déchira. Le dôme de nuit monta en haut du ciel avec trois étoiles grosses comme des yeux de chat et toutes clignotantes.

Nous sommes dans un univers où l’on ne sait plus trop bien la limite entre les différentes composantes de la nature, l’homme est-il fleuve, ou bien le fleuve est-il humain ? animal ?  végétal ?

"Il avait regardé tout le jour ce fleuve qui rebroussait ses écailles dans le soleil, ces chevaux blancs qui galopaient dans le gué avec de larges plaques d'écume aux sabots, le dos de l'eau verte, là-haut au sortir des gorges avec cette colère d'avoir été serrée dans le couloir des roches, puis l'eau voit la forêt large étendue là devant elle et elle abaisse son dos souple et elle entre dans les arbres. "

"Le matin fleurissait comme un sureau.
Antonio était frais et plus grand que nature, une nouvelle jeunesse le gonflait de feuillages."

Tout se mêle dans une magnifique union au cours de laquelle la magie opère, notre vision se dédouble, se multiplie, pour se perdre dans une cosmogonie où se confondent l’eau, la terre, l'air et le feu, où l’on assiste à travers les trois saisons du roman, l’automne, l’hiver et le printemps, au cycle éternel de la mort et de la renaissance, au cycle du Temps tout puissant.
 Et puis il y a cette Provence décrite par Giono, si vraie et si étrange à la fois, avec la cité blanche et ses tanneries, jamais nommée, mais qui ne peut-être que Manosque, la ville natale de l’auteur; son fleuve qui n’est autre que la Durance. On reconnaît bien des lieux dans le roman et pourtant comme le revendique l’auteur lui-même :
« C’est une Provence inventée, un Sud inventé comme l’a été le Sud de Falukner. J’ai inventé un pays, je l’ai peuplé de personnages inventés, et j’ai donné à ces personnages inventés des drames inventés… Tout est inventé »

Les jeux crétois
C’est que Jean Giono nourrit dès l’enfance aux classiques grecs et latins, substitue à la Provence proprement dite, la Grèce de l’époque antique. Le voyage d’Antonio au Pays-Haut tient à la fois de l’Odyssée et de l’Iliade. Les héros sont des personnages épiques, à l’épithète homérique, Clara « aux yeux de menthe », Danis, " le besson aux cheveux rouges", Toussaint « celui qui vend des almanachs » (le dieu du Temps?) et  Antonio, surtout, "l’homme du fleuve" ou encore "Bouche d’or", Antonio semblable, lui aussi, à une divinité de la nature … Mais si Antonio en accomplissant ce voyage jusqu’au pays des montagnes ressemble bien plus à Ulysse qu’à un pêcheur provençal, on peut dire que Maudru qui parle la langue des taureaux "aux cornes en lyre effilée" est plus proche de Minos et de la Crète d’où s’est propagé le culte du taureau  dans tout le bassin méditerranéen, que d’un bouvier camarguais. 

Les taureaux "aux cornes en lyre effilée"
La guerre  à laquelle ils se livrent pour la  liberté du besson et de la belle Gina, enlevée comme Hélène non à son mari mais à son père, rappelle celle de Troie.  Le domaine de Maudru en flammes est la dernière vision que nous aurons du pays Rebeillard, ce pays fantasmé, compromis entre les plateaux et montagne de la Haute-Provence chers à Giono et un pays mythique qui n’existe que dans l’imaginaire de l’auteur.

Jean Giono
« L’hiver au pays Rebeillard était toujours une saison étincelante.(…) Le jour ne venait plus du soleil seul, d'un coin du ciel, avec chaque chose portant son ombre, mais la lumière bondissait de tous les éclats de la neige et de la glace dans toutes les directions et les ombres étaient maigres et malades, toutes piquetées de points d’or. On aurait dit que la terre avait englouti le soleil et que c'était elle, maintenant, la faiseuse de lumière. On ne pouvait pas la regarder. Elle frappait les yeux : on les fermait, on la regardait de coin pour chercher son chemin et c'est à peine si on pouvait la regarder assez pour trouver la direction ; tout de suite le bord des paupières se mettait à brûler et, si on s'essuyait l'œil, on se trouvait des cils morts dans les doigts. Ce qu'il fallait faire c'est chercher dans les armoires des morceaux de soie bleue ou noire. Ça se trouvait parfois dans les corbeilles où les petites filles mettent les robes des poupées. On se faisait un bandeau, on se le mettait sur les yeux, on pouvait alors partir et marcher dans une sorte d'étrange crépuscule qui ne blessait plus »

Quel beau roman riche, foisonnant ! Etrange, poétique, un livre où l’on doit lire à la surface mais aussi en profondeur, en transparence, tout ce qui est suggéré, tout ce qui est présent sans être dit. La lecture au premier degré à l’adolescence fut pour moi un véritable bonheur mais j’ai tout autant goûté cette nouvelle lecture qui va au-delà. Un chef d’oeuvre !

J’aimerais pouvoir le citer en entier mais… Aussi avant de vous quitter, je vous laisse apprécier ce nouveau passage, un véritable régal que je lis et relis avec gourmandise !

"Regarde, dit Matelot, depuis trois nuits le grand bateau est amarré là devant."
La lune éclairait le sommet des montagnes. Sur le sombre océan des vallées pleines de nuit, la haute charge des rochers, des névés et des glaces montait dans le ciel comme un grand voilier couvert de toiles.
"Quel bateau?" dit Antonio.
Matelot montra la fenêtre
"Celui-là, là dehors
"C'est la montagne, avec de la neige et de la lune.
-Non, dit matelot, c'est le bateau"
Dehors, la montagne craquait doucement dans le gel comme un voilier qui dort sur ses câbles.
"Je ne veux pas partir, dit Matelot, je fais encore besoin sur la terre. Et je lui dis : "Va-t-en, démarre, flotte plus loin."
-Qu'est-ce que tu crois donc?
-La mer ne nous lâche jamais, dit Matelot, si elle revient, c'est que mon temps est fini ici-bas.
-Un mauvais rêve" dit Antonio
Les glaciers gonflaient leurs hautes voiles dans la nuit. Les forêts grondaient.
"Pour les rivages de la mort, dit Matelot. "