Dans Pourquoi je suis
devenu écrivain, paru en 1998, l’écrivain polonais Andrzej Stasiuk, raconte les souvenirs des années 1970 et 1980 dans son pays sous le régime communiste. C'est le premier volet d’un récit autobiographique dont le second porte le titre de Un vague sentiment de perte.
C’est sur la suggestion de Sibylline et pour participer à l'écrivain du mois de Lecture et écriture (ici) et dans le cadre du mois sur la Littérature de l’Europe de l’Est, que je l'ai lu.
J’ai eu beaucoup de mal à entrer dans ce livre. Cela tient au style déconcertant, petites phrases courtes, sèches, froides, sans aucun développement, aucune analyse des faits, encore moins des sentiments. Et parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne, comme si une phrase chassait l’autre, on est averti de ses goûts musicaux, c’est un amoureux du rock, point à la ligne, sans plus d’explication, on passe à autre chose !
Bon ! J’ai commencé par m’ennuyer ferme d’autant plus que ces jeunes gens ( c’est à dire Stasiuk et ses amis car il refuse de dire « je » et emploie le « nous » ) s’ennuient eux-mêmes, désœuvrés, sans but, refusant la contrainte et l’autorité :
« Nous passions notre temps à glander, à faire des allers-retours entre les deux places de la Vieille-Ville. »
A mes yeux, rien ne se passe, rien d’intéressant n’arrive. A part des cuites mémorables, des bagarres, des moments de travail qui alternent avec des moments de pénurie que l’amitié et la solidarité aident à faire passer. Il décrit d’ailleurs ses amis et en dresse des portraits pittoresques. Ils sont tous aussi fous que lui !
Pourtant, je continue ma lecture car ce style m’interpelle et finit par m’intéresser; je me demande ce qu'il me rappelle. Je penche pour certains écrivains américains quand Stasiuk répond lui-même à ma question en me disant que s’il a « pompé » sur quelqu’un c’est plutôt sur Céline.
Mais à force « d’oublier » d’aller à l’école, « d’oublier » d’aller travailler, il va lui arriver de gros problèmes car « oublier » de rentrer de permission quand on est dans l’armée, cela s’appelle déserter ! Voilà donc notre futur écrivain en prison et pas n’importe laquelle, une prison militaire dont l’organisation est calquée sur un camp de concentration. Et quand il parle du régime carcéral militaire et des gradés, c’est bien l'ironie et la hargne céliniennes que l’on retrouve :
« Et me voilà de nouveau devant des pantins qui s’agitaient comme dans un cirque (..) Garde-à-vous ! A terre ! Rampez ! Debout ! Exécution ! … Bref la vieille rengaine, car, dans ce domaine, il est quasi impossible d’être inventif. J’ai réussi tant bien que mal à rejoindre le reste des condamnés, regroupés dans une immense salle pleine à craquer. Puis, de but en blanc, j’ai demandé à quoi on jouait. »
A ce stade du récit, je commence à être de plus en plus sensible à l’humour noir qui se dégage des ces pages, à la violence de cette société privée de liberté - n'oublions pas que nous sommes dans la Pologne communiste -. Je comprends que le seul moyen de résister, c’est la passivité, c’est le refus de coopérer, de rentrer dans les rangs.
Mais ce qui me frappe le plus, c’est l’utilisation de la litote que Stasiuk porte au niveau de l’art ! De même que Voltaire désigne la prison comme des « appartements d’une extrême fraîcheur », Stasiuk quand il est jeté au cachot pour rébellion écrit :
« Ma cellule était très chic. Je pouvais faire un pas dans le sens de la longueur, et un demi-pas dans le sens de la largeur. Dans un coin il y avait des toilettes. Et un châlit, bien sûr. En planches. Pour la nuit j’avais une couverture.
Heureusement, je n’avais pas de corvée à faire. Je restais donc assis. Ou bien debout. Je faisais quelques pas sur place. Je m’allongeais. Trois fois par jour j’avais droit à une gamelle. Des cailloux et des vers. »
C’est là que les petites phrases sèches, réduites, prennent du poids, et parce qu’elles paraissent anodines, elles soulignent la dureté de l’incarcération et la déshumanisation. En fait, plus il subit de violence, plus son style devient minimaliste : « après un petit passage à tabac » !
La seconde partie du roman correspond à la libération de Stasiuk. Nous sommes en 1980, le premier syndicat libre Solidarnosc a vu le jour. L’écrivain entre dans la clandestinité et il travaille de temps en temps mais toujours en dilettante; il va pourtant peu à peu se mettre à écrire des livres, à la demande de son ami qui organise la résistance, pour témoigner de la prison, écrits qui ne seront pas publiés.
Sa vie est toujours aussi bohème, il refuse toujours autant les contraintes, il est toujours aussi épris de liberté, aussi fou comme lorsqu’il grimpe sur la flèche d’une grue pour y accrocher un drapeau et l’humour noir est toujours présent. Il parle de ses lectures, des écrivains qu’il aime ou non; Genêt le déçoit, il adore Beckett. Ce qui me m’étonne le plus dans cette partie, ce sont les réflexions du narrateur sur la société polonaise libérée du communisme. Le livre est publié en effet en 1998 et reflète son désenchantement :
« Aujourd’hui, nous avons enfin la liberté, mais les gens sont asservis comme jamais auparavant. Dans le passé alors que nous étions totalement privés de liberté, chacun faisait ce que bon lui semblait. En tout cas les personnes de mon entourage « .
Cela peut paraître un paradoxe mais c’est ce que ressent l’écrivain. Oui, l’on sent la nostalgie d’une époque révolue « Quelle merveille ces années 1980 ! » par contraste avec une société devenue conformiste, où la pression sociale est très forte, ou chacun doit entrer dans le rang, tant au point de vue du travail, que des exigences vestimentaires, de ce que l’on attend de l’individu. Le temps aussi a changé, il est pressé, alors que jadis il se fragmentait et s’étirait lentement.
Finalement et même si la lecture n’a pas été aisée, je suis heureuse d’être allée jusqu’au bout de ce livre et d’en avoir compris l’intérêt. Ce qu’il faut bien en avoir en tête en le commençant c’est qu’il ne sera pas conforme à ce que l’on attend habituellement d’une autobiographie ou d’un récit de souvenirs. L’auteur lui même nous en avertit :
« J’ai vécu une histoire d’amour. Du sérieux. Je ne vais pas en parler ici, ceci n’est pas un journal intime mais une chronique d’un certain état d’esprit ».
L’écrivain, poète et journaliste polonais Andrzej Stasiuk est né en 1960
à Varsovie. En 1992, ses débuts littéraires sont très remarqués.
Bientôt, il fuit la célébrité et la capitale pour s’établir dans un
petit village aux confins du sud-est de la Pologne. Considéré comme le
chef de file de la littérature polonaise contemporaine, il collabore à
diverses revues littéraires et culturelles. Outre des recueils de poésie
et quelques pièces de théâtre – dont une seule a été traduite en
français (Les barbares sont arrivés, Éditions théâtrales avec
France Culture, 2008), il est l’auteur d’une quinzaine de livres dont
quatorze sont traduits en français et en d’autres langues. L’œuvre de
Stasiuk a souvent été récompensée, notamment en Pologne mais aussi en
Allemagne. En France, la tonalité inimitable de sa prose ainsi que son
amour profond pour l’arrière-cour de l’Europe a suscité beaucoup
d’enthousiasme.