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jeudi 11 mai 2023

Shelley Parker-Chan : Celle qui devint le soleil


Shelley Parker-Chan, australienne d’origine asiatique, nous offre avec Celle qui devint le soleil un roman fantasy à base historique. Le récit se déroule dans la Chine du XIV siècle alors occupée par les  Mongols. La dynastie mongole Yuan ( 1271-1368)  a divisé le pays en domaines féodaux et a fondé un système social hiérarchique divisée en quatre castes. Les Mongols en occupent la première place, la seconde est réservée aux non-Chinois, nomades des steppes, la troisième aux Chinois du Nord, la dernière aux Chinois du Sud. Ceux-ci, au bas de l’échelle n’ont aucun droit et vivent misérablement. Ce sont, en général des paysans qui n’ont aucun espoir d’avancement.

C’est dans cette dernière caste que naît l’héroïne de ce récit. En 1345, les maladies, la famine ont décimé la famille Zhu. Il ne reste plus que son  père, son  frère  Chongba à qui un devin a prédit à un grand destin aussi improbable que cela puisse paraître. Elle-même, est  promise à « rien », au néant. C’est normal, c’est une fille ! Aussi lorsque les deux hommes sont tués par des bandits, la fillette décide-t-elle de devenir Chongba, elle prend les vêtements de son frère, et sous cette identité, elle parvient à se faire admettre dans un monastère où elle poursuit brillamment des études de lettré avant de devenir moine. Plus tard, elle se fait moine mendiant et rejoint les Rebelles contre la dynastie Yuan, appelés les Turbans rouges.

Les rebelles, les Turbans rouges,  s'opposent au pouvoir mongol

C’est là que commence la lutte de Zhu Chongba pour accéder à la Grandeur promise à son frère. Dotée d’une volonté de fer, dominée par un désir ardent de réussite, intelligente et rusée, et surtout persuadée que son destin, du moins celui de son frère, est tout tracé et ne peut être dévié, elle va peu à peu s’élever au plus haut. Face à elle, les princes, les commandants et généraux de l’armée mongole, sont des personnages à part entière que nous découvrons et suivons tout au long de ce récit riche en aventures, en péripéties épiques, en héros fabuleux, en combats, mais aussi en réflexion sur le destin, sur le pouvoir et sa corruption, le Bien et le Mal, et bien sûr, les femmes : la terrible condition féminine en Chine et l’évolution de Chongba Zhu qui prend conscience que c’est en tant que femme qu’elle doit réaliser son destin. Elle nous apprend que l’on ne mérite pas son destin mais qu’on le crée !

Le roman hésite entre le réalisme, on apprend beaucoup sur la Chine de cette époque, et la Fantasy  avec les apparitions de fantômes, le mandat du ciel (qui justifie le pouvoir divin de l’empereur de Chine) devenant un pouvoir fantastique.  Il s’agit d’un conte, - une pauvre paysanne devient une reine - et pourtant l’histoire est vraie !  Enfin presque vraie ! L’auteure nous en avertit dès la préface : les évènement sont historiques, plusieurs personnages sont tirés de la réalité mais « le roman en réinterprète librement presque tous les aspects… ».  Et Shelley Parker-Chan en a le droit puisque nous le savons, nous sommes dans un roman d’Héroïc fantasy !

Le premier empereur Ming

Cependant, la réinterprétation est de taille car Zhu Chongba a existé du moins sous le nom de Zhu Yuanzhang …  mais c’est un homme !  Issu d’une famille  pauvre, il est devenu moine puis a rejoint l’armée des Rebelles, les Turbans rouges, qui ont chassé les Mongols de Chine en 1368. Il monte sur le trône, prend le nom de Hongwu, devenant le premier empereur de la dynastie Ming (1368_1398). Il se marie avec Ma qui est aussi un beau personnage féminin dans le roman et qui devient impératrice.

L'impératrice Ma

Un roman fantasy, donc, que l'on vit à la fois comme un conte, une épopée héroïque, un  récit "librement" historique et dont la lecture est agréable et captivante.



 

mercredi 3 mai 2023

Leon Morell : Le ciel de la chapelle Sixtine


Le ciel de la chapelle Sixtine de Leon Morelle raconte les quatre années consacrées à la peinture du  plafond de la chapelle Sixtine, travail imposé à Michel Ange par le pape Jules II et que l’artiste vécut comme un cauchemar.  Il faut dire que Michel Ange ne se considérait pas comme peintre mais comme sculpteur et n’était heureux que devant un bloc de marbre. En 1508, lorsqu’il commence ce travail titanesque, Michel Ange n’a pas d’expérience au niveau de la fresque. De plus, le plafond de la Sixtine avec ses bosses, ses replats, est une surface particulièrement difficile à maîtriser. Mais le pape s’entête, conseillé par son favori, l’architecte et peintre Bramante, jaloux de Michel Ange qu’il espère voir échouer. Michel Ange n’a pas vraiment le choix, les geôles du Château Saint Ange ou obéir.

 

La chapelle Sixtine, plafond inauguré en 1512 devant le pape Jules II

Leon Morelle imagine un personnage fictif, Aurélio, jeune homme d’une grande beauté, qui  entre dans l’atelier de Michel Ange comme apprenti et surtout comme modèle, inspirant les personnages d’Adam ou de jeunes éphèbes qui peuplent le plafond de la Sixtine. C’est à travers ce personnage, tout à fait crédible, que l’on va suivre les étapes de la fresque, les découragements, les tâtonnements, les échecs, mais aussi les progrès fulgurants de l’artiste pour maîtriser la technique de la fresque, sa maîtrise du dessin et de la couleur, son imagination foisonnante, et ses traits de génie qui susciteront l’émerveillement dans tous les pays de la Renaissance. Nous apparaît aussi, à travers les yeux du jeune homme, la personnalité de Michel Ange, un homme tourmenté, qui rejette le péché de la chair et son homosexualité latente, un chrétien qui est imprégné d’histoire biblique, un artiste qui ne vit que pour son art, la sculpture. Un homme capable de se priver de sommeil, de nourriture, qui vit son art comme une ascèse et qui refuse à ses compagnons d’atelier - qu’il a pourtant fait venir de Florence -  d’intervenir dans son travail de création même si ce sont des artistes renommés. Autour d'eux gravitent tout une foule de personnages célèbres dont le moindre n'est pas celui de Rafaël en train de peindre les stanze du palais du Vatican, ou encore Erasme que Michel Ange admire.

 J’ai moins aimé, par contre, le personnage fictif de la courtisane Aphrodite qui vit dans le palais pontifical et est la maîtresse de Jules II. La manière dont elle intervient dans la vie de Michel Ange ne m’a pas paru convaincante. Pour montrer la prostitution et la dépravation de l’Eglise, le personnage de Magherita, jeune et belle jeune femme que Aurélio rencontre sur la route de Flaminia, en direction Rome, suffit amplement.

 Peu à peu, les différentes scènes de la Bible se créent devant nous et font de ce roman historique très bien documenté un livre très intéressant.


De Zacharie et Jonas : évolution de la technique et des coloris

 

Le prophète Zacharie

Michel Ange a commencé les fresques du plafond  par la partie située au-dessus de la porte d'entrée de la chapelle avec Le prophète Zacharie. Il a terminé par la partie située au-dessus de l'autel, près du mur du Jugement dernier qu'il peindra plus tard, avec le prophète Jonas qui témoigne de l'évolution de la technique du dessin, de la composition et des couleurs, au cours de ces années.

Le prophète Jonas

Des premières scènes aux dernières

 

L'ivresse de Noë

La première scène est L'ivresse de Noë trop classique, sans inventivité, aux coloris froids; la deuxième est le Déluge pour laquelle le peintre se reprochait d'avoir placé trop de personnages.

 

Le Déluge

Dans les dernières scènes, la création d'Adam, la création du soleil et des plantes,  la séparation de la lumière et des ténèbres, Michel Ange est arrivé à l'apogée de son art et maîtrise la fresque plus qu'aucun  artiste ne l'a jamais fait !


Michel Ange  : Dieu créa le soleil et les plantes


(Détail)  Michel Ange  : Dieu créa le soleil


Voir aussi dans mon blog : Rome la chapelle Sixtine redécouverte par Robin Richmond  

mercredi 5 avril 2023

Sirpa Kähkönen : Ville au coeur de pierre

 


 

En 1918 a lieu en Finlande -qui est en train de conquérir son indépendance - une guerre civile qui oppose les blancs, conservateurs nationalistes, bourgeoisie et classe moyenne, et les Rouges composée d’ouvriers et de paysans. Les Rouges perdent et sont enfermés dans ces camps de prisonniers où règnent famine, maladies, sévices et humiliations. 39 000 personnes périssent pendant cette guerre. 

Voir  : Kjelle Westö : Un mirage finlandais
 

Saint Pétersbourg : palais de l'Ermitage

 

C’est lorsque son mari Ilia sort de ce camp en 1922 que Klara décide de partir avec lui en Russie, à Saint Pétersbourg, pour trouver la liberté. C’est ainsi que commence le roman de Sirpa Kähkönen : Ville au coeur de pierre. Le titre joue sur les mots, cette ville tour à tour Petrograd, Saint Pétersbourg, est la ville arrachée aux marais par le tsar Pierre le Grand, la ville de Pierre, avant de devenir Léningrad à la mort de Lénine en 1924. Et par la suite, la ville au coeur de pierre ou Klara va perdre ses illusions.

Klara, est la narratrice de la première partie Petrograd I et deuxième partie du roman Leningrad II. Quand elle arrive à Petrograd, la misère, le désordre règnent. La Révolution a emporté avec elle toutes les structures, le bouleversement est total et laisse tout à faire, tout à entreprendre, tout à construire pour espérer des jours meilleurs et il faut du coeur à l’ouvrage !  Klara n’en manque pas. Tout en s’intégrant dans un petit groupe d’exilés finlandais, en s’entourant d’amis, elle s’occupe des enfants de rue, orphelins, misérables, affamés et malades, vivant de vols, de prostitution, couchant dans des caves insalubres. Klara a  foi en la Révolution, elle croit au progrès et ne se ménage pas.

"Dans ma confusion, je chantais tantôt en finnois tantôt en russe - les mots semblaient m’échapper -, j’étais émue et je pensais quelque chose comme : ces enfants verront le jour où l’esclavage, la faim, l’oppression auront disparu, où la fraternité entre les hommes sera réelle et banale et non plus le rêve d’une poignée de gens."

Mais elle est déjà consciente des failles du système. Pour nourrir la ville, l’armée réquisitionne le bétail, les récoltes des paysans qui, bientôt, réduits à la misère, sont obligés de laisser partir leurs enfants à la ville, ceux-ci venant grossir le flot incessant d’enfants des rues. C’est la révolution elle-même qui nourrit ses propres faiblesses. C’est ce qu’explique son beau-frère Lavr qui s’est d’abord engagé dans l’armée rouge pour défendre la révolution :

« Tu sais contre qui nous dirigeons nos armes en premier ?
Contre les ouvriers et les paysans. Ceux pour qui tu as fait la lutte des classes en Finlande. Nos propres ouvriers, nos propres paysans. L’ouvrier gréviste qui se crève à un boulot de misère, le paysan à qui on saisit sa récolte jusqu’au dernier grain. »

Les Bourgeois et, parfois, les profiteurs, il y a en a encore dans cette société comme partout ailleurs. Ainsi ceux, hommes d’affaires qui ont servi le tsar, continuent à faire fortune et à jouir de privilèges, belles maisons, riches vêtements, voyages, spectacles et fêtes. On les laisse faire ! Du moins tant qu’on a besoin d’eux ! Parmi eux Henrik et l’amie de Klara, Ielena, jeune et jolie finlandaise ambitieuse qui épouse Henrik.
Mais c’est à la mort de Lénine que peu à peu les choses se gâtent, le conformisme et l’autoritarisme se renforcent, la surveillance des moindres faits et gestes, la suspicion aussi. Les finlandais sont accusés d’espionnage. Chacun se méfie du voisin et n’ose exprimer à voix haute sa pensée. Torture, disparitions, exécutions sommaires. Klara, elle-même est suspecte : n’a-t-elle pas fait chanter à ses enfants un poème de Maikowsky  sur la Russie « pays d’abricots et de puces »?

Les autres parties du roman de III à la partie V qui va jusqu’après la deuxième guerre mondiale devant Leningrad assiégée par les Allemands, donnent d’autres points de vue et éclairent les autres personnages, Dounia et Guénia, les enfants adoptifs de Klara, Ilia son mari, Henrik et Ilena, Tom, Choura, Galkin. Tous ces personnages tournent autour de Klara et leurs faiblesses, leurs compromissions, parfois, mettent en valeur la beauté et la pureté du personnage. On voit comment elle a idéalisé ses amis sans voir leurs défauts, leur égoïsme, elle a donné tout son amour, toute sa force aux enfants, à ses amis et à la croyance en une vie meilleure. 

Le récit se fait celui du désenchantement, de la fin du rêve :

Je voulais savoir comment on peut vivre sans joie et sans espoir demande Ielana.
« La prison te l’apprend, dit Galkin. La prison, c’est le meilleur creuset pour faire des hommes nouveaux. Il n’y a rien de tel. »


Encore un beau livre sur un sujet historique intéressant dans une langue pleine de nostalgie et avec un personnage féminin très fort.

jeudi 30 mars 2023

Alena Mornstajnova : Hana

 

  La première partie du roman Hana de Alena Mornstajnova, écrivaine tchèque, a pour titre :  Moi Mira et se situe entre 1954 et 1963.  Mira raconte son histoire en commençant par cette date 1954, jour d’anniversaire de sa mère, Rosa, où ses parents, son frère et sa soeur, sont victimes d’une épidémie de thyphus qui les tuera, épidémie liée à l'eau souillée d'un puits.  Elle est épargnée par la maladie et la petite rebelle fait connaissance de la solitude et de la douleur de l'absence mais aussi de la culpabilité, sachant qu'elle ne doit la vie qu'à sa désobéissance et à la punition qui s'ensuivit.. 

Il n’y avait plus personne pour m’interdire de monter au grenier, de descendre à la cave ou d’aller du côté de la rivière. Personne pour m’aimer.

Elle est d’abord recueillie par Ivana Horackova qu’elle ne connaît pas mais qui se prétend amie de sa mère. Pourquoi cette étrangère s'occupe-t-elle de la fillette ? Cette dernière doit compter sur les réticences de Jaroslav Horacek, le mari d’Ivana, qui n’est pas ravi de l’accueillir chez lui et sur l’animosité des enfants, Ida et son frère Gustav. Mais un jour, sa tante Hana vient la chercher. Or, cette femme est étrange, bizarre, sans que la fillette comprenne pourquoi. 

Moi j’avais peur de tante Hana. Elle restait assise sur une chaise comme un grand papillon de nuit tout noir, le regard fixe.

Le récit se termine à l'époque du mariage de Mira, sa grossesse et son installation dans l’ancienne maison de ses parents. Il a pour toile de fond la vie dans la démocratie populaire tchèque, les défilés obligatoires pour célébrer l’anniversaire de l’URSS ou du 1er Mai,  et la nécessité de se taire quand on est en désaccord, ce que son mari va apprendre à ses dépens : 

Il n’avais pas compris qu’il pouvait penser certaines choses, mais en aucun cas de les dire à haute voix ou les écrire.

La deuxième partie se situe entre 1933 et 1945 et s’intitule : Ceux qui m’ont précédée  

Mira y découvre  à travers ceux qui l'ont précédée, tout ce qui échappait à sa compréhension lorsqu’elle était enfant. La mort des membres de sa famille juive dans un camp de concentration, le retour d’Hana, seule survivante, les liens qui existaient entre Hana et les Horacek. Elle apprend comment sa mère, Rosa, a échappé à la déportation. C’est ainsi que ce second récit vient éclaircir les zones d’ombre qui existaient dans le premier récit.

La troisième partie donne la parole à la tante : Moi Hana de 1942 à 1963 et présente des évènements que nous connaissons mais sous un point de vue différent, celui d’Hana et le récit prend alors toute sa forme, toute son ampleur tragique. Hana n’est pas seulement marquée par la déportation, elle est en proie à la culpabilité, se jugeant coupable à deux reprises de la mort de sa famille. Pourtant, et bien qu’elle ait des difficultés à l’exprimer, c’est l’amour qu’elle ressent pour Mira et, plus tard, pour le fils de celle-ci, qui va la tirer du côté de la vie.

Des souvenirs viennent toujours me rendre visite. Il y a en a encore beaucoup de pénibles, mais il y en a de plus en plus qui me donnent envie de vivre.

Hana est un beau roman, aux personnages attachants et dont on suit la vie avec intérêt.  L'antisémitisme, la déportation et l'holocauste sont évidemment au centre du récit mais, au-delà, le roman raconte l'histoire d'une famille sur plusieurs générations :  les arrière-grands parents de Mira, des juifs très pratiquants ; ses grands-parents : Elsa Helerova et Ervin Heler, ce dernier s'éloignant de la religion, et leurs filles, Hana et  Rosa ; ses parents Rosa et Karel Karasek. A travers eux, ce sont trente ans de l'Histoire du pays, traversé par une guerre mondiale, qui nous sont présentés. Enfin, Hana est une histoire d'amour et d'amitié trahies mais cette trahison a des conséquences terribles.  L'un des thèmes principaux du livre est d'ailleurs la culpabilité, sentiment partagé à des degrés divers et pour des raisons différentes par Hana, Ivana et Mira. La construction à plusieurs voix et en trois parties qui se chevauchent et s’éclairent alternativement donne densité et force à ce récit tragique raconté dans une langue sobre et limpide. 

Hana prix du livre tchèque en 2018

LC  avec Eva, Fabienne  

 



 

samedi 4 mars 2023

Jurica Pavicic : L'eau rouge

 

Jurica Pavicic :  L'eau rouge.  Ce 23 Septembre 1889, Silva qui va bientôt avoir dix huit ans disparaît. Rien ne sera plus comme avant pour ses parents Vesna et Jakov, pour son frère jumeau Mate et pour Gorki Šain, le policier chargé de l’enquête. Tous vont mettre leur espoir, leur énergie pour la retrouver. Tous sont hantés par cette disparition et par l’échec de leurs investigations. Ils ne sont pas les seuls à voir leur vie bouleversée. Andrijan, le fils du boulanger, qui est le dernier à avoir rencontré Silva voit aussi sa vie basculer et même si rien n’est retenu contre lui il devient un paria dans le village.
L’enquête détermine des zones sombres dans la vie de Silva, des fréquentations dangereuses liées à la drogue. Enfin un témoignage permet de penser que la jeune fille s’est enfuie emportant son passeport et de l’argent. Mate n’abandonnera pourtant pas sa quête. Ce garçon sans histoires, gentil, sérieux, laisse tomber ses études pour prendre un travail qui, de voyage en voyage, le mènera très loin à la recherche de sa jumelle, dans des pays étrangers, détruisant au passage sa vie de couple.

Mais la Croatie est pris dans les remous de la guerre en 1991 et l’enquête policière s’estompe dans la tourmente : le départ des jeunes gens au combat, la mort, la destruction. L’ancien monde disparaît dans les ravages du conflit.
Le nouveau monde qui renaît des cendres n’est pas mieux que le précédent : à la dictature communiste succèdent les groupes capitalistes maffieux qui achètent des terrains à bas prix, exerçant pression et chantage. Ils créent des constructions hideuses qui gangrènent les côtes afin de recevoir les touristes allemands, hollandais, et bientôt de tous les pays européens. Quelle aubaine ! L’ère est au profit et à la pourriture capitaliste !

Le mérite de Jurica Pavicic a été de mêler étroitement l’intrigue policière - sans jamais l’abandonner puisque nous saurons le fin mot de l’histoire - à l'histoire de quelques hommes et femmes puis à l’Histoire collective. Une fin du monde, un bouleversement à la fois à l'échelle individuelle et à l'échelle de tout un peuple. Pavicic sait mieux que personne (je viens de lire un deuxième roman de lui) parler du temps qui passe, inexorable, irrémédiable, de l’effacement de la mémoire, de la mort qui emporte tout. 

Il en sort un livre fort, empreint de mélancolie et de désenchantement, un livre dont les personnages nous interpellent et qui nous fait découvrir les traumatismes d’un pays sacrifié à la tout puissance de groupes financiers.

L'Eau rouge s'est vu décerner cinq prix  :  en 2018 le prix Ksaver Šandor Gjalski du meilleur roman croate, et en 2019 le prix Fric de la meilleure fiction. Il a obtenu en 2021 le prix Le Point du polar européen et le prix Transfuge du meilleur polar étranger, en 2022 le prix Libra' nous.

Jurica Pavičić est un écrivain, scénariste et journaliste croate, né à Split en 1965. Il collabore depuis 1989 en tant que critique de cinéma à différents journaux. Il est l’auteur de sept romans, de deux recueils de nouvelles, d’essais sur le cinéma, sur la Dalmatie et le monde méditerranéen, de recueils de chroniques de presse...




mercredi 1 mars 2023

Jean-Claude Carrière : La controverse de Valladolid

 


Jean-Claude Carrière a écrit La Controverse de Valladolid en 1992. Le téléfilm avec Jean Louis Trintignant, Jean Pierre Marielle et Jean Carmet fut réalisé la même année.

 

 

La pièce de théâtre mise en scène par Jacques Lasalle a été créée au théâtre de l'Atelier en 1999. C'est cette pièce que j'ai lue pour découvrir le texte.

 


Jacques Weber était Bartolomé de Las Casas

Lambert Wilson : Sépulvéda

Le légat : Bernard Verley

Le supérieur : Jena Philippe Puymartin

Le colon Nicolas Bonnefoy / L'indien l'indienne Fredi Rojas/ Patricia Romero. Le bouffon Hassans dit Sasso. Le serviteur : Jean-Claude Gob. L'enfant indien en alternance Amadas Vias, Fiorella Arza. Jose Luis Lasluisa


La controverse de Valladolid



La Controverse de Valladolid a eu lieu en 1550 et en 1551 devant un collège d'ecclésiastiques à la demande de Charles Quint. Elle s'est faite autour des positions opposées de deux hommes d'église Bartolomé las Casas et Juan Gines Sépulvéda. Mais si leurs opinions sont divergentes comme nous allons le voir, il faut d'abord savoir qu'ils s'accordent, en religieux et en hommes de leur temps, sur deux points fondamentaux au départ :

1) Avec Aristote, ils sont d'accord pour dire qu'il y a des hommes nés pour être esclaves, d'autres pour dominer.

Sépulvéda : Aristote l'a dit très clairement : certains espèces humaines sont faites pour régir et dominer les autres.

2) Que tous les peuples sont nés pour être convertis au christianisme qui est une religion universelle ; c'est ce que veut le Christ.

Sepulvada : N'est-il pas établi, n'est-il pas parfaitement certain que tous les peuples de la terre, sans exception, ont été créés pour être chrétiens un jour ?

Le but de la controverse, après avoir admis que les Indiens ont une âme, est de déterminer si ce sont des esclaves « naturels », c'est à dire selon la théorie d'Aristote, s'ils appartiennent à une race humaine naturellement inférieure, des hommes nés pour obéir, ce qui justifie la guerre de conquête, l'esclavage et la conversion par la force. C'est la théorie de Sépuvélda. Ou si, au contraire, ce sont des hommes qui ne sont pas naturellement esclaves et donc qui doivent être libres et convertis par la douceur. C'est ce que pense Las Casas et c'est pourquoi il refuse le mot « conquête »« Il évoque pour moi des entrailles éparpillées, des terres volées, des militaires triomphants. Je préfère «évangélisation», « civilisation.» Il préconise la conversion par la persuasion et l'exemple du Bien.

Que peuvent-ils penser d'un Dieu que les chrétiens, les chrétiens qui les exterminent, tiennent pour juste et bon ? affirme Las Casas

Sépulvéda répond:

Ces indiens sont des sauvages féroces ! Non seulement il est juste mais il est nécessaire de soumettre leur corps à l'esclavage et leur esprit à la vraie religion !

On ne sait pas si ces deux hommes se sont réellement rencontrés pendant la controverse et ont débattu en public. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ont échangé des lettres et se sont opposés dans leurs écrits et que c'est sur les textes de chacun d'entre eux que le débat s'est engagé. Jean-Claude Carrière tranche en les mettant face à face dans son livre car s'il se tient au plus près de la vérité historique, ce qui est important pour lui, c'est la vérité dramatique. La pièce de théâtre retient donc ce face à face.

Bartolome de las Casa

 

Frère Bartolomé las Casas

Bartolome de las Casas (1484_1566) est un dominicain. Il a d'abord exploité une encomienda  avec des esclaves sur l'île d'Hispaniola puis de Cuba où il était aumônier des troupes espagnoles, ce qui l'a enrichi. En 1514, un verset de l'Ecclésiaste lui fait prendre conscience de l'indignité de la colonisation et de l'horreur de l'esclavage des indiens maltraités et convertis de force au christianisme.

Certes Bartolomé las Casas a d'abord profité de la colonisation des terres nouvelles par les Espagnols mais sa conversion est celle d'une homme de cœur, sincère, horrifié, luttant de toutes ses forces pour sauver les peuples autochtones. C'est pourquoi il parle avec émotion, indignation de la cruauté des Espagnols, des atrocités commises « de ce spectacle d'horreur et d'épouvante ». Il dénonce le génocide de cette population soumise aux pires exactions.

J'ai vu des espagnols prendre la graisse d'Indiens vivants pour panser leurs blessures ! Vivants ! Je l'ai vu ! J'ai vu nos soldats leur couper le nez, les oreilles, la langue, les mains, les seins des femmes, oui, les tailler comme on taille un arbre ! Pour s'amuser ! Pour se distraire !

Dès lors, depuis cette conversion, il ne cessera de lutter pour les indigènes et rédige à l'intention de Charles Quint un réquisitoire contre la colonisation des peuples d'Amérique latine  : Très brève relation de la destruction des Indes. Il soulève la grave question de la responsabilité des Espagnols et dénonce leur cupidité et leur cruauté.

Depuis, c'est tout ce qu'ils réclament ! De l'or ! De l'or ! Apportez-nous de l'or ! Au point qu'en certains endroits les habitants des terres nouvelles disaient : Mais qu'est-ce qu'ils font avec tout cet or ? Ils doivent le manger ! Tout est soumis à l'or, tout ! Ainsi les malheureux Indiens sont-ils traités depuis le début comme des animaux privés de raison.

Dès la conquête, sur ordre de Cortez, on les marquait au visage de la lettre G, au fer rouge, pour indiquer qu'ils étaient esclaves de guerre. On les marque aujourd'hui du nom de leur propriétaire.

    Juan Gines de Sepulvada (1490_1573)

Juan Gines Sépulvéda

Juan Gines de Sepulvada (1490_1573) est lui aussi un  homme d'église espagnol. Il devient prêtre en 1537. Il a fait ses études dans les universités de Cordoue et Bologne et s'est spécialisée dans la philologie. Ses oeuvres Histoire de la conquête du Nouveau Monde et Des Justes causes de la guerre font de lui le défenseur de la colonisation et de l'esclavage.

On tressera des couronnes à l'Espagne pour avoir délivré la terre d'une espèce sanguinaire et maudite. Pour en avoir amené certains au vrai Dieu. De leur avoir appris tout ce que nous savons. Et surtout, on reconnaîtra nos efforts pour faire apparaître la vérité !

On notera que Las Casas est un homme d'action, un voyageur, il est le seul qui dans la l'assemblée connaît les Indiens alors que Sépulvéda est un homme d'étude, qui n'est jamais allée aux Amériques. Il est chroniqueur de l'empereur et précepteur de l'Infant, le futur Philippe II d'Espagne. Seul Las Casas connaît le Nouveau Monde, lui seul connaît bien les Indiens. Sépulvéda parle donc des Indiens par ouïe dire et prête foi parfois aux rumeurs les plus fantaisistes, légendes et croyances sans fondement. Il fait preuve de préjugés.  Ainsi, il dénie aux indiens l'intelligence, les connaissances techniques, l'accès à l'art. Or Cortez lui-même en arrivant à Mexico a écrit au Roi qu'il n'a jamais rien vu d'aussi beau et d'aussi grandiose même en Espagne !

Le sauvage n'a pas le sens du beau, nous le savons. Esclave de naissance, l'accès à la beauté lui est par nature interdit.

Las Casas rétorque en montrant que, bien que païens, les indiens ne sont pas des hommes inférieurs mais des êtres intelligents, organisés en état. Ils montrent leur supériorité dans de nombreux domaines et ceci même sur la civilisation espagnole.

Et leur système d'irrigation ? Et leur écriture ? Et leur arithmétique ? Et leur habileté dans le dessin ? Et leur avancée dans la médecine, où ils savaient mieux lutter que nous contre la douleur ! Et leur connaissance du ciel, leur calendrier qu'on dit plus précis que le nôtre !

*

Las Casas a proposé une réforme au roi en commençant par demander la suppression des encomiendas, terres livrées aux colons avec ses habitants qui deviennent esclaves, il pose la question de la reconnaissance de ceux-ci comme hommes libres travaillant pour un salaire. Mais comme ces propositions vont à l'encontre des intérêts des colons et de la couronne d'Espagne, outre que ces nouvelles lois n'ont pas été appliquées la plupart du temps, cette défense des Indiens aboutira à une autre iniquité : l'esclavage des noirs pour travailler dans les colonies espagnoles d'Amérique !





dimanche 12 février 2023

Alexis Jenni : La conquête des îles de la Terre Ferme

 

Le livre passionnant d'Alexi Jenni La conquête des îles de la Terre Ferme laisse la parole à un narrateur fictif, Juan de la Luna, qui raconte son histoire. C’est par un long retour en arrière que celui-ci, vieillissant, présente d’abord son enfance, celle d’un fils d’Hidalgo d’Estramadure presque aussi pauvre que ses paysans mais pétri d’orgueil et nourri de chevalerie. Un jeune garçon qui multiplie frasques et sottises avec les garnements de son âge, puis est envoyé dans un monastère où il apprend à aimer la lecture et où il devient presque moine. Presque, oui, car le voilà qui s’enfuit pour suivre une femme mariée, pècheresse tentatrice. Enfin, envoyé au diable, c’est à dire à Cuba, par le vieux mari de sa maîtresse, notre héros fait connaissance de Hernan Cortès et son récit finit par rejoindre la grande Histoire : celle de la conquête de l’empire aztèque. Le jeune homme que Cortès appelle Innocent  - et c’est vrai qu’il a encore l’innocence d’une jeunesse préservée de la violence dans un monastère -  devient son secrétaire et mieux son historien. 


Hernando Cortes (wikipedia)

Las de végéter dans cette île où il ne voit pas la couleur de l’or, Hernan Cortez décide de partir en levant une armée hétéroclite, d’aventuriers, d'hidalgos désargentés, de paysans, d’artisans, plus rarement de vrais soldats de métier. Ils sont cinq cents au départ, renforcés par des esclaves noirs, tous galvanisés par l’énergie et les paroles de Cortès. Ce dernier est un chef né, il a le discours qui fédère et suscite l’enthousiasme, le charisme qui draîne les sympathies, une volonté qui ne plie jamais et une assurance qui en impose. Il saura aussi se montrer ferme, impitoyable et dur pour maintenir la discipline. Bien décidée à faire fortune, la petite troupe embarque sur des vaisseaux armés par le gouverneur de Cuba pour découvrir de nouvelles îles. Ils accosteront bientôt sur la terre ferme d'abord chez les Mayas,sur les côtes du Yucatan,  puis au Mexique, pour le plus grand malheur de ceux qui y vivaient. 

 

carte du voyage de Hernando Cortés

 
Et là, on est sidéré et l’on se demande comment une troupe aussi peu nombreuse et constituée pour ainsi dire de bras cassés, a pu vaincre un empire si immense, si puissant, si organisé, et détruire une civilisation millénaire aussi raffinée que brillante.

Certes, les Espagnols pouvaient passer pour des Dieux aux yeux des autochtones. Ils avaient des vaisseaux, des armures, des chevaux, des chiens de guerre, des canons, mais ceci en nombre limité alors qu’ils devaient affronter des milliers d’hommes, des combattants innombrables aux techniques de guerre éprouvées. Certes, les conquérants sont aidés par les épidémies qu’ils propagent dans tout le royaume et qui déciment les populations mais dont ils sortent indemnes. Leur cupidité ainsi que la ferme conviction qu’ils possèdent la vraie foi et qu’ils doivent christianiser ces peuples dans l’ignorance les fanatisent.  De plus, ils ne peuvent plus revenir en arrière. Et pour cela Cortés fait brûler les navires sur la côte du Mexique rendant impossible tout idée de retour. Ils n’ont plus qu’un choix : vaincre ou mourir ! 

Pourtant ce qui est décisif et lorsque Cortès s’en aperçoit il saisit sa chance, c’est que les Aztèques et leur empereur Montezuma ont des ennemis. Les populations qu’ils ont vaincues comme les Totonaques ou le  Tlaxcaltèques doivent leur payer de lourds tributs aux Mexicas en jeunes gens pour les sacrifices humains et en récolte. Or, jouer sur la division est le plus sûr moyen de vaincre. Des milliers de combattants viennent rejoindre les conquistadors.

 

Calendrier solaire aztèque

Alexis Jenni n’est pas sans manier l’ironie et c’est un des plaisirs du roman, quand il met face à face les mentalités des deux peuples, soulignant ainsi l’avidité, l’appât du gain qui mènent les uns et le curieux sens de l’honneur des autres qui au regard des européens est d’une grande naïveté. Ainsi le plan de guerre de Montezuma pour chasser les Espagnols, stratagème que tous ces conseillers considèrent comme imparable, est celui d’humilier les ennemis en leur faisant des cadeaux somptueux :

« Offrons le grand soleil d’or et la lune d’argent qui sont prêts depuis que les premiers signes sont apparus (…) Ils sont peu nombreux, ils sont pauvres, ils sont démunis, ils errent sur des rivages qui ne sont pas les leurs. Ils ne sauraient être à la hauteur de nos cadeaux, ils ne pourraient que s’humilier en nous offrant un présent. Honteux, troublés, répétant jusqu’à perdre le souffle des remerciements, incapables de combler une telle dette, ils partiront. Ou ils s’offriront d’eux-mêmes en sacrifice. »

Or plus les cadeaux sont luxueux, plus s’accroît au contraire l’avidité des envahisseurs !

Incompréhension totale entre deux cultures : lndignation vertueuse des Espagnols devant cette terrible religion aztèque qui pratique des sacrifices humains, offre le coeur et le foie à manger aux Dieux, verse le sang pour faire avancer la course du soleil ! Mais eux-mêmes, Espagnols, bons catholiques brûlent vif leurs ennemis sur des bûchers comme le pratique leur église, les pendent à un gibet ou les humilient, ce qui est bien pire pour les indiens que d'être mangé !  Les uns trouvent que tous ces dieux serpent, dieu soleil … sont grotesques et ridicules, les autres restent dubitatifs devant un dieu unique mais qui est trois, un dieu qui a une mère toujours vierge !
Enfin, entre les Espagnols qui tuent et anéantissent leurs adversaires pour faire table rase et s’emparer de tous leurs biens et les Aztèques qui ménagent leurs ennemis pour pouvoir les taxer, on comprend que malgré leur incommensurable supériorité numérique les perdants n’étaient pas à même de triompher.
Et puis il y a la leçon que reçoit Innocent auprès de son maître Cortés, on ne peut régner que par la terreur et l’émerveillement mais la terreur d’abord, la terreur ! Au risque d’y perdre son âme. Et le roman se clôt sur des personnages vieillissants et désenchantés qui ont perdu ce qu’il y avait d’humain en eux.

"Je sais bien ce que je suis devenu. La toute-puissance exercée par certains hommes sur d'autres qui en sont dépourvus les rend ignobles."

Ce roman nous dit l’auteur raconte une histoire vraie mais avec "les menteries qui sont au coeur de tout roman". Et après tout quand les historiens eux-mêmes ne sont pas d’accord, c’est finalement la version romanesque qui a raison !

Il en résulte un récit prenant, foisonnant, avec des personnages, qui, s’ils ne sont pas obligatoirement sympathiques, sont hauts en couleurs, pittoresques, truculents, parfois terrifiants, que cela soit du côté des envahisseurs mais aussi des Aztèques, un roman épique qui nous raconte une histoire pleine de cruauté, de mouvement, de violence, villages incendiés, population massacrée, amoncellement de cadavres, flots de sang. Il y a de grands moments dans cette épopée, comme lorsque les conquistadors arrivent devant la ville extraordinaire de Mexico-Tenochtitlan,

"On nous logea dans un palais, il était immense, il était pour nous. Il fallut pour ça traverser toute la ville, et une heure durant nous dûmes marcher dans les rues sans en voir le bout, sans que s'interrompe jamais l'alignement continu des maisons, des palais, des temples, entrecoupés seulement d'autres rues perpendiculaires, de jardins plantés d'arbres, de canaux où les indiens debout sur des barques allaient comme dans des rues."

et qu'ils prennent conscience de leur petitesse :

"La foule sur la chaussée était telle, et l’Empereur si spectaculaire, et ses guerriers si impressionnants, face à nous si seuls au milieu des eaux, que je me dis à cet instant-là, en regardant la ville colossale où nous nous apprêtions à entrer, que nous étions allées trop loin et qu’à force de jouer habilement avec de mauvaises cartes Cortés finirait par perdre; et ce jour était peut-être arrivé, ce serait aujourd’hui, ou alors demain." 

Episodes épiques aussi, celle de leur fuite nocturne après la mort de Montezuma et la bataille homérique qui s’ensuit ou encore le transport des bateaux à dos d’hommes à travers les montagnes et la dernière bataille. Le roman nous offre aussi une réflexion sur la violence de la colonisation espagnole qui a tout sacrifié à l’appât de l’or et à la prétendue supériorité de sa religion.

Merci Ingammic pour ce livre que j'ai beaucoup aimé ! ICI





dimanche 5 février 2023

Steinunn Johannesdottir : L 'esclave islandaise tomes 1 et 2


Tome 1

La 4e de couverture de L'esclave islandaise de Steinunn Jihannesdottir paru aux éditions Gaïa nous fait savoir que : "En 1627 aux îles Vestmann, au sud de l'Islande, le Raid des Turcs enlève 400 Islandais, vendus comme esclaves par-delà les mers du sud. »

C’est cette histoire que l’écrivaine Steinum Johannesdottir va nous raconter en prenant pour personnage principal l'une des femmes enlevées :  Gudridur. Pourquoi cette dernière ? Parce qu’elle a par la suite épousé l'un des plus grands poètes d’Islande, auteur de chants bibliques très appréciés, Hallgrimur, et ainsi sa vie est plus connue que les autres du moins après son retour.
Gudridur accompagnée de son fils est amenée à Alger où elle et ses compatriotes sont vendus sur la place du marché. Vêtus d’habits de laine sous une chaleur torride, après un voyage en mer épuisant, malades, séparés de leur famille, certains d’entre eux meurent dès les premiers jours et sont enterrés dans un petit cimetière qui existe toujours à Alger.

 C’est, pour Gudridur, l’apprentissage humiliant et terrible d’être ravalée au rang d'esclave et de vivre au service d’un riche dey, soumise à la fois sexuellement aux désirs du maître, et travaillant dur au service de la première épouse. Maladie, fièvre, coups de fouet, Gudrigur reste neuf ans esclave à Alger avant d’être rachetée par le roi danois Christian IV. Quant elle part, Gudridur doit laisser son fils là-bas. Converti à l’Islam, élève dans une école coranique, il n’a pas été racheté. 


Tome 2 : le retour


Le voyage de retour à travers la Méditerranée, puis sur les routes de France et en mer jusqu’au Danemark sera tout aussi éprouvant. S’ajoute aux souffrances physiques, l’angoisse de ceux qui reviennent sans savoir si leurs conjoints les auront attendus, ni s’ils sont morts, ni si ceux qui sont restés au pays les accepteront après leur séjour chez les barbaresques. 

L'intérêt du roman réside dans la description des voyages et de la vie dans les deux pays. Steinunn Johannesdottir  rend sensible le contraste frappant qui existait entre les deux civilisations : l’Islande, ses chaumières basses, enfumées, obscures, en terre battue, ses feux de tourbe qui fument et empuantissent l’atmosphère, le froid, les vents incessants, la neige, les tempêtes et la difficulté de la lutte pour la survie. De pauvres marins partent et souvent meurent en mer pour assurer la subsistance de la famille.
Alger, la belle, toute blanche sur la colline, le soleil avec le bleu du ciel et celui de la mer, les palais de mille et une nuits où Grudidur est enfermée comme esclave, avec ses fontaines, ses fleurs, ses fruits cueillis sur l’arbre, sa végétation luxuriante et ses bains, le hammam, un luxe extraordinaire. La vie de l'esclave dépend du maître; il peut être dur et maltraitant et les châtiments sont parfois horribles. L'un des compatriotes de Grudidur a eu le nez et l'oreille coupés pour s'être trompé de puits. Par contre son amie épouse un dey et préfère se convertir pour s’intégrer dans la société.  

Un autre thème est celui de la religion, celle rigoriste et sévère des Islandais protestants. Les mentalités sont bien observés. Gudridur lutte pour conserver sa foi qui la soutient et l'empêche de sombrer dans le désespoir. Mais cette religion puritaine fait naître un sentiment de culpabilité et de faute quant à sa vie dans le harem.

L'esclave islandaise est un roman d’aventures mais aussi un roman historique. L’écrivaine s’est rendue en Algérie, pour connaître la ville, les lieux où étaient vendus les esclaves, le cimetière des Islandais. Elle a refait le chemin du retour emprunté par les esclaves libérés. Elle s’appuie sur des recherches solides, des documents originaux comme, entre autres, la lettre écrite par Gudridur à son mari quand elle était prisonnière, celles envoyées au roi Christian IV par les Islandais, les récits racontés par ceux qui ont été libérés, les nombreux écrits suscités par cette terrible histoire depuis le XVII siècle les cartes, gravures, documents … et le reste est laissé à l'invention, à l'imagination, il s’agit d’une fiction intéressante et agréable à lire.


 

mercredi 1 février 2023

Mario Vargas Llosa : Le rêve du celte

Roger Casement

Le rêve du celte de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa raconte l’histoire de Roger Cassement, né à Dublin et dont le berceau familial se trouvait dans le comté d’Atrim, au coeur de l’Ulster. Surnommé « Le Celte », converti au catholicisme, religion de sa mère, il a personnifié la révolte des indépendantistes  irlandais.
Emprisonné pour avoir coopéré avec les Allemands sur lesquels il voulait s’appuyer pour mener à bien l’indépendance de l’Irlande, il  est accusé de complot contre l’Angleterre et n’échappe pas à la vague de répression qui a eu lieu, après l'insurrection d'Avril 1916, une répression si féroce que les irlandais ont appelé cette terrible période « les Pâques sanglantes ».
Roger Casement sera-t-il lui aussi condamné à mort ? La campagne de dénigrement menée contre lui après la découverte de ses carnets intimes cherchant à salir  sa vie privée fera-t-elle pencher la balance du côté de ceux qui réclament sa mort ?

Ce sont les questions qui se posent en début de roman, et pendant que la Grande-Bretagne statue sur son sort, nous faisons un bond en arrière dans le passé de Roger Casement.  Une première partie est intitulée Congo.

Congo

Léopold II roi de Belgique

Roger Casement était consul de la Grande-Bretagne quand il entreprit en 1903, mandaté par son gouvernement, la remontée du Congo pour aller enquêter sur la situation des indigènes dans les régions reculées du Congo belge que l’Europe avait attribué à Léopold II, roi de Belgique.

Henry Shelton Stanley

Avant cette mission, Roger Casement avait travaillé huit ans en Afrique, à partir de 1884 dans l’expédition de Henry Morton Stanley* puis de Henry Shelton Sanford en 1886, ce qu’il regrettera toute sa vie. Lui qui était un fervent partisan de la colonisation, pensant sincèrement, que celle-ci apporterait la civilisation et la prospérité aux autochtones « par le biais du commerce, du christianisme et des institutions sociales et politiques de l’Occident » , « il voulait oeuvrer à l’émancipation des africains et en finir avec leur retard, leurs maladies et leur ignorance » ; lui qui, dans son enfance éprise d’aventures et de grandeur, avait admiré Stanley qu’il considérait comme un bienfaiteur des indigènes, déchante en découvrant qui est réellement cet aventurier !

Les choses que ces hommes rudes et déshumanisés racontaient de l’expédition* de 1871-1872  faisaient se dresser les cheveux sur la tête. Des bourgs décimés, des chefs de tribus décapités, leurs femmes et leurs enfants fusillés s’ils refusaient de nourrir les expéditionnaires ou de leur céder porteurs, guides et machettiers pour ouvrir des voies de passage dans la forêt. »

* première expédition de Henry Stanley

Son idéalisme va s’effondrer devant la réalité. En signant des contrats qu’ils ne savent pas lire, les chefs de tribus cèdent les terres à la Belgique, offrant sans le savoir une main d’œuvre gratuite, corvéable, que l’on fait marcher à la chicotte, cet « emblème de la colonisation », ce fouet fabriqué avec la peau de l’hippopotame, « capable de produire plus de brûlure, de sang, de cicatrices et de douleur que n’importe quel autre fouet…. »

Roger Casement, malade, épuisé par la malaria, enquête avec opiniâtreté sur les conditions de vie de ses travailleurs forcés et l’horreur qu’il ressent lui interdit, malgré sa mauvaise santé, de renoncer à collecter les témoignages qui prouvent les crimes, les sévices corporels, le travail épuisant, la misère, la faim car la population n’a pas le temps de cultiver la terre pour elle-même, la maladie, qui déciment la population autochtone. Et si les hommes ainsi réduits à l’esclavage cherchent à fuir, leurs femmes retenues comme otages subissent viols, tortures, et mises à mort. Chacun prélève, à des degrés divers, sa part d’une fortune basée sur l’exploitation de l’hévéa, l’or noir, producteur de caoutchouc qui enrichit la Belgique sans autre préoccupation humaniste. La population décimée est vouée à disparaître.  

Il ne cessera son enquête qu’après avoir publié son Rapport sur le Congo qui fit scandale et lui valut d’être considéré par les uns comme un héros, par les autres comme un pestiféré.

La seconde partie intitulée Amazonie

Amazonie

Génocide des indiens Huitotos source

Roger Casement va être à nouveau missionné pour une enquête sur les conditions de vie des indiens amazoniens travaillant pour La Péruvian Amazone Company, compagnie britannique dirigée par un homme d’affaire péruvien sans scrupule, Julio C. Arena. La compagnie, productrice de caoutchouc, à la frontière du Pérou et de la Colombie, laisse à des hommes de paille, brutes sans conscience, le soin d’exploiter les plantations d’hévéas du Putumayo sans se soucier des exactions et des crimes commis. Elle et son directeur sont intouchables pour des raisons économiques.

Cette fois encore, on touche le fond de l’horreur car si tout se répète comme au Congo, c’est avec encore plus de noirceur, de mépris pour la vie des indiens, et même une cruauté gratuite comme le pratique les chefs de comptoirs des caoutchouteries du Putumayo et en particulier Armando Normand de sinistre réputation, qui surpasse tous les autres et fait peur même à ses subordonnés..

Les « raids », c’est « Aller à la chasse aux indiens dans leurs villages pour qu’ils viennent recueillir le caoutchouc sur les terres de la Compagnie », le marquage des indiens comme des bestiaux, la demande de rentabilité à outrance, les punitions dégradantes et terrifiantes pour ceux qui ne tiennent pas le rythme, les représailles exercées sur les enfants, les décapitations, les mutilations, les tortures, les viols, annihilent toute volonté de rébellion. Les jeunes filles servent d’esclaves sexuelles aux dirigeants des plantations qui se constituent une sorte de harem. Quand le système d’exploitation est à ce point extrême, il détruit aussi bien le corps que l’esprit, c’est pourquoi les indigènes ne peuvent se révolter, toute volonté de même que l’instinct de survie sont abolis, explique  Casement.

Et, il s’indigne à la pensée que pendant que l’or noir assure la prospérité jusqu’au coeur financier de Londres : «  A l’autre bout du monde, au Putumayo, toutes les ethnies : Huitotos, Ocaimas, Muinanes, Nonuyas, Andoques, Rezigaros ou Boras se trouvaient en voie d’extinction sans que personne ne bouge le petit doigt pour remédier à cet état de choses. »

Malgré son épuisement physique et moral, les menaces de mort qui pèsent sur lui, Roger Casement et les autres membres de l’expédition réunissent tous les témoignages et les preuves des meurtres et des atrocités commises. Son rapport paru en 1911 fut sans grande efficacité. Les criminels incriminés dont Armando Norman s’enfuirent au Brésil où d’ailleurs ils retrouveront du travail, le gouvernement péruvien, malgré la pression de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, ne veut pas intervenir car la Compagnie est le seul frein qui empêche la Colombie d’envahir cette zone frontalière. Et Roger Casement dut repartir sur place au péril de sa vie pour à nouveau rendre compte de ce qui se passait. Cette fois, le rapport sur le Putumayo nommé Blue Book qu’il en rapporta fit un peu bouger les lignes et précipita la ruine de la compagnie mais le génocide resta impuni, nié, oublié, et le criminel Julio Arena élu au sénat.

Je viens de lire L'Attrapeur d'oiseaux de Pedro Cesarino, écrivain brésilien, où l'on rencontre à nouveau des Indiens du Putumayo  qui ont fui leur pays pour échapper aux violences. Un siècle après !
 

L'Irlande 

Le centre de Dublin bombardé pendant les Pâques sanglantes source

 

La troisième partie est évidemment l’Irlande où l’on voit comment cet homme qui avait été si longtemps consul de la Grande-Bretagne, annobli en récompense de ses missions, a pu éprouver une telle haine pour l’Angleterre jusqu’à préférer demander le soutien des allemands pendant la guerre de 1914 pour libérer son pays. C’est par une comparaison avec les peuples congolais et amazoniens que Casement en vient à considérer les irlandais comme des colonisés et à planifier la marche à suivre pour se libérer de cette oppression. Mais ses tentatives furent un échec. En attendant le verdict, il cherche à vaincre sa peur de la mort, se tourne vers la religion et Dieu. Le personnage du shérif et du prêtre, ainsi que de sa soeur Nina et sa cousine Gee, sont autant de personnages, secondaires, certes, mais beaux.
Le mérite, le courage et le dévouement de Roger Casement n’ont jamais été reconnus au XX siècle à cause de son homosexualité dans un pays comme l'Irlande extrêmement puritain. Ce n’est que progressivement qu’il a eu droit à une timide reconnaissance. Ce livre qui rétablit son combat contre la colonisation est non seulement un bel hommage mais aussi une lutte contre l’oubli des horreurs commises par la colonisation.


*Henry Stanley l’explorateur qui a retrouvé Livingstone.

Voir le billet de Ingammic sur Le rêve du Celte ICI

 

Je viens de rester une semaine sans internet (des travaux dans ma rue) et voilà que le câble vient d'être rétabli juste le premier jour du mois de Février, début du du rendez-vous consacré à la littérature des pays d'Amérique latine initié par Ingammic. ICI


 Et par la même occasion ma première participation au challenge sur les minorités ethniques toujours avec Ingammic.