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lundi 29 mars 2021

Tatiana Tibuleac : Le jardin de verre

 

Empilées dans des casiers de fil de fer jusqu’au toit, lorsque la lumière les atteignait, les bouteilles se mettaient à vivre. Leurs couleurs simples se mêlaient et il en naissait d’autres, inattendues.
Un rang couleur cerise, un rang blanc : rose.
Un rang couleur brique, un rang marron : couleur miel.
Un rang vert, un rang blanc : couleur turquoise.
Les blanches seules : couleur argent.
Mon jardin de verre.

Le jardin de verre, c’est le titre du roman de Tatiana Tibuleac, écrivaine moldave.
Ce sont les rayons du soleil jouant avec les verres des bouteilles qu’elle a ramassées et lavées qui transportent la fillette, par la magie de la lumière et du verre, dans un monde coloré, loin de son univers habituel. C’est ce qu’elle appelle son jardin de verre et celui-ci apporte dans la grisaille de sa vie un peu de couleurs. Pas étonnant que, la jeune fille, plus âgée, risque un jour sa vie pour ramasser un kaléidoscope tombé dans la rue, au milieu de la circulation.


Le roman se situe à Chisinau, capitale de la Moldavie soviétique, et court sur une dizaine d’années. On y voit le bouleversement (qui divise les habitants) apporté par Gorbachev à partir de 1985, la déclaration de l’indépendance moldave en 1991 et la narration se poursuit environ jusqu’en 1995.
Le récit est vu par une enfant mais la voix de l’adulte qu’elle est devenue intervient aussi. Se mêlent alors le présent et le passé, sans aucun ordre chronologique, qui nous font entrer peu à peu dans la vie du personnage.  
 Lastochka, surnom que lui a donné sa mère adoptive (hirondelle en russe) n’est pas née sous une bonne étoile. Elle a été adoptée ou plutôt « achetée » à l’orphelinat de Chisinau, capitale de la Moldavie, par Tamara Pavlovna, une vieille dame russe qui exerce le métier de « ramasseuse de bouteilles ». Cette adoption n’est pas une marque d’amour. Tamara veut une aide pour collecter les bouteilles afin de gagner plus d’argent. Son bonheur, c’est compter ses sous, non pour les dépenser, mais pour être riche. La fillette de sept ans travaille comme une adulte, de longues journées. Elle apprend le russe qui est la langue de Tamara et reçoit des coups si elle commet des erreurs. Plus tard quand elle est scolarisée, elle préfère suivre les cours à l'école moldave plutôt que russe. Elle apprend à se méfier des hommes, prédateurs sexuels, et peu à peu, par bribes, tout ce qu’elle a eu à subir depuis son enfance nous est révélé. Nous partageons avec elle le quotidien des classes populaires, moldaves, russes, roumains, qui vivent dans des logements organisés autour d’une cour, lieu de rencontres, de jeux, de disputes ou vivent la fillette et sa mère adoptive.

J’ai beaucoup appris dans ce roman sur la Moldavie et j’ai eu même des surprises tant mon ignorance est grande. Je ne savais pas que la langue moldave était la même que la langue roumaine. Mais dans la période russe, la Moldavie soviétique a été contrainte d’employer l’alphabet cyrillique russe, puis après l’indépendance, les moldaves ont choisi de revenir à l’alphabet latin. D’où les difficultés de Lastochka pour apprendre sa langue maternelle.
La grande Histoire n’est pourtant pas le sujet du roman. Ce qui intéresse l’écrivaine c’est la petite histoire, au niveau des gens. Et en cela, le roman est réussi. Les portraits qu’elle brosse sont complexes : Tamara, par exemple n’est pas entièrement mauvaise d’où les sentiments ambivalents de rejet, d’amour et de pitié que peut éprouver Lastochka pour elle. Mais cette dernière est aussi très dure, cruelle, pleine de haine, façonnée par une enfance sans amour. Parfois, pourtant, le regard et les relations qu’elle noue avec les habitants de la cour qui sont des personnages riches, parfois émouvants, avec leurs faiblesses mais aussi leur générosité,  lui redonnent son humanité.
Un roman bien écrit, dense et intéressant.

 Tatiana Tibuleac


Tatiana Ţîbuleac est un véritable phénomène littéraire. Née à Chisinau en République de Moldavie, elle était une journaliste reconnue dans l’audiovisuel. Elle décide de mettre fin à sa carrière pour s’installer en France. Dans cet anonymat qui est « le plus beau cadeau pour l’écriture », selon ses dires. Paru fin 2016 en roumain, L’Été où maman a eu les yeux verts a été traduit dans plusieurs langues et a reçu de nombreux prix dont le prix de la revue Observateur culturel pour la prose et Observateur des lycéens à Bucarest, ainsi que le prix des libraires en Espagne.

Son deuxième roman, Le Jardin de verre (2020) a reçu le prix de littérature de l’Union européenne en 2019 et est en cours de traduction dans plusieurs pays. (Editions des Syrtes)

 


vendredi 26 mars 2021

Léon Tolstoï : Maître et serviteur

 

J’ai re/relu la nouvelle de Léon Tolstoï intitulé Maître et serviteur. C’est un texte que j’aime beaucoup parce qu’il est fondamentalement russe, je veux dire qu’il présente tout ce j’aime dans la littérature russe, dans l’âme russe, dans le paysage russe. Et il est aussi typiquement tolstoïen avec ses thèmes préférés, la paysannerie, la neige, le froid, la peur de la mort,  le mysticisme ! Donc, un petit texte-régal, dans une tonalité sombre et grave.

Le maître, c’est Vassili Andréitch Brekhounov, marchand de bois, matérialiste,  presque uniquement préoccupé par son métier, par l’appât du gain. Il est prêt à tout pour s’enrichir, pour emporter une bonne affaire au détriment des autres. C’est un homme qui est assez imbu de lui-même et qui a bonne conscience malgré sa malhonnêteté envers son serviteur. Marchand cossu, il pourrait se contenter de ce qu’il a mais il en veut toujours plus. C’est ce trait de caractère qui est à l’origine du drame.

Le serviteur Nikita, moujik de 50 ans, a passé sa vie au service des autres. Il est travailleur, habile, vigoureux, doux avec les bêtes, et doté d’un heureux caractère, ne s’énervant jusqu’à devenir violent, que lorsqu’il est saoul. Mais pour l’heure, il a fait voeu de ne plus s’enivrer « ayant bu son caftan et ses bottes », ce qui dans un pays aussi froid que le sien est lourd de conséquence. Son maître l’exploite, ne lui donne jamais son dû, mais il reste toujours d’humeur égale.

Le maître entreprend un voyage en traîneau, avec Nikita, pour aller acheter du bois à un propriétaire terrien dans un village voisin. La tempête se lève et bientôt l’attelage s’égare dans la neige, parvenant à retrouver son chemin et  trouvant refuge par deux fois dans une maison qui l’accueille. Mais chaque fois, le maître veut repartir pour ne pas manquer son affaire. La dernière fois, c’est vers la mort qu’il se dirige.
Si la nouvelle montre les rapports entre maître et serviteur et les injustices sociales, elle est avant tout un récit sur la mort et interroge sur ce qui fait la valeur de la vie.

La Peinture des paysans russes

Poêle dans une isba de paysan aisé

L’un des aspects passionnant de la nouvelle est la peinture des paysans russes dans laquelle on sent toute l’empathie que Tolstoï porte aux humbles. Les petits détails de la vie quotidienne, leur manière de parler, de penser, leur hospitalité forment un tableau savoureux :

Nikita avec le traîneau pénétra dans la cour, dont Pétrouchka venait de lui ouvrir la porte, et se dirigea vers le hangar, où on lui offrait d’abriter son cheval. Le sol de ce hangar était couvert, pour plus de chaleur, d’une épaisse couche de paille, aussi la douga, qui du reste était assez haute, heurta-t-elle une poutre de la charpente. Aussitôt le coq et les poules, qui perchaient sur la poutre, gloussèrent, indignés qu’on les secouât ainsi de leur sommeil. Les moutons, effarés, se pressèrent dans le coin le plus reculé. Un jeune chien hurla éperdu.
Nikita adressa à la société quelques mots aimables, s’excusant à l’égard des poules et promettant de ne plus les déranger, reprochant doucement aux moutons leur frayeur peu raisonnable, et s’expliquant avec le chien tout en attachant Moukhorty.
« Voyons, cesse donc, petit niais. Nous ne sommes pas des voleurs, et tu te fatigues pour rien. 

 
Il n’y a pourtant aucune idéalisation dans cette  description. Ainsi Nikita qui sait si bien parler aux animaux, qui aime les enfants, fait peur à sa femme qu’il bat lorsqu’il est ivre.
Le roman est paru en 1895. Le servage est aboli depuis des années. Les paysans sont libérés, mais beaucoup d’entre eux, n’ayant plus assez de terre, vivent dans la misère. Tolstoï choisit de nous introduire dans une famille de paysans aisés car ils n’ont pas divisé la propriété. Une sensation de chaleur, de douceur, imprègne la scène de l’isba  du Vieux Tarass où tous sont réunis autour du poêle et du samovar.

La compagnie, après avoir mangé un morceau arrosé de vodka, se préparait à prendre le thé. Le samovar chantait déjà par terre près du poêle. Les enfants étaient sur celui-ci et sur la soupente, et une femme assise sur le lit de camp balançait un berceau. La vieille maman, dont le visage était sillonné en tous sens de petites rides qui plissaient jusqu’à ses lèvres, s’empressait auprès de Vassili Andréitch, à qui elle présentait un verre de vodka au moment où Nikita pénétra de la cour dans l’isba.

Cette scène de lumière et de vie va faire ressortir par contraste la scène de désolation, de froid et de mort qui attend les voyageurs quand ils poursuivent leur voyage.

 Les paysages


La neige est omniprésente dans ce texte et la description de la tempête donne lieu à des scènes de fin du monde. Tout le paysage est en blanc et noir. Blancs, les flocons qui fouettent le visage, aveuglent, ont le pouvoir d’égarer, de détourner le voyageur de sa route. Noirs, les touffes d’armoise, les arbres, les joncs, battus par la tempête et qui sont là pour donner de faux espoirs car le voyageur les confond avec les maisons d’un village et se croit sauvé. Le bruit étouffé par l’amoncellement de la neige laisse place au silence. Celui-ci n’est troublé que par les hurlements du vent, le cri du loup et donne lieu à des hallucinations auditives comme le hennissement du cheval qui apparaît comme un cri monstrueux jaillit de la gorge d’un monstre, le chant du coq que croit, en vain, entendre le maître espérant la venue de l’aube.  Dans ce décor d’outre-tombe, l’on ne sait plus qui est encore vivant, qui est déjà mort.

La mort

Léon Tolstoï

 La mort mène l’attelage, elle donne d'abord sa chance aux hommes, deux fois elle a pitié d’eux, mais la cupidité du maître provoque sa perte. Elle orchestre le bal macabre, elle s’insinue dans les consciences.
Tolstoï a connu lui aussi au cours d’une nuit de cauchemar, l’angoisse terrible de la mort, la prise de conscience du possible anéantissement de son corps. C’est un thème que l’on retrouve dans La mort d’Ivan Illytch. Il est persuadé que les moujiks savent mieux mourir parce que ce ne sont pas des intellectuels et qu’ils restent proches de la nature. L’écrivain montre, effectivement, que Nikita accepte la mort comme la fin naturelle de ses souffrances, de sa vie misérable, avec l’espoir d’une vie meilleure. C’est curieusement une expérience que j’ai retrouvé dans Montaigne qui a éprouvé l’angoisse physique de la mort et conclut, lui aussi, que les paysans savent mieux mourir. Mais l’un arrive à cette conclusion en mystique, l’autre en philosophe.

« Comme tous les hommes vivant en pleine nature et en proie permanente au besoin, Nikita était d’une endurance à peu près illimitée. Les heures, les jours même, pouvaient passer sans qu’il s’irritât, s’impatientât ou s’inquiétât.
La mort imminente ne lui parut ni trop regrettable, ni trop effrayante. Sa vie n’était pas si joyeuse : pure servitude qui commençait à lui peser. D’autre part, il se disait qu’au-dessus des maîtres terrestres comme Vassili Andréitch, il y avait le Maître des maîtres qui l’avait envoyé ici-bas, et qui saurait compenser pour lui les vicissitudes de sa triste existence. » 

 
C’est avec beaucoup de justesse que Tolstoï analyse la montée progressive de la peur dans l’âme du maître. D’abord, il est contrarié d’avoir raté la vente du bois qu’il convoitait, puis en proie à des préoccupations égoïstes, des intérêts assez sordides :

ll n’avait guère envie de dormir. Il réfléchissait, et toujours à la même chose, à l’unique, à ce qui était le but, le sens, la joie et l’orgueil de sa vie : l’argent ; ce qu’il en avait gagné déjà et ce qu’il en pouvait gagner encore ; ce que d’autres en gagnaient ou auraient pu gagner ; les moyens enfin d’en gagner.
lL regarda le cheval. Moukhorty, la croupe contre le vent, tremblait de tout son corps. La toile, couverte de neige, s’était relevée d’un côté et l’avaloire avait glissé. Puis Vassili Andréitch se pencha et jeta un coup d’œil derrière la capote. Nikita n’avait pas bougé. La toile dont il s’était enveloppé, ainsi que ses jambes, disparaissaient sous une épaisse couche de neige.
« Pourvu que le moujik ne meure pas gelé ! Ses vêtements ne sont guère chauds. Et puis il est si exténué. Avec ça qu’il n’a pas le coffre trop solide… Je serais encore responsable de sa mort. »
Il eut l’idée d’enlever la toile du cheval pour la mettre sur Nikita. Mais décidément il faisait trop froid pour sortir du traîneau. Et puis Moukhorty en eût souffert, et c’était une bête qui avait coûté gros.


Mais peu à peu l’idée de la mort provoque un sentiment d'angoisse de plus en plus obsédant dans l’esprit de Vassili Andréitch, une peur qui d’abord le paralyse, puis lui fait commettre une ultime lâcheté : il s’enfuit avec le cheval, abandonnant son serviteur. Mais le  pire, est ce sentiment de déréliction qui  survient lorsque le cheval s’enfuit et qu’il se retrouve seul, perdu dans la neige. Aussi lorsqu’il retrouve le traîneau et son serviteur, il se sent soulagé et comprend que le seul moyen de lutter, c’est de s’occuper d’autrui : du cheval qu’il couvre d’une couverture et de Nikita qu’il couvre de son corps et de sa pelisse. Tout en lui désormais est joie et une évidence s'impose à lui :  « Maintenant, je sais ! »

C’est la conclusion de Tolstoï qui croit que tout homme à la possibilité de sauver son âme par le don de soi.  Le rachat est toujours possible.

 


mercredi 24 mars 2021

Le Festival In d'Avignon 2021


L'affiche du 75 ième festival d'Avignon a été composée par l'artiste Théo Mercier  qui explique ainsi son oeuvre

"L’image est composée de la reproduction d’une page d’un livre sur la collection d’objets du musée anthropologique de Mexico City datant des années 1960, sur laquelle j’ai disposé une de mes peintures de tranche d’agate. C’est un collage, une superposition de deux éléments. La pièce de musée est un masque aztèque mortuaire en obsidienne, la pierre superposée devient le masque du masque. Elle obstrue la vision du personnage, mais nous permet, à nous spectateurs, de contempler le paysage intérieur de ce visage. "

Comme je suis optimiste, j'affirme  :  le festival d'Avignon 2021 aura lieu. C'est du moins ce que nous dit Olivier Py, le directeur du festival. Pour le In, il se déroulera du 5 au 25 juillet.

Aujourd'hui, mercredi 24 Mars, en conférence de presse, Olivier Py a d'abord présenté le festival et les spectacles d'une manière générale puis a laissé place à chaque metteur en scène qui est venu expliquer  sa conception de la pièce.
 Le thème  du festival est  : se souvenir de l'avenir  Et si la Culture n’était pas la recherche du temps perdu, mais la recherche du temps à venir ? Et si nous pouvions, par le poème et la réunion des bonnes volontés, changer ce qui a été, en lui donnant d’autres conséquences ?

Je ne vais pas vous détailler tous les spectacles et je vous invite à cliquer sur ce lien. 

 https://festival-avignon.com/fr/edition-2021/programmation/par-date

Mais j'ai envie d'en sélectionner au moins  quelques uns que j'ai déjà envie de voir. C'est un à priori parce que j'ai le temps de m'intéresser encore à d'autres  représentations d'ici le mois de juillet !

La Cerisaie

La Cerisaie
Anton Tchekhov
Tiago Rodriguez

Il débutera à la cour d'Honneur par La cerisaie de Tchékhov dans une mise en scène de Tiago  Rodriguez et dans le rôle principal Isabelle Huppert. Le metteur en scène a exprimé sa joie de se confronter avec  les mots d'un des plus grands écrivains de tous les temps. Le thème de l'oeuvre théâtrale porte sur l'incertitude de l’avenir, l'angoisse qui vient avec les changements profonds,  mais le metteur en scène ne veut pas que cela soit placé sous le signe de la nostalgie, car l'annonce des temps nouveaux est aussi porteuse d'espoir. Pourquoi la Cerisaie ? Parce  que La Cerisaie ! Parce que Tchékhov ! Parce que Tiago Rodriguez !

 

La Petite dans la forêt profonde

La Petite dans la forêt profonde
Η Μικρή μέσα στο Σκοτεινό Δάσος
de Philippe Minyana
Pantelis Dentakis

Sur une scène miniature, le mythe sanglant de Procné et Philomèle se raconte à la manière d’un conte fantastique. Tels des joueurs d’échecs, deux acteurs face à face déplacent, au plateau et à vue, cinq personnages sous emprise. Sous l’emprise de qui ? Du destin, tout simplement. Pantelis Dentakis fait de La Petite dans la forêt profonde, récit tiré des Métamorphoses d’Ovide et adapté par Philippe Minyana, une pièce indisciplinaire composée de théâtre, de micro-sculptures, de vidéo et d’une œuvre musicale terrifiante. L’histoire se joue sur plusieurs niveaux de sens métaphoriques et visuels, entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre les inanimés et le vivant, entre le vécu et le projeté dans une esthétique empruntant au film d’horreur, travail du metteur en scène grec Pantelis Dentakis

Philippe Minyana est un auteur que j'apprécie et je verrai donc cette mise en scène avec curiosité et plaisir (En grec sous-titré).

Pupo di Zucchero

Pupo di Zucchero - La Festa dei morti
La Statuette de sucre - La Fête des morts
Emma Dante

Le jour du 2 novembre, c'est la fête des morts. Et des morts, il y en a ici beaucoup : de toute la famille il ne reste plus qu'un vieillard, seul dans une maison emplie de souvenirs. Alors, pour offrir la plus belle des fêtes à tous ses parents défunts et les rappeler à lui, il leur prépare une statuette de sucre, comme le veut la coutume en Italie du sud. Voilà soudain que les morts se matérialisent autour de lui, virevoltent, comme rendus à la vie par le souvenir de leur dernier parent. Comme s'ils n'étaient jamais partis. Mais si le 2 novembre est une nuit bien singulière, arrivera le lendemain et ne restera plus, autour de la table de fête, que la solitude du vieil homme... S'appuyant sur des traditions typiques de sa Sicile natale, Emma Dante invente une célébration baroque et pleine de vie, mâtinée de musique et de danse, pour évoquer un thème cher à son cœur et universel : la mémoire des morts – et la continuité de leur vie chez nous, vivants. Le thème me plaît, la tradition sicilienne, la scénographie, les masques, la marionnette... Je n'ai encore rien vu d'Emma Dante mais il y a deux spectacles d'elle pendant ce festival.

Kingdom
 

Kingdom de Anne-Cécile Vandalem  

Trois décennies d’une saga familiale aux confins de la taïga et d’une utopie. Un conflit vu par le prisme des caméras et à hauteur d’enfants. Un royaume à défendre, dans une nature aussi belle qu’inquiétante.Un baraquement formé de deux maisons où devant coule une rivière. D’un côté la forêt, et au-delà de la barrière, le territoire de l’autre. Partie aux confins de la taïga sibérienne pour fuir le bruit du monde et reconstruire un mode de vie idéalisé, une famille, rejointe par sa branche cousine, est rattrapée par tout ce à quoi elle tentait d’échapper. Entre guerre de territoires, braconnage, incendies, et une vie qui doit composer avec la nature et les animaux sauvages, se joue un drame épique, un conflit ancestral. Librement inspiré du film documentaire Braguino de Clément Cogitore, Kingdom est le dernier volet d’une trilogie commencée avec Tristesses et Arctique . J'ai déjà vu les deux premiers de la trilogie et apprécié le travail de la metteure en scène. Alors, il me faut voir ce troisième volet.

Pinocchio live 2

Pinocchio(live)#2
Alice Laloy

Strasbourg - Colmar / Création 2021

Dans un atelier aux allures de chaîne d’assemblage, des marionnettistes s’affairent au-dessus d’établis pour fabriquer des Pinocchios. Non pas, comme nous pourrions nous y attendre, en les sculptant dans le bois, mais en acheminant des enfants à se métamorphoser en pantins… S’inspirant du mythe de Pinocchio pour le retourner comme un gant, Pinocchio(live)#2 nous propose d’entrer dans un univers dystopique et d’assister « en direct » à une expérience troublante, fascinante, dérangeante. À quoi ressemble un enfant humain quand il est transformé en objet par un adulte ? Et vice versa ? Après un travail de recherche mené sur plusieurs années, la marionnettiste Alice Laloy écrit ici un spectacle aux frontières de la danse, des arts plastiques et de la performance, porté par de jeunes élèves du Centre chorégraphique de la Ville de Strasbourg et du Conservatoire de Colmar. De quoi inventer une mythologie nouvelle du geste créateur. Le thème, l'originalité du spectacle m'attirent.

Y aller voir de plus près
 

Y aller voir de plus près
Maguy Marin
Sainte Foy-lés-Lyon / Création 2021

 

Figure incontournable de la danse contemporaine, Maguy Marin construit une œuvre engagée, peuplée d’individus qui tentent de faire communauté alors qu’ils sont pris dans une tempête. Inspirée par La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, chef d’œuvre de la littérature antique, cette création ne déroge pas à ses convictions. Sur le plateau, deux hommes et deux femmes se retrouvent au milieu de costumes qu’ils endossent, d’objets qu’ils manipulent, d’écrans qui les conduisent. Enfants perdus ou troublés, ils saisissent chaque indice comme des archéologues trouveraient des fragments d’histoires ensevelis et oubliés. Ils s’essaient aux jeux de la vie, de la domination et de l’emprise qui nous submerge face à plus faible que soi. Avec en sous texte : comprendre les mécanismes au cœur des guerres et qui fabriquent de la violence. Choisi pour Maguy Marin.

Il y aura aussi Nicole Garcia dans Royan. La professeure de français de Marie NDiaye mise en scène par Frédéric Bélier Garcia

Olivier Py crée un Hamlet à l'impératif, série de dialogues entre les personnages de la pièce.

et avec France culture dans le cadre du cycle "Fictions" : Sandrine Bonnaire et le trompettiste Erik Truffaz, autour des carnets de Goliarda Sapienza,  Fabrice Lucchini lira des textes entre Baudelaire et  Nietzsche et Omar Sy lira "Frères d'âme" de David Diop.

Je vous accorde que c'est plutôt sombre comme programme ! Mais je ne sais pas si le festival In et les metteurs en scène actuels ont jamais eu envie de rire. Enfin, il paraît qu'il y a de l'espoir !

Honoré de Balzac : Adieu

 

La nouvelle de Balzac, Adieu, publiée en 1830, intégrée aux Etudes philosophiques de la Comédie Humaine, nous ramène  en 1812 pendant la retraite de Russie, au passage de la Bérézina.
Le récit se déroule au moment où le major Philippe de Sucy, est rentré en France après avoir été fait prisonnier pendant cinq ans par les cosaques. Devenu colonel, Philippe semble assombri par un lourd passé.  Au cours d’une partie de chasse, il aperçoit à travers la grille d’une propriété, une jeune femme qui a un comportement étrange. Il reconnaît sa bien-aimée Stéphanie, comtesse de Vandières, qu’il avait perdue en lui faisant franchir la Bérézina. Recueillie par son oncle , à son retour de Russie, la jeune femme n’a plus toute sa raison et répète inlassablement un mot : « Adieu ».
Le récit effectue un retour en arrière qui nous ramène aux pires heures vécues par l’armée française lors de la retraite de Russie, lorsque la Grande Armée napoléonienne, décimée par le froid et la faim, poursuivie par les armées russes, se retrouve devant la Bérézina, affluent du Dniepr, sans pouvoir la franchir, le pont ayant été détruit par l’ennemi. Napoléon ordonne de construire des ponts provisoires pendant que les russes se rapprochent et que les canons tonnent de plus en plus près.
Philippe de Sucy s’emploie à assurer la survie de Stéphanie qui a suivi son époux, le comte de Vandières, un vieux général. Il parvient à la faire passer, elle et son mari, de l’autre côté de la rivière, sur un radeau construit à la hâte,  mais ne trouve pas de place pour lui. C’est alors qu’elle lui lance ce mot  ultime : « Adieu » et qu’il sera fait prisonnier par les cosaques.
"Stéphanie serra la main de son ami, se jeta sur lui et l’embrassa par une horrible étreinte. – Adieu ! dit-elle. Ils s’étaient compris. Le comte de Vandières retrouva ses forces et sa présence d’esprit pour sauter dans l’embarcation, où Stéphanie le suivit après avoir donné un dernier regard à Philippe.
 – Major, voulez-vous ma place ? Je me moque de la vie, s’écria le grenadier. Je n’ai ni femme, ni enfant, ni mère.
 – Je te les confie, cria le major en désignant le comte et sa femme.
– Soyez tranquille, j’en aurai soin comme de mon œil.
Le radeau fut lancé avec tant de violence vers la rive opposée à celle où Philippe restait immobile, qu’en touchant terre la secousse ébranla tout. Le comte, qui était au bord, roula dans la rivière. Au moment où il y tombait, un glaçon lui coupa la tête, et la lança au loin, comme un boulet. "

Le colonel va tout faire désormais pour aider la comtesse à  recouvrer la raison mais l’issue sera tragique. Comment survivre après une telle tragédie ?  La nouvelle traite donc de la folie et montre comment l’esprit, lorsqu'il qui ne peut en supporter davantage, s’évade dans un autre monde où rien ne peut l’atteindre.

Le passage de la Bérézina

Le maréchal Ney : passage de la Bérézina  Adolphe Yvon

Le grand morceau de bravoure de l’écrivain est la description de cette bataille. Après l’avoir lue nous comprenons d’autant plus le sens de l’expression employée devant un échec, une défaite : «  C’est la Bérézina ! »

L’apathie de ces pauvres soldats ne peut être comprise que par ceux qui se souviennent d’avoir traversé ces vastes déserts de neige, sans autre boisson que la neige, sans autre lit que la neige, sans autre perspective qu’un horizon de neige, sans autre aliment que la neige ou quelques betteraves gelées, quelques poignées de farine ou de la chair de cheval. Mourant de faim, de soif, de fatigue et de sommeil, ces infortunés arrivaient sur une plage où ils apercevaient du bois, des feux, des vivres, d’innombrables équipages abandonnés, des bivouacs, enfin toute une ville improvisée.
 

Lecture commune initié par Maggie

avec  : 

lundi 22 mars 2021

Ismail Kadaré : Le général de l'armée morte


Dans Le général de l'armée morte d'Ismail Kadaré, un général italien accompagné d'un prêtre est envoyé en Albanie, vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale, pour retrouver les restes des soldats italiens tombés pendant les combats afin de les ramener dans leur pays. Il rencontrera au cours de ses recherches un lieutenant-général allemand qui accomplit le même travail de mémoire que lui.
Le général, imbu de lui-même, se sent un héros, investi d’une grande mission, entouré du respect des familles des disparus et des espoirs qu’elles placent en lui.  Mais les deux années qui vont suivre, nécessaires pour mener à bien ces recherches vont se révéler une épreuve redoutable, tout aussi horrible que celle vécue par les soldats pendant le combat.

- … C’est un espèce de duplicata de la guerre que nous faisons.
-Peut-être même pire que l’original.


Cette macabre entreprise lui enlève toute sa superbe, la guerre n’a rien de glorieux. C’est une évidence qui s’impose à lui d’une manière triviale, tels ces ossements qu’il récolte, « enfermés dans des sacs de nylon ».

Peu à peu, la mort s’impose, précède le cortège formé par le général, le prêtre, l’interprète et  les ouvriers. « C’était une marche  dans les ténèbres de la mort » . Elle place l’officier italien, d’une manière  hallucinatoire, à la tête d’une armée morte.  Elle s’attache à ses pas, elle s’insinue jusque dans ses rêves. Elle va frapper encore, en tuant un ouvrier albanais infecté par le cadavre d’un soldat italien qu’il a déterré, comme si le disparu avait attendu vingt ans pour prendre sa revanche.
Des récits racontés par des témoins, des extraits de journaux écrits par les soldats fusillés ou les déserteurs, ressuscitent des personnages parmi ceux, anonymes, qui ont perdu la vie dans ces âpres montagnes.
 C’est sous la pluie, dans la boue, le froid et le vent que le général enlisé mène ses recherches morbides, recueillant les dépouilles des soldats, les identifiant à leur plaque, sous le regard plus ou moins hostile mais aussi, parfois, railleur et méprisant de la population qui n’a pas oublié les exactions commises par l’armée italienne, en particulier par le Bataillon bleu, une division punitive commandée par le colonel Z, criminel de guerre. Une scène très forte, peut-être la plus marquante du récit, est celle où le cadavre du Colonel Z est retrouvé, lors d’un repas de mariage pendant lequel le général force l’hospitalité des habitants ! C’est un grand moment du roman !

Kadaré peint son pays, l’Albanie sous des dehors farouches, inhospitaliers mais en même temps d’une grande beauté. Il montre un peuple fier que l’on « ne peut réduire par la force » comme le constate le général lui-même. Un pays « tragique », traversé par les envahisseurs, ravagé par les guerres, régi par des coutumes austères et sévères, par un climat rude et âpre. Même les chants qui ont une si grande importance dans la vie des habitants sont lugubres. Et pourtant c’est un peuple qui sait être magnanime en n’achevant pas les ennemis tombés à terre. Ainsi les Albanais n’ont pas massacré les soldats italiens vaincus et retenus dans leur pays sans possibilité de fuir. Il montre aussi que le côté belliqueux des Albanais n’est pas inné mais a été créé par des siècles d’occupation et de violence. On sent toute l’admiration de Kadaré pour son pays et le peuple auquel il appartient.

Dans Le général de l’armée morte éclate tout le talent de l’écrivain dont c’est le premier roman ! Kadaré fait de la mission du général, une véritable danse macabre dans la boue et la pluie, orchestrée par les chants du pays, lancinants, les voix des morts qui reprennent vie au cours du roman. Il montre aussi l’horreur de la guerre, et dresse une peinture satirique des officiers et, à travers le personnage du prêtre, de l’église. Le général de l'armée morte est aussi poésie de la terre, de ce pays grandiose et sauvage. Un grand livre !
 

 

Lire Miriam ICI

samedi 20 mars 2021

Olga Tokarczuk : Dieu, le temps, les hommes et les anges

 

Encore un très beau livre d’Olga Tokarczuk, Dieu, le temps, les hommes et les anges. L’écrivaine a ce talent inimitable de nous maintenir entre le réel souvent tragique dans cette tranche du XX siècle qui englobe deux guerres mondiales, et le surnaturel, Anges, Dieu, Ombres des morts, dans lequel il faut accepter de se perdre car il est poésie mais aussi prétexte à une réflexion philosophique. Olga Tokarczuk nous amène donc, comme souvent,  dans une frange indéfinie entre réalité et fantaisie où tout est transcendé par l’écriture :  la violence des combats et des rapports humains, la déportation et le massacre de la population juive dans un décor champêtre, les viols, la bestialité de l’homme (Le mauvais bougre, qui se transforme en animal) ; la grande Histoire se mêle à la petite, amour contrarié, sacrifié au devoir, (Geneviève), amour paternel (Michel et sa fille Misia), misère physique et morale (la Glaneuse), enfance saccagée (Isidor) et dominant le tout, le Temps, le temps qui passe et met à mal, celui contre lequel nul ne peut rien, même pas Dieu.

Le livre est divisé en chapitre, si l’on peut employer ce terme, comme autant de petits récits qui pourtant ne sont pas indépendants comme on pourrait le croire au début, mais se répondent, introduisant des personnages secondaires qui réapparaîtront par la suite, propulsés sur le devant de la scène, devenant à leur tour personnages principaux. Entrées, sorties, côté cour, côté jardin, arrière-scène, coulisses, comme dans un théâtre, celui du Monde tel que le voit Shakespeare.  
Intitulés Le Temps de Geneviève au début de la guerre de 1914, Le temps de la Glaneuse, Le temps des anges gardiens, Le temps d’Isidor…  tous ces récits sont ainsi placés sous le signe du Temps, qui est, fut et sera toujours le grand gagnant de l’histoire. A remarquer aussi que le village se nomme Antan et est situé «  au milieu de l’univers ».

Vierge noire Pologne
 
Dans cette galerie de personnages où se mêlent Dieu, les anges et les humains, les êtres surnaturels ne sont dotés d’aucun pouvoir. Au contraire, Dieu comme les anges assistent, impuissants, à la sauvagerie humaine

Qui suis-je se demande Dieu. Dieu ou homme ? Peut-être l’un et l’autre à la fois ? Peut-être aucun des deux. Ai-je créé les hommes ou les hommes m’ont-ils créé ?  

L’unique instinct conféré aux anges, c’est l’instinct de compassion. Une compassion infinie, lourde comme le firmament.


S’en retournant vers le château Mr Popielski passa devant l’église, se décida à y entrer, aperçut l’icône de la Vierge de Jezkotle, mais aucun Dieu capable de rendre l’espoir au châtelain n’était présent.

Quant à la Vierge de Jeszkotle, elle s’efforce d’exaucer les prières de tous ceux qui s’adressent à elle mais elle a beau ressentir une miséricorde infinie envers l’humanité, elle ne peut rien si celle-ci a cessé de croire au miracle.

Au fond, ce que nous dit ce roman, c’est que les dieux sont morts et que les humains sont abandonnés à eux-mêmes, dans une déréliction absolue. Et si certains êtres humains ont un pouvoir tout en conservant leur humanité, ce sont souvent ceux qui sont mis au ban de la société. Ainsi, la Glaneuse qui accouche toute seule d’un enfant mort, dans la forêt,au cours d'une scène hallucinante, est celle qui soigne, celle qui fait corps avec la nature et en tire sa force. Elle devient capable de voir au-delà de la réalité. Capable de concevoir Dieu non comme immuable mais comme celui « qui se manifeste dans le flux du temps ».

Il faut rouler son regard vers tout ce qui se modifie et se meut, vers ce qui déborde des formes, ce qui ondoie et disparaît : la surface de la mer, les danses du disque solaire, les tremblements de terre, la dérive des continents, la fonte des neiges, et les pérégrinations des icebergs, les fleuves qui coulent vers l’océan, la germination des semences, le vent qui sculpte les montagnes, la maturation du foetus dans le ventre maternel, la décomposition des cadavres dans les tombeaux, le vieillissement des vins, les champignons qui poussent après la pluie.
 

Isidor considéré comme un idiot malgré un esprit toujours en alerte, une conscience tourmentée, représente l’enfance naïve, pure et innocente. C’est le russe Ivan Moukta, matérialiste, qui lui retire ses illusions et lui fait voir un monde sans Dieu, et l’animalité dans la sexualité. Il tue ainsi l’enfance en lui, le laissant désespérément chercher un sens à la vie. Isidor finit par remplacer Dieux par des chiffres : Le temps des quadruplets. Tout est quatre dans la Nature.

Le châtelain Popielski, oscille entre trouver un sens à la vie et se laisser submerger par son non-sens mais c’est le temps qui provoque cette remise en question chez lui, le passage à l’homme mûr, autrement dit l'usure de la jeunesse.

A force de manifester sa puissance, la jeunesse se fatigue. Une nuit, un matin, l’homme franchit la ligne de démarcation, atteint son sommet, esquisse le premier pas de la descente. Survient la question : faut-il descendre fièrement, défier le crépuscule, ou bien tourner son visage vers le passé, s’efforçant de sauver les apparences, prétendre que cette pénombre résulte simplement du fait qu’on a provisoirement éteint la lumière dans la chambre?

Si je devais définir ce roman en quelques mots, je dirai qu’il est très riche (je ne vous ai rendu compte que d’une petite partie de l’oeuvre), douloureux et profondément humain. C’est aussi une réflexion philosophique sur le Temps, la vie et la mort et il nous donne à ressentir une gamme infinie d’émotions. Il correspond aussi à beaucoup de questionnements que l’on se fait quand on atteint un certain âge ou plutôt un âge certain ! Un coup de coeur.

Le temps du moulin à café : de la supériorité des choses

Et si la matière était la seule à pouvoir tenir tête au Temps ? Michel ramène de la guerre un moulin à café qui devient celui de sa fille Misia.

Les gens croient vivre plus intensément que les animaux, les plantes et - à plus forte raison - les choses. Les animaux pressentent que leur vie est plus intense que celle des plantes et des choses. Les plantes rêvent qu’elles vivent plus intensément que les choses. Les choses cependant durent; et cette durée relève plus de la vie que qui que soit d’autre.

A la fin du roman la fille de Misia, Adelka, longtemps après la disparition de son grand père, emporte le moulin avec elle en quittant définitivement la maison familiale. Elle s’installe dans le car :

Elle ouvrit la valise et sortit le moulin à café. Lentement, elle se mit à tourner la manivelle. Dans son rétroviseur, le chauffeur lui jeta un regard étonné.

Peut-être, s’interroge Olga Tokarczuk, nul ne connaît la signification générale d’un moulin. Ils sont là pour moudre. Mais seulement ?
Peut-être le moulin est-il un débris de quelque loi fondamentale de la transformation, une loi dont ce monde-ci ne pourrait se passer sans être tout à fait différent ? Peut-être les moulins à café sont-ils l’axe de la réalité, le pilier autour duquel tout gravite et se développe? Peut-être sont-ils plus importants que le monde des humains ? Peut-être le moulin à café de Misia constitue le pilier central de ce qui se nomme Antan.

 


jeudi 18 mars 2021

Esther Hautzig : La steppe infinie

 

Esther Hautzig (son nom de jeune fille est Esther Rudomin) est une écrivaine polonaise, née à Vilnius, l’actuelle Lituanie, et qui écrit en anglais (américain) après avoir émigré d’abord à Stockholm à la fin de la guerre puis aux Etats-Unis.
Dans La steppe infinie elle raconte l’histoire de sa déportation en Sibérie.

Esther appartient à une riche famille juive et a vécu une enfance  privilégiée, protégée et choyée par ses parents, ses grands-parents et toute sa grande famille. A l’abri de tout souci matériel, elle aime le jardin de son grand-père qui lui apprend à soigner les fleurs, est heureuse d’aller à l’école, adore sa gouvernante. Rien ne vient troubler ce bonheur, même pas les échos de la guerre qui lui paraissent lointains.  Aussi l’arrivée des Russes en Pologne en Juin 1941 retentit-il dans sa vie comme un coup de tonnerre ! Parce qu’ils représentent la classe bourgeoise et capitaliste, ses parents, grands-parents et elle-même, sont en effet envoyés en Sibérie, déportés dans des wagons à bestiaux. Son grand-père est séparé de son épouse et meurt loin d’eux. Esther Hautzig raconte la lutte pour la survie dans ce pays où règne  une chaleur torride l’été et un froid insurmontable, sans chauffage, l’hiver. Mais plus que tout, peut-être, c’est la faim qui la tenaille et elle essaie de venir en aide à ses parents qui travaillent tour à tour dans une mine de gypse, puis dans une boulangerie, son père étant ensuite envoyé au front. Elle y apprend le courage et la dignité. Elle dresse des portraits attachants de son père, sa mère et sa grand mère. Sa mère n’accepte jamais la charité, considérant que la pitié est voisine du mépris.
Mais ce qui est le plus intéressant dans ce livre, c’est qu’elle nous livre un point de vue rare de la  guerre et de la déportation en Sibérie : celui d’une fillette dans l’adolescence, de dix ans à quatorze ans. Et comme tous les enfants, il est important pour elle de se faire accepter par les autres, d’avoir des amis, de tomber amoureuse. Elle nous parle de l’école, de ses professeurs, ceux qui ne l’aiment pas comme ceux qui lui ouvrent l’accès à la littérature. Elle se prend d’amour pour la beauté de la steppe infinie. Elle aura donc beaucoup de mal à quitter ce pays, à dire adieu à ceux qu’elle aime et ceci d’autant plus que le retour dans le pays natal ruiné par la guerre sera douloureux, toute sa famille restée en Pologne ayant disparu pendant l’Holocauste. Son séjour en Sibérie l’aura donc sauvée, paradoxalement, elle, ses parents et sa grand-mère, d’une mort horrible dans les camps de concentration. Ce livre autobiographique s’achève à ce moment-là mais l’on comprend bien qu’il n’y a plus rien qui les retiennent dans ce pays où les juifs survivants sont accueillis par des messages haineux !

Le récit est un document émouvant sur les épreuves subies par l’enfant et sa famille. C’est aussi une bonne lecture pour les adolescents à partir de la sixième, selon leur niveau de lecture, qui découvriront un aspect de l’Histoire de la deuxième guerre mondiale racontée par une enfant de leur âge. 



Esther Hautzig est née à Wilno, en Pologne (aujourd’hui Vilnius en Lituanie), en 1930, dans une famille de notables juifs, elle est envoyée dans un camp, en Sibérie, avec ses parents et sa grand-mère.  À la fin de la guerre, Esther Esther apprend qu’elle a perdu tous les membres de sa famille dans l’Holocauste. Elle émigre avec ses parents aux États-Unis, où elle se mariera avec un pianiste Walter Hautzig, aura deux enfants et fera carrière dans l’édition.
Elle est décédée en 2009 à l'âge de 79 ans



Avignon : promenade sur l'île de la Barthelasse

 

 Quelques photos d'une promenade sur la Barthelasse, juste en face du rocher des Doms, en attendant un autre billet sur la littérature des Pays de l'Est dont la lecture a été interrompue quelques jours par mes occupations de grand-mère.

L'île de la Barthelasse s'étend en face du Pont d'Avignon et sépare les deux bras du Rhône. Elle a été formée au cours des siècles par des dépots d'alluvions.

L'île de la Barthelasse en formation au XVIII siècle

Les promeneurs peuvent prendre une navette près du pont d'Avignon et effectuer la traversée en bateau jusqu'à l'île. Cela ne dure que deux ou trois  minutes mais c'est un plaisir toujours renouvelé pour les enfants.

Le paysage semble toujours le même et pourtant il est toujours différent, selon les saisons et les jeux de lumière. 

Avignon : le pont Saint Bénézet et le rocher des Doms Mars 2021


Promenade de la Barthelasse



dimanche 14 mars 2021

Hervé Le Tellier : L' anomalie

  

Voilà un moment maintenant que j'ai lu  le roman de Hervé Le Tellier L'anomalie mais avec mes rendez-vous en Amérique Latine ou dans les pays d'Europe de l'Est, je n'ai pas eu le temps de le commenter !  Et c'est dommage car s'il n'est pas un coup de coeur, il s'agit pourtant d'une lecture agréable, intéressante, qui pique la curiosité.

Il vaut mieux ne pas trop en dire sur l'intrigue sous peine de gâcher le plaisir du lecteur. Disons seulement que, à quelques mois d'intervalle, le même avion, le Boeing 787, contenant les mêmes passagers, après avoir subi des turbulences, se pose au même endroit lors d'un vol Paris-New-York.

Vous ne comprenez pas ? C'est bien ! car sachez-le : "Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l'intelligence, et même le génie, c'est l'incompréhension"

Hervé Le Tellier présente d'abord les personnages. Ils sont très différents les uns des autres, par le milieu social, le métier, le caractère, l'âge, l'histoire personnelle. C'est avec intérêt que le lecteur fait connaissance de chacun d'entre eux. C'est ce qui rend le récit agréable.

Ensuite survient l'évènement ou, pour être plus précise, l'anomalie ! Comment l'expliquer ? Un grand moment de curiosité ! Oui, l'incompréhension est bien une chose admirable qui donne envie de savoir! Vous vous demandez comment l'auteur va pouvoir se sortir de cette situation inextricable ! Mais si vous connaissez tant soit peu l'Oulipo dont Hervé Le Tellier est le président,vous vous doutez de l'orientation que prendra le récit ! "Si je n'étais pas membre de l'Oulipo*, j'aurais écrit un roman très différent- a dit Hervé Le Tellier. Et c'est bien vrai ! On imagine ce même roman écrit par un théologien, ou par un auteur de Fantasy. Quoiqu'il en soit, cette explication amène le lecteur à réfléchir sur le sens de la vie, sur la liberté humaine.

Une fois votre curiosité satisfaite (trop vite à mon gré, j'aurais aimé faire durer le plaisir !), il va falloir résoudre l'imbroglio que cause l'anomalie car, c'est peu de le dire, l'écrivain a mis ses personnages "dans le pétrin". On pourrait penser que pour l'un d'eux, David, malade, l'anomalie serait providentielle. Et bien non, car il n'y a pas de Providence, on n'échappe pas à son destin. Quant à celui qui s'en tire bien, Blake, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'est pas des plus gentils ! Et tout finit par une explosion et un  dernier jeu littéraire,  un calligramme,  pour dire le mot FIN!


*Oulipo :  Voir France-culture


jeudi 11 mars 2021

Ismail Kadaré : L'entravée, Requiem pour Linda B.

 

Je suis en train de lire le grand roman d’Ismael Kadaré, écrivain albanais, Le général de l’armée morte mais je présente d’abord un autre de ses livres que je viens de terminer L’entravée. Et j’avoue tout de suite que ce dernier ne m’a pas convaincue !

Linda B. que l’on ne verra jamais en personne dans le récit a deux rêves, voir la capitale de son pays, Tirana, et rencontrer l’écrivain dramaturge qu’elle admire et dont elle est amoureuse Rudian Stefa. Ce qui est irréalisable car Linda B.. est une reléguée. Dans l’Albanie communiste, c’est ainsi que l’on appelle les personnes qui sont assignées à domicile. Ils ne peuvent quitter leur lieu de résidence, doivent pointer au commissariat chaque soir à la même heure. Les torts de ses parents ? Etre des ci-devants, autrement dit des nobles, des nantis.
Un soir, la meilleure amie de Linda, Migena, qui est à Tirana, demande à Rudian de dédicacer un livre pour Linda. De plus, très attirée par l’écrivain, elle devient sa maîtresse. Elle  déclenche ainsi deux drames.
Rudian Stefa est déjà en mauvaise posture car sa nouvelle pièce provoque des remous dans le comité de censure du parti. N’a-t-il pas introduit un fantôme dans l’histoire ? C’est aller contre le réalisme socialiste ! Et de plus, ce fantôme prend la défense du maquisard condamné à mort pendant la résistance par le comité du parti ! Voilà maintenant qu’il est soupçonné d’entretenir des relations avec une reléguée. Quant à Linda B... comment a-t-elle obtenu cette dédicace ?  S’est-elle rendue à Tirana. La suspecte est interrogée ! Pourra-t-elle résister à la violence de l’interrogatoire, à la privation de liberté, à l’impossibilité de continuer ses études à l’université (il faudrait aller à Tirana), à l’absence d’une libération, à la trahison de son amie ?

Dans ce roman L'entravée les procédés de la dictature pour maintenir sa domination sur les esprits sont superbement analysés. On voit comment celui qui est seulement suspecté, finit par se censurer lui-même, n’osant plus entrer, par exemple, dans le café où se réunissent les membres du parti, on y voit comment ses amis, ses connaissances se détournent de lui, font semblant de ne pas le voir. Cette violence intérieure qui sape la confiance en soi et culpabilise l’individu est peut-être encore plus terrible, bien que plus subtile, que l’autre, la violence physique. Et puis règnent la méfiance qui corrompt toute relation, chacun pensant avoir affaire à un espion, et les tables d’écoute, les dénonciations.
 L’horreur de la relégation est aussi très bien rendue. Tous les cinq ans, les parents de Linda B.. reçoivent une lettre qui pourrait leur permettre d’être libérés, l’attente pleine d’espoir, puis le couperet qui renouvelle pour cinq ans encore la privation de liberté. Le climat d’angoisse, la lourdeur de cette vie soumise à un diktat venu d’en haut sont très bien rendus.
Il n’y manque même pas l’humour noir lorsque Rudian, imagine le jour où il tiendrait en son pouvoir le juge tout puissant qui est en face de lui : oui, c’était bel et bien menotté qu’il l’interrogerait. A grand renfort de café vietnamien qu’il siroterait interminablement non par petites tasses, mais en énormes bolées, sous un haut-parleur vomissant six cents heures de discours de Fidel Castro  !  Pour mieux comprendre le propos, le café vietnamien est exécrable mais c’est le seul que l’on sert à Tirana, et tous les édifices publics, au moment du récit, diffuse les six heures du discours de Fidel Castro sur sa conception du théâtre !

Par contre, là où je n’ai pas adhéré c’est dans la tentative de tirer à lui, le mythe d’Orphée, Linda B… étant Eurydice entravée, prisonnière en Enfer. Migena joue le rôle de la passeuse, Linda vivant à travers l’enveloppe corporelle de Migena sa relation amoureuse avec l’écrivain.
D’habitude c’était l’âme qui se débarrassait des entraves, tandis que le corps demeurait cloué là où il était retenu en otage. Cette fois survenait quelque chose d’inouï : le corps tendait à se parer des facultés de l’âme… Ou a défaut de lui, sa réplique, son suppléant… Le corps de sa plus proche amie.
Je suppose qu’il faut interpréter cela au second degré comme une image, un symbole ? A vrai dire, je n’en sais rien du tout ! Mais cela m’a paru bien alambiqué et m’a laissée perplexe! C’est bien dommage, à mes yeux, que le roman ne soit pas resté dans la veine réaliste avec des personnages moins stéréotypés ou moins représentatifs d’un mythe, brefs des personnages « vrais »,  auxquels on aurait pu s’attacher.  




mardi 9 mars 2021

Ivan Tourgueniev : Mémoires d’un chasseur

 

Mémoires d’un chasseur  (1852): Oui, Tourgueniev est chasseur et il aime la chasse avec passion. C’est avec humour, qu’il raconte ses mésaventures au cours de ces parties de chasse, en compagnie de son chien et du fidèle Iermolia, la nourriture sommaire dont il doit se contenter, les longues attentes sous la pluie glaciale, la voiture embourbée dans des ornières profondes, l’essieu cassé, la recherche d’un abri pour se mettre au chaud, les nuits passées dans des auberges sordides ou des isbas délabrées, ou à l’inverse l’accablement ressenti lors des lourdes après-midi du mois d’août à la chaleur torride.
Sans doute, surtout quand il pleut, il n’est pas très agréable d’errer par les chemins, d’aller au hasard et d’arrêter chaque moujik qui passe pour lui demander le chemin de Mordovka, puis, à Mordovka, de s’enquérir auprès d’une stupide baba (les hommes sont aux champs) quelle est la plus prochaine auberge, et enfin, après avoir parcouru dix verstes encore, d’arriver, non pas dans une auberge, mais dans quelque très pauvre village nommé Khoudoboubnovo, au grand étonnement d’un troupeau de porcs pataugeant dans l’ornière et plongés jusqu’aux oreilles dans une boue noirâtre. Il n’est pas amusant non plus d’être cahoté sur des ponts branlants, de descendre dans des ravins, et de passer à gué des ruisseaux marécageux. (Lébédiane)

Mais, comme il le reconnaît, il y a des multiples plaisirs dans la chasse qui contrebalancent aisément les désagréments. Car Tourgueniev a une relation privilégiée avec la nature et il a une plume pareille à nul autre pour nous la décrire et transmettre ses sensations et ses émotions. C’est avec un lyrisme simple, sincère, naturel, qu’il raconte le bonheur des petits matins à l’aube, au moment où s’éveille la nature, ou au contraire le soir quand les oiseaux se couchent et que le chasseur à l’affût, le coeur battant, attend la bécasse qui va sortir d’un bois de bouleaux, la beauté des nuits étoilées couchées dans la paille et le foin.

La communion avec la nature

Ivan Torugueniev par Nicolaï  Dmitriev -Orenbourski

Tous les courts récits qui composent Mémoires d’un chasseur sont imprégnés de cette communion avec la nature. Ainsi le récit Le pré Béjine, mon préféré, est un de ceux qui transmet au lecteur un pur moment de bonheur et de beauté. Tourgueniev explique qu’il se perd dans les bois si bien qu’il ne sait plus où il est. Après avoir longuement marché, il se retrouve de nuit dans un endroit qu’il reconnaît, le pré Bejine. Il y rencontre des enfants de moujiks qui gardent les chevaux mis à paître pendant la nuit. Le chasseur s’allonge sur l’herbe et écoute la conversation des jeunes garçons qui parlent des vieilles légendes, des créatures inquiétantes de la terre russe comme la Roussalka, le Vodianoï, le Tichka… Leurs récits créent une atmosphère particulière en cette nuit de juillet pleine de pureté et d’étrangeté :

Tous les gamins rirent, puis restèrent un moment tout à fait silencieux, comme il arrive toujours entre gens qui causent en plein air. Je regardai de tous côtés, la nuit régnait solennelle ; à la fraîcheur humide du soir avait succédé la tiédeur sèche de la nuit, et longtemps encore elle devait rester étendue comme un doux voile sur les champs endormis, longtemps encore jusqu’aux premiers rayons de l’aurore. La lune n’était pas encore levée, les innombrables étoiles d’or semblaient flotter moelleusement en rivalisant de scintillements dans la direction de la voie lactée. Et en les regardant fixement, il semble qu’on ait un vague sentiment de l’incessante et rapide marche de la terre. Tout à coup, un cri bizarre, aigu, maladif, retentit deux fois au-dessus de la rivière, puis, quelques instants après, se répéta, mais plus loin. Kostia tressaillit.
– Qu’est-ce ?
– C’est le cri du héron, répondit tranquillement Pavel.

Les portraits

Portrait d'un paysan russe en 1878, par Viktor Vasnetsov
 

Mais les parties de chasse sont aussi l’occasion de rencontre avec des gens de toutes les classes de la société. Lorsqu’il est trop éloigné de chez lui,  Tourguéniev va demander asile chez ses pairs, les barines, gentilhommes comme lui,  ou chez les moujiks, partout où l’on peut l’accueillir, où qu’il se trouve.

 L’intérêt que Ivan Tourguéniev porte à ses semblables, du bas en haut de l’échelle sociale, fait de Mémoires d’un chasseur une splendide peinture de la société de son temps, toute une galerie de portraits, croqués par le crayon vif de l’écrivain, parfois à la limite de la caricature, mais souvent attestant de la sympathie de Tourguéniev pour les humbles et de compassion pour leur sort. Mais jamais Ivan Tourguéniev ne tombe dans le manichéisme en mettant en opposition les bons et les méchants. Il sait saisir les faiblesses et les défauts de chacun tout autant que les qualités, l’intelligence aiguë d’un paysan madré, l’avarice ou la dureté d’un pomiestchik (propriétaire terrien) ou au contraire sa bonhommie souriante, il sait aussi montrer les gens dans leur cadre de vie, avec leurs coutumes, leurs croyances, leurs préoccupations. De ces portraits, surtout lorsqu’il s’agit des paysans russes, naît un poésie du quotidien que j’aime énormément. C’est pour des pages comme celles-là que j’admire tant Tourguéniev.
Ainsi le moujik enrichi : Khor, surnom donné par les autres paysans et qui signifie en russe: le Putois dans le récit : Khor et Kalinytch.
Je chassai seul ce jour-là. Vers le soir, je me rendis chez Khor. Je rencontrai sur le seuil de l’isba un vieillard chauve, petit de taille, mais large d’épaules et bien bâti, c’était Khor lui-même. Je l’examinai curieusement. Son visage rappelle celui de Socrate : front très haut et bosselé, yeux petits, nez épaté. Il m’introduisit chez lui. Fédia m’apporta du lait et du pain bis, Khor s’assit sur un banc et, tout en caressant doucement sa barbe, entama la conversation avec moi. Il paraissait pénétré de sa propre dignité, parlait et se mouvait avec lenteur ; un rare mouvement de sa lèvre et de sa longue moustache trahissait un sourire. Nous causâmes des semailles, des bonnes années, de la condition du moujik… Il fut de mon avis sur tous les points. À la longue, cela me parut fastidieux. Je sentais que je me déconsidérais aux yeux du moujik par ce partage sans but. Parfois, Khor parlait d’une manière obscure, probablement par prudence… Voici un échantillon de notre conversation.
– Eh bien, Khor, lui dis-je, pourquoi rester serf ? Pourquoi ne pas te racheter ?
– Pourquoi me racheter ? Je connais maintenant mon barine, je sais combien j’ai à lui payer et c’est un bon barine.
– La liberté vaut toujours mieux que tout, repris-je.
Il me regarda un peu de travers.
– Sans doute, fit-il.
– Pourquoi donc ne pas te racheter ?
Khor secoua la tête.
– Et avec quel argent me rachèterais-je, mon petit père ?
– Allons donc, vieux !…
– Voilà Khor affranchi, poursuivit-il à mi-voix, comme s’il n’eût parlé que pour lui-même. Bon ! quiconque se rase le menton se croira le droit de commander à Khor*.

*quiconque se rase le menton : les fonctionnaires. L’administration lève les d’impôts sur les serfs affranchis et les paupérise. (Les moujiks, eux, portent la barbe.)

La dénonciation du servage

Alexandre II : abolition du servage le 3 mars 1861
 

Mémoires d’un chasseur a eu un grande influence sur la libération des serfs et a pesé dans la réforme agraire entreprise par le tsar Alexandre II et l’abolition du servage en 1861. Pourtant, comme le constate Georges Haldas dans la préface de mon édition, il n’y a que onze récits qui parlent du servage sur les vingt-quatre qu’en comporte le livre. Et encore trois ou quatre seulement critiquent ouvertement l’esclavage et en montrent la cruauté. L’écrivain n’essaie pas de dresser une classe contre l’autre. Certes la brutalité du servage peut apparaître autour d’une conversation avec un moujik. Ainsi dans le récit intitulé L’odnovorets* Ovsianikov :

Eh bien, Louka Petrovich, je croyais que vous alliez faire l’éloge de votre bon vieux temps.
– Non pas, je n’ai guère eu à m’en louer. Voilà, par exemple : vous êtes un pomiéstchik, comme votre feu grand-père, eh bien, vous ne feriez pas ce qu’il faisait, vous n’êtes pas le même homme. Sans doute, nous sommes encore opprimés, mais peut-être le faut-il : on tasse la recoupe sous la meule pour avoir le regain. À coup sûr, je ne reverrai pas, Dieu soit béni, ce que j’ai vu quand j’étais jeune.
– Quoi donc, par exemple ?
– J’ai nommé votre grand-père. C’était un petit potentat. Il nous opprimait. Vous connaissez, sans doute…, comment ne connaîtriez-vous pas votre terre ?… vous connaissez la portion de terrain qui s’étend du champ de Tcheplighine à celui de Malinine. Vous y faites vos avoines. Eh bien, il nous appartient, il est à nous. C’est votre grand-père qui nous l’a pris. Il est allé se promener à cheval de ce côté, a dépassé sa limite, étendu la main et dit : « Ce terrain est à moi. » Et il l’a pris. Feu mon père, homme droit, juste, mais violent, ne pouvant supporter cela sans colère – qui voudrait perdre son bien ? – porta plainte. Il n’avait pas été seul dépouillé ; mais les autres, plus timides, s’étaient tenus tranquilles. On annonce à votre grand-père que Piotr Ovsianikov vient de réclamer son champ devant les magistrats. Votre grand-père envoie aussitôt chez nous son veneur Bauch avec sa bande, et mon père fut traîné chez le pomiéstchik. J’étais alors tout petit. Je suivis pieds nus. Eh bien, on conduisit mon père devant le perron, sous vos fenêtres, et on le battit de verges. Votre grand-père était là ; au balcon, votre grand-mère aussi à une fenêtre ; tous deux regardaient : « Maria Vassilievna, intercédez pour moi, je vous en conjure ; vous, du moins, ayez pitié ! » criait mon père. Votre grand-mère se souleva et regarda plus attentivement. Enfin, mon père dut donner sa parole qu’il renonçait à son champ et remercier l’assistance d’être relâché vivant. Et c’est ainsi que la terre vous est restée. Demandez à vos vieux moujiks le nom de ce champ-là, ils vous répondront tous : « Le champ de la bastonnade », car on l’a baptisé du prix qu’il a coûté. Cela vous laisse entendre combien peu les petites gens ont à regretter le passé.

* l’odnovorets est un paysan libre à la différence du moujik qui est un serf.
 

Mais souvent, et l'écrivain me rappelle en cela Georges Sand qu’il admirait beaucoup, ce que fait Tourguéniev en faveur des paysans est plus subtil, plus profond, puisqu’il contribue à changer la mentalité et la vision des classes sociales supérieures sur les moujiks. Dans ses conversations d’égal à égal avec le paysan, dans la description poétique de son environnement, à travers le portrait plein d'humanité qu'il donne de lui, il lui confère une grandeur (que la classe noble ne pouvait qu’ignorer) qui en fait un véritable héros de la terre russe. 

Cette promotion à la dignité humaine des paysans prenait dans le contexte de la société russe de Nicolas 1er une allure sinon révolutionnaire, du moins presque de défi écrit Georges Haldas.

On a reproché aussi à Tourgueniev de ne pas avoir libéré ses serfs mais il savait très bien qu'il ne le pouvait pas; L'abolition du servage ne pouvait avoir lieu sans une réforme agraire qui donnerait des  terres aux paysans; sinon ceux-ci seraient  condamnés à mourir de faim. Quand Tolstoï en 1856 essaya de libérer ses serfs, ces derniers refusèrent ce qu'ils croyaient être un piège !

 Mémoires d'un chasseur est souvent considéré comme le chef d'oeuvre de Ivan Tourgueniev. Si j'aime beaucoup ces récits, je garde toujours une petite préférence pour Père et fils.