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mercredi 15 juin 2011

Mika Waltari : Sinouhé l'Egyptien

La Crète, le culte du Taureau (1)

Musée de Héraclion :  Tête de taureau

Dans son roman, Sinouhé l’Egyptien, Mika Waltari, écrivain Finlandais, entraîne son héros, Sinouhé, dans un voyage qui l’amène de l’antique Egypte où il vit à la Crète. Si toute la première partie du roman se déroule dans l'Egypte ancienne, au milieu du menu peuple que Mika Waltari nous fait découvrir à travers les tribulations de son héros, la suite du roman donne un bon aperçu de la civilisation crétoise. En effet, le jeune homme, Sinouhé, tombe amoureux d’une prêtresse du taureau, acrobate, qu’il ne pourra, malgré son amour, arracher au culte qui la dévore. Tout en donnant son interprétation personnelle du mythe du minotaure, Mika Waltari, cet  érudit philosophe, nous offre de cette civilisation crétoise (et égyptienne aussi) une peinture étonnante et passionnante. 
Un livre très intéressant et plaisant si vous voulez vous mettre dans l’ambiance avant votre voyage en Crète ou dans l’Egypte ancienne...
Tous les pays du pourtour méditerranéen ont voué un culte au taureau,  incarnation de la force virile, de la fécondité,  et l’ont déifié dans des jeux qui étaient aussi des célébrations rituelles. Dans la civilisation crétoise le taureau est partout comme en témoignent les objets, les statuettes, les fresques trouvés dans les site archéologiques qui lui sont dédiés au cours des millénaires. La visite du musée archéologie d’Héraclion, splendide, passionnante,  permet de s’initier à ce culte qui marque la civilisation minoenne.
Dès l’époque prépalatiale (c’est à dire 2600-2000 av. JC) apparaissent des petits objets cultuels comme ce vase en forme de taureau avec des acrobates accrochés à ses cornes ( salle1 vitrine 4) prouvant  que les jeux de taureaux étaient déjà célébrés dans ces temps reculés.
A l’époque paléopalatiale qui suit (2000-1700), périodes des constructions des grands palais comme Cnossos, Mallia, Phaistos, le culte du  taureau se poursuit à travers les masques pourvus de  cornes que les prêtres portaient pendant les cérémonies (salle 2 : vitrines 20 et 24), les  rhytons en forme de tête taureau (salle 3 vitrines 38) ou de taureau entier ( vitrines 34 et 36)
Après le catastrophique tremblement de terre de 1700 qui détruisit les palais, de nouveaux palais sont reconstruits sur les mêmes sites...
C’est l’époque néopalatiale qui est la plus brillante de la Crète. Dans les neuf salles du musée consacrées à cette période  la représentation du taureau est omniprésente.
 Un des objets les plus admirables, est sans doute, la tête de taureau sculptée dans une pierre noire de la salle 4 (vitrine 51) Son muffle cerné d’une  bande blanche en nacre semble luisant et doux au toucher. Ses yeux en cristal de roche et ses cornes dorées lui donnent vie.
Musée de Héraclion  :L’acrobate en ivoire

L’acrobate en ivoire (vitrine 56), mutilé (il lui manque une jambe) est incomplet puisqu’il représente un jeune homme bondissant au-dessus d’un taureau disparu.  Quoiqu’il en soit c’est une oeuvre émouvante par sa finesse et sa gracilité. Il attire l’attention tant le personnage est saisi dans le mouvement, suspendu dans l’espace. Il s’’envole, étonnant de légéreté. La scène est d’une telle précision que l’on n’a aucun mal  à visualiser ce saut fantastique, l’imagination suppléant sans peine à remplacer l’animal absent.

musée d’Héraclion : fresque du palais de Cnossos

La fresque n° 15  salle 14 du musée d’Héraclion provenant du palais de Cnossos peint avec beaucoup de précision le déroulement des jeux avec le taureau, véritables cérémonies religieuses au cours desquelles les prêtres et prêtresses de ce culte risquaient leur vie en sautant au-dessus de l'animal. Hommes et femmes participaient à ce jeu, tous habillés de la même manière, d’un pagne avec un noeud sacré dans les cheveux. L’acrobate devait saisir le taureau lancé au galop par les cornes comme on le voit sur cette scène, exécuter un double saut périlleux pour se  rétablir sur ses pieds à l’arrière de la bête. Il fallait une adresse, une dextérité sans pareille, pour accomplir ce tour de force. Même si les cornes du taureau étaient rognées, le jeu n’en restait pas moins dangereux. Il pouvait entraîner des blessures ou des accidents mortels comme de nos jours, d’ailleurs, les corridas et les jeux de lâchers de vachettes qui se pratiquent dans certaines villes d’Espagne ou du midi de la France. Les jeunes filles et les jeunes hommes, entraînés dès l’enfance, étaient consacrés à ce culte d'où, peut-être, l'explication du mythe du Minotaure, dévoreur de chair humaine.


   

mardi 14 juin 2011

Javier Cercas : A la vitesse de la lumière

 

De Javier Cercas j'ai vraiment adoré Les Soldats de Salamine , aussi c'est avec plaisir que je me suis plongée dans A la vitesse de la lumière paru aux Editions Actes Sud Babel en 2008.

Le narrateur du roman est un étudiant espagnol  déterminé à devenir écrivain; il part à Urbana, dans une université américaine, pour enseigner l'espagnol dans le but de gagner son indépendance financière pour se consacrer à l'écriture. Il rencontre là-bas Rodney Falk, un collègue américain, enseignant en espagnol lui aussi, ancien combattant du Vietnam, qui  est en marge de la société et semble détenir un secret. Le jeune homme va s'intéresser à ce personnage qui devient son ami.  Revenu en Espagne, l'écrivain (Javier Cercas lui-même ou un autre lui-même?) devient  subitement célèbre grâce au succès d'un seul livre, un succès qui va le corrompre, faire de lui un homme médiocre, égoïste, méprisant, un être superficiel et vain qui ne cherche plus qu'à paraître.
Lorsqu'une tragédie survient dans sa vie, empli du dégoût de lui-même, il se lance sur les traces de son ancien ami pour mieux comprendre son passé et écrire son histoire. Ce qu'il va découvrir va être aussi un révélateur de lui-même.
Dans ce roman Javier Cercas explore les zones d'ombre de l'être humain. Il montre comment l'ancien combattant vietnamien - pourtant pacifiste au départ- a été transformé par la guerre, par l'armée, a perdu toute notion de l'Humain pour basculer dans l'horreur. Il a éprouvé la jouissance de tuer impunément, d'avoir un pouvoir de domination absolu sur les autres. Il n'est plus un être moral. Revenu de l'Enfer, il ne sera plus jamais le même. De même le narrateur-écrivain s'est laissé avilir par le succès.  Il perd ainsi son âme, devient responsable de la mort des êtres qu'il aime le plus, renie non seulement ses amis mais aussi ce qui fait sa valeur, l'écriture.
Les deux thèmes parallèles qui courent dans le roman -la guerre et l'écriture- semblent donc se rejoindre à la fin dans un constat d'échec :  l'ancien soldat et l'écrivain ne pourront jamais récupérer ce qu'ils ont perdu? Pourtant un espoir refait surface en dénouement lorsque le narrateur décide au cours d'une conversation avec son ami Marcos de terminer le livre qu'il a entrepris :

Je le terminerais parce que j'étais écrivain et que je ne pouvais pas être autre chose, parce que écrire était la seule chose qui pouvait me permettre de regarder la réalité sans me détruire ou sans que celle-ci s'abatte sur moi comme une maison en flammes, la seule chose qui pouvait doter la réalité d'un sens ou d'un illusion de sens...  la seule chose qui m'avait sorti du sous-sol au grand jour et m'avait permis de voyager plus vite que la lumière et de récupérer une partie de ce que j'avais perdu dans le fracas de l'éboulement...

Si le roman de Cercas est passionnant  par sa réflexion sur la littérature, sur la force de l'écriture et la nature de l'écrivain, s'il est fascinant par la dénonciation du Mal que la guerre réveille en chaque individu, je suis, de plus, sensible à la démarche  particulière qui est la sienne.
Le lire, c'est embarquer avec lui dans une aventure qui a pour but la découverte d'un homme et, au-delà, de l'Humain. Il procède ici comme dans Les Soldats de Salamine à une investigation qui nous fait pénétrer toujours plus loin dans l'âme humaine, mais peu à peu, patiemment, comme un puzzle qui se reconstituerait devant nos yeux. Et cette enquête peut durer des années, avec des retours en arrière, des avancées dans le temps, des arrêts aussi, soulignés par la souffrance des personnages, par des réflexions lucides et aiguës qui nous frappent de plein fouet; je suis sensible aussi à la beauté de certaines phrases (même si Cercas se défend d'écrire de belles phrases!) qui s'écoulent longuement, se déroulent d'une subordonnée à l'autre, en s'appuyant sur des mots répétitifs, formant une mélodie dont la résonnance nostalgique éveille des échos qui ont du mal à s'éteindre longtemps après avoir refermé le livre.

Manuel de Rivas : La Langue des papillons


Manuel de Rivas, né à La Corogne, est un écrivain galicien qui écrit dans sa langue et traduit lui-même son oeuvre en espagnol.
La langue des papillons qui donne son titre au recueil est un récit d'une telle force qu'il occulte un peu les autres nouvelles qui sont pourtant intéressantes.
Le petit Moineau va  faire son entrée à l'école primaire et il a tellement peur qu'il s'enfuit de la classe. Heureusement son vieux maître, Don Gregorio, saura rassurer et passionner l'enfant en particulier en sciences naturelles, avec l'étude des insectes qui le conduit dans un monde magique. Moineau apprend ainsi que la langue des papillons pénètre dans la calice de la fleur pour y puiser son nectar. Se nouent entre l'élève et l'instituteur républicain une relation priviligiée que le père du jeune garçon, en sympathie avec les idées du vieil homme, et même la mère - catholique- mais respectueuse, encouragent. Pourtant lorsque les troupes fascistes pénètrent dans la ville et emprisonnent le maire et l'instituteur, les gens, apeurés, se déchaînent contre eux, et leur crient des injures. Que fera le père du petit garçon? Comment Moineau réagira-til en voyant amener son maître?
J'ai vraiment été touchée par cette histoire racontée sobrement, avec une simplicité -voire naïveté- qui épouse le point de vue du petit Moineau et la rend d'autant plus cruelle. On y voit la lâcheté humaine devant la dictature et le fascisme.  Mais Manuel Rivas refuse de juger. Comment aurions-nous agi dans les mêmes circonstances s'il s'agissait de sauver notre vie? L'écrivain se contente d'exposer les faits tels qu'ils sont. Il nous laisse ensuite à nous-même, la lecture achevée, désemparé avec une blessure au coeur. Une fois le livre refermé, les personnages attachants du vieux maître qui ressemble à un crapaud,  pauvre mais digne, bon et savant, et du petit garçon vif et curieux ne nous quittent plus. .
Ce récit  montre   la fracture ouverte  qui a partagé alors le peuple espagnol et  le traumatisme laissé par la guerre civile.

Extrait :
Un camarade de Moineau est appelé à réciter un poème d'Antoine Machado intitulé :
Souvenirs d'enfance
Un après midi sombre et froid
d'hiver. Les collégiens
étudient. Monotonie
de pluie derrière les vitres.
C'est la classe. Sur une affiche
sont présentés Caïn
fugitif, et Abel mort
tout près d'une tache carmin

La mère demande  à son fils si les élèves ont fait leur prière à l'école. Moineau répond oui :

"C'était une prière qui parlait d'Abel et Caïn".
"C'est très bien, dit ma mère. Je me demande pourquoi les gens disent que le nouveau maître est un athée."

Manuel Rivas , le crayon du charpentier : Saint Jacques de Compostelle (2)

 
Saint Jacques de Compostelle

Le portail de la Gloire, Saint Jacques de Compostelle

Le Pórtico da Gloria de la cathédrale de Saint Jacques de Compostelle date du XIIe siècle. Il est situé dans le narthex à l'intérieur de la cathédrale, derrière la façade qui ouvre sur la grande place de l'Obradoiro (l'Oeuvre d'or). Il présente un triple portail orné de statues représentant près de 200 personnages de la Bible. Au centre du portique, on peut admirer un Christ entouré de ses apôtres. Au-dessous, la colonne centrale porte les traces de mains de millions de pèlerins et est surmontée d'une statue de Saint Jacques. De l'autre côté se tient la statue du "saint aux Bosses". La coutume veut que les étudiants s'y frappent le front afin d'obtenir mémoire et sagesse...


Le portail de la Gloire


Dans Le Crayon du charpentier de Manuel Rivas, un jeune peintre incaréré dans une prison de Saint-Jacques de Compostelle, la Falcona, entreprend de dessiner les personnages bibliques du Portail de la Gloire de la cathédrale.
Le peintre donc, parlait du Porche de la Gloire. Il l'avait dessiné avec un gros crayon rouge qu'il portait toujours sur l'oreille, comme font les charpentiers. Il avait en fait représenté chaque personnage biblique avec le portrait de l'un de ses compagnons de la Falcona. Toi, Casal expliqua-t-il à celui qui fut le maire de Compostelle, tu es Moïse avec les tables de la loi. Et toi, Pasin, lança-t-il à un gars du syndicat des chemins de fer, tu es Saint Jean l'Evangéliste, les pieds posés sur l'aigle. On apercevait également le portrait de deux vieux prisonniers, Ferreiro de Zas et Gonzalez de Cesures, à qui il expliqua qu'ils étaient les vieillards qui se trouvaient en haut au centre, en train de jouer de l'organistrum dans l'orchestre de l'Apocalypse.

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Les vieillards musiciens de l'Apocalypse

Et il dit à Domdobam -le plus jeune des prisonniers et simple d'esprit- qu'il était un ange qui jouait de la trompette.(...) Et puis il évoqua enfin le prophète Daniel. On dit que c'est le seul à sourire impudemment sur le Porche de la Gloire, c'est une merveille de l'art, une véritable énigme pour les experts. Et bien, le prophète Daniel; c'est toi, Da Barca.


Herbal , le geôlier, n'a visité que deux fois la cathédrale de Saint Jacques de Compostelle :
La première alors qu'il était enfant et que ses parents étaient descendus du bourg pour vendre des feuilles de choux et des oignons, le jour de la Saint-Jacques. Il se souvenait qu'on l'avait conduit devant Saint Croques pour qu'il mette ses doigts dans le creux de sa main sculptée, et qu'il tape son front sur la tête de pierre. Mais il resta pétrifié devant les yeux aveugles du saint et ce fut son père qui, avec son rire édenté, le saisit par la peau du cou et lui fit voir trente-six chandelles. Ce n'est pas comme ça qu'il deviendra intelligent, dit sa mère. Ne t'en fais pas, répondit le père, de toute façon, il n'a plus rien à espérer.



photographies : voir site http://fr.wikipedia.org/wiki/Cathédrale_de_Saint-Jacques-de-Compostelle

Manuel Rivas, le crayon du charpentier (1)





Après le livre de Javier Cercas, Les Soldats de Salamine, le roman de Manuel Rivas, Le crayon du Charpentier, est encore un magnifique coup de coeur!
Décidément la littérature espagnole me procure bien des joies!


Le début du livre rappelle un peu celui de Javier Cercas : un journaliste, Carlos Sousa, va interviewer le docteur Da Barca qu'il sait gravement malade. Le vieil homme a été emprisonné en 1936, peu après le coup d'état de Franco, dans une prison à Saint Jacques de Compostelle. Avec son épouse, Marisa, une charmante vieille dame, il va narrer au journaliste les événements de son passé.
La comparaison avec Cercas paraît s'arrêter là. Alors que ce dernier racontait dans "un récit réel" l'enquête qu'il menait pour reconstituer le passé et en retrouver les protagonistes, le reporter de Rivas s'efface au profit d'un narrateur. L'histoire du vieux révolutionnaire devient roman et, curieusement, ce n'est pas son point de vue qui nous est présenté mais celui du garde civil chargé de le surveiller, Herbal. Un récit donc vu par le bourreau mais focalisé sur la victime, le docteur Da Barca qui en est le personnage principal. Et ce récit, mené par un être frustre, par un assassin aussi, par un homme du peuple peu instruit, qui ne comprend pas toujours les propos de Da Barca et de ses amis intellectuels, trahit la fascination, entre admiration et haine, exercée par le prisonnier (mais aussi par Marisa, sa fiancée) sur le geôlier. Tout va changer pour Herbal lorsqu'il tue un jeune peintre anarchiste qui dessine avec un crayon de charpentier le Porche de la Gloire de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle, prêtant à chaque personnage biblique le visage d'un de ses compagnons de captivité. Herbal ramasse le crayon sans se douter du rôle que celui-ci va jouer dans sa vie...
Le Crayon du charpentier oscille ainsi entre réel et fantastique. Il nous plonge dans l'Histoire du pays; c'est aussi un roman d'amour très émouvant grâce à la figure lumineuse de Marisa Mallo et du docteur Da Barca.
Le roman décrit les exécutions sommaires des prisonniers politiques, le sadisme des passeadores, ces soldats franquistes qui organisaient des "promenades" (paseos) au cours desquelles ils s'amusaient à torturer leur prisonniers, à les mutiler, avant de les assassiner. Mais, alors qu'il peint les aspects les plus sombres de la dictature franquiste, ce livre nous offre curieusement un réconfort, une joie triste mais profonde. Et cette sensation d'avoir vu la lumière, au milieu de la nuit, on la doit à la peinture de ces hommes, non pas des héros, au sens où on l'entend habituellement, auréolés de gloire, mais humbles, prisonniers, malades et démunis, qui, face à l'horreur, parviennent comme le docteur Da Barca, à préserver en eux ce qui reste d'humanité dans un monde malade.
Et là, nous rejoignons le Javier Cercas des Soldats de Salamine décrivant cette petite poignée d'hommes capables de sauver la civilisation quand celle-ci est en danger ou encore le George Semprun de Quel beau Dimanche montrant comment, au milieu de l'enfer concentrationnaire, la seule réponse au nazisme, est de conserver intacts les notions d'humanité, de solidarité, d'amitié et de respect de soi.

Mes écrivains préférés




Ma librairie en hommage à Michel de Montaigne

 Voici le billet que j'avais publié à l'anniversaire des deux ans de Ma Librairie en 2010 quand mon blog était encore dans le Monde. Comme vous le savez, les ennuis répétés m'ont fait abandonner le site mais j'ai gardé ce billet car il témoigne de mes coups de coeur (qui sont restés toujours aussi vifs) pendant deux années de lecture.

Le 30 mars 2008, il y a deux ans donc, j'ai ouvert Ma Librairie dans le Monde. Depuis sous l'oeil bienveillant de Montaigne, de nombreux livres sont venus garnir les étagères fictives de ce blog.
Plus de 200 articles après, je me suis demandé quels livres je choisirais parmi ceux que j'ai lus pendant cette période.

Mes dix romans préférés

51dk53ysx2l_sl75_.1269363272.jpgJavier Cercas : Les soldats de Salamine  ici 1  et  2
J'ai adoré ce roman consacré à la mémoire des soldats de la Guerre Civile d’Espagne qui ont combattu pour la liberté et la République comme les Grecs l’ont fait jadis à Salamine. Mais écrit Javier Cercas : De toutes les histoires de L’Histoire, la plus triste est sans doute celle de L’Espagne, parce qu’elle finit mal.

51m1kqh9w9l_sl75_.1269363287.jpgManuel Rivas : Le crayon du charpentier ici 1  ici 2

Entre réalité et fantastique, Le Crayon du charpentier écrit une magnifique page de l'Histoire espagnole au temps de la guerre civile : un récit émouvant, de beaux personnages, un point de vue original, celui du bourreau observant sa victime.

41huhzl2-sl_sl500_ss75_.1269385519.jpgC Virgil Georghiu : La maison de Petrodova ( ou Les noirs chevaux des Carpates)  ici

Ce roman qui nous dépeint les coutumes et les mentalités d’un peuple façonné par l’âpreté de la vie dans les hautes montagnes des Carpates - que Gheorghiu connaît bien puisqu’il est le sien - est une oeuvre passionnante.
 
51obmitbmyl_sl500_ss75_.1269385346.jpgAtiq Rahimi : Syngue Sabour   ici 1    ici 2

De ce roman, je retiens un huis clos étouffant rythmé par les bruits extérieurs qui évoquent la mort, la guerre et la folie des hommes. Un magnifique plaidoyer pour la liberté de la femme.
 

9782869307575_1_v.1269468477.jpg Raymond Carver : les trois roses jaunes

Recueil de nouvelles : ce qui m'a frappée dans Raymond Carver, c'est sa manière d'aborder une histoire souvent poignante par un petit détail insignifiant (ou qui paraît tel) et de nous laisser, à la fin, le coeur au bord des lèvres sans savoir comment il est parvenu à nous retourner ainsi, à nous faire éprouver un tel malaise, une telle tristesse? Du grand art!

519kxas9n7l_sl160_aa115_.1269456662.jpgChristian Bobin : autoportrait au radiateur voir ici 1   2   3

J'aime la poésie qui se dégage de ces petites textes archipels, ces éclats de beauté qui jaillissent de ci, de là, d'un bouquet de fleurs, d'une mère avec son enfant, d'un nuage ... cette attention patiente et fine portée au monde qui l'entoure.

41menrx7eal_sl500_ss75_.1269386551.jpgMilos Kundera : la plaisanterie

A une époque où l'on ne peut plus être anti-sioniste sans se faire accuser d'anti-sémistisme, où l'on ne peut plus être contre la burka sans être taxée d'anti-musulman, où une artiste ne peut plus reprendre une célèbre formule en la détournant - "travailler moins pour gagner plus"- sans être censurée, où l'on n'ose plus jouer Voltaire librement ou dessiner des caricatures sur n'importe quel sujet est incendiaire, bref! à une époque où il faut tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de parler si l'on ne veut pas être traîné en justice, il FAUT lire La plaisanterie de Milos Kundera.

41na3x66fbl_sl75_.1269363256.jpgJoyce Carol Oates : Les chutes voir ici 1    2

Ce roman en trois parties de Joyce Carol Oates, qui présente une intrigue complexe et forte, a pour cadre les chutes du Niagara. Plus qu'un décor, plus qu'un personnage, le Niagara apparaît ici comme un Dieu tout puissant qui semble détenir un pouvoir de vie et de mort sur les personnages.

41n3zr-8t1l_sl500_ss75_.1269363779.jpgChahdortt Djavan : La muette

Un petit roman, très court, qui résonne comme un cri, frappe comme un coup de poing, une dénonciation des violences faites aux femmes en Iran, petites filles mariées par leurs parents à des vieillards vicieux, privées d'éducation, d'amour, de liberté. Tristement d'actualité avec la loi sur l'âge minimum des filles pour le mariage au Yemen


41xntyae3wl_sl500_pisitb-sticker-arrow-bigtopright35-73_ou08_ss75_.1269386372.jpgJane Austen : Northanger Abbey : ici 1  2

Double bonheur - celui de lire en anglais pour la première fois depuis bien longtemps un roman de Jane Austen, écrivain dont je connais tous les titres! et cela pendant mon voyage à Bath en pèlerinage sur les lieux décrits par Jane Austen. De cet auteur, j'aime l'humour caustique, les portraits satiriques de ses contemporains écrit d'un plume acérée, sa manière ironique et légère de se moquer de ses héroïnes trop romantiques tout en nous les faisant aimer.


Un recueil de poésies : Découverte de Rafael Alberti
 
catalogo-rafael-alberti-lt-br-gt-alberti-sobre-los-angeles-i0n98665.1269468849.gifRafael Alberti : sur les anges (recueil de poésie)voir 1    2

A propos de son recueil Sur les anges, le grand poète espagnol Rafael Alberti écrit : C’est alors que j’eus la révélation des anges, non pas des anges chrétiens, corporels, des beaux tableaux ou des gravures, mais de ces anges qui ressemblaient à d’irrésistibles forces de l’esprit, aptes à être façonnées selon les états les plus troubles et les plus secrets de ma nature.


un document : 

543995830_mjpg.1269386817.gifGitta Sereny : Au fond des ténèbres un bourreau vous parle

(document)
Ce livre, une enquête rigoureuse sur un bourreau nazi, directeur du camp de Treblinka, que l'auteur a rencontré juste avant son procès, a le mérite de nous décrire par le détail l'horreur des camps et surtout de nous faire réfléchir à la nature humaine. Qu'est-ce qui amène des gens en apparence normaux à commettre des actes d'une telle barbarie? n'y-a-t-il pas en chacun de nous une part d'ombre? Qu'aurions-nous fait à leur place? A rapprocher de La mort est mon métier de Robert Merle et de Les bienveillantes.

Pas de livres policiers dans la liste de mes dix romans préférés? Alors je me rattrape! 
 
519mw2d5czl_sl500_ss75_.1269456429.jpgDonald Westlake : Le couperet (roman policier)  voir 1    2

Le couperet de Donald Westlake paru en 1997 est toujours d'actualité avec la crise économique que nous connaissons et le chômage qui menace non pas seulement les ouvriers mais aussi les cadres. j'ai beaucoup appris sur la gestion des entreprises et les fonds de pension. Un livre politique féroce et grinçant mais aussi un roman noir avec suspense et angoisse.

412rcvyshwl_sl160_aa115_.1269456208.jpgStieg Larson : Millenium
 
Peu m'importe si les critiques le considèrent comme un bon ou mauvais roman, si le succès est dû à la mode et au tapage médiatique... Moi, je me souviens que j'ai vécu les aventures de ce roman avec fièvre, que j'y ai gagné quelques nuits blanches tant je ne pouvais me détacher des trois tomes ... sans compter les discussions passionnantes. Et ma foi, je ne risque pas de renier ce genre de bonheur. Vive la littérature évasion! Quoique... évasion? Hum! Peut-être ? mais elle est aussi ancrée dans un pays dont l'auteur dévoile les noirceurs.

Javier Cercas, Les Soldats de Salamine (2)


Je venais juste de lire Les Soldats de Salamine de Javier Cercas  quand je suis partie en Espagne et plus exactement en Galice.  Arrivée à Saint Jacques de Compostelle. J'étais encore toute imprégnée de ce roman et c'est peut-être pour cela que j'ai remarqué, gravé en lettres dorées sur le mur du monastère de  San Payo de Antealtares, praza  da Quentana, le nom : Jose Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, avec Sanchez Mazaz, son ami, personnage principal du livre de Cercas.

 Sanchez Mazas devint le conseiller le plus écouté de Jose Antonio et, après la fondation de la Phalange, son principal idéologue et propagandiste...

A côté de ces lettres, une grande croix qui l'associe au catholicisme et au-dessous une plaque à la mémoire des Héros du bataillon Literario de 1808.

Oui, j'ai éprouvé un choc, comme s'il m'était arrivée, passant dans une rue en France, de découvrir une plaque  à la gloire d'Hitler, du maréchal Pétain ou de Pierre Laval.
Comment peut-on conserver cette inscription? Réaction instinctive, bien sûr, car la réponse est évidente. Elle tient dans cette phrase de Jaime Gil citée par le narrateur-journaliste (alias Javier Cercas?) dans Les soldats de Salamine, pour un article de journal :
"De toutes les histoires de L'Histoire, la plus triste est sans doute celle de L'Espagne, parce qu'elle finit mal"
Citation à laquelle notre narrateur fait écho par ces mots : "Mais finit-elle mal?". Ce qui lui vaut une réponse indignée d'un lecteur qui préfigure le personnage de Miralles :

"Elle finit bien pour ceux qui ont gagné la guerre, mais mal pour nous qui l'avions perdu! Personne n'a eu le moindre geste, même pour nous remercier d'avoir lutté pour la liberté. Dans tous les villages, il y a des monuments à la mémoire des morts de la guerre. Sur combien d'entre eux avez-vous figuré ne serait-ce que le nom des deux camps, faute de mieux.

Il n'est donc pas étonnant  dans ce cas de voir célébrer le nom de Primo Rivera sur les murs de Saint Jacques de Compostelle.  Si Jose Antonio Primo de Rivera fut  jugé et exécuté pour trahison par la République en 1936, il fut ensuite réhabilité par le franquisme. De nos jours, sa dépouille repose toujours à côté de celle de Franco à Sainte Croix del Valle de los Caidos, un monument prétendument érigé à la gloire de tous ceux qui sont "tombés" ("caidos") alors que commencent à peine, de nos jours, les recherches pour retrouver les milliers de disparus de la dictature franquiste.

Javier Cercas, Les Soldats de Salamine (1)





Autant le dire tout de suite :  le livre de Javier Cercas Les Soldats de Salamine est un coup de coeur!  Il est écrit à la mémoire de ces soldats de la Guerre Civile d'Espagne qui ont combattu pour la liberté et la République comme les Grecs l'ont fait  à Salamine contre les Perses de Xerxès Ier en 480 av.JC.  Mais alors que les Grecs ont remporté la victoire, les républicains espagnols ont perdu, assassinés, emprisonnés, exilés, et bientôt oubliés, sans que nul ne leur ait gratitude du sacrifice de leur jeunesse et de leur vie. Inconnus.
 ".. ce fut là que je vis tout d'un coup mon livre, le livre que je poursuivais depuis des années, je le vis tout entier, terminé, du début à la fin, de la première à la dernière ligne, ce fut là que je sus, quand bien même nulle part dans aucune ville d'aucun pays de merde jamais aucune rue ne porterait le nom de Miralles*, que tant que je raconterai son histoire Miralles continuerait en quelque sorte à vivre, tout comme continueraient à vivre, pour peu que je parle d'eux, les frères Garcia Sergués -Joan et Lela- et Miquel Cardos et Gabi Bladrich et Pipo Canal et le gros Odena et Santi Brugada et Jordi Gudayol, bien que morts depuis tant d'années, morts, morts, morts..."
Un journaliste, Javier Cercas(?), auteur d'un seul livre, en panne d'inspiration, décide d'écrire sur  Rafael Sanchez Mazas, ami personnel de José Antonio Primo de Rivera -tous deux fondateurs de la Phalange-  après avoir interviewé le fils de celui-ci, l'écrivain Rafael Sanchez Ferlioso. En effet, une anecdote racontée par Ferlioso au sujet de son père pique sa curiosité : Mazas arrêté par les républicains à Barcelone, est  emprisonné au sanctuaire du Collel, près de la frontière. Lors de l'exécution collective qui suit, il parvient à s'échapper et à se cacher dans un fourré. Une chasse à l'homme est organisée au cours de laquelle un soldat le découvre. Mais lorsque l'on demande  à celui-ci si Mazas est là, il répond, en regardant le phalangiste droit dans les yeux : "il n'y a personne". Réfugié dans le bois pendant quelques jours, le fugitif ne doit son salut qu'à de jeunes républicains qui ont refusé l'exil après la défaite. Il les appelle les amis de la forêt. C'est le titre de la première partie  à la fin de laquelle Javier Cercas  décide d'écrire son livre. Celui-ci sera  non pas un roman, mais un récit réel. Il  s'intéressera au personnage de Rafael Sanchez Mazas mais aussi, et tout naturellement, au soldat de Collel qui lui a sauvé la vie.
J'aime tout dans ce bouquin : j'aime que l'on ne sache pas toujours la frontière entre le réel et la fiction. Le journaliste, auteur de ce livre est-il vraiment Cercas? quelle est la part de mise en scène dans son récit? Miralles existe-t-il vraiment?
J'aime la manière dont se construit  l'histoire comme une enquête qui nous permet, au cours de rencontres avec ceux qui l'ont vécue où avec leurs descendants, de remonter le temps, de voir se dessiner le portait de Mazas que l'auteur nous peint dans toute sa complexité, ne cherchant ni à minimiser ses responsablités, ni à les excuser mais évitant le manichéisme. Cercas montre, par exemple, comment cet homme responsable de la barbarie fasciste a su rester fidèle à ses amis de la forêt et aider ces jeunes républicains à s'en sortir, payant ainsi sa dette.
J'aime me laisser embarquer dans une sorte de suspense sur les traces de Miralles, ce vieil espagnol qui finit sa vie dans une maison de retraite en France. Est-il oui ou  non le soldat de Collel? Jusqu'au bout, je  souhaite  savoir pourquoi il a épargné celui qui fut l'un des grands responsables de la tragédie vécue par l'Espagne? J'aime aussi ne pas avoir les réponses à toutes mes questions et faire une partie du chemin toute seule car la seule réponse est l'absence de réponse.  En écoutant les propos du vieillard qui nous rappellent à quelques vérités, je comprends que ce livre n'est pas l'apologie de la guerre même si l'on sent l'empathie de Javier Cercas envers les républicains :

l'écrivain : -Mais toutes les guerres sont pleines d'histoire romanesques, n'est-ce pas?
Miralles : -Seulement pour celui qui ne les vit pas. Seulement pour celui qui les raconte.(...) Les héros ne le sont que quand ils meurent ou qu'on les assassine. Il n'y pas de héros vivants, jeune homme. Ils sont tous morts. Morts, morts, morts.

 Aussi ce soldat de Collel, quel qu'il soit, qui refuse de tuer alors que les guerres sont faites pour cela, est un homme intègre et courageux et on ne peut plus pur...
Quant à Miralles comme tous ces ces soldats de Salamine qui ont combattu jusqu'au bout les idéologies nazis et fascistes, même sous un drapeau qui n'était pas le leur, il fait partie, dit Javier Cercas - paraphrasant la  devise de Rafael Sanchez Mazas et de Primo de Rivera mais en la détournant -  du peloton de soldats qui sauve  la civilisation dans ces moments inconcevables lors desquels la civilisation tout entière dépend d'un seul homme.
Mais, ajoute Cercas, Miralles serait mort de rire si quelqu'un lui avait dit alors qu'il était en train de nous sauver en ces temps obscurs, et peut-être précisément pour cette raison, parce qu'il n'imaginait pas que la civilisation dépendait de lui, il allait la sauver, et nous avec, sans savoir qu'il obtiendrait en guise de récompense une chambre anonyme de résidence pour pauvres dans une ville éminemment triste d'un pays qui n'était même pas le sien, et où... personne ne le regretterait.
J'aime la nostalgie et la tristesse grave que j'ai ressenties en refermant le livre car au-delà de ce récit captivant sur la guerre d'Espagne, et de ces personnages passionnants, marqués par leur époque, nous atteignons à l'universel. Comme Miralles, nous avons tous rendez-vous à Stockton, titre de la troisième partie, allusion à cette ville d'un film de John Huston intitulé La dernière chance. Pour Miralles, Stockton, c'est cette maison de retraite où il attend la mort.  Nous aurons tous la nôtre, semble nous dire Javier Cercas. Comme le vieux républicain espagnol nous sombrerons dans l'oubli à moins qu'un écrivain ne nous recueille dans les pages de son livre et nous ramène à la vie.

*Miralles, vieux républicain exilé en France

Gitta Sereny, Robert Merle, Jonathan Littell : Au fond des ténèbres




Dans son livre Au fond des ténèbres publié pour la première fois en 1974 et réédité chez Denoël en 2007, Gitta Sereny, journaliste hongroise installée à Londres, interviewe le commandant du camp de Treblinka, Frantz Stangl. Ce dernier, après avoir échappé à la justice en s'évadant à la fin de la guerre grâce à la filière du Vatican, a été retrouvé par Simon Wiesenthal, au Brésil. Jugé en 1970 en Allemagne, il a été condamné à la prison à vie. C'est là, alors qu'il attend son verdict en appel, que Gitta Sereny va le voir et réalise avec lui une série d'entretiens.
Le but de Gitta Sereny est d'essayer de comprendre comment un homme en apparence normal a pu être ainsi associé au mal absolu. Evaluer le passé d'un tel individu, analyser ses motivations, ses réactions d'adulte, apprendre comment il juge ses propres actes, "permettrait peut-être mieux de comprendre dans quelle mesure le mal est déterminé chez l'être humain par ses gènes, et dans quelle mesure il l'est par la société et son environnement."
Cet essai historique passionnant est minutieusement documenté, d'une intégrité totale, Gitta Serny refusant de se laisser gouverner par ses parti-pris et ses sentiments de rejet. La journaliste a vérifié toutes les assertions de Frantz Stangl, a croisé de nombreux témoignages, interrogeant l'épouse, les enfants, d'anciens SS qui ont été ses collaborateurs, des rescapés des camps d'extermination, des témoins extérieurs.
On éprouve une fascination presque morbide à voir cet homme ordinaire qui, placé dans d'autres circonstances, serait resté dans la "normalité", au demeurant bon époux et bon père de famille et à ses débuts fonctionnaire de police consciencieux, glisser progressivement vers la déshumanisation la plus totale, devenir "le meilleur des commandants des camps de Pologne", l'un des plus grands meurtriers de l'histoire de l'Humanité...
C'est comme si Gitta Sereny en sondant la mémoire de Frantz Stangl nous amenait au bord d'un abîme sans fond qui donne le vertige. Elle pose cette question angoissée que j'aurais tout simplement refusé d'envisager quand j'étais plus jeune, tant la frontière entre le Bien et le Mal me paraissait nette : Qu'aurions-nous fait à sa place? Il est tellement plus simple et plus rassurant de se dire que ceux qui ont agi ainsi sont des monstres. Gitta Sereny nous révèle tout simplement que le Mal peut être en chacun de nous et que c'est parfois une question de circonstances. Elle nous montre de quelle façon sournoise, insidieuse, le nazisme et son idéologie haineuse et perverse, corrompt tout, détruit la part d'humanité et cela aussi bien chez les bourreaux que chez les victimes. Témoin cette scène horrible racontée par un survivant où l'on voit les prisonniers s'inquiéter de l'arrêt momentané des convois de juifs à Tréblinka, ce qui signifie pour eux la famine et la mort :
"Notre moral était au plus bas quand Kurt Frantz a pénétré dans nos baraques le visage tout réjoui : "A partir de demain les convois recommencent" Et savez-vous ce que nous avons fait? Nous avons crié :"Hurah! Hurrah!. Ca semble incroyable aujourd'hui. Chaque fois que j'y pense, j'éprouve comme une petite mort".
Tout au long de ces entretiens Frantz Stangl refusera de se reconnaître coupable voire responsable. "J'ai la conscience nette sur tout ce que j'ai fait moi-même"
Une des intérêts de ce livre et pas le moindre est de montrer le fonctionnement sur deux niveaux de la conscience de cet homme. En fait, il était double : d'un côté l'administrateur irréprochable de Tréblinka, un parfait policier qui exécutait les tâches qui lui incombaient d'une manière parfaite; de l'autre un père idéal, un mari aimant. Comment était-ce possible? Parce qu'il n'était pas conscient de sa responsablité ou plutôt il s'interdisait de l'être). Il n'exerçait, d'après lui, aucune violence personnelle sur les juifs, ce n'était pas lui qui avait ordonné leur mort, ce n'était pas lui qui les poussait vers la chambre à gaz, ni lui qui infligeait des sévices aux prisonniers.
Pourtant à la fin des entretiens Gita Sereny lui demande de se regarder en face, de chercher la vérité.
"je n'ai jamais fait de mal à personne volontairement moi-même." a-t-il dit d'une voix indifférente, moins énergique, moins incisive, et de nouveau il a attendu un long moment. (..) Il a saisi des deux mains le rebord de la table comme pour s'y cramponner. "Mais j'étais là", a-t-il dit, alors avec résignation d'une voix curieusement sèche et lasse. Il lui fallut plus d'une demi-heure pour émettre ces quelques dernières phrases. Et finalement très bas : "Donc, en réalité, j'ai ma part de culpabilité".. 



Dès les années 50, Robert Merle publie un livre sur le commandant du camp d'Auschwitz, Rudol Hoess, qui devient sous le nom de Rudolf Lang, le personnage de : La Mort est mon Métier. Un roman, sorti trop tôt, qui fut mal accueilli en France où il heurta trop de tabous. Dans cette oeuvre fictionnelle et historique à la fois, Robert Merle s'appuie sur les entretiens de Hoess avec un psychologue américain Gilbert et sur des documents du procès de Nuremberg. Il arrive au même constat que Gitta Sereny. C'est ce qu'il explique dans la préface de l'édition de poche Folio datant de 1972 :
"Il a bien des façons de tourner le dos à la vérité. On peut se réfugier dans le racisme et dire : les hommes qui ont fait ça sont des allemands. On peut aussi en appeler à la métaphysique et s'écrier avec horreur, comme un prêtre que j'ai connu : "Mais c'est le démon! mais c'est le Mal!"
Je préfère penser, quant à moi, que tout devient possible dans une société dont les actes ne sont plus contrôlés par l'opinion populaire.
"Qu'on ne s'y trompe pas : Rudolf Lang n'était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l'échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent.
Il y a eu sous le Nazisme des centaines, des milliers, de Rudolf Lang, moraux à l'intérieur de l'immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leur sérieux et leurs "mérites" portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l'impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l'ordre, par respect pour l'Etat, bref en homme de devoir: et c'est en cela justement qu'il est monstrueux.






Quant à Jonathan Littell dans Les Bienveillantes, il fait dire à un SS, personnage fictif mais qui ressemble beaucoup à Frantz Stangl :
"Comme pour la plupart je n'ai jamais demandé à devenir un assassin"(...) et j'ai passé les sombres bords, tout ce mal est entré dans ma propre vie, et rien de tout cela ne pourra être réparé jamais. Les mots non plus ne servent à rien, ils disparaissent comme de l'eau dans le sable, et ce sable emplit ma bouche. Je vis, je fais ce qui est possible. Il en est ainsi de tout le monde, je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous!"



René Char : Allégeance, dans les rues de la ville il y a mon amour…

 René Char
Je suggérais l'autre jour, à propos de l'interprétation du dénouement de Syngue Sabour que Atiq Rahimi laisserait probablement à chaque lecteur sa liberté d'interprétation car la manière dont une oeuvre est reçue, selon la sensibilité de chacun, en fait sa valeur et sa richesse. Voir ici .
Je me suis peut-être un peu avancée car je me suis souvenu après coup que tous les écrivains ne pensent pas de même, témoin René Char, furieux d'avoir entendu un ses admirateurs lui parler de Allégeance comme d'un poème d'amour, René Char qui acceptait difficilement de se séparer d'un poème pour le donner en pâture à tous.
Allégeance est le titre de l'ultime poème de La Fontaine narrative qui constitue la dernière partie du Recueil Fureur et mystère de René Char.(1947).

Allégeance
  
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima?

Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'espace qu'il parcourt est sa fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?
Pour comprendre Allégeance tel que René Char l'a voulu, il faut savoir que mon amour représente la poésie dont le poète est l'amant et à qui il fait allégeance. Le poème une fois poli et terminé après un travail de maturation est ainsi arraché au poète et livré au public : chacun peut lui parler. Il perd alors la mémoire de celui qui l'aima, il n'appartient plus au poète. Le moment du départ est donc un arrachement et une fin :  le temps divisé. Mais c'est aussi le début d'une autre vie pour le poème métaphoriquement décrit comme un grand oiseau : où s'inscrit son essor  et qui parcourt l'espace.  C'est le moment où il va prendre son sens - et c'est en cela que réside sa fidélité - à la recherche de celui qui est digne de le comprendre et de l'aimer : Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'impact qu'il aura, l'espoir qu'il fera naître, ne dépendra pas de lui mais de la qualité de ceux qu'il rencontrera. Cependant le poète fidèle à son serment d'Allégeance librement consenti continue à vivre en lui comme une épave heureuse, comparaison éveillant l'image d'un navire englouti au fond de l'océan figurant le secret et le mystère liés à la création poétique. L'oxymore : épave heureuse dont le premier mot évoque l'abandon, la déchéance, en contradiction avec l'épithète heureuse, décrit le sort du poète oublié, devenu anonyme, séparé de sa création mais qui ressent encore le bonheur de la fidélité malgré l'éloignement et la dépossession : et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?
Il faut souvent une clef pour comprendre certaines poésies de René Char et on peut lire  à ce sujet et avec profit, l'excellent livre de Paul Veyne : René Char en ses poèmes. Cependant qu'arriverait-il si l'on n'avait pas le code du poème Allégeance? On  y verrait effectivement un très beau poème d'amour et on n'en serait pas moins sensible à la souffrance et à la fidélité de l'amant abandonné. Le poème en perdrait-il son attrait?
Quant à moi, quel que soit le sens, je suis sensible à la beauté des images, à la nostalgie tendre et résignée qui émane de ce poème. J'adore la musique des vers dont certains sont des alexandrins classiques avec une césure à l'hémistiche et un rythme en 4 temps, ce qui donne un balancement régulier, harmonieux, plein de douceur et de tristesse apaisée.
Dans les rues/ de la ville //(6) il y a/ mon amour.(12)
              3               3                3                3
Peu impor/te où il va // dans le temps divisé.
   3              3                   3             3
Un autre vers au rythme irrégulier est un alexandrin au rythme ternaire qui martèle les mots avec assurance :
A son insu/, ma solitu/de est son trésor.
            4               4                       4
ou un vers de six syllabes qui, - après l'alexandrin montrant l'envol de l'oiseau-poème ou de l'amour enfui -
Dans le grand méridien où s'inscrit son essor (12)
...interrompt ce mouvement pour mieux décrire la relation étroite qui le lie au poète comme si celui-ci représentait la forme évidée, le moule de celui-là:
ma liberté le creuse (6)
Et puis il y  a le chant des  sonorités : les consonnes liquides, l, légères comme des ailes associées au froissement des s  : Il dessine l'espoir et léger l'éconduit,  les allitérations en p sourdes, répétitives, douloureuses: chacun peut lui parler. 
Il y a la reprise de la première strophe comme un refrain, comme une chanson qui nous parle d'amour et de fidélité et il y a aussi tout ce que l'on ne peut expliquer et qui préserve le mystère de la poésie.

Syngue Sabour (2) Atiq Rahimi : Pour une interprétation du dénouement


Dans le premier texte que j'ai écrit sur le prix Goncourt, Syngue Sabour (1) , de Atiq Rahimi, un lecteur a laissé un commentaire dont je cite cet extrait :

Le passage que vous citez est situé tout à la fin, dans un passage d’une violence incroyable où elle joue sa vie : y réussit-elle d’ailleurs ? La dernière phrase est-elle porteuse d’espoir ? réussit-elle son improbable psychanalyse ? j’aimerais d’ailleurs avoir l’interprétation de Atiq Rahimi sur cette fin où on croit deviner une lueur… 

Comment, en effet, interpréter la fin de Syngue Sabour ? Est-elle extrêmement pessimiste ou au contraire, porteuse d'espoir? Les deux interprétations sont possibles.
Quand j'ai refermé le livre d'Atiq Rahimi je me suis évidemment interrogée sur ce dénouement brutal et surprenant où il faut voir la fin de la parabole de Syngue Sabour, cette Pierre de patience, à qui l'on peut livrer ses secrets "juqu'à ce qu'elle se brise... jusqu'à ce que tu sois délivrée de tous tes tourments". Ainsi  quand l'homme semble revenir à la vie et tue sa femme, c'est la Pierre de patience qui éclate, emportant avec elle tous les malheurs, tous les secrets qui lui ont été confiés. Mais en explosant il semble qu'elle entraîne la destruction de celle qui l'a utilisée comme déversoir de ses peines.

Lui (le mari) toujours raide et froid, agrippe la femme par les cheveux, la traîne à terre jusqu'au milieu de la pièce. Il frappe encore sa tête contre le sol puis, d'un mouvement sec, il lui tord le cou.(...)
La femme est écarlate. Ecarlate de son propre sang.
Quelqu'un entre dans la maison.
La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.
 
Pour moi, le sens de la parabole est très net. Dans ce pays en guerre, où règnent la violence et la loi d'une religion intégriste, il n'y aucun avenir pour la femme, aucune issue possible. Elle a pourtant essayé d'être heureuse comme le lui avait conseillé le Vieux Sage, père de son  mari :   elle a renoncé à la loi du père, à la morale de la mère et à l'amour de soi. Elle est restée auprès de son mari devenu sa Syngue Sabour pour dire sa révolte et son malheur et elle en est morte. Cela ne fait aucun doute à mes yeux.
Mais s'il n'y a pas aucun espoir,  comment expliquer alors les deux dernières phrases?
La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.
Au début du roman dans la pièce aux murs couleur cyan où se déroule le huis-clos entre le mari blessé et la femme, l'auteur décrit :
"deux rideaux aux motifs d'oiseaux migrateurs figés dans leur élan sur un ciel jaune et bleu."
A la fin  du roman, ces oiseaux jusqu'alors arrêtés dans leur mouvement prennent leur essor, survolant le corps de la femme. Il est  légitime de penser qu'ils signifient l'espoir d'un monde meilleur puisque la femme rouvre les yeux au moment de l'envol. Ne seraient-ils pas un symbole de libération de même que le souffle du vent qui, en animant les rideaux, leur redonne vie? Magnifique image!
Il est, cependant, significatif que Atiq Rahimi ait choisi des oiseaux migrateurs condamnés à l'errance. Un instant figés dans ce monde où la vie est impossible, ils s'échappent vers des terres plus hospitalières tout comme Atiq Rahimi a dû quitter son pays pour rester un homme libre. La femme rouvre les yeux sur cette image qui lui dit qu'il faut partir pour survivre mais il est trop tard pour elle.
Elle a donc échoué dans sa tentative. A moins que l'on ne considère comme une réussite le fait qu'elle se soit révoltée, qu'elle ait pris conscience de son aliénation et qu'elle l'ait refusée. Dès lors, elle ne peut être libérée que par la mort. Mais ce faisant elle a accédé à la dignité que les hommes lui refusent et c'est en ce sens, peut-être, que le roman est porteur d'espoir. Les oiseaux migrateurs pourraient être le symbole de la mort qui délivre et de cette intégrité physique et morale retrouvée?
Que de questions pour ce roman si dense et si riche! Moi aussi, j'aimerais bien que l'auteur nous donne "sa vérité".  Mais il me semble que si nous l'avions devant nous, il nous dirait que chacun est libre de trouver sa propre réponse. C'est cela qui fait la valeur de la littérature.


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Syngue Sabour (1), la Pierre de patience de Atiq Rahimi

 

J'écris pour savoir pourquoi cette rage, pourquoi cette colère.

Syngue Sabour, c'est cette pierre noire si finement ciselée par Atiq Rahimi, l'orfèvre! Et elle est effectivement bien noire, cette pierre de patience à laquelle on peut confier toutes ses peines jusqu'à ce qu'elle explose et vous libère, car il y a peu d'avenir pour les femmes en Afghanistan (ou ailleurs) comme le précise l'auteur. Peu d'espoir de liberté, là où règne l'islamisme radical, le totalitarisme religieux et cela peut être vrai de n'importe quelle religion si elle rime avec intolérance, obscurantisme, mépris de la femme. Femme objet - viande pour reprendre une expression du livre- objet de troc quand elle est enfant et qu'il s'agit de la donner à des vieillards concupiscents, objet sexuel, elle subit humilations, coups, viols, répudiation, elle est à la merci des hommes. Le livre est d'ailleurs écrit :

"à la mémoire de N.A. -poétesse afghane sauvagement assassinée par son mari-"...

J'ouvre le livre. Une prose très esthétique, -trop sans doute- car  je ne parviens pas tout de suite à entrer dans l'histoire. Trop belle, cette prose? trop recherchée? Je suis un peu déçue d'être trop attentive au style, d'être devant une porte ouverte sans pouvoir totalement y pénétrer. Je poursuis ma lecture, toujours interpellée par ces phrases simples, courtes, propositions indépendantes au présent de narration,  cette syntaxe  parfois désarticulée, groupes nominaux ou adjectifs isolés des substantifs, détachés par la ponctuation. Petites propositions rapides, donc, qui nous amènent à une lecture nerveuse semblable aux mouvements désordonnés de la femme qui gesticule dans la chambre, puis mots cadenassés par les deux points qui les encadrent : arrêt sur l'image, respirations par saccades du blessé. Mouvement/arrêt sur l'image. Alternance.
C'est donc de cette manière que j'entre dans le roman! Et certes, le style est efficace car naissent devant mes yeux, dès les premières pages, une gerbe d'images; les couleurs d'abord : le cyan des murs, le rouge de la robe et puis la mise en place des personnages, cet homme allongé sur un grabat et cette femme dévidant son chapelet, une femme sous l'oeil de Dieu, soumise à la religion, recevant l'imam qui vient chaque jour lui rendre visite pour lui faire des reproches sur sa foi. Un huis-clos dans une chambre, un homme  mourant, immobile, une femme en mouvement, tous deux sur une scène de théâtre comme celle de Shakespeare, une représentation du Monde plein de bruits et fureur dont je suis spectatrice.
Un huis-clos avec un hors champ car le monde extérieur, lui, se manifeste par les bruits, pleurs des petites filles dans les autres pièces de la maison, prières du mollah, toux caverneuse de la voisine,  rumeurs de  la vie quotidienne  dans les rues, qui laissent de plus en plus place au tumulte de la guerre, explosions, tirs, cris, gémissements de douleur, interpellations des hommes armés, invocations d'Allah..  Et lorsque ces hommes - qui font la guerre parce qu'ils ne savent pas faire l'amour- pénètreront dans cette pièce  fermée, nous ne serons plus protégés de la violence et l'angoisse s'empare de nous. J'ai dit nous? Nous, bien sûr, non plus spectateurs, mais au coeur de la mêlée.
La prose travaillée d'Atiq Rahimi, savante dans sa simplicité,  est toujours là et maintenant, je suis prise par sa musique, une petite musique obstinée, qui n'a rien à voir avec de grands rugissements à la Beethoven- Atiq Rahimi confiait qu'il écoutait tous les jours Le Chant du cygne de Shubert pendant qu'il écrivait son roman-  mais qui est âpre, mordante, violente dans sa retenue, qui surprend par la crudité des mots et de la pensée, qui fait mal, car elle exprime toute la souffrance des femmes humiliées.
Car le coeur du récit, ce n'est pas la guerre des hommes mais la lutte que mène la femme pour se libérer par étapes : en confiant les enfants à sa tante, elle les met à l'abri et n'est plus entravée par l'amour maternel; après le vol du Coran, elle ne se soumet plus à la religion;  en faisant de son mari, une pierre de patience, Syngue Sabour, elle vomit sa condition de femme, soumise au père d'abord, à la belle-mère, au mari ensuite, aux désirs de ses beaux-frères, au viol, à la prostitution, aux violences de la guerre. Elle se libère de toute sa haine, ses humiliations, ses souffrances jusqu'au moment où la pierre explosera et... ce sera pour elle la libération mais quelle libération! La seule issue, semble-t-il, possible pour la femme dans ce pays.
Car peut-on être heureuse  en Afghanistan ? C'est la question que pose le conte raconté par sa grand-mère et commenté par son beau-père qui, en vieux sage, en tire la leçon suivante :

Pour cela, (être heureuse) il faut  se résigner à un sacrifice, renoncer à trois choses : : l'amour de soi, la loi du père et la morale de la mère!".

Et lorsque la femme demande si c'est réalisable : Il faut essayer, répond le vieil homme. Belle figure que celle de ce vieillard qui, s'il approuve le combat pour la  libération du pays mené par ses fils, les renie lorsqu'ils ne font la guerre que pour le pouvoir. Et parce que Sage, il est, lui aussi, aussi condamné dans cette société de violence, rejeté par ses fils, maltraité par sa femme.
De plus, et c'est encore un des charmes de Syngue Sabour, cette intervention du conte  à la manière orientale dans un roman occidental. La confession de la femme, à propos du sage Hakim, qui pourrait sortir tout droit du livre les Mille et une nuits,  prêterait à rire si elle n'était aussi tragique : superbe mélange des genres! On rit de ce qui arrive au mari mais l'on ne peut oublier ce que cela implique pour la condition féminine.
Puis, de temps en temps une inspiration à la Prévert :

La femme expire
L'homme inspire

la femme ferme les yeux
L'homme demeure les yeux égarés

quelqu'un frappe à la porte.

Avec çà et là, de purs moments de poésie :

La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.

Un très beau livre dans lequel il faut pénétrer lentement et dont la petite musique retentit dans votre tête longtemps après s'être tue.

Ecouter la musique de Schubert qui a inspiré l'auteur : Schwanengesang en cliquant sur le titre dans musiques blog, colonne de gauche en bas.
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