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samedi 20 juin 2020

Jack London : Une femme de cran



Une femme de cran est le titre éponyme d’un recueil de nouvelles qui se déroule dans le grand nord canadien, le Konklide au temps de la ruée vers l’or. Dans une tente où ils sont réfugiés autour d’un poêle, unique moyen de survie, Sitka Charley, indien de naissance mais blanc de coeur, selon ses dires, raconte à ses compagnons l’histoire de Passuk, une femme exceptionnelle.

La femme était petite, mais son coeur était plus grand que le coeur de boeuf de l’homme, et elle avait un sacré cran !

Il l’a achetée à son père sans même la regarder parce qu’il lui fallait une femme pour faire la cuisine, s’occuper des chiens et partager son unique couverture. Mais il n’a jamais été question d’amour envers elle. Elle n’existait pas pour lui. C’est peu à peu qu’il a pu apprécier ses qualités, sa force morale. Mais c’est surtout au moment de la grande famine que Sitka Charley va découvrir la grandeur d’âme, le courage, l’abnégation de cette femme et qu’il prendra conscience de son amour pour elle.

Mon idée était de rester là et d’aller à la rencontre de la Mort main dans la main  avec Passuk, car j’avais vieilli et j’avais appris ce qu’est l’amour d’une femme.
Pendant une longue marche qu’ils entreprennent pour sauver leur village, Forty Mile, de la famine, Passuk se révèle, à la fois, impitoyable pour un de leur compagnon de route car c’est la loi du grand Nord qui élimine les faibles mais tout aussi exigeante envers elle-même. Elle ira même jusqu’à sacrifier à celui qu’elle aime un être qui compte énormément pour elle.

On a trimé sur une longue piste, jusqu’à l’Eau salée, le froid était terrible, la neige profonde et on crevait de faim. Et l’amour de la femme était un amour immense- on ne peut pas dire autre chose.

Au moment de mourir, elle lui découvre ses sentiments, le grand amour qu’elle a pour lui et combien elle a souffert de son indifférence. Il prend alors conscience du dévouement sans limite de sa femme et trouvera le courage pour poursuivre sa route et sauver les hommes de Forty Mile. Un très beau portrait de femme.

Cette nouvelle est une très belle et poignante histoire d’amour et il y a tant de pudeur et de dignité dans ces personnages que leurs sentiments ne peuvent s’exprimer qu’au seuil de la mort.
Jack London fait preuve d’une grande compréhension du coeur humain et en particulier des femmes et lorsqu’il laisse la parole à Passuk. Ce qu’elle dit est à la fois d’une grande tristesse et d’une grande beauté. L’écrivain analyse avec finesse et sensibilité les sentiments d’une jeune fille ainsi vendue, humiliée et rabaissée à un niveau inférieur.

Lorsqu’au début tu es venu à Chilkat et que, sans même me regarder, tu m’as acheté comme on achète un chien et emmenée mon coeur était dur envers toi et rempli de crainte et d’amertume. Mais c’était il y a longtemps. Car tu as été bon envers moi, Charles, comme un brave homme l’est pour son chien.Et il décrit aussi avec beaucoup de justesse comment les sentiments de Passuk ont pu évoluer.

J’ai pu te mesurer aux hommes des autres races et j’ai vu que tu occupais parmi eux une place pleine d’honneur et que ta parole était sage et vraie. Et je suis devenue fière de toi, au point que tu as empli mon coeur tout entier et occupé toutes mes pensées.
La réponse de Charley est aussi d’une grande beauté car l’amour qu’il éprouve se traduit en images et se mêle à la grande voix de la nature. Pour lui que l’hiver soumet à la loi rigoureuse de la vie et la mort, l’amour emprunte la voix du printemps et de la chaleur retrouvée. Il faudrait le citer tout entier pour rendre compte du style de  Jack London.

C’est vrai, il n’y avait pas de place pour toi dans la froideur de mon coeur. mais c’est du passé. Maintenant mon coeur est comme la neige au printemps quand reparaît le soleil. Le temps est venu du grand dégel, du murmure de l’eau qui coule, du bourgeonnement et de l’éclosion de la verdure. On entend le ramage des perdrix, le chant des merles et toute une immense musique, car l’hiver est vaincu, Passuk, et j’ai compris ce qu’est l’amour d’une femme.

La nature est toujours présente et London comme d’habitude excelle à en révéler la puissance et la cruauté mais aussi l’éblouissement que procure les grandes étendues givrées, le silence, la pureté de la neige comme une poussière de diamant qui palpitait et dansait sous nos yeux , l’étrange proximité des étoiles dans le ciel, l’air tout entier qui brillait et qui scintillait.
Et puis comme d’habitude dans ses livres de froid et de neige, ce récit d’aventures rapporté par un grand conteur est aussi celui de l’aventure intérieure, d’un cheminement personnel qui transforme l’individu et révèle en lui le pire ou le meilleur.

LC pour le challenge Jack London


samedi 30 mai 2020

Jack London : Deuxième bilan du Challenge



Deuxième bilan du challenge Jack London avec vos participations. Merci  à toutes !

Je rappelle en quoi consiste ce challenge  :  Il s'agit de découvrir et de commenter des romans, des nouvelles et des essais de Jack London. On peut aussi lire des BD, voir des films qui sont des adaptations de ses oeuvres, et s'intéresser à sa biographie.
 
On peut s'inscrire à tout moment à ce challenge qui durera un an, il suffit d'avoir envie de lire au moins UN livre de l'écrivain et pour les passionnés autant que vous le désirez. Je propose des Lectures Communes chaque mois que vous êtes libre de rejoindre ou pas car vous pouvoir choisir les oeuvres que vous préférez et les dates de publication.

  La seule contrainte est de venir mettre un lien dans mon blog pour que je puisse noter les oeuvres lues et venir vous lire. (Pour trouver la page ou déposer les liens, cliquez sur la vignette du challenge Jack London dans la colonne de droite de mon blog).

 Logos au choix à utiliser






Les lectures communes

 Je vous invite à des LC  pour le challenge Jack London

Je serai au mois de Juillet et d'août en Lozère sans internet donc je repousse les  dates possibles de publication au mois de septembre, les lectures pouvant avoir lieu en juillet et août.


Jack London dont nous découvrons la diversité des thèmes est souvent plein de contradictions. Il peut-être raciste, persuadé de la supériorité de la "race anglo-saxonne"sur les autres, et dénoncer le colonialisme féroce des blancs. En tant que socialiste il défend les exploités, les misérables, mais il cultive l'image de l'homme fort qui survit aux faibles selon les théories de Spencer.
A propos de L'appel de la forêt ICI  Nathalie dénonce ce qu'elle pense être la misogynie de London. Pour découvrir la femme vue par l'écrivain (lui qui a milité pour le vote des femmes dès le début du XX siècle) je vous propose de lire deux livres sur ce thème : L'aventureuse et La petite dame de la grande maison.

Ensuite pour changer un peu : un livre sur la mer / Un livre sur la neige

Pour le 20 Juin  : L'aventureuse  et /ou une femme de cran

Les lectures de l'été : rendez-vous au mois de Septembre

Pour le 4 Septembre : La petite dame de la grande maison

Pour le 18 Septembre : Contes des mers du sud

Pour le 30 septembre : Le fils du loup et autres nouvelles

Les participants au challenge



Aifelle   Le goût des livres   

 

  

 

 

 

   

Claudialucia : Ma librairie

 
 








Electra La plume d'Electra




Martin Eden




Ingammic Book'ing


Martin Eden


Kathel : Lettres express




Contruire un feu London/Chabouté

La peste écarlate



Lilly et ses livres :

La peste écarlate

Le vagabond des étoiles

Le peuple d'en bas ou le peuple de l'abîme

Le vagabond des rails




Maggie Mille et un classiques







Marylin Lire et merveilles

Le vagabond des étoiles

Adaptation BD Riff Reb  du Vagabond des étoiles





Miriam Carnet de voyages et notes de lectures

Une fille des neiges 

La peste écarlate

Martin Eden 

Le peuple de l'abîme

Le vagabond des étoiles


Construire un feu

L'amour de la vie

Le talon de fer

lundi 25 mai 2020

Jack London : L'amour de la vie


L’amour de la vie de Jack London est une nouvelle du Grand Nord telle que je les aime. Nul mieux que Jack London n’a su rendre la magnificence de cette nature hostile et sauvage mais aussi ramener l’homme à ce qu’il est, minuscule face à ces immensités, faible face à la force de la nature.
Pourtant, et c’est ce qui peut paraître paradoxal, l’être humain aussi dérisoire soit-il, confronté à la toute puissance de la nature lui oppose une résistance qui force l’admiration.

Il regarda les os nettoyés et polis, encore rosés de cellules de vie qui n’étaient pas encore mortes. Etait-ce possible qu’il subisse le même sort un jour ? C’était ça la vie? Une chose vaine et fugitive. Seule la vie fait souffrir, il n’y a pas de souffrance dans la mort. Mourir, c’était dormir, c’était la fin, le repos. Alors pourquoi n’était-il pas satisfait de mourir ?

L’amour de la vie pousse l’homme à se dépasser, à faire fi de la souffrance, à accomplir des exploits qui ne semblent pas réalisables.
C’est ce qui arrive à ce chercheur d’or lorsqu’il est abandonné par son compagnon de voyage, Bill, et laissé seul, sans munitions, sans provisions, blessé à la cheville en traversant une rivière, devant un immense parcours à accomplir.

Alors, il détourna son regard et lentement contempla le cercle du monde dans lequel il restait seul, maintenant que son compagnon était parti …Toujours debout dans l’eau laiteuse, il se sentit tout petit comme si l’immensité pesait sur lui avec une force écrasante, et le broyait brutalement de son calme terrifiant.

Parcourir ces étendues désertes de neige et d'eau, c’est d’abord prendre conscience de la solitude et du silence. Dans ce pays où règne le froid et les bêtes sauvages, des allumettes deviennent un trésor prodigieux que l’on compte comme un avare, quitte à se débarrasser de son or qui pèse trop lourd et ralentit la marche.
Et puis la faim, qui affaiblit, qui rend fou. Certains passages sont marquants comme celui de la rencontre de l’homme avec un loup malade, trop faible pour l’attaquer, tous deux misant sur la mort de l’autre pour pouvoir manger, face à face hallucinant où l’humain et la bête sont au même niveau dans une lutte pour survivre.

Alors commença une tragédie farouche comme jamais il n’y en eut : un homme malade qui rampait, un loup malade qui boitait. Deux créateurs traînant leurs carcasses mourantes à travers la désolation, l’une à la poursuite de la vie de l’autre.

Et pourtant personnage n’est pas présenté comme un héros et ses exploits ne sont ni glorifiés, ni exaltés. Jack London décrit cet amour de la vie comme un instinct de survie qui se met en place lorsque l'homme dépasse ses limites plutôt que comme une réflexion guidée par la volonté.

J’ai retrouvé ici le grand Jack London, celui qui m’a fait rêver au Canada pendant toute mon enfance et m’a donné le goût des pays nordiques, de la neige et du froid. On peut dire aux amateurs de nature writing que l’écrivain l’a été avant que le terme en soit inventé ! Avis aux amateurs !

Je me suis donc intéressée au périple que le personnage accomplit, ce qui n'a pas été facile avec les cartes que j'ai trouvées sur le net.

Le lac du Grand Ours  / La rivière Coppermine qui se jette près du Golfe du Couronnement

Avec son compagnon, il devait atteindre le fleuve Dease jusqu’au Lac du Grand Ours, traverser le lac pour gagner la rivière Mackenzie  où il pourrait se chauffer et se nourrir. En fait, il devait se diriger vers le sud-ouest et il s'égare en allant vers le nord-est.


Mais il était éloigné de la chaîne du Dease pour s’engager dans la vallée de Coppermine. Cette mer  éblouissante, c’était l’océan Arctique; ce bateau un baleinier égaré à l’est de l’embouchure du Mackenzie et ancré dans le Golfe du Couronnement. Nous sommes dans le Nunavut. Il se rappelait la carte de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qu’il avait consultée il y a longtemps. 

L'Océan Arctique vu de l'embouchure du fleuve Coppermine, au milieu de la nuit, 20 juillet 1821

 Collection du Musée national des beaux-arts du Québec





Voir Nathalie : l'appel de la forêt

Miriam : L'amour de la vie

dimanche 24 mai 2020

Balzac : Maître Cornélius





La nouvelle Maître Cornélius de Balzac fait partie des études philosophiques de La Comédie humaine.

Le récit se déroule sous le règne de Louis XI. La fille adultérine de Louis XI est mariée à un affreux vieillard, jaloux et cruel, le comte de Saint Vallier. Elle aime en secret le jeune Georges d’Estouville. Celui-ci s’engage comme apprenti dans la maison de Maître Cornélius, argentier du roi, dont la maison jouxte celle des Saint Vallier. En passant par la cheminée, le jeune homme fougueux parvient à rejoindre sa bien-aimée. Mais la nuit même, un vol se produit et Georges accusé par Cornélius est condamné à mort. Ce n’est pas la première fois que de tels vols se produisent et tous les jeunes gens engagés par maître Cornélius ont été tour à tour accusés et pendus. Quel mystère plane sur cette demeure et son mystérieux propriétaire?

J’ai été un peu étonnée par ce texte dans lequel Balzac ne semble pas trop de quel côté se diriger.
Roman d’amour ? Le jeune noble, Georges d’Estouville, est prêt à mourir pour gagner l’amour de sa belle, Marie de Saint Vallier. Mais le récit de cet amour tourne court, et nous ne savons ce qu’il advient du jeune homme à la fin ?
Roman historique ? Il dresse un portrait un peu convenu mais pourtant réussi de Louis XI en roi intelligent, pervers, retors, et cupide. Mais le roi reste un personnage secondaire.
La nouvelle pourrait surtout présenter une dimension fantastique car le personnage de maître Cornélius et celui de sa soeur sont auréolés de mystère et de noirceur. Sorcière, la soeur et diabolique, maître Cornelius. Notons qu’il porte le nom d’un personnage des Contes d’Hoffmann. Cet homme avare, usurier machiavélique et trésorier du roi, fin politique, est responsable de la mort de six de ses apprentis convaincus de vol dans un maison pratiquement murée sur elle-même ! Comment expliquer des faits aussi inexplicables ? Comment expliquer que tous ceux qui approchent maître Cornélius meurent sur le gibet ?  Mais Balzac coupe court à la veine fantastique en donnant une explication des plus réalistes et des plus terre à terre.  Le mystère ne fait pas long feu ! et c’est dommage !
Comme d’habitude les personnages de Balzac donnent lieu à des portraits hauts en couleur mais le récit est décevant.


LC initiée par Maggie
  
 avec Miriam 

dimanche 10 mai 2020

Recueil de nouvelles : Construire un feu London/ BD Chabouté


Je publie pour la deuxième fois ce billet paru en 2011. Si vous avez aussi des billets sur Jack London publiés il y a quelques années, n'hésitez pas à nous en faire part  même s'ils n'ont pas été faits pour le challenge Jack London. L'important c'est la découverte de toutes les facettes de l'auteur.

Construire un feu de Jack London  réunit plusieurs récits de Jack London dont la nouvelle éponyme.

L'ensemble des sept nouvelles se situent dans un lieu géographique qui s'étend du Nord-Ouest du Canada jusqu'à la Colombie britannique et l'Alaska avec pour axe le Yukon. Ces paysages glacés, désertiques, qui mettent l'Homme à l'épreuve, le confrontent à la solitude et à la mort, sont les champs d'expérience d'hommes rudes, âpres, durs à la souffrance, à la nature fruste mais au courage souvent sans mesure. Ces individus sans foi ni loi, cruels et violents, trappeurs, chercheurs d'or, voyageurs, Jack London nous en brosse des portraits  forts et haut en couleurs. Ainsi dans Perdu-de-face, le personnage principal parti de Pologne, arrive en Alaska où il se joint à une bande de chasseurs de phoques barbares qui réduisent la population autochtone à l'esclavage. Mais les victimes prouveront bientôt qu'elles ne valent pas mieux que les bourreaux.
Dans toutes ces nouvelles, la nature sert de révélateur, elle confronte l'Homme à sa propre image, elle est aussi la métaphore de la Mort que chacun doit affronter.  Dans Construire un feu, un homme accompagné de son chien se sont engagés sur une piste qui longe le Yukon pris dans les glaces et  qui doit les conduire vers le refuge où l'attendent ses compagnons. Mais la route est longue, la température avoisine -75° et l'on ne s'engage jamais seul sur une piste avec un froid aussi intense.. Construire un feu devient alors un geste désespéré qui, si l'on échoue, vous condamne obligatoirement à la mort. L'homme apprendra à ses dépens que la nature ne permet pas la moindre erreur. C'est peut-être l'un des plus belles et des plus saisissantes nouvelles du recueil.
Sur un mode plus léger nous voyons dans Ce Sacré Spot, deux amis se fâcher car chacun veut refiler à l'autre le chien Spot, voleur, paresseux, batailleur qui ne pense qu'à manger!  Mais l'ironie devient cruelle avec Mission de confiance, récit dans lequel Fred Churchill est chargé de rapporter un sac à son ami Mc Donald. Il le fera  au prix d'énormes souffrances, au risque de sa vie, avant d'apprendre ce que contenait la sacoche.
Dérision ! Jack London dans ce recueil manie, en effet, toutes les facettes de l'humour.  L'humour noir  avec  la disparition de Marcus O Brien, récit dans lequel les personnages ont  des conceptions un peu particulières de la justice. Ils estiment légitime d'expédier dans l'au-delà leur camarade s'il chante faux et offense leurs oreilles! L'humour tourne à la farce grotesque mais sanguinolente dans Perdu-la-Face où le héros pour éviter d'être torturé par les indiens invente un stratagème qui ridiculise le chef. Quant à Braise d'or, l'un des personnages féminins du recueil, elle paiera le prix fort pour sa légèreté, le cadavre de son fiancé abandonné s'invitant à sa noce. Humour noir qui glisse  vers un  fantastique macabre, vision hallucinée de ce cadavre éjecté de son cercueil et qui conduit la fiancée infidèle à la folie. 
Ainsi l'humour semble souvent inséparable du pessimisme de Jack London souligne les thèmes de la Nature implacable et de la Mort, celui de la barbarie de l'Homme dans un pays qui semble échapper aux lois de la civilisation. Une barbarie qui n'a d'égale que le courage car l'Homme est capable du meilleur et du pire! Un très beau recueil de nouvelles.
Une Bande dessinée de Chabouté


Chabouté a adapté la nouvelle Construire un feu en Bande dessinée. C'est une réussite!


 Les dessins en noir et blanc correspondent à chaque phrase-clef de la nouvelle, décrivant le froid, la solitude de l'homme, les gestes minutieux rendus difficiles par le gel pour allumer le feu. Les plans d'ensemble qui peignent l'immensité déserte et donnent la mesure de  la petitesse de l'homme alternent avec des gros plans.




 Ceux-ci montrent dans le détail les souffrances endurées par le personnage, l'action terrible du froid. Les pensées sont traduites dans des bulles comme s'il s'agissait d'une voix off qui commente la situation. La beauté des dessins rend pleinement compte de cette confrontation tragique entre l'homme et la nature, de la disproportion entre l'être humain si frêle et la nature si puissante. Elle montre la démesure de cette lutte racontée par Jack London et comment l'homme paiera son orgueil de sa mort.



 Deux artistes de talent réunis pour une oeuvre sombre et forte.


Myriam : Construire un feu ICI



vendredi 8 mai 2020

Jack London : Le vagabond des étoiles


Le vagabond des étoiles de Jack London, d’abord publié en feuilleton, paraît en 1915. Il est le dernier roman mais aussi le dernier acte militant de l’écrivain socialiste qui dénonce l’horreur de la peine de mort et l’hypocrisie d’une société chrétienne qui bafoue l’un des premiers commandements : « tu ne tueras point ». L’écrivain connaît le milieu pénitentiaire américain, ayant lui-même été incarcéré pour vagabondage.

Non, je n’ai vraiment aucun respect pour la peine capitale. Et ce n’est pas seulement une mauvaise action pour les chiens penseurs qui l’exécutent, moyennant salaire. C’est une honte pour la société qui la tolère et paie pour elle des impôts.

Dans ce roman, en effet, Jack London s’insurge contre le système judiciaire et carcéral à la solde de la société capitaliste. Il dénonce les violences, les injustices, les maltraitances, humiliations, coups, privation de nourriture, isolement, qui sont monnaie courante dans les prisons, et, en particulier, l’usage de la camisole de force. Les représentants de la loi qui l’appliquent sont des tortionnaires qui ne valent pas mieux que les prisonniers qu’ils méprisent. Et que dire de ceux qui font les lois ?

La Californie est un pays civilisé, ou du moins qui s’en vante. La cellule d’isolement à perpétuité est une peine monstrueuse dont aucun état, semble-t-il n’a jamais osé prendre la responsabilité !

Le personnage fictif qui sert à Jack London pour rendre compte de cet univers des prisons est Darrell Standing, un éminent agronome, professeur d’université, incarcéré pour meurtre passionnel. Il purge une peine de trente ans d’emprisonnement mais va être victime d’un complot, mené contre lui par un détenu, qui lui attire la haine du directeur prison et l’amènera à être arbitrairement condamné à mort. Celui-ci, avec la complicité des gardiens mais aussi du médecin des prisons, livre Darrell à la camisole de force et l’amène ainsi aux antichambres de la mort. Le tortionnaire n’obtiendra aucun aveu puisque le professeur est innocent mais il permet au personnage de s’échapper par cet apprentissage de la mort, au-delà de la prison, dans les étoiles, en retournant dans ses vies antérieures. A côté de ce personnage fictif, Jack London, introduit des personnages ayant existé, comme Jack Oppenheim et Ed Morell, de son vrai nom Ed. Merrit, qui ont subi, dans la réalité, le destin de Darrell Standing.

Le roman bascule alors vers le fantastique avec l’évocation de toutes les vies de Darrell Standing au cours des siècles précédents.

« Ceux qui m’ont enfermé pendant quelques misérables années m’ont ouvert, sans le vouloir, l’immensité des siècles »

Il conte les aventures mouvementées du personnage à toutes les époques, que ce soit sous Louis XIII en France, dans une caravane de pionniers en plein désert américain, en Corée aimé par une princesse de haut rang, comme Viking et centurion romain chez Ponce Pilate au temps de Jésus Christ, en Robinson dans une île déserte, et en homme des cavernes dans la dernière réincarnation.
J’ai trouvé que le début du roman était répétitif, un peu long à se mettre en place. Peut-être est-ce l’effet feuilleton, (?), l’écrivain devant retourner un peu sur ses pas d’une semaine à l’autre pour rappeler à ses lecteurs ce qui précédait. C’est ma première impression. Ensuite nous partons avec lui dans les vies antérieures qui sont autant de récits vivants et imaginatifs. Selon mes goûts, je les aurais aimés plus développés, plus étoffés. C’est ce qui me laisse sur ma faim parfois. Mais London n’est pas le maître du roman fleuve, c’est un auteur de récits courts, la plupart du temps, et c’est là qu’il réussit.

Ces récits, outre amener les lecteurs dans les régions de l’imaginaire, ont un autre but. C’est la camisole de force qui permet à Darrell Standing de tenir tête à ses bourreaux et d’être spirituellement (tandis que son corps s’étiole), supérieur à eux, consacrant la victoire de l’esprit sur la matière. Il ne s’agit pas d’une conversion religieuse puisque en dédicace de son roman, Jack London écrit à sa mère qu’il ne croit pas que l’esprit survive à la matière : « Je crois que l’esprit et la matière sont si intimement liés qu’ils disparaissent ensemble quand la lumière s’éteint. ».
Il s’agit plutôt d’une affirmation philosophique qui correspond à l’homme et l’écrivain qui a toujours mis en valeur dans sa vie comme dans ses romans, la force de la volonté, donc de l’esprit, capable de surmonter les faiblesses physiques et les souffrances du corps.

« Plus je me remémore ces faits, plus j’estime qu’un être humain doit être doué d’une force d’âme sans égale, pour survivre sans devenir fou à la brutalité de pareils spectacles qui vous côtoient sans répit, à l’iniquité de semblables procédés dont on est soi-même et sans trêve la victime. »

Le roman a donc un double message : Tout en démontrant la supériorité de l’esprit sur le corps, il dénonce avec force les iniquités du système judiciaire et carcéral américain dont il souligne l’inhumanité et l’absurdité.
Parmi le public qui assiste à l’exécution note Jack London : « Quelques-uns avaient l’air d’avoir bu, et deux ou trois autres étaient déjà malades à l’idée de ce qu’ils allaient voir. Il semble plus facile d’être pendu que de regarder une pendaison.
Grâce à Jack London, nous dit-on dans la préface,« l’usage de la camisole de force et le droit de condamner à mort un détenu indiscipliné seront abolis. »

Rappel : LC Jack London

Pour le 25 Mai : L'amour de la vie

ou si vous l'avez déjà lu un autre, au choix


LC avec Marilyn 

Le vagabond des étoiles

Adaptation BD Riff Reb  du Vagabond des étoiles


LC avec Myriam ICI  Le vagabond des étoiles



jeudi 30 avril 2020

Philippe Lançon : Le lambeau


Survivant de l’attentat terroriste de Charlie Hebdo, Philippe Lançon raconte dans Le Lambeau sa lente reconstruction physique à l’hôpital. Il a eu la mâchoire emportée et a dû subir pas moins de dix-sept opérations. Parallèlement, il décrit aussi sa reconstruction sur le plan psychique car un survivant n’est pas un vivant et doit le redevenir. Il y aura toujours, désormais, un avant et un après pour cet homme qui revient à la vie mais qui n’est plus ni tout à fait lui-même, ni tout à fait un autre.


Le lambeau

Charlie Hebdo : les disparus  Charb, Cabu, Bernard Maris, Tignous, Wolinsky
Le titre du livre présente donc un double sens : le terme lambeau fait référence à une partie de lui-même qui a définitivement disparu : “Il reste des parties de ce que j’étais, mais elles sont en lambeaux”.
"Eux (ses parents) souffraient, je le voyais, mais moi je ne souffrais pas, j’étais la souffrance. Vivre à l’intérieur de la souffrance, entièrement, ne plus être déterminé que par elle, ce n’est pas souffrir; c’est autre chose, une modification complète de l’être."
Mais le lambeau, c’est aussi, comme il nous l’explique en parlant de ses opérations, une technique chirurgicale qui permet de remplacer le manque de substance par de la matière et des tissus vascularisés. C’est un morceau de son péroné qui va lui servir de menton.


L'Avant, l'Après, Pendant

Philippe Lançon Prix feminan et prix spécial Renaudot 2018

Le livre est construit sur cet « avant » et cet « après » dont il a une conscience aiguë, avec un arrêt sur image, temps suspendu, sur « pendant » : l’attentat !
L’avant, c’est La nuit des rois au théâtre avec son amie Nina, les articles à écrire pour Charlie et Libération, les deux journaux pour lesquels il travaille, son amour, Gabriella, son prochain départ pour l’université de Princeton pour y enseigner la littérature. C'est la lecture de Houellebecq et les discussions houleuses à Charlie Hebdo.
Pendant : l’attentat ! Moment bouleversant, d’une grande intensité, et dont la scène apparaît comme dédoublée : Elle est décrite par la victime sous un angle flou, brouillé, incomplet, partiel, ce qu’il voit, ce qu’il entend sans voir, ce qu’il comprend ou non, dans une sorte de stupéfaction et d’anesthésie ( il ne prend pas conscience de sa blessure) et pourtant, contradictoirement, tous les sens en alerte  : le crépitement des armes, les cris des terroristes et des victimes, les odeurs, celle du sang en particulier. Elle se déroule comme un film, d’abord accéléré avec l’irruption des tueurs, puis au ralenti  : Franck, le policier qui assura la sécurité de Charb, sort son arme mais trop lentement et s’écroule et puis il y a les gros plans sur les victimes proches de lui, ceux qui n’arrêteront pas de hanter sa mémoire et qu’il  passe et repasse sans cesse dans sa mémoire comme un film que l’on peut dérouler et rembobiner. Le premier visage qui lui apparaît, la prise de conscience de ses blessures dont celle de la mâchoire. Il est défiguré.
L’Après : Philippe Lançon raconte, de souffrances en souffrances, d’opération en opération, d’espoir en désespoir et vice versa, une descente aux enfers non pas sous le signe de Dante mais plutôt sous celui de Kafka :
«  La plupart des réveils ont été soit difficiles, soit épouvantables.(…) De nouveau j’étais chez moi et une journée ordinaire allait commencer, de nouveau les lumières blafardes et les voix des infirmières chassaient le bien-être éprouvé, cette queue de coma, pour me replonger dans l’une des marmites kafkaïennes; mais l’enfer, n’était-ce pas toujours ça : l’éternel retour d’une sensation fictive, créée par la mémoire et la brutale expulsion du paradis ordinaire qu’elle rappelait »
L’absurdité du monde, de ce qui est arrivé, de ce qui lui arrive, est une sensation qui revient à maintes reprises dans ce récit, comme cette impression de culpabilité alors qu’il est victime :
« J’étais le compagnon des pauvres K de Kafka. Cette tendance allait vite s’accentuer. Je voulais bien faire pour qu’on ne puisse rien me reprocher. Je voulais être en règle avec les autorités. Plus la situation devenait extraordinaire, plus je voulais être conforme. Plus je comprenais que j’étais victime, plus je me sentais coupable. Mais de qui étais-je coupable si ce n’est d’avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment ?.»

Ce qu’il nous décrit est un parcours très intime puisque l’on pénètre dans la conscience même de l’écrivain, de ses peurs, ses doutes, mais aussi des souffrances du corps, de ses blessures, de ses trahisons intimes, de ses exigences matérielles. On y parle du quotidien du blessé, de la bave qui coule par les trous des tissus lésés, des intestins qui refusent de fonctionner, de la virilité défaillante, bref ! de tout ce qui assure normalement le bon fonctionnement de la machine, de tout ce qui nous rappelle et, ici, intolérablement, notre condition humaine.
 Il rend compte de l’amitié et de l’amour, de tous ces sentiments, ces émotions qui permettent de ne pas céder au désespoir, qui obligent à la lutte, à être à la hauteur, ce qu’il nomme « un dandysme » de l'esprit, de l’attitude. Il ne faut pas céder parce que l’on risque de décevoir ceux qui vous aiment et aussi ceux qui vous soignent. Mais cela aussi, est une douleur ! Il rend un bel hommage aux médecins et en particulier à sa chirurgienne Chloé, il dresse de beaux portraits, humains, vivants, de ses infirmières, sa kinésithérapeute, de tout le personnel soignant mais aussi de ces policiers qui ont assuré sa sécurité et l’ont accompagné pendant si longtemps.

Le trait d’union
 

Et parce que c’est un intellectuel, il est accompagné par les grandes figures de la littérature et de l’art, ceux qui sont essentiels pour lui, Thomas Mann, Proust, Kafka, Supervielle, Bach… C’est par la littérature qu’il est rappelé à la vie. Ainsi  lorsque par un matin de réveil brumeux, il est capable de se souvenir du prénom de madame Bovary, il remercie Flaubert de cette renaissance.
Peu à peu il va devoir quitter l’hôpital, métaphore du berceau, réapprendre à vivre comme un bébé apprend à marcher. Cette image de l’enfant dépendant est plusieurs fois évoquée dans le livre.
« Elle (l’infirmière) a posé un masque sur mon visage, elle me parlait, je ne la comprenais plus, j’ai senti que j’étouffais et tandis que la panique me saisissait, je me suis mis à pleurer, j’avais de nouveau cinq ou sept ans, je les aurais toujours… »
Peu à peu, il se remet à écrire des articles sur des expositions, des spectacles et il écrit ce livre catharsis : Le lambeau.
Ainsi, c’est certainement la littérature dans ce qu'elle a d'universel mais aussi l’écriture qui assureront le trait d’union entre l’avant et l’après, entre lui et lui-même. Une forme d'unité. Une constante !
Le livre se clôt sur l’attentat du Bataclan. Philippe Lançon l'apprend aux Etats-Unis. Il est avec Gabriella :  « Je suis heureuse de vous savoir loin. Ne rentrez pas trop vite » lui écrit Chloé, sa chirurgienne.
Conclusion 

Ceux qui s’attendent de la part de Philippe Lançon, comme je l’ai lu dans les critiques, à une analyse de l'islamisme, à une remise en cause des injustices sociales, à la dénonciation des ghettos que sont devenus nos cités, en seront pour leur frais. Il s'y refuse catégoriquement.
" Voilà trente ans, peut-être un siècle, que ces discours humanistes n'aboutissent à rien."
Il ne s’agit donc pas d’un texte social ou politique même si l'écrivain appelle au respect de la liberté de pensée, à la tolérance, à la suspension du jugement afin de mieux comprendre les idées des autres.
"J'avais passé une partie exagérée de ma vie à juger les autres. C'était une manière efficace de ne pas les comprendre, de ne pas m'oublier en m'échauffant... "
 Il déplore l’évolution de notre société vers l'obscurantisme, le puritanisme, le fanatisme, ce qu’il dénonce comme « la grande peur des bien-pensants »  et qui est à la source de la violence, de la haine, de l'extrêmisme.
«  Nous avions senti monter cette rage étroite qui transformait le combat social en esprit de bigoterie.. La haine était une ivresse; les menaces de mort, habituelles; les mails orduriers nombreux… »
Mais plus que tout Le lambeau est un cri douloureux, un cheminement intime et philosophique vers une forme de compréhension et de sagesse qui permet à l'écrivain d'être laissé "à la liberté et au silence du récit".



jeudi 23 avril 2020

Jack London : le peuple de l'abîme


C’est dans l’été 1902 que Jack London décide de descendre dans les bas-fonds de Londres pour en rapporter un témoignage de la misère sociale qui règne dans la capitale anglaise. Dans la préface, il nous dit qu’on  lui a parfois reproché d’avoir noirci le tableau mais qu’il n’en est rien, bien au contraire. La préoccupation de Jack London, témoigner pour les pauvres, correspond  à son engagement social et politique. Cependant, il le précise, ce sont les individus qui l’intéressent, non les idées d’un parti. Les partis se désagrègent, cessent d’exister, la misère non.
Je me suis demandée pourquoi il avait choisi l’Angleterre et non les USA pour cette enquête dans l’abîme, la situation des ouvriers chez lui n'était pas toute rose et il la dénonce souvent! Il semble, - c’est ce qu’il dit, et on peut le croire puisqu’il l’a vécu-, que le dénuement en Angleterre est encore plus terrible que dans son pays, la législation anglaise concernant les sans-logis venant encore aggraver les conditions de vie des misérables en les privant de toute possibilité de s'en sortir.
Jack London en revêtant de vieux vêtements va se faire passer pour un marin américain sans ressources et vivre par l’intérieur, tout en nous le faisant partager,  la vie de ces pauvres gens. 

Une rue du quartier de Whitechapel en 1902
Le premier chapitre s’intitule La descente et rejoint le titre général de l’essai : le peuple de l’abîme qui désigne l’East End de Londres. C'est là que s’entassent des milliers de malheureux dans la promiscuité la plus totale, à plusieurs familles par chambre, dans un total manque d’hygiène et une saleté sordide. Et plus Jack London s’enfonce au coeur de l’abîme, plus il découvre, comme Dante, les différents cercles de l’Enfer, le chômage, la faim, la privation, la maladie, l’ivrognerie, la prostitution, la violence, le crime, bref!  la déchéance et surtout, plus que tout, la fin de l’espérance ! Ces pauvres gens sont nés dans la misère et leur vieillesse, en les privant de leurs forces, leur enlève la possibilité de travailler, leur ôte tout espoir de survie.

« Mais la région où s’engageait ma voiture n’était qu’une misère sans fin. Les rues grouillaient d’une race de gens complètement nouvelle et différente, de petite taille, d’aspect miteux, la plupart ivres de bière. Nous roulions devant des milliers de maisons de briques, d’une saleté repoussante, et à chaque rue transversale apparaissaient de longues perspectives de murs de misère. L’air était alourdi de mots obscènes et d’altercations.  Devant un marché, des vieillards des deux sexes, tout chancelants, fouillaient dans les ordures abandonnées dans la boue pour y trouver quelques pommes de terre moisies, des haricots et d’autres légumes, tandis que des enfants agglutinés comme des mouches autour d’un tas de fruits pourris, plongeaient leurs bras jusqu’aux épaules dans cette putréfaction liquide… »

Les autres chapitres alternent entre le récit de ses expériences vécues et des études plus synthétiques qui présentent les réflexions de sociologues, les statistiques établis sur la vie et la mort dans l’East End, sur la législation qui les dirige.
« Un quart des londoniens meurt dans des asiles publics, tandis que 939 habitants sur mille, dans le Royaume-Uni, meurt dans la misère. 8 000 000 d’individus se battent pour ne pas mourir de faim, et à ce chiffre, il faut ajouter 2 000 000 de pauvres bougres qui vivent sans confort, dans le sens le plus élémentaire et le plus strict du mot. »
Les textes généraux sont utiles car ils nous font prendre conscience de l’importance de ce phénomène à partir de chiffres d'abord. Ils soulignent ainsi cruellement  la férocité d'un capitalisme qui exploite et broie les individus et d’un gouvernement qui ne cherche pas à régler le problème mais à le masquer en le brimant et le contenant. 
En même temps, Jack London nous amène à découvrir l’absurdité ubuesque des lois anglaises qui interdisent aux  sans-abris de dormir dans les rues la nuit. La police les traque en les réveillant sans répit. S’ensuivent des nuits sans sommeil, par tous les temps et sans rien dans le ventre. Abrutis de fatigue, affaiblis par la faim, par le sommeil, les gens finissent par dormir le jour dès que les parcs sont ouverts, n’ayant plus la force de travailler. La seule solution est donc de chercher un asile de nuit pour y dormir. Mais si l’on veut avoir une possibilité d’y obtenir une place, il faut faire la queue dès le début de l’après midi. Il est donc impossible de chercher un emploi et ceci d’autant plus que les misérables, en échange des nuits d'asile et d’une nourriture mauvaise et insuffisante, doivent accomplir des journées de corvées. Ceux qui n’ont pas de toit peuvent donc difficilement accéder au travail. 
Mais ceux qui ont la « chance » de travailler ne sont pas beaucoup mieux lotis  : un salaire de misère, des horaires surchargés, une pollution au travail intense, hydrocarbones, suie, acide sulfurique, et aucune protection. Les maladies et accidents entraînant des incapacités de travail sont légion et les invalides ne peuvent espérer aucun secours.

« On est donc amené à conclure que l’Abîme n’est qu’une vaste machine à détruire les hommes.. » 

Enfant dans l' East End
Ce que j’ai préféré dans cet essai, c’est de pouvoir partager avec l’écrivain la vie de ces gens. Pouvoir mettre des visages, des histoires sur eux pour qu’ils ne soient pas seulement des chiffres mais des êtres vivants. Certaines scène sont très fortes, marquantes, comme celles où Jack London passe la nuit dans un de ces asiles, les vêtments grouillant de vermines, ou celle où il bénéficie de "la charité" de l'armée du Salut ! 
Avec ses talents de conteur, son sens du détail qui touche, Jack London dresse les portraits pleins d’humanité de ces misérables dont certains ressemblent fort à Jude L’Obscur, le personnage de Thomas Hardy. Sans pathos mais avec amour, il leur redonne ainsi la dignité qu’on leur a arrachée. Certes, London sait qu’il a devant lui l’illustration de la théorie darwiniste de la survie de l’espèce par la loi du plus fort. Mais il se révolte car dans un pays prospère cela n’a plus aucune raison d’être et il exprime son empathie pour les malheureux.

« Je ne voudrais pas être présent lorsque tous ces gueux crieront d’une seule voix à la face du monde leur profond dégoût. Mais je me demande parfois si Dieu les entendra. »

On retiendra donc en conclusion cette phase qui reflète son indignation  :  « Mais la plupart des gouvernements politiques qui gèrent si mal les destinées de ce pays sont -et, là aussi, c’est mon opinion-  destinés à la décharge publique. »

Lecture commune pour le challenge Jack London : 

Lilly
Miriam
Nathalie


Lectures communes Jack London, je vous propose  :

Pour le 8 mai : Le vagabond des étoiles

Pour le 25 Mai : L'amour de la vie

ou si vous préférez un autre au choix



mercredi 22 avril 2020

Honoré de Balzac : Pierrette

Guido Reni : portrait de Beatrix Cenci
Pierrette, roman qu'il place dans Scènes de la vie de province, fait partie de la série que Honoré de Balzac consacre aux Célibataires, êtres inutiles, vides, sans valeur, qu’il écrase de son mépris. Nous avions commenté précédemment Le Curé de Tours au cours des lectures communes balzaciennes initiées par Maggie.

« Aussi était-ce une fille, et une vieille fille. Quand elle eut déployé ses persiennes par un geste de chauve-souris, elle regarda dans toutes les directions (…) Y a-t-il rien de plus horrible que la matinale apparition d’une vieille fille laide à sa fenêtre ? De tous les spectacles grotesques qui font la joie des voyageurs quand il traversent les petites villes, n’est-ce pas le plus déplaisant ? Il est trop triste et éprouvant pour qu’on en rie? »

Le récit 
Pierrette
Nous sommes à Provins. Les célibataires sont un couple de vieillards, frère et soeur, les Rogron, secs et durs de coeur et avares, qui se sont enrichis et affichent dans leur maison tout le mauvais goût de parvenus. Ils accueillent chez eux une jeune cousine Pierrette, une petite bretonne,  que leur confie sa grand-mère, une parente désargentée. Ils n’auront de cesse de tourmenter la jeune fille qui tombe malade à force de tortures physiques et morales. Sa personne devient alors l’enjeu d’une lutte sournoise et acharnée entre les deux factions qui se disputent le pouvoir dans la ville. Son aïeule bien-aimée et Jacques Brigaud, son amoureux, venus à son secours, pourront-ils la sauver ?

Une critique sociale virulente
Sylvie Rogron frappe Pierrette
Comme dans Le curé de Tours, Balzac peint avec Pierrette une scène de la vie de province particulièrement cruelle et pessimiste. Toutes les classes sociales y sont représentées mais aucune n’est épargnée sauf les humbles, ouvriers, menuisiers comme Brigaud et son patron, la servante des Rogron, et Pierrette et sa grand-mère.  Toutes les autres sacrifient l’innocence à leur intérêt personnel, à leur ambition sociale et politique surtout en cette période pré-électorale où tous les coups sont permis.

Les Rogron représentent la petite bourgeoisie commerçante arriviste qui veut être reçue dans le monde et pense y parvenir grâce à son argent. Pour cela, ils n’hésitent pas à spolier leur famille, à chercher des appuis dans des mariages d’intérêt, à jouer sur les dissensions politiques.
Mais leur vulgarité et leur sottise leur ferment la porte de la haute bourgeoisie légitimiste, les Julliard, les Guépin, les Guénée, les trois grandes familles de Provins et leurs alliés. Les Rogron se tourneront alors vers la bourgeoise libérale représentée par le colonel Gouraud, le médecin Neraud,  et surtout l’avocat Vinet, adversaires politiques de ceux qui les ont rejetés
Si les grands bourgeois prennent le parti de Pierrette, c’est surtout pour s’opposer à leurs adversaires politiques pour emporter les élections. Quant aux libéraux, ils soutiennent les Rogron alors même qu’ils les savent coupables de sévices envers Pierrette pour les mêmes raisons.
Mais ce sont toute de même les libéraux qui détiennent la palme de l’hypocrisie et de la bassesse  ! 
Il charge ainsi l’avocat Vinet :  

« Accoutumé à tout concevoir par son désir de parvenir, il pouvait devenir un homme politique. Un homme qui ne recule devant rien, pourvu que tout soit légal, est bien fort : la force de Vinet venait de là. Ce futur athlète des débats parlementaires, un de ceux qui devait proclamer la royauté de la maison d’Orléans, eut une horrible influence sur le sort de Pierrette. »

Le colonel Gouraud, lui aussi, est un opportuniste, prêt à épouser la riche Sylvie Rogron malgré sa laideur, ou mieux encore - en vieux filou dépravé-  la petite Pierrette si elle est héritière !
Cependant, personne ou presque ne sort indemne de la peinture au vitriol faite par Balzac. Chacun fait sienne les maximes de Vinet :

« Nous serons de l’opposition si elle triomphe, mais si les Bourbons perdent, ah! Comme nous nous inclinerons tout doucement vers le centre ! »
Et les femmes ne sont pas les dernières. Dans les deux partis, deux grandes dames mènent le jeu. Elle sont égales par la beauté, le bon goût, l’éducation et l’intelligence mais non par la fortune : Madame Tiphaine et Batilde de Chargeboeuf, la dernière sans dot, qui épousera le vieux Rogron. Mais elles portent bien chacune les ambitions, les intrigues, les compromissions et les hypocrisies de leur rang. Ce sont elles qui font ou défont la carrière politique des hommes.
Batilde de Chargeboeuf «  ne se mariait pas pour être mère mais pour avoir un mari, elle se mariait pour être libre,(..) pour s’appeler madame et pouvoir agir comme agissent les hommes. Rogron était un nom pour elle, elle comptait faire quelque chose de cet imbécile, un Député votant dont elle serait l’âme.»
Le roman est une démonstration de la faiblesse des humbles lorsqu’ils deviennent le jouet des puissants. Pierrette en fait les frais et c’est encore Vinet qui résume la philosophie de ces gens-là quelque soit le parti où il se range  :

« Votre misère comme la mienne vous aura donné sans doute la mesure de ce que valent les hommes : il faut se servir d’eux comme on se sert des chevaux de poste. Un homme ou un femme nous amène de telle à telle étape. »

                                               Entre le conte et le réel : Des archétypes

Kay, Gerda dans le conte d'Andersen : La reine des neiges
Le roman a une particularité qui lui donne un dimension plus profonde. Il présente deux facettes, la réalité, d’une part, qui puise dans tous les aspects le plus sombres de l’être humain et de la société et de l’autre, le conte de fées. Ce dernier peut présenter des noirceurs mais il met à part les personnages en leur conférant un autre statut, en en faisant des archétypes.
Pierrette s’apparente à la petite fille des contes, elle affronte tous les êtres maléfiques qui dressent des pièges sur son chemin. La grand-mère n’est-elle pas celle du Petit Chaperon rouge ou de La petite fille aux allumettes? Les deux enfants pourraient être Gerda et Kay de La Reine des neiges, Hans et Gretel. Balzac en est conscient qui compare lui-même leur histoire d’amour à celle de Paul et Virginie.  

La sorcière du conte : Sylvie Rogron
 Balzac joue ainsi sur les deux tableaux entre réel et l’irréel : il dresse des portraits de méchants totalement effrayants et aboutis comme Melle Rogron, image de la sorcière et de la marâtre du conte traditionnel; et il hisse le portrait de Vinet, l’ogre, au niveau de l’archétype en faisant de lui un homme politique amoral et cynique, pour qui le pouvoir justifie tout et qui piétine ses semblables sans remords.

Le curé de Tours raconte aussi la même histoire et nous laisse sur un sentiment de tristesse et d’amertume  quant à la nature humaine mais avec Pierrette, Balzac frappe encore plus fort. Le curé Biroteau est un personnage réaliste avec des appétits et des faiblesses d’homme, gourmandise, jalousie, envie, ambition, le personnage de Pierrette est celui d’une enfant totalement innocente, douce et sans défense, une Cosette livrée aux Thénardier.  C’est pourquoi son sort nous touche plus profondément encore que celui de Biroteau. D’autre part, Honoré de Balzac est encore plus virulent dans la satire sociale. Il décrit la société comme une machine à broyer les plus faibles, d’où le sentiment de révolte, d’indignation qu’il fait naître en nous. Il englobe dans le même mépris tous les acteurs de la vie sociale et politique de son époque en France mais il étend, en conclusion, cette peinture sans illusion de la nature humaine à l'universel en terminant son récit par une allusion à Béatrix Cenci sacrifiée, elle aussi, à l'ambition d'un pape.

Lecture commune initiée par Maggie ICI