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samedi 23 septembre 2017

André Gardies et Jacques Mauduy : Je t’écris du Gévaudan, ma Lozère





Le Gévaudan, ma Lozère




Le Gévaudan, ancien province française a servi de base pour la création du  département de la Lozère.
« Seules modifications : le canton de Saugues qui a été  rattaché à la Haute-Loire et les villes de Meyrueis et Villefort qui ont été intégrées dans la nouvelle découpe. On peut donc dire que Lozère et Gévaudan sont équivalents. Parler de l’un c’est parler de l’autre. » 

Les auteurs de Je t’écris du Gévaudan, ma Lozère, André Gardies et Jacques Mauduy,  ont réalisé une présentation originale de ce territoire cher à leur coeur, sous la forme d’une correspondance fictive.

André et Jacques reçoivent par l’intermédiaire d’internet un message de Roland. Tous trois sont amis d’enfance et ont passé leur jeunesse en Lozère avant de partir dans des directions différentes pour faire leur vie ailleurs. Si Jacques et André sont à présent retournés au pays, il n’en est rien de Roland installé au Québec. Il leur écrit pour avoir des nouvelles, curieux de savoir ce qu’il en est de la Lozère

« Tout cela existe-t-il encore ? Le relief en creux de la Lozère, sans doute, mais le reste, le patois, les vaches, la nourriture, les paysans ? je crois que le pays doit avoir bien changé. » 

Un voyage dans l’espace et le temps

Lozère

Cette lettre est le début d’un échange épistolaire qui va amener le lecteur dans un voyage dans l’espace à travers les différentes régions du département mais aussi dans le temps, du passé des enfants au milieu du XXème siècle, à celui des guerres de religion et des camisards, du Maquis de la dernière guerre au Moyen-Âge ou à l’époque romaine ou préhistorique.


Pierre plantée : menhir

Toutes les strates du passé se superposent, se succèdent ou se côtoient, dessinant une région complexe, nourrie d’Histoire et d’histoires, pour mieux expliquer le présent.

Ainsi, les guerres de religion ont scindé le pays en deux, d’un côté les protestants dans les Hautes-Cévennes lozériennes, bastion des Huguenots, de l’autre les catholiques dans l’Aubrac, la Margeride, le Causse, au nord. Les violents affrontements du passé ont laissé des traces qui, même de nos jours, sont loin d’être effacées. Pendant la révolution la partie cévenole fut « patriote » tandis que l’autre s’opposa aux révolutionnaires et défendit le clergé. Cette césure perdure entre le sud lozérien qui vote à gauche et le nord qui est de droite.

Le château du pape d'Avignon : Urbain V

Je ne peux que vous inviter à découvrir toute la richesse de cet échange épistolaire, pétri d’anecdotes amusantes ou nostalgiques, de souvenirs d’enfance qui parlent d’une paysannerie à l’ancienne presque disparue de nos jours, de légendes, mais aussi d’études historiques, d’analyses géographiques et géologiques entre la Lozère granitique et calcaire.

Des accents poétiques s’élèvent de ces pages face à la beauté des paysages si divers, face au passage des saisons :

La Margeride : « C’est mon pays rude, sauvage, ample et serein. Avec ses vallons blanchis pas les narcisses quand vient le mois de Juin, ses ruisseaux qui glougloutent en mille ramifications, ses genêts flamboyants au milieu des éboulis rocheux, ses épaisses forêts d’épicéas trouées de tourbières spongieuses et souples sous le pas, ses vastes herbages que balaie la « Traverse » et sur lesquels court la neige quand arrive Novembre. »

 et souvent résonnent les mots chantants et pittoresques de la langue d’Oc : les capitelles, les chazelles, les faïsses, les bancels…

Et le vent ? et le vent qui bouffe (souffle) 15 mois sur 12 ? « Moi c’est la bise noire qui me contrarie! » «  Moi, le Tumelo (la tourmente) ! » « Oh! mais moi c’est le Marin ! Le Marin y bouffe, y bouffe et quand ça s’arrête, pleuou, pleuou, (il pleut) et puis la Traverse (le vent du nord) qui s’y met !

 et les rêveries de l’enfance qui le disputent à l’oeil du géographe apportent un regard neuf à l’ensemble
 
« Tout petit j’entendais la tante me dire : «  Regarde l’Aigle Oual ! « Je regardais dans la  direction de son doigt; parfois je le voyais l’Aigle Oual dansant dans le ciel cette danse circulaire qu’imitent les indiens, et lorsqu’il plongeait derrière l’Eschino d’Ase, mon coeur bondissait. Est-il heureux, l’Aigle Oual, maître du ciel, des Montagnes Rocheuses et des plaines. C’est que nous étions abreuvés d’histoires d’aigles tout autant que d’histoires de loups. Mais moi, je dansais avec les Aigles. (…)
Quelle tristesse lorsque j’ai compris que l’Aigoual n’était pas cet Aigle Oual, cette tache de liberté volant dans le ciel, mais cet amas de pierres barrant l’horizon. »

Le livre présente de plus une riche iconographie et des cartes de géographie qui permettent d’arpenter le pays avec les auteurs tout en sachant exactement où nous sommes : Margeride, Aubrac, Causse Sauveterre- Lot-Allier, Causse Méjean-Tarn, Cévennes…
 
Une ancienne ferme devenue maison secondaire


Ce livre original, d’un abord aisé malgré son érudition, plaira à tous ceux qui aiment la Lozère et à tous à ceux qui veulent la comprendre par ses paysages, son histoire mais aussi dans son âme profonde. A découvrir !

Les auteurs


 André Gardies, spécialiste de cinéma, est l’auteur de nombreux romans, enracinés dans le pays languedocien, cévenol et lozérien. En Gévaudan, il réside en Margeride.



Jacques Mauduy, géographe, historien, cartographe des Camisards, a inventorié et publié l’ensemble des monuments aux morts des pays catholiques et huguenots de la Lozère. En Gévaudan, il vit sur le versant nord du Bougès.

jeudi 21 septembre 2017

Lola Lafon : Mercy Mary Patty



Dans les années 70, les Etats-Unis sont agités par des mouvements contestataires violents sur fond de guerre du Vietnam. Je me souviens, par exemple, des Panthères noires dont faisait partie Angela Davis. Dans Merci, Mary, Patty, Lola Lafon explore le cas de Patricia Hearst, fille d’un magnat de la presse américaine, qui fut enlevée en 1974 par les membres du ALS (symbiose Libération Army : Armée de libération symbionaise) mouvement armée de la gauche révolutionnaire. Toute la population s’émeut et Patricia, blanche et innocente jeune fille, devient le sujet préféré de la presse jusqu’au jour où elle passe du côté de ses kidnappeurs et braque une banque avec eux.

Patricia Hearst

A travers ce récit Lola Lafon s’interroge : qu’est-ce qui peut être à l’origine de ce revirement ? Comment expliquer qu’un jeune fille socialement privilégiée puisse rompre avec son milieu, son clan familial, ses valeurs, pour épouser la cause de ses ravisseurs ? Dans cette quête, l’auteure associe à Patricia les figures de deux autres « victimes »  :  Mercy Short en 1690, Mary Jamison en 1753 qui, comme Patricia, préfèreront leur société d’adoption (les indiens) et seront alors considérées comme des ennemies voire des malades.
Car le corollaire de leur choix est le suivant  : elles cessent d’être victimes et s’attirent la haine de des bien-pensants, de ceux qui détiennent le pouvoir et deviennent un scandale que l’on souhaiterait effacer de la surface de la terre. Patricia est vue comme une icône par la jeunesse qui l'admire. Elle est alors dangereuse pour l’ordre social et le pouvoir établi.
 Patricia Hearst à son père : "Dis leur papa, que les vulnérables et une grande partie de la classe moyenne, tous seront au chômage dans moins de trois ans et l’élimination des inutiles a déjà commencé. Dis la vérité au peuple. Que le maintien de l’ordre et des lois sont l’occasion de se débarrasser des éléments prétendument violents, moi, je préfère dire lucides, conscients. J’aurais dû me douter que toi comme les autres hommes d’affaires, vous êtes parfaitement capables de faire ça à des millions de personnes pour conserver le pouvoir, tu serais prêt à me tuer pour les mêmes raisons. Ca prendra combien de temps aux blancs de ce pays pour comprendre que ce qu’on fait aux enfants noirs arrive tôt ou tard aux enfants blancs."

Le roman de Lola Lafon soulève donc des thèmes passionnants traités avec subtilité, dans toute leur complexité.

Patricia Hearst : son nom de guerre Tania
Si Mercy et Mary ne sont que des traces dans le roman de Lola Lafon, le cas de Patty est longuement analysé. L'écrivaine fait entrer dans le récit un personnage imaginaire, Gene Neveva, professeur américain venue enseigner en France, dans les Landes. Chargée par l’avocat de la famille Hearst de témoigner au procès de Patricia pour innocenter la jeune fille, elle doit défendre la thèse du lavage de cerveau qu’aurait subi la prisonnière sous l’influence de ses ravisseurs.  Pour l’aider à éplucher les dossiers qui concernent l’affaire, elle engage une jeune française Violaine. Celle-ci en lisant les lettres de Patricia et en écoutant ses discours portera un regard neuf et dérangeant sur les raisons de la rupture de Patricia avec son milieu d’origine.
Car, bien sûr, dire que Patricia a opté pour la cause révolutionnaire de son plein gré est dérangeant; elle a eu le regard dessillé par la misère qui régnait autour d’elle et dont elle n’avait jamais eu conscience. Dire qu’elle a reconnu dans ses parents des personnes qui ne raisonnent que par et pour l’argent même lorsqu’il s’agit de leur fille est déplaisant. Dire qu’elle a pris le parti du pauvre, de l’opprimé est gênant aussi. Même de nos jours, à propos de Patricia, l’on opte pour une explication qui satisfait tout le monde en évoquant le syndrome de Stockholm !

"J’ai changé; j’ai grandi. J’ai pris conscience de pas mal de trucs et je ne pourrai jamais retourner à ma vie d’avant; ça a l’air dur, mais au contraire, j’ai appris ce qu’est l’amour inconditionnel pour ceux et celles qui m’entourent, l’amour qui vient de cette certitude que personne ne sera libre tant que nous ne serons pas tous libres."

J’ai beaucoup aimé cette analyse qui se présente comme une enquête où l’on avance à petits pas, en déchiffrant des archives, en lisant des lettres, en étudiant des photos, en recoupant les témoignages mais aussi en écoutant son intuition.
Les personnages de Gene Neveva et de Violaine sont complexes, bien campés, Lola Lafon a l’art du portrait et la structure du roman est basée sur cette transmission de personnage à personnage, de Gene à Violaine, de Violaine à la narratrice Lola. La multiplicité des points de vue évite une réponse trop simple à  une question qui ne l'est pas.
Pourtant, malgré ces qualités, j'ai trouvé que ces personnages fictifs, aussi crédibles soient-ils, faisaient tort au personnage central, Patricia. C'est le petit bémol de ma lecture, cette écriture en ricochets qui détourne du sujet, ce "vous" qui s'adresse à Gene et établit une distance. J'ai préféré le face à face direct et parfois conflictuel qui réunissait ou opposait Nadia Comencini et l'auteure dans La petite communiste qui ne souriait jamais.

Ceci dit,  il y a des moments puissants dans ce roman, celui par exemple où le FBI et les forces spéciales de police prennent d’assaut, avec une violence inouïe, la maison des révolutionnaires sans avoir évacué les habitants du quartier, exposant des enfants, des femmes et des hommes innocents. Mais peu importe, ils sont noirs et pauvres !
Ce qui me plaît dans les romans de Lola Lafon c’est qu’ils vont toujours plus loin que l’histoire qu’ils racontent, ils partent du fait divers pour dénoncer une époque, un milieu social, une idéologie, ils interrogent l’individu pour révéler le mal enfoui sous des dehors policés. Ici, dans Merci, Mary, Patty, la violence de la société américaine et du capitalisme laisse les exclus dans le dénuement.
C’était le cas avec La petite communiste... et cela s’avère aussi avec ce roman de la rentrée littéraire 2017 :  Mercy, Mary, Patty.


Voir les billets de Hélène qui a rencontré Lola Lafon ICI et ICI

mardi 19 septembre 2017

Karin Serres : Monde sans oiseaux



Il paraît qu’autrefois certains animaux traversaient le ciel grâce à leurs ailes, de fins bras couverts de plumes qui battaient comme des éventails. Ils glissaient dans l’air, à plat ventre, sans tomber, et leurs cris étaient très variés. Ils étaient ovipares, comme les poissons ou les lézards, et les humains mangeaient leurs oeufs. On les appelait les « oiseaux ».
Comment décririons-nous un oiseau si nous n’en avions jamais vus ? Si nous n’en avions entendu parler que par ouï-dire? C’est ainsi que commence par cet instant de poésie triste et d’étrangeté le livre de Karin Serres dont c'est le premier roman : Monde sans oiseaux aux éditions Stock.


Bien sûr, le lecteur comprend que cette dystopie présente un monde de l’Après, un Après à goût de catastrophe que l’homme n’a pas su éviter mais qui signe une disparition des espèces et du monde ancien. Mais rien n’est dit vraiment si ce n’est par petites touches, et nous restons dans un entre-deux, un univers dont l’étrangeté nous frappe malgré la familiarité que nous en avons. Le fantastique s'y introduit au milieu du quotidien même si celui-ci n’est que le résultat de mutations malencontreuses commises par les apprentis-sorciers que sont les hommes! Ainsi ces petit cochons fluorescents amphibies qui servent de nourriture mais peuvent devenir des animaux de compagnie. Et que dire de ces maisons sur roulettes que l’on hisse sur le flanc de la montagne à mesure que l’eau avance !
Dans ce roman, la mort et la vie sont étroitement mêlées. Les morts du village enfermés dans des cages sont engloutis au fond du lac. Ce lac d’où vient la vie (la nourriture) mais dont la montée semble inexorable. Ce lac où l’on se noie, où l’on devient statue de glace par les hivers de grand froid. La description du cimetière sous-marin est absolument hallucinante car le style de l'auteure à l'art de faire surgir des images.

Dans ce monde rude, figé dans le passé, vit une petite fille rêveuse qui écrit des poèmes et nous retrouvons en elle nos rêves d'enfants : être Jo dans Les Quatre filles du Docteur March, pleurer en lisant la Ballade du roi des Aulnes. Mais... la banalité de ce monde s'arrête là et d'abord avec le prénom de l’héroïne : Petite Boîte d’os. Ce prénom donné par son père témoigne à la fois de la petitesse de l’homme mais aussi de sa grandeur, du cerveau qui lui permet de penser : « Nous ne sommes qu’un sac de flan mou dans une petite boîte d’os ! » . Une petite boîte d'os qui n'a pu empêcher l'irréparable car pendant tout le roman l'on a conscience de l'impossible retour en arrière et l'on se sent ému par cet univers en disparition.

Petite Boîte aime le vieux Jeff qui a fui le « déluge » et puis est revenu chez lui. C’est l’amour qui la maintient en vie, un amour fort, puissant, entier pour Jeff, son fils Knut, et aussi pour la nature omniprésente. Car la ville existe de l’autre côté du lac mais elle est encore plus âpre et plus cruelle.

Ce roman qui reprend un thème de science-fiction rebattu à notre époque surprend par son regard neuf, l’originalité du traitement. Il touche et émeut par sa nostalgie, son goût doux-amer qui au moment où l’on découvre toute la beauté de la nature nous fait savoir qu’elle n’est plus. Le style de l’écrivaine suggestif, plein de finesse, est à la fois poétique et réaliste, doux et violent. Un beau roman. A découvrir !

dimanche 17 septembre 2017

La Camargue patrimoine naturel et Joseph d' Arbaud : la bête du Vaccarès


 Salin-de-Giraud

Les salins de Camargue

Pour la journée du patrimoine nous avons amené notre petite-fille en Camargue à Salin-de-Giraud car la nature est aussi un patrimoine précieux. Là, un paysage pittoresque et surprenant s'offre à nous.

Située dans le delta du Rhône, près d'Arles, la ville exploite le sel depuis des temps anciens. Au XIX siècle deux entreprises se sont installées sur son sol. C'est ainsi que le paysage a été façonné par l'homme avec ses étiers qui amènent l'eau de mer jusqu'aux bassins, ses montagnes de sel qui vont du blanc en passant par le brun et le gris et cette fabuleuse couleur rose de de l'eau due à des algues.

Salin-de-Giraud
Salin-de-Giraud l'exploitation du sel
 Une réserve naturelle

Plus loin, les marais avec leurs plantes si particulières, salicorne, scirpe, jonc, sagne, tamaris, abritent des colonies d'oiseaux, flamands roses, cygnes, avocettes, hérons...




Cygnes

L'étang de Vaccarès et Joseph d'Arbaud

Et enfin l'immense étendue d'eau de l'étang de Vaccarès, le plus vaste de la Camargue, réserve nationale naturelle, nommé ainsi à cause des nombreuses vaches qui paissaient avant sur ses bords.

L'étang de Vaccarès
Et bien sûr, il a fallu que je raconte à ma petite-fille l'histoire (un peu arrangée, je ne m'en souvenais pas bien) de La bête du Vaccarès de Joseph d'Arbaud dont voici le résumé :

Dans la Camargue du Moyen-Age, Jacques Roubaud, gardian, rencontre une bête étrange, moitié chèvre, moitié homme, et douée de la parole. Ce faune chenu, peut-être le grand Pan lui-même, lui inspire, en même temps que de l'effroi, une bizarre amitié.
Chef-d'œuvre de Joseph d'Arbaud, dont l'ample prose lyrique sert admirablement la veine fantastique, la Bête du Vaccarès est aussi un conte plein de tendresse et de sauvagerie sur le vieillissement et la mort des mythes.







Joseph d'Arbaud (Jóusè d'Arbaud ) né à Meyrargue le 4 octobre 1874 et mort à Aix-en-Provence le 2 mars 1950, est un poète provençal d'expression occitane et un félibre. Aristocrate, proche de Folco de Baroncelli-Javon, gardian lui-même, il est l'auteur du roman La bête du Vaccarès (la Bèstio dóu Vacarés ) (Wikipédia)










Etang de Vaccarès

"Ici, à travers ces vases salées, coupées d’étangs, et de plages sablonneuses, en écoutant les beuglements des taureaux et le cri de tes étalons sauvages, en regardant, tapi, le jour, à l’horizon, trembler les voiles du mirage sur la terre chaude, en regardant, la nuit, danser sur les eaux de la mer la lune étincelante et nue, j’ai connu quelque temps ce qui, pour moi, peut ressembler au bonheur. "

Dans La Bête du Vaccarès de Joseph d’Arbaud

vendredi 15 septembre 2017

Henri Gourdin : Les Hugo



Si vous voulez tout savoir sur la famille Hugo, du patriarche tutélaire Victor à son épouse Adèle, ses cinq enfants, ses deux petits-enfants, ses arrière-petits-enfants, les familles alliées à la sienne par le mariage, lisez Les Hugo de Henri Gourdin aux éditions Grasset.
Que dis-je à partir de Victor ? Non!  A partir de ses ancêtres, tous laboureurs lorrains, de son grand-père, Joseph Hugo, devenu menuisier après avoir quitté la campagne, un homme qui a dix-neuf enfants de deux femmes différentes ! Le quinzième fils du menuisier n’est autre que le père de Victor, Joseph-Léopold-Sigisberg Hugo qui s’est engagé dans l’armée à l’âge de 15 ans et est élevé au grade de général d’Empire.

Léopold Hugo et Sophie Trébuchet parents d'Abel, Eugène et Victor

Le livre se compose donc de longs chapitres dont chacun est consacré à un membre du clan. Dans la famille Hugo, donnez-moi le père Léopold, violent envers sa femme, dur envers ses enfants, la mère Sophie Trébuchet qui ne se soumet pas et demande le divorce, le général Lahorie, amant de Sophie, parrain ou père naturel présumé de Victor, ses frères Abel et frère Eugène atteint de folie, son épouse Adèle Foucher, fille d'un ami de son père, Léopold, son premier fils, mort de maltraitance à l’âge de trois mois, vite remplacé par Léopoldine, sa fille aînée, son fils Charles puis François-Victor, Adèle et ainsi de suite.
Cette biographie a donc le mérite d’être précise, détaillée et complète mais présente pourtant un défaut si on lit les chapitres d’affilé, celui d’être souvent répétitif parce que les faits se recoupent, ce qui est parfois un peu fastidieux surtout quand il ne s'agit plus des proches d'Hugo mais des familles par alliance.

Adèle Foucher épouse Hugo et mère de ses cinq enfants,

L’héritage des générations Hugo

Victor Hugo, Jeanne et Georges
Henri Gourdin a une thèse affirmée en écrivant cette biographie : il veut passer la vie de Victor Hugo au crible de la psychogénéaologie, science qui explique au fil des générations l’incidence des ancêtres sur la formation de l’individu, son comportement, sa représentation, ses vices et ses vertus, ses points forts et ses peurs. Il relève ainsi tout au long de son analyse, les points communs qui existent entre les générations, les comportements récurrents et en fait le bilan : « une fidélité dans l’infidélité sur le plan conjugal, un amalgame amant-parrain, la renaissance de l’enfant-mort, un tendance à la domination du mâle. » mais ces traits prépondérants auraient tendance à s’estomper après la troisième génération.
Pour donner un exemple  :  Victor ne se sépare jamais d’Adèle ni de sa maîtresse Juliette Drouet, de même son père épouse sa maîtresse après la mort de Sophie.  Lahorie, l’amant de Sophie, devient le parrain de Victor (il est peut-être son père biologique). Quant à Victor, il reproduit la même situation en choisissant pour parrain de sa seconde fille, son ami Sainte-Beuve dont il connaît la liaison avec Adèle. Et l’on retrouve cette caractéristique sous des formes différentes aussi bien chez son fils Charles que son petit-fils Georges et à un degré moindre son arrière-petit fils Jean.

                  Victor Hugo, un falsificateur, un tyran domestique 

Adèle à Guernesey, le visage fermé, les yeux baissés, dépressive
Le biographe a aussi un but, celui de révéler au monde ce qu’occultent les autres biographes qui suivent docilement -dit-il- la légende fabriquée par le poète, celle d’un mari, d’un père, d’un grand-père parfait alors qu’il multiplie les infidélités, séquestre sa maîtresse en titre, exige la soumission de son épouse et de ses enfants et les sacrifie à ses ambitions et à l’éclat de son nom. Image parfaite d’un héros qui a tout abandonné pour l’exil alors que son départ lui permet grâce à la popularité qu’il en tire de vendre à des sommes fabuleuses son livre Les Misérables ; mythe d’un homme proche du peuple mais qui, pair de France, brigue les honneurs et aime l’argent. Gourdin veut démontrer que la vie de Hugo est fondée sur le mensonge, la vision idéalisée qu’il donne de lui-même, de son père, de sa vie de famille …
Il a décrypté, en effet, toutes les falsifications apportées par Victor Hugo pour valoriser son nom et sa lignée. Pour ne citer qu’un exemple, le poète dont les ancêtres sont laboureurs et menuisier, se fait appeler vicomte, titre accordé par Joseph Bonaparte à son père en même temps que le grade de général lors des guerres napoléonienne en Espagne : comte Hugo de Cogolludo y Sigüenza. Le nom sonne bien mais ces distinctions seront supprimées par Napoléon. Peu importe, Victor Hugo et ses fils porteront le titre invalidé.



 Au cours de cette biographie qui s'appuie sur des faits avérés, Victor Hugo apparaît comme une sorte de monstre névrosé, hanté par ses fantômes. Il faut dire que sa propre enfance a de quoi fabriquer des névroses, abandonné pendant un an par sa mère à l'âge de deux ans, puis par son père, enfermé dans une pension pendant trois ans sans pouvoir en sortir même pour les vacances avec l'interdiction de revoir sa mère, manquant du strict nécessaire, mendiant à son père quelques vêtements.  Une mère battue par son général de mari qui divorce et a pour amant un proscrit, le général Lahorie, son parrain, ou, peut-être son père naturel? Ajoutons que ce dernier sera condamné à mort par l'Empereur et exécuté.  On comprend alors son mythe de la famille parfaite, unie, que rien ne vient diviser.

Mais on le voit aussi dévoré d’ambitions, avide de reconnaissance, asservissant tous ceux ou celles qui dépendent de lui, véritable tyran insensible ou indifférent aux souffrances de ses enfants à qui il ne laisse aucune liberté de même qu’à ses petits-enfants, se servant d’eux pour sa gloire, allant jusqu’à traiter sa petite-fille Jeanne de « matériau littéraire ».  Même son amour est étouffant, il refuse son consentement au mariage de Léopoldine, accepte mais éprouve des difficulté à lui pardonner, développant en elle un lourd sentiment de culpabilité.

Comment lire après cela la poésie inspirée par ses enfants, ces vers dédiés A ma fille Adèle :

Tout enfant, tu dormais près de moi, rose et fraîche,
Comme un petit Jésus assoupi dans sa crèche ;
Ton pur sommeil était si calme et si charmant
Que tu n'entendais pas l'oiseau chanter dans l'ombre.

..  sans penser à ce qu’il a fait subir à Adèle, maintenue dans le culte morbide de son aînée disparue, déboussolée par les séances occultes de Jersey, tables tournantes pendant lesquelles le fantôme de Léopoldine échappait à la tombe. Une Adèle prisonnière de l’exil de son père et qui sombre dans la dépression à Guernesey, dont les talents de musicienne et de compositrice sont étouffés, une Adèle que Hugo déclare morte quand elle s’enfuit pour suivre un amoureux qui ne veut pas d’elle. Il interdit à sa mère et à ses frères d’aller la voir. Henri Gourdin accuse Hugo de l’avoir enfermée dans une institution psychiatrique à son retour alors qu’elle n’était pas folle. Difficile à croire ? Non !  C’est ce qu’a fait Paul Claudel pour sa soeur Camille. C’était le sort, au XIX et au début du XX siècle des femmes qui affirmaient leur volonté contre leur père, leur frère ou leur mari et se voulaient indépendantes. Et l’on sait que le cas d’enfermement de femmes pour aliénation dans des asiles n’était pas rare ! Le fait même qu’elles ne soient pas dociles et qu’elles veuillent sortir du rang qui leur était dévolu était déjà considéré comme une anormalité. La misogynie était violente à cette époque et la femme avait le statut de mineure placée sous la tutelle du père puis du mari.
Difficile quand on est hugolâtre de ne pas se sentir profondément déçu(e) par cette image négative du Grand Homme à travers ce portrait au vitriol ! 
La lecture de la biographie de Juliette Drouet m'avait déjà assez secouée !

Mon avis sur cette biographie


L’on ne peut nier à l’auteur la parfaite connaissance de tout ce qui fait la vie de Victor Hugo dans ses moindres détails même les plus intimes. Il a épluché toutes les correspondances entretenues par Hugo, sa famille, ses proches, qui, tous, ont le don, la passion, la manie de l’écriture. Des milliers et des milliers de lettres. Il connaît tous les témoignages des amis ou ennemis du grand homme, des écrivains contemporains, des hommes politiques, des journalistes, d’Adèle, de Juliette Drouet. Jamais, la vie d’un écrivain n’a été aussi documentée, aussi commentée. Il a même, grâce au carnets de notes de l’intéressé, la liste de ses nombreuses maîtresses jusqu’aux petites servantes qu’il dévoyait et payait dans la maison de sa femme, des bordels qu’il fréquentait, toute une foule de détails sordides dont l’homme si parfaitement épris de sa famille, du moins selon l’image qu’il voulait en donner, ne sort pas grandi. Toute une vie bâtie sur le mensonge.

Cependant, je n’ai pas été convaincue par les analyses psychanalytiques auxquelles le biographe se livre : une explication franchement rocambolesque de la mort de Léopold, le premier fils de Hugo notamment ou, encore, une remise en question par le biais de la psychanalyse de l’amour de Victor Hugo pour sa fille Léopoldine. Si H. Gourdin reconnaît que Hugo n’a jamais été incestueux, il sonde l’inconscient du poète et en déduit que cet amour n’était pas normal. Il me semble que les faits sont assez explicites, que les torts de Hugo envers ses enfants, son égoïsme, sa tyrannie, sont assez évidents sans en rajouter encore en le psychanalysant ! 

Ovation au sénat en 1881
Pour finir, je dois ajouter aussi que j’ai été un peu surprise par la haine que  Henri Gourdin porte à son personnage. Certes le mari, le père, le grand-père Hugo est odieux, mais peut-être pas beaucoup plus, hélas, que la plupart des Pater familias de son époque et de sa classe sociale. Certes l’homme politique a changé souvent de camp et est plein de contradictions mais son courage est réel quoi qu’en dise le biographe, ses romans et ses poésies qui témoignent du sort des pauvres, qui stigmatisent le pouvoir des puissants, ses écrits, ses interventions à la Chambre, sa célébrité mondiale, son aura, ont changé les mentalités, ont fait avancer les idées progressistes. Les causes qu’il a défendues sont belles :  contre la peine de mort, contre le travail des enfants, la paupérisation des ouvriers, la tyrannie, la privation de liberté, la domination de l’église, pour la construction de l’Europe, l'instruction du peuple, …

Pourtant le biographe critique même ce qu’il a de meilleur en Hugo en l’accusant d’être « sans programme », le décrivant comme un rêveur bavard et verbeux  !

« Mais c’était un pair, un député, un sénateur-poète, défendant une société idéale sortie de son imagination, accaparant la tribune pour de longs exposés de projets utopiques » .

Car la répulsion que Henri Gourdin éprouve pour l’homme Hugo semble s’étendre à son oeuvre et à tout ce qu’il a fait !
Bien sûr, il reconnaît son talent et lui concède quelques mérites, mais l’on s’aperçoit que c’est pour les minimiser plus tard :

« Il fut certainement un père et un grand-père déplorable, un pervers narcissique avant la lettre, un vieillard sénile…. Il fut aussi, la légende sur ce point tangente la vérité, un opposant résolu à la peine de mort et à la dictature de Napoléon II, un romancier innovant, un poète de haut vol, un chroniqueur d’élite. »

Ouf! Tout de même ! Cependant, précise-t-il, si Victor Hugo s’est opposé au coup d’état de 1851, il n’a couru aucun véritable danger. Napoléon II n’aurait pas été assez stupide « pour aller s’encombrer d’un héraut du peuple mort sous ses balles. » et d’ailleurs : « l’exil est ce qui pouvait arriver de mieux à Victor Hugo à ce point de sa carrière politique et littéraire. »

Enfin, si Victor Hugo est si célèbre, ajoute-t-il, ce n’est pas pour « l’importance de son oeuvre » , « Balzac est beaucoup plus fort » mais parce qu’il a su « se forger et entretenir une légende par une stratégie de communication qui fut une des premières et une des plus avisées de l’histoire. » De même Les Misérables est une oeuvre « ingénieuse » mais si elle connaît un tel succès dans le monde entier c’est parce qu’elle a bénéficié de « l’habileté commerciale de son auteur. »

Libre à lui de préférer Balzac mais il devrait admettre que l'habileté commerciale de Hugo a une limite dans le temps et le roman est toujours là, inspirant autant d’adaptations au théâtre et au cinéma au XXI ième siècle qu'à l'époque de l'auteur ! !

H Gourdin pose même la question de la « dépanthéonisation »  du grand écrivain !

« Victor au Panthéon, est-ce irréversible?
Sachant ce qu’il saura à la fin de ce livre, le lecteur pourra se demander si le vécu de Victor Hugo justifie de le montrer en exemple aux générations montantes… »

Décidément, Henri Gourdin me semble dépasser la mesure !


Les participantes :

Caroline, Laure, Miriam , Nathalie, Claudialucia, Margotte


LC Miriam Biographie de Victor Hugo  de Sandrine Filipetti ICI 

Nathalie a préféré relire Les Misérables ICI

Lectures communes (inscrivez-vous ici )

Nous pourrions continuer notre lecture de Théâtre en liberté  avec  :

16 Octobre :  La forêt mouillée

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Et puis, je suis tellement en colère du mépris de H. Gourdin pour Les misérables  qualifié de "ingénieux", que je vous propose l'essai (à découvrir en même temps que moi, je ne l'ai jamais lu) de :

16 Novembre 2017  : Mario Vargas Llosa : La tentation de l'impossible, Victor Hugo et Les Misérables. 
 (16€25 neuf mais on peut aussi le trouver d'occasion ou, comme moi, en bibliothèque)

Après l'étude mémorable consacrée naguère à Madame Bovary dans L'orgie perpétuelle (1978), Mario Vargas Llosa renoue avec les grands essais littéraires, en se tournant vers le dernier éclat du romantisme, Les Misérables de Victor Hugo. S'appuyant sur une citation de Lamartine qui voyait dans ce roman " la tentation de l'impossible ", un danger contre la raison, l'écrivain péruvien découvre pour nous " une de ces œuvres qui ont incité le plus d'hommes à désirer un monde plus juste et plus beau ".

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 Un retour au roman  avec une oeuvre de jeunesse

16 Décembre 2017 :  Han d'Islande



Nathalie s'est inscrite pour La forêt mouillée et Han d'Islande

mercredi 13 septembre 2017

Jean-Pierre Siméon, Olivier Tallec : Ceci est un poème qui guérit les poissons


Ceci est un poème qui guérit les poissons : texte de Jean-pierre Siméon Illustrations d’Olivier Tallec. Editions Rue du Monde


La page de garde de ce bel album pour enfant rappelle un tableau de Magritte : un grand poisson rouge sur lequel un petit personnage assis sur un chaise joue de l’accordéon est surmonté d’une inscription ondulant comme une vague : Ceci n’est pas un poisson qui guérit les poèmes et puis le titre : Ceci est un poème qui guérit les poissons.



Et oui, car tout est poésie dans cet album fantaisiste,  un joli livre un peu fou où les serpillères et les nouilles parlent, un monde à l’envers que ce soit dans le texte ou les illustrations.
 Et tout cela pourquoi? Parce qu’un petite poisson rouge est en train de mourir d’ennui au fond de son bocal et qu’il faut un poème pour le guérir ! Oui, mais, un poème qu’est-ce que c’est ? Arthur part en quête et questionne toutes les personnages qu’il rencontre, la boulangère, le marchand de vélo, sa grand mère.. C’est de la réponse de chacun d’eux que naîtra la magie, le poème qui nous plongera tous dans l’eau du bocal.

Les dessins aux couleurs gaies sont doux, agréables à l’oeil et surtout quand le monde est à l’envers n’oubliez pas de retrouver l’image !


Un très joli album qui est une bonne introduction à la poésie, porte de l'imagination et de la liberté.


mardi 12 septembre 2017

Thorkild Hansen : La mort en Arabie



Avec La mort en Arabie aux éditions Actes Sud, Babel, Torkild Hansen écrit un livre magnifique et prenant, roman historique comme le révèle sous-titre Une expédition danoise 1761_1767.

 Un roman historique

La carte du Yemen établie par Carsten Niebuhr

 La Mort en Arabie commence par la vision d’une barque sortant de la rade de Copenhague le 4 Janvier 1761 et  transportant cinq hommes vers un vaisseau de ligne Le Gronland. C’est le départ d’un voyage d’études commandité par le roi du Danemark Frédérick V, en direction de l’Arabie Heureuse. Nous apprendrons que le pays ainsi nommé est le Yemen alors terre inconnue et quelle est l’origine de ce nom. L’on ne peut que constater, en regard de ce qui est arrivé aux membres de l’expédition, l’ironie tragique de cette appellation puisque quatre d’entre eux ne reviendront pas.

Un retour en arrière nous permet de voir les préparatifs et les buts de l’expédition et  faire connaissance de ses membres. Deux sont danois, deux allemands et le cinquième suédois.

Frédéric Christian Von Haven est philologue : il est attiré par l’argent mais espère que l’expédition ne partira jamais; on s’apercevra bien vite qu’il se révèle incompétent, veule et paresseux. Il n’accomplira jamais ce que l’on attend de lui. Non seulement il ne servira pas l’expédition mais on peut dire qu’il introduit la dissension dans le groupe.
Peter Forsskal, suédois, physicien et botaniste, élève de Linné : ses prétentions, la haute opinion qu’il a de lui-même, le rendent antipathique mais il est réellement compétent, érudit et même brillant. C’est un bourreau de travail.
Carsten Nieburhr mathématicien et astronome allemand : d’origine modeste, il n’est pas professeur comme les précédents et est en grande partie autodidacte. Travailleur consciencieux et scrupuleux, passionné par son métier, curieux de tout, observateur, il dresse des cartes des pays qui ont fait autorité pendant les siècles qui vont suivre.
Christian Carl Kramer, médecin et astronome est un personnage sans envergure, assez falot, qui n’apportera pas grand chose à l’expédition.
Georg Wilhelm Bahrenfeld, peintre et graveur a exécuté des dessins très précis de lieux archéologiques et des scènes croquant la population.

 La mission a pour but d’identifier la faune et la flore citées dans la Bible, élaborer une carte topographique du Yemen, comprendre le cycle des marées lors de l’Exode des Hébreux et analyser les modes de vie des Arabes et des Juifs. Elle durera sept ans et Frédéric V mourra entre temps.
L’expédition gagnera le Yemen en passant par Marseille, Constantinople, l’Egypte, la mer Rouge avant d’arriver à Mocha, Sanaa.  Le seul survivant reviendra au Danemark via la Perse, après avoir fait une escale en Inde.

Des personnages romanesques

Carsten Niebuhr
Le récit de l’expédition est d’abord une étude psychologique qui faite revivre des personnes qui ont réellement existé comme s’il s’agissait de héros romanesques tout en s’appuyant sur une analyse poussée de leurs motivations, leur caractère, leurs faiblesses et leurs qualités à partir de documents,  lettres, témoignages, et de leurs journaux. Nous éprouvons donc de l’antipathie pour certains ou, au contraire, et nous nous attachons à  certains d’entre eux. Carsten Nieburhr, en particulier, est une beau personnage. Quant à ses aventures, elles sont dignes de la fiction la plus folle, il va même disparaître pendant six mois, se fondre dans le paysage, adopter les vêtements, les coutumes, la langue des autochtones, changer de nom pour survivre dans ces contrées.
 Avec ce voyage en Arabie nous explorons toutes les facettes des travers humains, lâcheté, couardise, orgueil, soif du pouvoir, cupidité, colère,  jalousie, paresse mais aussi la capacité de certains hommes à transcender l’impossible, courage et détermination, soif de savoir, curiosité intellectuelle, intelligence et ingéniosité, attachement au devoir et à l’honneur.

Récit d’aventures et recherche scientifique

Peter Forsskall
Nous lisons et ce n’est pas le moins passionnant, un roman d’aventures plein d’aléas et de dangers. En mer Méditerranée le navire est sur le point d’être arraisonné par des bateaux anglais, ils évitent de justesse le combat ; plus tard, les savants se rendent compte que la cargaison transportée est humaine, ce sont des femmes qui vont être vendues dans les sérails égyptiens, une idylle naît entre Niebuhr et l’une de ces jeunes prisonnières comme dans un roman de Pierre Loti ! A Alexandrie ils sont pris à partie par la population qui voit dans l’astrolabe de Niebuhr un instrument de destruction, plus loin des voleurs sont lynchés devant eux par la foule en furie. Parfois la réalité semble dépasser l’imagination, Von Haven les menace d’empoisonnement à l’arsenic. Ils remontent le Nil, parviennent au Caire, traversent le désert avec une caravane en direction de Suez. Ce n’est qu’au prix de bien d’efforts et de peines, la maladie s’abat sur eux, la mort s’invite, qu’ils parviendront en Arabie Heureuse ou leurs souffrances ne feront que s’accentuer et où la mort s’abattra!
Et pendant tout ce voyage les infatigables Niebuhr et Forsskal ne s’arrêtent que terrassés par la maladie. Niebuhr cartographie avec une rare précision les pays qu’il traverse, mesure la hauteur des pyramides, note les coutumes des populations comme un vrai ethnologue, étudie et recopie les hiéroglyphes, témoignages des vestiges archéologiques :

Jour après jour, il recueille de nouvelles pièces pour ce grand jeu de construction qui deviendra enfin la carte du Yemen, un travail de pionnier qui, pendant plus d’un siècle, sera la base de toutes les explorations européennes de ce lointain pays.

tandis que Forskall part à la recherche d’arbres et de fleurs rares, constitue d’immenses collections, étudie les animaux, analyse les marées de la mer Rouge, cherche à comprendre des phénomènes physiques comme la luminescence de la mer. Il est en relation avec diverses universités européennes et fait parvenir des collections de plantes au Danemark. Cette quête scientifique, passionnante, nous permet donc de découvrir de nombreux pays tels qu’ils étaient au XVIII siècle. Un régal !

Une réflexion philosophique

Thorkild Hansen
Le roman est aussi une réflexion philosophique car le voyage se révèle vite être une marche vers la mort puisqu’un seul des cinq explorateurs en reviendra. L’échec de l’expédition rend d’autant plus tragique le destin de ces hommes. En effet, si Niebruhr qui ne cherchait ni les honneurs ni la richesse a eu la satisfaction de voir son travail reconnu, Peter Forskall dont on peut dire que sa vie fut dévouée à la science jusqu’à la fin n’a pas eu cette chance. Les immenses collections expédiées tout au long de sa mission finiront par pourrir dans des caisses au fond d’un musée, réduisant à néant des années de travail acharné. Quant aux dessins de Bahrenfeld, ils brûleront dans un incendie. Il y a dans cette fatalité qui s’est attachée à ces hommes et dans l’absurdité de leur mort inutile de quoi désespérer. Et effectivement je me suis senti le coeur étreint.

Pourtant la grandeur de ces hommesforce l’admiration et  fait naître l’espérance. C’est ce que note Thorkild Hansen. Au milieu de la préparation affolée d’un combat naval, des canons pointés sur son navire, Carsten Niebuhr observe la course de Vénus devant le soleil :

"Si le monde subsiste encore, l’une des causes en est peut-être qu’il se présente toujours même dans les moments les plus dramatiques quelqu’un qui dirige impassiblement son regard d’un autre côté…  Sur quelques signes tracés dans le sable… Sur quelques pignons de la ville de Delft… Ainsi, à bord d’un bateau où les canons s’apprêtent à délivrer leurs arguments de vie et de mort, un homme se plonge tout entier dans l’observation du passage de Vénus. Comment ne pas trouver dans cette image une sorte de consolation ? Nous qui cherchons à suivre Niebuhr et ses compagnons dans une histoire vieille de deux siècles, alors que des rampes de lancement sont prêtes à tirer bien d’autres projectiles. Nous aussi nous voulons observer ces évènements lointains avec autant d’exactitude que possible, mais la main tenant l’astrolabe tremble un peu…."

Thorkild Hansen se révèle un grand écrivain en portant le récit historique d’une expédition scientifique au niveau du mythe. Son livre est pour moi un coup de coeur.

Le sens du nom : L'Arabie Heureuse

Le Yemen est au Sud de la Mecque et à droite du point cardinal de référence, l'Est

Voici un passage du livre  pour ceux qui voudrait savoir tout de suite l'explication du nom de l'Arabie Heureuse. Si vous le préférez lisez le livre pour le découvrir !

"Parce que tout cela repose sur un malentendu, parce que le nom d'Arabie Heureuse est une erreur de traduction. C'est le petit mot Yemen, de nos jours aussi le nom du pays, qui est la cause de toute l'histoire. En Arabe, Yemen signifie à l'origine la main droite ou le côté droit. Lors que les Arabes veulent désigner les points cardinaux, ils se tournent depuis l'aurore des millénaires vers l'est, tout comme nous trouvons naturel de regarder le nord. Face au "nombril du Monde", la pierre sainte de la Kaaba à La Mecque, l'Arabe a toujours le visage tourné vers l'est. C'est de cette façon que " Yemen", qui signifiait "droite " à l'origine, est arrivé peu à peu à désigner le sud. Le Yemen est donc le pays qui est droite, le pays vers le sud. Or disent les Arabes, la main droite est quelque chose de beaucoup plus distingué que la main droite. Alors que la main gauche s'appelle aujourd'hui encore "la main sale" et est considéré comme inférieure, le mot "droite "ou "Yemen" en est venu à signifier heureux, qui porte bonheur. Arabia Yemen est donc devenue par le fait d'une mauvaise traduction Eudaimon Arabia, puis Arabie Felix, puis l'Arabie Heureuse... En réalité, ce mot signifie l'Arabie du Sud.


C'est Dominique qui m'a donné envie de lire ce livre  ICI 

Luocine l'a beaucoup aimé aussi ICI


dimanche 10 septembre 2017

Louise Cohen et Toni Demuro : L’oiseau qui avait avalé une étoile


L’oiseau qui avait avalé une étoile de Louise Cohen et Toni Demuro  aux éditions La Palissade

Une nuit, un oiseau avale une étoile et se met à briller.




Mais  les autres animaux ne veulent plus de lui car sa luminosité risque d’attirer les prédateurs.


Dès lors, il parcourt le vaste monde et reste toujours seul. Un jour pourtant un homme, dans le désert, l’accepte pour compagnon et l’amène dans son palais des Mille et une nuits où il pourra être heureux..

Un joli conte sur la différence qui entraîne le rejet des autres mais il est bon de savoir que chacun peut trouver sa place quelque part et avoir un ami qui l’accepte. Chacun, en effet, porte en soi une richesse qui mérite d’être connue, une graine qui ne demande qu’à être semée pour éclore comme cette fleur lumineuse née d’une larme de l’oiseau.

J’ai aimé ce récit émouvant et plein de poésie dans sa grande simplicité souligné par les illustrations très pures qui l’accompagnent. Le contour des animaux et des arbres stylisés se détachent sur un fond uni. Peu à peu l’obscurité du début, le noir, le bleu nuit, le marron, les verts bronze et les bruns vont laisser place aux couleurs du désert, les ocres, les jaunes, les verts clairs et finir sur une nuit dorée qui est la couleur du bonheur.

Un très bel album coup de coeur que je retiens pour son optimisme et la beauté des illustrations.

Avis de mon petit-fils Liam (4 ans) :
J'ai aimé le livre quand l'oiseau brille et personne ne le veut. Il a des petits yeux qui pleurent et il est malheureux.

Prix des Incorruptibles 2016-2017

samedi 9 septembre 2017

André Didierjean : La madeleine et le savant ou Balade proustienne du côté de la psychologie cognitive



Ce livre La madeleine et le savant sort de ma PAL où il était entré sur les conseils de Keisha  Ici et Ici.  Je l’ai enfin sorti de l’oubli où il n’aurait jamais dû être ! 

Marcel Proust dans sa Recherche du temps perdu a exploré les phénomènes de la mémoire et de la résurrection des souvenirs avec une intuition, une intelligence et une justesse géniales. Depuis, les chercheurs ont développé une science dite de la psychologie cognitive qui étudie tous les processus cognitifs  expliquant notre fonctionnement : la mémoire, la perception, l'attention, l’apprentissage, le sentiment d’être soi… Elle corrobore les observations de Marcel Proust et vont plus loin en s’appuyant sur les connaissances actuelles.

André Didierjean, professeur de Psychologie cognitive à l’université de Besançon, revisite l’oeuvre de Proust dans cet essai La madeleine et le savant  dont le sous-titre est tout un programme : Balade proustienne du côté de la psychologie cognitive. A la lumière des découvertes récentes et des avancées de cette science en plein essor, il met en relief la fabuleuse clairvoyance du grand écrivain en ce qui concerne les phénomènes de la mémoire.

L’auteur invite ceux à qui la lecture des extraits de Proust ferait peur à passer outre en ne suivant que la démonstration scientifique. Pour moi, bien évidemment, ce serait appauvrir cette lecture car le livre d'André Didierjean présente indéniablement un double intérêt :

Un intérêt scientifique

 

André Didierjean
Je me suis intéressée aux recherches, aux expériences et aux découvertes de la psychologie cognitive qui nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de notre cerveau en ce qui concerne la mémoire à court terme ou à long terme, sa sélectivité, la naissance de faux souvenirs. Les tests qui sont imaginés pour expérimenter au plus près et en évitant le plus possible les marges d’erreur sont inventifs et parfois bluffant...  Comme cette chercheuse qui imagine un dispositif astucieux, un mobile pour mesurer la mémoire des bébés de trois mois.
Quant à l’étude de la mémoire, garante du sentiment de soi, elle permet de mieux comprendre les dysfonctionnements de la pensée, en particulier de la maladie comme celle d’Alzheimer.

Un intérêt Littéraire  : 

Marcel Proust
 La madeleine et le savant est un essai passionnant pour tous ceux qui aiment la littérature et Proust, en particulier.
Le parallèle établi par André Dierjean entre les extraits de La Recherche et les tests scientifiques correspondants, révèle à quel point les impressions proustiennes sont vérifiées par l’expérimentation; il montre aussi la dette de la psychologie cognitive envers Marcel Proust. Une interaction absolument passionnante qui met en lumière l’immense pouvoir de la littérature. L'écrivain est proche, par l’intuition et par son intelligence des autres, de la vérité psychologique. Il a le pouvoir, nouveau démiurge, de recréer le monde dans son oeuvre.

C’est ce qu’avait très bien vu Marcel Proust : « L’impression est pour l’écrivain ce que l’expérimentation est pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après »

Le sentiment de soi vu par Marcel Proust


Le chapitre que André Didierjean a intitulé Le sentiment de soi prend comme point de départ l'étonnement éprouvé par Proust et son questionnement quand il se réveille d’un lourd sommeil.

On appelle cela un sommeil de plomb; il semble qu'on soit devenu, même pendant quelques instants après qu'un tel sommeil a cessé, un simple bonhomme de plomb. On n'est plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre? Pourquoi, quand on se remet à penser, n'est-ce pas alors une autre personnalité que l'antérieure qui s'incarne en nous? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d'êtres humains qu'on pourrait être, c'est sur celui qu'on était la veille qu'on met juste la main. Qu'est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit que le sommeil ait été complet, ou les rêves entièrement différents de nous)? Il y a eu vraiment mort, comme quand le cœur a cessé de battre et que des tractions rythmées de la langue nous raniment. Sans doute la chambre, ne l'eussions-nous vue qu'une fois, éveille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus; ou quelques-uns dormaient-ils en nous-mêmes, dont nous prenons conscience. La résurrection au réveil — après ce bienfaisant accès d'aliénation mentale qu'est le sommeil — doit ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène de mémoire.  Le côté de Guermantes 


Ces interrogation sont le point de départ de l’expérimentation cognitive : « Pourquoi avons-nous le sentiment être le même depuis l’enfance alors que nos centres d’intérêt ont changé ainsi que de nombreuses dimensions de notre personnalité ? » Qu’est-ce qu’être soi?
La réponse du savant est complexe après observation et une batterie de tests :  La construction de notre moi est le fruit d’un travail complexe qui structure, en autres, nos souvenirs, nos ressentis, et ce que les autres nous renvoient.