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mardi 14 juin 2011

Manuel de Rivas : La Langue des papillons


Manuel de Rivas, né à La Corogne, est un écrivain galicien qui écrit dans sa langue et traduit lui-même son oeuvre en espagnol.
La langue des papillons qui donne son titre au recueil est un récit d'une telle force qu'il occulte un peu les autres nouvelles qui sont pourtant intéressantes.
Le petit Moineau va  faire son entrée à l'école primaire et il a tellement peur qu'il s'enfuit de la classe. Heureusement son vieux maître, Don Gregorio, saura rassurer et passionner l'enfant en particulier en sciences naturelles, avec l'étude des insectes qui le conduit dans un monde magique. Moineau apprend ainsi que la langue des papillons pénètre dans la calice de la fleur pour y puiser son nectar. Se nouent entre l'élève et l'instituteur républicain une relation priviligiée que le père du jeune garçon, en sympathie avec les idées du vieil homme, et même la mère - catholique- mais respectueuse, encouragent. Pourtant lorsque les troupes fascistes pénètrent dans la ville et emprisonnent le maire et l'instituteur, les gens, apeurés, se déchaînent contre eux, et leur crient des injures. Que fera le père du petit garçon? Comment Moineau réagira-til en voyant amener son maître?
J'ai vraiment été touchée par cette histoire racontée sobrement, avec une simplicité -voire naïveté- qui épouse le point de vue du petit Moineau et la rend d'autant plus cruelle. On y voit la lâcheté humaine devant la dictature et le fascisme.  Mais Manuel Rivas refuse de juger. Comment aurions-nous agi dans les mêmes circonstances s'il s'agissait de sauver notre vie? L'écrivain se contente d'exposer les faits tels qu'ils sont. Il nous laisse ensuite à nous-même, la lecture achevée, désemparé avec une blessure au coeur. Une fois le livre refermé, les personnages attachants du vieux maître qui ressemble à un crapaud,  pauvre mais digne, bon et savant, et du petit garçon vif et curieux ne nous quittent plus. .
Ce récit  montre   la fracture ouverte  qui a partagé alors le peuple espagnol et  le traumatisme laissé par la guerre civile.

Extrait :
Un camarade de Moineau est appelé à réciter un poème d'Antoine Machado intitulé :
Souvenirs d'enfance
Un après midi sombre et froid
d'hiver. Les collégiens
étudient. Monotonie
de pluie derrière les vitres.
C'est la classe. Sur une affiche
sont présentés Caïn
fugitif, et Abel mort
tout près d'une tache carmin

La mère demande  à son fils si les élèves ont fait leur prière à l'école. Moineau répond oui :

"C'était une prière qui parlait d'Abel et Caïn".
"C'est très bien, dit ma mère. Je me demande pourquoi les gens disent que le nouveau maître est un athée."

Manuel Rivas , le crayon du charpentier : Saint Jacques de Compostelle (2)

 
Saint Jacques de Compostelle

Le portail de la Gloire, Saint Jacques de Compostelle

Le Pórtico da Gloria de la cathédrale de Saint Jacques de Compostelle date du XIIe siècle. Il est situé dans le narthex à l'intérieur de la cathédrale, derrière la façade qui ouvre sur la grande place de l'Obradoiro (l'Oeuvre d'or). Il présente un triple portail orné de statues représentant près de 200 personnages de la Bible. Au centre du portique, on peut admirer un Christ entouré de ses apôtres. Au-dessous, la colonne centrale porte les traces de mains de millions de pèlerins et est surmontée d'une statue de Saint Jacques. De l'autre côté se tient la statue du "saint aux Bosses". La coutume veut que les étudiants s'y frappent le front afin d'obtenir mémoire et sagesse...


Le portail de la Gloire


Dans Le Crayon du charpentier de Manuel Rivas, un jeune peintre incaréré dans une prison de Saint-Jacques de Compostelle, la Falcona, entreprend de dessiner les personnages bibliques du Portail de la Gloire de la cathédrale.
Le peintre donc, parlait du Porche de la Gloire. Il l'avait dessiné avec un gros crayon rouge qu'il portait toujours sur l'oreille, comme font les charpentiers. Il avait en fait représenté chaque personnage biblique avec le portrait de l'un de ses compagnons de la Falcona. Toi, Casal expliqua-t-il à celui qui fut le maire de Compostelle, tu es Moïse avec les tables de la loi. Et toi, Pasin, lança-t-il à un gars du syndicat des chemins de fer, tu es Saint Jean l'Evangéliste, les pieds posés sur l'aigle. On apercevait également le portrait de deux vieux prisonniers, Ferreiro de Zas et Gonzalez de Cesures, à qui il expliqua qu'ils étaient les vieillards qui se trouvaient en haut au centre, en train de jouer de l'organistrum dans l'orchestre de l'Apocalypse.

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Les vieillards musiciens de l'Apocalypse

Et il dit à Domdobam -le plus jeune des prisonniers et simple d'esprit- qu'il était un ange qui jouait de la trompette.(...) Et puis il évoqua enfin le prophète Daniel. On dit que c'est le seul à sourire impudemment sur le Porche de la Gloire, c'est une merveille de l'art, une véritable énigme pour les experts. Et bien, le prophète Daniel; c'est toi, Da Barca.


Herbal , le geôlier, n'a visité que deux fois la cathédrale de Saint Jacques de Compostelle :
La première alors qu'il était enfant et que ses parents étaient descendus du bourg pour vendre des feuilles de choux et des oignons, le jour de la Saint-Jacques. Il se souvenait qu'on l'avait conduit devant Saint Croques pour qu'il mette ses doigts dans le creux de sa main sculptée, et qu'il tape son front sur la tête de pierre. Mais il resta pétrifié devant les yeux aveugles du saint et ce fut son père qui, avec son rire édenté, le saisit par la peau du cou et lui fit voir trente-six chandelles. Ce n'est pas comme ça qu'il deviendra intelligent, dit sa mère. Ne t'en fais pas, répondit le père, de toute façon, il n'a plus rien à espérer.



photographies : voir site http://fr.wikipedia.org/wiki/Cathédrale_de_Saint-Jacques-de-Compostelle

Manuel Rivas, le crayon du charpentier (1)





Après le livre de Javier Cercas, Les Soldats de Salamine, le roman de Manuel Rivas, Le crayon du Charpentier, est encore un magnifique coup de coeur!
Décidément la littérature espagnole me procure bien des joies!


Le début du livre rappelle un peu celui de Javier Cercas : un journaliste, Carlos Sousa, va interviewer le docteur Da Barca qu'il sait gravement malade. Le vieil homme a été emprisonné en 1936, peu après le coup d'état de Franco, dans une prison à Saint Jacques de Compostelle. Avec son épouse, Marisa, une charmante vieille dame, il va narrer au journaliste les événements de son passé.
La comparaison avec Cercas paraît s'arrêter là. Alors que ce dernier racontait dans "un récit réel" l'enquête qu'il menait pour reconstituer le passé et en retrouver les protagonistes, le reporter de Rivas s'efface au profit d'un narrateur. L'histoire du vieux révolutionnaire devient roman et, curieusement, ce n'est pas son point de vue qui nous est présenté mais celui du garde civil chargé de le surveiller, Herbal. Un récit donc vu par le bourreau mais focalisé sur la victime, le docteur Da Barca qui en est le personnage principal. Et ce récit, mené par un être frustre, par un assassin aussi, par un homme du peuple peu instruit, qui ne comprend pas toujours les propos de Da Barca et de ses amis intellectuels, trahit la fascination, entre admiration et haine, exercée par le prisonnier (mais aussi par Marisa, sa fiancée) sur le geôlier. Tout va changer pour Herbal lorsqu'il tue un jeune peintre anarchiste qui dessine avec un crayon de charpentier le Porche de la Gloire de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle, prêtant à chaque personnage biblique le visage d'un de ses compagnons de captivité. Herbal ramasse le crayon sans se douter du rôle que celui-ci va jouer dans sa vie...
Le Crayon du charpentier oscille ainsi entre réel et fantastique. Il nous plonge dans l'Histoire du pays; c'est aussi un roman d'amour très émouvant grâce à la figure lumineuse de Marisa Mallo et du docteur Da Barca.
Le roman décrit les exécutions sommaires des prisonniers politiques, le sadisme des passeadores, ces soldats franquistes qui organisaient des "promenades" (paseos) au cours desquelles ils s'amusaient à torturer leur prisonniers, à les mutiler, avant de les assassiner. Mais, alors qu'il peint les aspects les plus sombres de la dictature franquiste, ce livre nous offre curieusement un réconfort, une joie triste mais profonde. Et cette sensation d'avoir vu la lumière, au milieu de la nuit, on la doit à la peinture de ces hommes, non pas des héros, au sens où on l'entend habituellement, auréolés de gloire, mais humbles, prisonniers, malades et démunis, qui, face à l'horreur, parviennent comme le docteur Da Barca, à préserver en eux ce qui reste d'humanité dans un monde malade.
Et là, nous rejoignons le Javier Cercas des Soldats de Salamine décrivant cette petite poignée d'hommes capables de sauver la civilisation quand celle-ci est en danger ou encore le George Semprun de Quel beau Dimanche montrant comment, au milieu de l'enfer concentrationnaire, la seule réponse au nazisme, est de conserver intacts les notions d'humanité, de solidarité, d'amitié et de respect de soi.

dimanche 12 juin 2011

Mary Shelley : Maurice ou le cabanon du pêcheur



Maurice ou le cabanon du pêcheur est un roman que Marie Shelley a écrit pour Laurette, petite fille de ses amis, alors  âgée de 10 ans, lorsque Mary séjournait à Pise en 1820. Le manuscrit, deux petits cahiers, fut retrouvé dans une malle par Cristina Daci, une descendante de Laurette, et authentifié par Claire Tomalin, auteur de la  postface de ce livre publié chez Gallimard en 2001.
Maurice ou le cabanon du pêcheur est l'histoire d'un petit garçon, Henry, enlevé à ses parents par une femme en mal d'enfant. Chez sa nouvelle "mère", Henry qui se prénomme désormais Maurice, est maltraité par le mari de celle-ci et préfère s'enfuir. Il cherche à gagner sa vie en travaillant dans une ferme mais il est trop frêle pour accomplir certains travaux et il se retrouve à la rue. Il est heureusement recueilli par le vieux Barnett,  dont la femme vient de mourir. Maurice accomplit de menus travaux et mène une vie heureuse dans cette cabane située sous une falaise, face à l'océan dont les vagues, au temps des grandes marées, viennent lécher le seuil. Le père d'Henry qui n'a jamais cessé de chercher son petit garçon va retrouver la femme qui le lui a volé, ce qui l'amènera jusqu'à Maurice en qui il reconnaîtra son fils.
Le thème de l'enfance malheureuse, orpheline, abandonnée, volée, est fréquent au XIXème siècle pour ne pas dire banal. Le récit de Mary Shelley est court, écrit dans une langue simple car il s'adresse à une petite fille. Il ne peut être considéré comme une oeuvre majeure mais sa structure est complexe puisqu'il est découpé en trois parties qui présentent chacune le point de vue  d'un personnage différent, chacun apportant des renseignements complémentaires sur les personnages et sur le  récit, un peu comme les pièces manquantes d'un puzzle. La première partie donne la parole à un jeune homme, voisin des Barnett, qui s'adresse à un  voyageur étranger. Dans la seconde partie, Maurice donne l'hospitalité au voyageur et  lui raconte sa vie, du moins ce qu'il en connaît. Enfin, dans la troisième, l'étranger qui n'est autre que le père d'Henry explique à Maurice ce que lui a confié la femme qui a volé son enfant. Tous deux comprennent que Maurice et Henry ne font qu'un!
La postface de Claire Tomalin est aussi longue que le roman. L'auteur nous conte l'histoire du manuscrit retrouvé comme une belle aventure littéraire, elle nous livre le résultat de ses recherches sur Laurette et sa famille. De plus, elle  présente une rapide biographie de Mary Shelley qui donne un éclairage intéressant à Maurice ou le cabanon du pêcheur. Le thème de l'enfant perdu apparaît, en effet, sous un autre jour si l'on sait qu'elle a perdu trois de ses quatre enfants, décédés tous trois pendant qu'elle était en Italie. Son mari, le poète Percy Shelley, lui, s'est vu retirer la garde des siens après le suicide de sa première épouse, Harriett. Mary souffrait d'une profonde dépression et le choix du sujet qui paraît un peu conventionnel au niveau littéraire en devient poignant. 

samedi 11 juin 2011

George Sand : Pauline


Pauline est un court roman de George Sand qui décrit en peu de pages mais avec une plume énergique et forte les tourments intérieurs d'une jeune fille, héroïne éponyme du roman, et ses relations avec son amie Laurence.
Dans la première partie qui se passe en province, Laurence qui est devenue une actrice célèbre revient par hasard à Saint-Front, la ville qu'elle a quittée pour aller vivre à Paris. Elle décide de rendre visite à son amie Pauline dont elle n'a plus eu de nouvelles depuis son départ.
Laurence vit dans l'aisance, ce qui lui permet d'assurer le confort matériel de sa mère et de sa soeur. Pauline, elle, vit dans la solitude et l'austérité et soigne sa mère aveugle. Les deux jeunes filles, en se retrouvant, renouent immédiatement avec leur amitié mais il ne faut pas longtemps pour que Laurence s'aperçoive de la souffrance morale et matérielle de Pauline. Aussi lorsque la mère de cette dernière meurt, Laurence croit bien  faire en invitant Pauline à venir partager sa vie à Paris. La seconde partie se déroulera donc dans la capitale. Mais comment réagira Pauline face à la vie brillante de son amie admirée de tous; comment vivra-t-elle l'hospitalité pourtant désintéressée de Laurence et sa réussite?
La première partie rend compte de la vie grise, monotone, terne d'une petite bourgade provinciale dans laquelle on croit reconnaître La Châtre, ville que George Sand jugeait laide et sans ouverture.  L'écrivain peint avec brio et humour l'esprit de ces petits bourgeois étriqués et moralisateurs. Toujours prête à dénigrer la morale des comédiens, toute cette clique bien-pensante vient ensuite, pour tromper son ennui et en constatant la réussite de Laurence, lui  faire sa cour et se prévaloir d'être son amie! Les scènes provinciales décrites par George Sand tiennent de la meilleurs comédie de moeurs. Le lecteur ne peut s'empêcher de sourire quand, au cours du dîner où Pauline et sa mère ont convié le Maire pour lui faire rencontrer Laurence, on voir arriver Madame la mairesse qui passait par là, par hasard, puis une seconde, une troisième visite... jusqu'à ce que le salon soit bondé! Ce qui fait déclarer à la mère de Pauline :
Oui-da, mesdames, je me porte mieux que jamais puisque mes infirmités ne font plus peur à personne. Il y a deux ans que l'on n'est venu me tenir compagnie le soir et c'est un merveilleux hasard qui m'amène toute la ville à la fois.
George Sand dénonce donc les travers de la vie provinciale  et ceci  d'une dent acérée qui prouve qu'elle a eu à souffrir elle-même de cet état d'esprit  :
Quoi qu'on dise à cet égard, il n'est point de séjour où la bienveillance soit plus aisée à acquérir, de même qu'il n'en est pas où elle soit plus facile à perdre. Le temps est un grand maître; il faut dire en province que c'est l'ennui qui modifie, qui justifie tout.
A côté de cette dénonciation sociale, George Sand explore l'âme humaine avec une perspicacité et une clairvoyance qui font froid au dos. En adoptant le point de vue de Laurence, l'écrivain laisse deviner, en effet, la vérité sur les relations de Pauline, fille exemplaire, avec sa mère aveugle. Peu à peu sous les gestes de dévouement de son amie, Laurence voit percer l'impatience, la rancoeur de la jeune fille qui n'a plus de vie personnelle. Sous l'affection de la vieille dame pointe l'égoïsme de la malade qui sait qu'elle sacrifie sa fille et au final sa peur d'être abandonnée.
La seconde partie présente la vie parisienne et nous voyons évoluer plusieurs spécimens d'hommes que j'ai déjà rencontrés dans mes lectures sandiennes, celui de l'ami fidèle et désintéressé, ici le vieil acteur Lavallée. Et  celui du dandy superficiel et mondain, Montgenays, incapable d'aimer vraiment et pour qui les conquêtes féminines sont surtout un moyen de briller dans le monde. Ce Montgenays n'est pas sans rappeler le héros de Indiana, Raymon. L'attitude de Pauline envers lui ressemble aussi à celle d'Indiana et révèle un manque  de lucidité voire d'intelligence difficile à accepter. Les ressorts qui permettent à Montgenyas d'abuser Pauline tiennent plus, en effet, du  mélodrame que du roman de moeurs.
Ce que j'ai préféré dans cette seconde partie, c'est l'étude psychologique toujours aussi fine qui étudie les progrès de la jalousie dans l'âme de Pauline. C'est ici que Pauline devient vraiment l'héroïne du roman car ce sont ses sentiments qui font évoluer l'action et conduisent à ce naufrage d'une amitié que Laurence ne peut rien faire pour éviter.
La morale, écrit George Sand, s'il faut en trouver une, c'est que l'extrême gêne et l'extrême souffrance sont un terrible milieu pour la jeunesse et la beauté. Un peu de goût, un peu d'art, un peu de poésie, ne seraient point  incompatibles, même au fond des provinces, avec les vertus austères de la médiocrité.



Challenge initié par George Sand


George Sand : Indiana

Ceux qui m'ont lu sans prévention comprennent que j'ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l'injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l'existence de la femme dans le mariage, dans la famille et dans la société.
(La cause) que je défendais est-elle donc si petite? C'est celle de la moitié du genre humain, c'est celle du genre humain tout entier; car le malheur de la femme entraîne celui de l'homme...
C'est ce qu'écrit George Sand dans la préface de 1842 pour la réédition de ce livre, dix ans après la première parution. Cette vibrante déclaration n'est donc pas pour me déplaire surtout en des temps où le statut de la femme, partout dans le monde, reste si fragile. En 2010, une femme meurt tous les deux jours en France sous les coups de son mari. C'est donc avec un intérêt tout aussi vibrant que j'ai ouvert ce livre que je n'avais encore jamais lu.
Le récit d'abord : Indiana est une jeune créole de l'île Bourbon âgée de dix neuf ans. Venue en France après son mariage, elle vit dans un petit château de La Brie avec son mari, le colonel Delmare et son cousin, sir Ralph. Ce dernier après avoir veillé sur elle pendant son enfance continue à jouer le rôle de protecteur en détournant d'elle les sautes d'humeur et la violence de l'irascible colonel. Mariée contre son gré par un père qui ne l'aimait pas à ce vieil homme épais, au front chauve, à la moustache grise, à l'oeil terrible, la jeune femme, malade psychiquement, dépérit, sans amour, esclave dans sa propre maison, sans espoir d'une vie heureuse. En dehors de Ralph, elle n'a pour amie que sa suivante et soeur de lait, Noun, jeune créole à la beauté resplendissante. C'est au milieu de cet ennui mortel que survient un évènement qui va modifier le cours de sa vie. Le colonel Delmare tire sur un homme qui s'est introduit nuitamment dans sa propriété et le blesse. Celui-ci, un voisin du colonel,Raymon de Ramière, est transporté au château et soigné par Indiana. Le colonel, fou furieux, jaloux, croit qu'il s'agit de l'amant de sa femme puis est rassuré quand Ralph lui apprend que Monsieur de Ramière courtise Noun. Indiana l'ignore. Aussi quand Raymon après avoir séduit et abandonné la servante entreprend un siège assidu auprès de Madame Delmare, celle-ci qui ne connaît rien à l'amour ni à la société est une proie toute désignée pour ce jeune dandy parisien,héros des salons éclectiques.
Je ne dévoilerai pas plus longtemps l'intrigue mais disons qu'elle est assez complexe et parfois peu crédible surtout lors du dénouement. La confession de Ralph trop romantique à mon goût et un rien larmoyante, le suicide proposé, "organisé" et raté, ne m'ont pas toujours convaincue.
Pourtant ce premier roman de George Sand a des qualités certaines et c'est avec générosité, ferveur et conviction, qu'elle critique la haute société, son hypocrisie et dénonce la condition faite aux femmes. Il faut être une femme rompue aux règles de cette caste, en effet, pour survivre dans ce monde brillant mais corrompu. Indiana va croire naïvement aux serments de Raymon car elle ne connaît pas les jeux de la séduction;  si elle aime c'est avec passion, complètement, sans songer aux conventions et aux regards des autres. Elle ne sait pas qu'il faut feindre, user d'artifice. Une femme avertie prend un amant mais à condition de présenter une façade irréprochable. Indiana a horreur de la tromperie, elle est prête à sacrifier sa réputation à son amour. Or, dans ce XIXème siècle où la femme n'a aucun droit devant la loi, il lui faut la protection de ses proches, le respect de ses amis,  sinon elle n'a plus aucune ressource et est à la merci des violences conjugales. Lorsque sa tante, madame de Carjaval, se détourne d'Indiana, et une fois Ralph parti, celle-ci n'a plus de recours, plus d'issue. Mais Sand ne se contente pas de présenter la condition de la femme du monde. A travers Noun, elle montre celle de la femme du peuple qui a encore moins de valeur en tant qu'être humain qu'Indiana :
Que voulez-vous! Raymon est un homme de moeurs élégantes, de vie recherchée, d'amour poétique. Pour lui une grisette n'était pas une femme, et Noun, à la faveur d'une beauté de premier ordre, l'avait surpris dans un jour de laisser-aller populaire.
Le portrait de Raymon est subtil et réussi en Don Juan qui ne supporte pas qu'on lui résiste et dont la passion est attisée par le refus, par la difficulté. Pas forcément menteur, il est sincère - du moins l'espace d'un moment - quand il avoue son amour, séduit par ses propres paroles d'orateur brillant, entraîné par l'expression ardente de ses sentiments. Mais comme ceux-ci se dégonflent vite quand il faut faire face à des responsabilités ou courir le risque de se mettre au ban de la société! Raymon aime plaire, il aime briller, il tient à paraître dans le monde qui est le sien et qui l'admire. S'il est capable d'éprouver des remords, si sa conscience parfois le tourmente, le jeune homme agit en égoïste et fait toujours passer son bien être avant celui des autres. c'est pourquoi il peut s'accommoder assez bien du mal qu'il fait aux femmes surtout si elles ne sont que des servantes comme Noun.
C'est ainsi que George Sand elle-même résume le personnage dans sa préface : Raymon, c'est la fausse raison, la fausse morale par qui la société est gouvernée; c'est l'homme d'honneur comme l'entend le monde, parce que le monde n'examine pas d'assez près pour tout voir.
J'ai moins adhéré au portrait de Ralph que l'écrivain place face à Raymon pour représenter le type de l'homme d'honneur :  L'homme de bien, vous l'avez à côté de Raymon; et vous ne me direz pas qu'il est l'ennemi de l'ordre; car il immole son bonheur, il fait abnégation de lui-même devant toutes les questions d'ordre social.
Tellement d'abnégation qu'il apparaît comme une figure insipide, sans grand intérêt tout au long du roman et quand enfin il se révèle, c'est pour faire pleurer les chaumières. En fait George Sand sacrifie avec lui  à la mode romantique et le personnage me paraît trop idéalisé pour être crédible.
Quant à Indiana? Alors qu'elle se conduit avec dignité et grandeur face à la brutalité son mari, elle ne cesse de s'humilier devant son amant. Jugez plutôt : elle est séduite par Raymon avant de savoir qu'il a causé la mort de Noun. Elle l'apprend? elle continue à être éperdue d'amour. Il l'humilie, il lui ment, il la laisse, la jette, l'abandonne, revient, repart, la reprend etc... Indiana est toujours prête à revenir, plus on la bat, plus elle aime!  Mais que faut-il faire à cette femme pour qu'elle cesse de se traîner aux genoux de son amant comme une chienne énamourée? Notons, cependant, que cet amour est toujours platonique car Indiana refuse l'amour physique et semble nier son corps, ne pas s'accepter en tant que femme. Ce que l'on peut comprendre étant donné la triste expérience qu'elle vit avec son mari.
Le personnage est donc complexe, plein de contradictions, une femme malade, une victime désignée pour la haine des hommes. Pourtant, Indiana m'a été carrément insupportable car avant d'être un personnage de chair comme Sand sait en créer, Indiana représente d'abord un type : c'est la femme, l'être faible chargé de représenter les passions comprimées, ou, si vous l'aimez mieux, supprimées par la loi, explique l'écrivain.
Et elle ajoute : Voilà ce que je vous répondrais si vous me disiez qu'Indiana est un caractère d'exception, et que la femme ordinaire n'a, dans la résistance conjugale, ni cette stoïque froideur, ni cette patience désespérante. Je vous dirais de regarder le revers de la médaille, et de voir la misérable faiblesse, l'inepte aveuglement dont elle fait preuve avec Raimon.
Et c'est parce qu'elle  sert à une démonstration, je crois, que le personnage est moins intéressant. A force d'en faire le type de la femme faible,  George Sand lui enlève toute crédibilité. Indiana finit par paraître inhumaine dans sa passion égoïste et peu intelligente dans son aveuglement. L'auteur qui en était sans doute consciente cherche à justifier son attitude par ces mots :
je crois que si Indiana eût voulu comprendre la sèche vérité, elle n'eût pas traîné jusque là un reste de vie épuisée et flétrie.
C'est peut-être  aussi par calcul que George Sand a peint Indiana sous ce jour. Tel qu'il est son roman a été incriminé comme portant atteinte à l'institution du mariage, un plaidoyer contre l'ordre social. On lui a reproché son immoralité.
Pourtant George, consciente de ses hardiesses avoue avoir opté pour une certaine prudence, avoir mis une sourdine sur ses cordes quand elles résonnaient trop haut :
"Peut-être lui rendrez-vous justice, si vous convenez, écrit-elle en parlant de l'auteur c'est à dire d'elle-même au masculin, qu'il vous a montré bien misérable l'être qui veut s'affranchir de son frein légitime, bien désolé le coeur qui se révolte contre sa destinée.
On peut se demander, face à ces critiques, comment le livre aurait été reçu si elle avait tracé le portrait d'une femme forte et intelligente comme Marcelle de Blanchemont du Meunier d'Angibault? Les attaques auraient été plus virulentes encore certes mais à mon avis, le roman aurait gagné à montrer une femme faible peut-être, opprimée certes, passionnée soit, mais moins stupide. La cause des femmes aussi!
Ce livre est lu dans le cadre du challenge George Sand initié par George dans son blog George Sand et moi. 

vendredi 25 mars 2011

Caryl Férey : Zulu



Dans le roman de Caryl Ferey, Zulu, dont l'action se passe en Afrique du Sud, le personnage principal  Ali Neuman, un zoulou, a vu, lorsqu'il était enfant, son père et son frère torturés et assassinés sous ses yeux par des milices de l'Inkhata en guerre contre l'ANC, le parti de Mendela. Il a lui même subi des violences qu'il n'a jamais voulu avouer à sa mère, seule rescapée avec lui des milices meurtrières. Des années plus tard, devenu chef de la brigade criminelle de Capetown, il s'efforce avec ses coéquipiers, Brian Epkeen et Fletcher, de lutter contre la violence en faisant son métier difficile avec conviction. Nous sommes en 1995, un an après l'élection de Nelson Mendela et un peu avant la coupe du monde de Rugby. Il est impératif de contrôler la situation, de parvenir à donner une meilleure image du pays et d'assurer la sécurité.
C'est le moment où une jeune fille de la bonne société est retrouvée sauvagement massacrée dans un jardin public; d'autres crimes suivent tout aussi horribles et chaque fois on retrouve dans le corps des victimes une drogue d'une composition mystérieuse qui semble être à l'origine de ce déchaînement meurtrier proche de la folie. Qui est caché derrière tout cela? Ali Neuman et ses coéquipiers s'engagent alors dans une histoire dont ils ne soupçonnent pas les implications.
L'intrigue policière est assez complexe mais elle a le mérite de nous présenter la dure réalité de ce pays, ses difficultés économiques et politiques, les différents milieux sociaux, les mentalités, les susperstitions. Je me suis intéressée aussi aux personnages des trois policiers dont la vie est à l'image de ce qu'ils vivent, désolante! Tout n'est pas résolu, en effet, en 1995, depuis la victoire de Nelson Mendela aux élections en 1994. L'Afrique du Sud est réputée pour être le pays qui détient le record mondial du crime. Autant dire que le roman nous immerge dans la violence au quotidien et la souffrance liée à la drogue, au sida, à la misère, celles des enfants de rue, en particulier, qui meurent de faim, de maladie ou de maltraitance dans les Townships, quartiers populaires noirs. Les maffias y règnent en maîtres, les noirs se déchirent entre eux, les haines tribales n'ayant jamais disparu. Les nostalgiques de l'ancien régime de l'apartheid n'ont pas encore dit leur dernier mot.
Ce livre a obtenu plusieurs grands prix du meilleur roman noir en 2008 et 2009
 Quelques précisions sur l'Afrique du Sud
nelson_mandela4.1301087269.jpgIl est un peu difficile d'entrer dans le livre de Caryl Ferey si l'on ne connaît pas l'Histoire de l'Afrique du Sud. Je me suis donc documentée sur  L'ANC, le bantoustan du Kwa zulu, l'inkhata.
L'ANC ou African National Congress est un parti politique d’Afrique du Sud, membre de l'Internationale socialiste. Créé en 1912 pour défendre les intérêts de la majorité noire contre la domination blanche, il fut déclaré hors-la-loi par le Parti national pendant l’apartheid en 1960. Il est à nouveau légalisé le 2 février 1990 alors que l'apartheid est aboli en juin 1991. En 1994, les premières élections multiraciales ont lieu permettant à Nelson Mandela d'être élu président de la République sud-africaine. Depuis, l'ANC domine  la vie politique sud africaine.
Un bantoustan est un région créée  pour les populations noires durant la période de l'apartheid en Afrique du Sud.  En 1970, les  personnes qui y habitent se voient enlever leur nationalité sud-africaine et accorder la nationalité de leur bantoustan. C'est une manière pour le parti national blanc de priver les noirs qui vivent  en dehors de ces régions de leurs droits civiques et  d'en faire des étrangers dans leur propre pays. Le bantoustan KwaZulu était situé dans l'ancienne province du Natal d'Afrique du Sud et regroupait  principalement une population Zoulou. Mais il était extrêmement morcelé et était loin de réunir toute l'ethnie disséminée dans tout le pays. Il avait obtenu son autonomie en 1977 pendant l'apartheid. En 1994, au moment des élections, il réintègre l'Afrique du Sud.
Le parti au pouvoir dans le Bantoustan Kwa zulu était l'Inkatha  ou Freedom Party, parti politique conservateur. Il a été fondé en 1975.  Dans les années 1980, l'Inkhat prend pour cible l'ANC dont il devient le principal adversaire. Ce parti prônait le séparatisme territorial alors que l'ANC voulait lutter contre l'apartheid et la domination des blancs en restant en  Afrique du Sud. Le parti national blanc a utilisé et même financé l'Inkhata pour lutter conte l' ANC de Nelson Mendela.

dimanche 14 novembre 2010

Herta Müller : la bascule du souffle


Dans La bascule du souffle, Herta Müller* écrit pour la première fois sur un sujet qui est resté longtemps tabou, l'internement, en 1945, dans des camps de travaux forcés russes, des hommes et des femmes appartenant à une minorité germanophone en Roumanie, pays qui jusqu'à sa capitulation devant la Russie en 1944  a soutenu l'Allemagne nazie.
Le personnage principal Léopold a dix sept ans. Il est envoyé en Russie où il restera cinq ans. Ces camps n'ont rien à envier aux camps de concentration nazis. Les conditions de travail à l'usine sont terribles, les conditions de vie des ouvriers aussi. Les prisonniers doivent survivre avec un ration de pain et deux soupes à l'eau claire par jour. La faim fait des ravages dans leur rang. Les internés souffrent des écarts de température excessifs entre l'hiver glacial et l'été torride contre lesquels rien ne les protège. Ils sont obligés de dépouiller les cadavres de leurs vêtements pour se protéger du froid.  Le manque d'hygiène, les poux, les maladies, les accidents du travail achèvent les autres.
Le récit est raconté à la première personne par Léopold. L'homosexualité du jeune homme, à une époque où celle-ci entraînait des peines sévères en Roumanie et la mort dans l'Allemagne Hitlérienne, fait déjà de lui un être en marge, qui doit exercer un contrôle continu sur lui-même. Dans le camp, pour se protéger, il refuse tout sentiment, cherche à s'insensibiliser. Il ne pleurera que deux fois : la première, le jour où il reçoit une carte de sa mère avec la photographie d'un petit frère né après son départ; celui-ci semble l'avoir remplacé dans le coeur de sa mère qui n'a aucun mot d'affection pour lui.  Et la deuxième fois, le jour de son retour au pays.
Le moyen le plus sûr de survie pour Léopold est sa manière de percevoir le monde. Les objets, la nature, les choses sont doués de vie : sa pelle en forme de coeur est vivante, elle règne en maître. L'outil, c'est moi, elle collabore pour qu'il parvienne à pelleter, le ciment est fourbe, il guette sa proie, prêt à l'ensevelir dans le silo au moindre faux pas. La faim est omniprésente, elle se présente sous la forme d'un Ange. L'Ange de la faim donne de mauvais conseils :  pourquoi ne pas lâcher prise..., il bouscule mon souffle. La bascule du souffle est un délire, et quel délire. On doit résister à l'Ange de la faim, ne pas écouter ses propos insidieux; on doit lui répondre même lorsque sa chair fond, que l'on devient de plus en plus léger : Mais je ne suis pas ma chair. Je suis autre chose et je ne vais pas lâcher prise.
C'est ainsi que le style de Herta Müller transfigure le réel, c'est ainsi que naît une poésie de l'horrible. J'ai été très sensible à cette transposition, à cette façon de prêter vie aux choses inanimées qui fait ressortir d'autant plus la déshumanisation des êtres vivants qui ont pourtant une grandeur certaine dans leur refus d'abandonner la lutte. Cependant, il y a une telle froideur dans le personnage du fait qu'il crée volontairement une distanciation par rapport à ce qu'il vit, que l'on se sent extérieur au récit. Nous sommes placés en observateurs, nous sommes pénétrés par l'horreur du récit mais jamais nous ne sommes partie prenante. C'est ce qu'a voulu l'écrivain mais ce qui m'a manqué, à moi, lectrice,  ce sont l'émotion et  l'empathie avec les personnages.
*Herta Müller est un écrivain  d'origine roumaine  appartenant à une minorité germanophone. Elle vit maintenant en Allemagne et a reçu le prix Nobel en 2009. Sa mère a été envoyée dans un camp de travail et c'est le poète roumain Oskar Pastior lui aussi déporté qui a fourni à l'écrivain les matériaux nécessaires pour écrire ce livre..
 
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Merci à Dialogues croisés et aux éditions Gallimard

mercredi 3 novembre 2010

Indignation de Philip Roth


Philip Roth, Indignation : Voilà ce qu'en pense Maggie:
blog Mille et un classiques
Dans son dernier roman, Philip Roth nous livre un destin individuel sur fond de guerre de Corée. C'est à travers les souvenirs d'un jeune étudiant, Marcus Messner, que nous voyons l'histoire de l'Amérique des années 50 se dérouler sous nos yeux. Fils d'un boucher juif, pour échapper à ce milieu et à un père devenu protecteur jusqu'à la folie, il entre à l'université de Winesburg dans l'Ohio. Là, ce jeune homme honnête et travailleur est confronté à un monde conservateur, raciste, dans lequel il a bien des difficultés à s'adapter.
Particulièrement agréable et fluide, l'écriture de ce roman nous entraîne dans la vie de Marcus Messner. Pourquoi cette écriture est-elle si attrayante ? Lire la suite

samedi 29 mai 2010

Vaucluse : Camus et Char, La Postérité du soleil


La Postérité du soleil  d'Albert Camus est paru après la mort de l'écrivain. Il est né de l'amitié d'Albert Camus et de René Char unis par leur amour commun de cette Provence hautaine et tendre, funèbre et déchirante dans ses soirs, jeune comme le monde dans ses matins et qui garde, patiemment, comme tous les pays de la Méditerranée, les fontaines de la vie ou l'Europe épuisée et honteuse reviendra un jour s'abreuver. *

Le livre a été réédité récemment aux éditions Gallimard dans un grand format qui permet de mettre en valeur les photographies noir et blanc de Henriette Grindat, artiste suisse venue rencontrer René Char à Isle-sur-Sorgue et dont les images inspirent à Camus des poèmes en prose, aphorismes qui tendent un miroir aux images de la photographe.


Seigneur farouche, le mistral souffle en maître sur ses terres. Même les soleils sont ivres. Le cyprès résiste ou rompt. Mais le long frissonnement des peupliers déplie la force du vent et l'use. L'un enseigne l'honneur; les autres, l'obstination de la douceur. Que ferions-nous de vos villes et de vos écoles? Albert Camus, La postérité du soleil
Un dieu sourcilleux veille sur les jeunes eaux. Il vient du fond des âges, porte une robe de limon. Mais sous la lave de l’écorce, un doux aubier... Rien ne dure et rien ne meurt ! Nous, qui croyons cela, bâtirons désormais nos temples sur de l’eau.
Le taureau enfonce ses quatre pattes dans le sable de l’arène. L’église du Thor** ne bouge plus, force de pierre. Mais qu’elle se mire dans la Sorgue claire, la force s'épure et devient intelligence. Elle encorne le ciel en même temps qu’elle s’enfonce dans un lit de cailloux vers le ventre de la terre. Sur le pont du Thor, j’ai senti parfois le goût vert et fugitif d’un bonheur immérité. Ciel et terre étaient alors réconciliés.

La Postérité du soleil, magnifiquement préfacé par René Char, est un très beau livre dans lequel les voix des deux poètes s'allient à la photographie pour dire la lumière de Vaucluse que Camus qualifie de lumière de vérité *

Préface de René Char :  Et ce chemin, long comme un long squelette nous conduit à un pays qui n'avait que son souffle pour esclaader l'avenir. Comment montrer, sans les trahir les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel? Par la vertu de la vie obstinée, dans la boucle du Temps, entre la mort et la beauté.
*Camus parle de René Char pour une émission radio : ce soir le rideau se lève sur René Char.


**L'église du Thor classée monument historique dès 1832 date  du XIIe siècle et est un chef-d’oeuvre de l’art roman provençal, intégrant déjà des éléments gothiques, telles les croisées d’ogive, premières de la région. Elle est remarquable par la richesse de ses ornements raffinés aussi bien sur ses murs extérieurs que dans l’abside. Elle se dresse près de la Sorgue.
source   
  le goût vert et fugitif d'une bonheur immérité

jeudi 13 mai 2010

Une amitié en terre vauclusienne : Camus écrit sur René Char


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Dans ses carnets, tome II  (janvier 1942- mars 1951) paru aux éditions Gallimard, Albert Camus écrit sur René Char. Le philosophe et le poète se sont connus à la Libération, tous deux réunis par leur amour de la terre du Vaucluse. Une longue correspondance et de fréquentes rencontres ont nourri leur amitié.

L'Isle-sur-Sorgue. Grande chambre ouverte sur l'automne. Automnale elle-même avec ses meubles aux arborescences contournées et les feuilles de platane qui glissent dans la chambre, poussées par le vent sous les fenêtres aux rideaux couverts de fougères brodées.
 Lorsque RC quitte le maquis en mai 1944 pour rejoindre l'Afrique du Nord, un avion quitte les Basses-Alpes,  survole la Durance dans la nuit. Et il aperçoit alors tout le long des montagnes les feux allumés par ses hommes pour le saluer une dernière fois.
A Calvi, il se couche (irruption des rêves). Le matin il se réveille et voit une terrasse jonchée de grands mégots de cigarettes américaines. Au bout de quatre ans de luttes et de dents serrées, les larmes jaillissent, et il pleure, une heure durant, devant les mégots.

RC dans le train d'occupation, le jour se lève. Les Allemands. Une femme laisse tomber une pièce d'or. C. la couvre du pied et la lui rend. La femme : merci. Elle offre une cigarette. Il accepte. Elle en offre aux Allemands. RC : "toute réflexion  faite, madame, je vous rends votre cigarette." Un  Allemand le regarde. Tunnel. Une main serre la sienne. "Je suis polonais.". Au sortir du tunnel, C. regarde l'Allemand. Il a les yeux pleins de larmes. A la gare, l'Allemand, en sortant, se tourne vers lui et cligne de l'oeil. C. répond et sourit. "Salauds", leur dit un français qui a surpris la scène. (..)

Un ami de C.  : nous mourons à  quarante ans d'une balle que nous nous sommes tirée dans le coeur à vingt.
Char calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur. 


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vendredi 19 février 2010

Jules Supervielle : Le village sur les flots

La vague de Katshushika Hokusaï


Dans la poésie de Jules Supervielle, un thème récurrent très beau et très nostalgique à la fois, contient une dimension tragique qui me touche beaucoup : l'homme est capable d'engendrer par la pensée, l'imagination, la rêverie ou le désir, un univers qui va désormais prendre forme hors de lui, doué de vie et pourtant hors de l'existence, prisonnier à jamais de l'esprit qui l'a créé et qui finit par l'oublier.
Cet homme, c'est aussi le Poète dont Supervielle décrit ainsi le pouvoir :

"Alors que la fée a besoin d'une baguette, le magicien de quelque objet enchanté, il suffit au poète des mots qu'il a dans sa tête pour s'offrir tout ce qui lui manque. Lui faut-il un diamant? Il prend le plus beau. Une tempête? C'est la plus terrible. Un tapis volant? Il sera volant?"* .

Le poète est donc un Créateur tout puissant qui façonne l'Univers, mais, ce faisant, il se conduit en Dieu terrible, abandonnant ses créatures à leur destin, en proie à la déréliction, tragique reflet de la condition humaine.
C'est peut-être ainsi que l'on peut interpréter le poème "Le Village sur les flots" et le conte "L'enfant de la Haute mer".

Le village sur les flots

Je frôlais un jour un village
Naufragé au fil de vos eaux
Qui venait humer d'âge en âge
Les maisons de face et de dos,
Villages sans rues ni clocher,
Sans drapeau, ni linge à sécher,
Et tout entier si plein de songe
Que l'on eût dit le front d'une ombre.
Des maisons à queue de poisson
Formaient ce village-sirène
Où le lierre et le liseron
s'épuisaient en volutes vaines.
Parfois une étoile inquiète
Violente au grand jour approchait,
Et plus violent s'en allait
Dans sa chevelure défaite.
Un écolier taché d'embruns
Portant sous le bras un cartable
jetait un regard outrebrun
Sur les hautes vagues de fable.
Un enfant de l'éternité,
Cher aux solitudes célestes
Plein d'écume et de vérité
Un clair enfant long et modeste.
Dans ce village sans tombeaux,
Sans ramages ni pâturages
Donnant de tous côtés sur l'eau,
Village où l'âme faisait rage,
Et qui, ramassé sur la mer,
Attendait une grande voile
Pour voguer enfin vers la terre
Où fument les autres villages.

Gravitations


Illustration de Jacqueline Duhême (détail)




L'enfant de la haute mer (extrait)

Comment s'était formée cette rue flottante? Quels marins, avec l'aide de quels architectes, l'avaient construite dans le haut Atlantique à la surface de la mer, au-dessus d'un gouffre de six mille mètres.
Et cette enfant de douze ans si seule qui passait en sabots d'un pas sûr dans la rue liquide comme si elle marchait sur la terre ferme?
Parfois l'enfant éprouvait un désir très insistant d'écrire certaines phrases. Elle le faisait avec une grande application.
En voici quelques unes, entre beaucoup d'autres :
- Partageons ceci, voulez-vous?
- Ecoutez-moi bien. Asseyez-vous, ne bougez pas, je vous en supplie!
- Ecume, écume autour de moi, ne finiras-tu pas par devenir quelque chose de dur?
- Pour faire une ronde, il faut au moins être trois.
Marins, qui rêvez en haute mer, les coudes appuyés sur la lisse, craignez de penser longtemps à un visage aimé. Vous risqueriez de donner naissance, dans les lieux essentiellement désertiques, à un être doué de toute la sensibilité humaine et qui ne peut pas vivre ni mourir, ni aimer, et souffre pourtant comme s'il vivait, aimait et se trouvait toujours sur le point de mourir....

* cité par Claude Roy Jules Supervielle Poètes d'Aujourd'hui Seghers
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samedi 21 février 2009

Christian Bobin : La Folle allure


La Folle allure de Christian Bobin est l'histoire de Lucie, (ou Aurore, Belladone, Marie, Ludmilla, Angèle...) ou peu importe le prénom choisi par l'héroïne au cours de ses fugues réitérées.
Petite fille, elle vit dans un cirque, est amoureuse d'un loup dans les yeux duquel elle voyage.
 Mon premier amour a les dents jaunes. Il entre dans mes yeux de deux ans, de deux ans et demi. Il se glisse par la prunelle de mes yeux jusqu'à mon coeur de petite fille, où il fait son trou, son nid, sa tanière.
A la mort du loup, commencent les fugues de la fillette. Là, elle va découvrir une vérité fondamentale pour elle : personne, non, jamais personne ne pourra la contraindre à faire ce qu'elle ne veut pas.
Très jeune, elle se marie et et prend des amants.
Ce ne sont pas vraiment des fugues. J'ai médité là-dessus, après la remarque de ma mère : si je ne disparais plus c'est que je n'ai plus besoin de disparaître. Le mariage est encore la meilleure façon pour une femme de devenir invisible.
Elle divorce. Après un début de carrière dans le cinéma, elle renonce à tout et se réfugie dans un hôtel pour écrire le livre que nous sommes en train de lire. Au cours de cette retraite elle retrouve son ange aux cheveux rouges et aux ailes un peu fripées.
Le travail de mon ange est de me détacher du monde (et de moi) en me donnant une puissante envie de dormir.(...) l'écriture faisait partie de ce sommeil.
A la fin de cette expérience elle sent qu'elle a enfin grandi, qu'elle a enfin pu être elle-même. Mais pour cela, il faut échapper à ceux qui vous aiment.
On ne peut pas grandir avec les autres. On ne peut grandir qu'en faisant des choses dont on ne leur rendra pas compte. Cette part là, est la part de l'ange- ou du loup.
Dans le rétroviseur de sa vie, elle peut donc apercevoir ce  trio charmant, vraiment la fine équipe, un loup aux dents jaunes, un ange aux cheveux rouges, et le gros, le gros imperturbable..
Le gros, c'est Bach.
Le gros plein de notes. Si je préfère sa musique à toutes les  autres, c'est parce qu'elle est délivrée du sentiment. Pas de chagrin, pas de regret, pas de mélancolie : juste la mathématique des notes comme le tic tac des balanciers de l'horloge.
Et au-delà du récit, il y a le style de Bobin, le regard attentif qu'il porte au monde pour en dénoncer la beauté, l'amour du détail, de la précision, comme s'il se livrait à un fin travail de ciseleur, l'analyse des sentiments qu'il nous livre une fois sortis de leur gangue et qui demande patience, calme et retrait hors du monde.
Quelques réflexions que j' aime :
Les yeux des hommes sont plus changeants que ceux des loups. Ce qu'on y voit est beaucoup plus terrible.
Ce n'est pas qu'il y ait deux mondes, celui des riches et celui des pauvres. C'est bien plus fort que ça : il n'y a qu'un seul monde, celui des riches et, à côté ou en arrière, le bloc informe de ses déchets.
Elle est éternelle ma mère. Je sais bien que la mort entrera un jour dans son corps et que l'âme en sortira pour ne pas manquer d'air, pour continuer à battre la campagne, ailleurs, autrement. Je sais bien mais en attendant ce jour, je prends un plaisir fou à entendre sa voix, l'entendre pas l'écouter, les mots n'ont pas une si grande importance, qu'avons-nous à nous dire dans la vie, sinon bonjour, bonsoir, je t'aime et je suis là encore, pour un peu de temps vivante sur la même terre que toi.

mardi 13 janvier 2009

JMG Le Clezio : Ritournelle de la faim


JMG Le Clézio a écrit La Ritournelle de la faim à la mémoire de sa mère dont il raconte l'histoire. Nous faisons connaissance d'Ethel, petite fille, visitant l'exposition coloniale avec son grand-oncle,  nous la voyons, écolière, avec son amie russe, Xénia, nous découvrons sa famille, d'origine mauricienne, face à la montée du nazisme et de l'antisémistisme. Puis c'est la ruine de la famille dont est responsable le père d'Ethel, Alexandre, c'est le temps des premières amours, de la guerre, de l'Occupation qui la voir partir à travers la France jusqu'à Nice où elle connaît les privations et la faim. Enfin son mariage avec Laurent et son départ pour le Canada.
Le récit court donc sur une partie de la vie d'Ethel correspondant à la première moitié du XXème siècle et à cette montée inexorable de la haine et de la violence. Il s'achève après la guerre. Il est encadré par deux textes, l'un au début du roman en guise de prologue, l'autre à la fin, deux textes nostalgiques qui laissent la parole à l'écrivain.
A l'enfant d'abord :
Je connais la faim, je l'ai ressentie. Enfant, à la fin de la guerre, je suis avec ceux qui courent sur la route à côté des camions américains...
L'autre, à l'homme mûr revenant sur les traces des victimes du nazisme, du Vel' d'Hiv', aujourd'hui disparu et celles tout aussi effacées de la jeune Ethel  ...
J'ai écrit cette histoire en mémoire d'une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne à vingt ans."
et qui voit dans le  Boléro de Ravel l'image de cette époque terrible :
Le Boléro n'est pas une pièce de musique comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une fin. Quand il s'achève dans la violence, le silence qui s'ensuit est terrible pour les survivants étourdis.
De beaux accents d'émotion dans ces deux textes comme sont forts aussi ces passages du roman qui décrivent l'affection et la complicité liant Ethel à son grand-oncle, leur découverte magique de la maison mauve, et le rêve commun de l'enfant et du vieillard, celui de reconstruire ce pavillon de l'Inde française achetée par l'oncle à l'exposition coloniale. Des moments saisissants aussi dans la description de Nice pendant la guerre avec ce peuple de misérables qui, tels des fantômes déchus, hantent la fin des marchés à la recherche, sous les étals, de rognures et de  restes  avariés.
Cependant, si j'ai aimé ces passages, mon avis est mitigé sur La Ritournelle de la Faim. Je sais que des critiques lui ont reproché une impression de déjà vu. Et certes, j'ai lu beaucoup de mémoires consacrés à cette période mais, après tout, comme le disait Pascal à propos du manque  d'originalité d'un sujet : "Quand on joue à la paume, c'est d'une même balle dont se sert l'un l'autre, mais l'un la place mieux"
Non, ce qui m'a gênée, c'est l'inégalité entre ces temps forts où les personnages se construisent et vivent devant nous et d'autres que j'ai ressenti comme une rupture dans le récit : en particulier,  les pages qui montrent la famille d'Ethel et rapportent sous forme de notes non rédigées les réflexions entendues par Ethel et consignées sur son carnet.  Ces chapitres intitulés Conversation de salon qui reflètent les idées politiques de  chacun et  font allusion aux évènements sont un  parti-pris de l'auteur mais elles m'ont démobilisée et peu intéressée. J'ai eu un sentiment d'inachèvement comme s'il s'agissait d'un résumé. D'autre part, les réactions du la jeune fille, les sentiments de colère ou de révolte qu'elle pourrait éprouver face à la malhonnêteté de son père, à son incompétence et sa légèreté, ne sont pas suffisamment analysés. A plusieurs reprises, on aimerait en savoir plus, pénétrer davantage dans son intimité. J'ai eu l'impression que l'auteur ne s'était pas toujours impliqué, qu'il était resté en surface, gêné par la réalité du personnage et s'interdisant de faire appel à son imagination pour suppléer aux lacunes de la biographie. C'est pourquoi, je n'ai pas ressenti une émotion soutenue et mon attention s'est parfois relâchée.
Ainsi si certains passages ont une force et une émotion incontestables, d'autres m'ont parfois déçue.