L’homme qui savait la langue de serpents de l’écrivain estonien Andrus Kivirähk paru aux éditions Le Tripode, est un livre assez étonnant pour ne pas dire délirant au niveau de l’imagination. Il a d’ailleurs reçu le prix de l’imaginaire 2014.
La quatrième de couverture nous annonce que le roman paru en 2007 nous ramène à l’époque médiévale en Estonie. Et c’est vrai, mais dans un moyen-âge totalement réinventé et fantastique.
Au Moyen-âge, en effet, les chevaliers-templiers d’origine germanique envahissent l’Estonie. C’est le début de la domination des nobles d’origine allemande qui soumettent les estoniens et les asservissent. Les moines qui les accompagnent, en convertissant le peuple au christianisme, finissent de leur ôter toute liberté. Mais c’est aussi d’un passé plus proche dont il est question. Au cours du vingtième siècle, en effet, l’Estonie a subi des invasions successives qui ont placé le pays, tour à tour, sous le joug des allemands et des russes, des nazis et des soviétiques. La langue des Estoniens, d’origine finno-ougrienne, est proche du finnois et du hongrois, les langues sames en font partie. Si elle est redevenue langue officielle depuis l’indépendance définitive de la République estonienne en 1991, 69% seulement de la population la parle, alors que 30% parle le russe.
Consciente que ce conte fantastique était une transposition de la réalité je me suis efforcée d’aller chercher ces renseignements sur l’histoire de L’Estonie pour mieux comprendre le roman avant de me rendre compte qu’une postface en expliquait toutes les subtilités et dévoilait son aspect pamphlétaire !
Partir d’un passé médiéval…
Le narrateur, Lemeet, qui est aussi le personnage principal du roman est le dernier des habitants de la forêt à parler la langue des serpents. C’est son oncle qui la lui a apprise quand il était encore un jeune enfant. Cette langue très difficile lui permet de se faire comprendre non seulement des serpents mais aussi des animaux qui viennent lui offrir leur vie quand il a besoin de se nourrir. Mais depuis que les « hommes de fer », ont envahi le pays, les habitants quittent la forêt pour adopter la vie des paysans et vivre au village. Les Estoniens, « peuple de la forêt » renient ainsi leurs origines et oublient leur langue. Le jeune garçon assiste au départ de son meilleur ami Pärtel, puis de tous ses voisins. Bientôt il reste seul dans la forêt avec sa mère, sa soeur ainsi qu’un autre couple fanatisé qui vénère les génies de la forêt. Ce sont les parents de Hiie, l’amie d’enfance de Leemet. Quant à Ulgas, le Sage, un vieillard à moitié fou, il décide de faire un sacrifice humain pour apaiser les divinités sylvestres. C’est ainsi que Leemett sauvera la jeune Hiie, proie toute désignée du Sage, et qu’ils découvriront tous les deux leur amour. Mais Leemett ne connaîtra jamais le bonheur. Il est le dernier d’un monde qui s’effondre autour de lui et qui est voué à disparaître.
En passant par le conte philosophique...
Dans ce roman, Andrus Kivirähk met ainsi face à face les deux religions - païenne et chrétienne- pour en démontrer le fanatisme et l’obscurantisme communs, et, des deux côtés, les superstitions et les interdits qui maintiennent les peuples dans la crainte et l’obéissance. Il confronte aussi deux idéaux, débat philosophique toujours réitéré, en opposant le village qui symbolise le progrès, avec l’utilisation des outils, et la forêt qui introduit le mythe du bon sauvage en symbiose avec la nature. Mais Andrus Kivirähk se garde bien de prendre partie en idéalisant l’un ou l’autre, les hommes qui vivent au village ne sont pas meilleurs que ceux qui sont dans la forêt, et réciproquement, et la modernité à un triste corollaire qui est l’asservissement, la fin de la liberté.
L’écrivain fait le constat d’un échec mais ce n’est pas le passé qu’il déplore ou l’avènement de la modernité, c’est le sort de l’Estonie..
Le ton est souvent nostalgique, il devient de plus en plus pessimiste et même violent. A travers les personnages qu’il imagine nous partageons la souffrance d’un peuple qui n’a jamais pu, pendant des siècles, disposé de lui-même et être libre.
Et rencontrer la fantaisie...
Nostalgie, tristesse oui ! Mais pas seulement ! Car le roman, comme je l’annonçais au début de ce billet, faite preuve d’une fantaisie débridée que sous-tend une ironie constante. Les délires imaginatifs de l’auteur, pleins d’humour, lui permettent d’épingler tout ce qu’il n’aime pas. Et il ne recule devant rien quand il laisse parler son imagination !
En effet, si l’enfance et l’adolescence de Leemett, son copain Pärtel, la petite Hiie, pourraient être, à priori, celles de tout enfant « normal » dans un roman initiatique comme un autre, on voit rapidement qu’il se passe des choses étonnantes dans la forêt des anciens estoniens. Ainsi la soeur de Leemett tombe amoureuse d’un ours comme dans les contes traditionnels ! A cette époque cela arrivait souvent aux jeunes filles ! Comment résister à un bon Nounours plein de poils qui vous fait les yeux doux ! Et d’ailleurs, qui épouser d’autres quand tous les hommes s’en vont au village ? Et que dire de l'élevage de louves ? Il paraît que leur lait est très nourrissant. Si, si ! Et des deux anthropopithèques échappés au passé, qui deviennent les amis de Leemett et font collection de poux ? L’une de ces innocentes bestioles, par croisement, atteint la taille d’un chevreuil et il faut le promener en laisse car il a besoin d’activité. Je vous l’ai dit, c’est fou et même si tout ou presque est métaphorique, l’on ne peut que s’en amuser!
Denis Dubois |
Et puis, il y a la langue des serpents qui renvoie à un temps bien plus éloigné, au temps de Il était une fois… merveilleux, fantastique, où les hommes et les animaux se comprenaient et où les serpents, en particulier, étaient nos amis. Enfin, il y a aussi le mystère de cette antique salamandre endormie au fond d’une cachette que le jeune enfant espère longtemps pouvoir réveiller pour aider les estoniens à chasser leurs ennemis. Mais l’on comprend bien qu’il ne peut en être ainsi puisque les miracles et les enchantements n’existent pas dans la réalité.
Ainsi le roman peut être lu à plusieurs niveaux, roman d’aventure, roman historique, roman d’amour, conte fantastique ou philosophique. L'écrivain propose un regard sur le passé et sur le présent de son pays dans un style qui est tour à tour satirique et humoristique, triste ou burlesque, descriptif et poétique. Une belle découverte pour mon premier roman estonien !
Andrus Kivirähk est un écrivain estonien né en 1970 à Tallin. Véritable
phénomène littéraire dans son pays, romancier et essayiste, il est
l'auteur d'une oeuvre multiple dont la critique et un très large public
raffolent. Andrus Kivirähk écrit des romans, des nouvelles, des pièces
de théâtre, des contes, des essais et des scénarios de films d'animation
pour enfants.
Traducteur : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, agrégé
d'histoire, Jean-Pierre Minaudier enseigne en classes préparatoires
littéraires, à l'Inalco et à la Maison Basque de Paris. Il est l'auteur
d'une histoire de la Colombie, d'une histoire de l'Estonie et de
plusieurs traductions littéraires.
Illustrateur première de couverture : Denis Dubois fait des collages à la
manière des surréalistes, à partir de gravures anciennes. L'oeuvre
reproduite en couverture a été choisie en hommage aux animaux fabuleux
qui surgissent dans L'Homme qui savait la langue des serpents.
N'oublions pas le traducteur auteur de la postface...
RépondreSupprimerOui,bien sûr, postface bien utile mais j'aurais préféré savoir qu'elle existait avant d'arriver à la fin du livre; autrement dit j'aurais préféré une préface et pour une fois je l'aurais lue avant d'avoir fini le livre de peur de passer à côté de quelque chose !
SupprimerExcellent billet, qui rend un juste hommage à ce récit foisonnant, inventif, et en effet riche de thématiques passionnantes...
RépondreSupprimerMerci , oui ce récit mérite tous les qualificatifs que tu lui donens.
SupprimerCela m’apparaît comme très très divertissant et original!
RépondreSupprimerOriginal sûrement, divertissant aussi mais pas seulement !
SupprimerSandrion m'avait déjà donné très envie de lire ce roman et tu en parles à ton tour si joliment et ton analyse est parfaite, du coup tu me remets cette envie en mémoire ;0) Son côté très particulier ne m'effraie pas, ça serait même plutôt le contraire :0)
RépondreSupprimerAlors , tu peux t'y lancer et j'espère que tu aimeras.
Supprimerj'avoue que ce n'est pas forcément un thème qui m'attire, mais pourquoi pas!
RépondreSupprimerSi l'occasion s'en présente (si tu le trouves à la bibliothèque) fait un essai. C'est un livre vraiment intéressant.
Supprimerun récit sur lequel j'ai calé, je suis totalement hermétique au fantastique et donc je ne suis pas parvenue à prendre du plaisir avec ce livre, dommage car la littérature des pays baltes m'intéresse
RépondreSupprimerchaque fois que je lis un billet comme le tien ça m'agace car je me dis que je suis passée à côté d'un bon livre mais ...
Et oui, mais on ne peut tout aimer !
SupprimerPar contre le livre de Kivirähk n'est pas vraiment fantastique : les génies des bois n'existent pas, pas plus que la salamandre mythique, l'écrivain ne cesse de de nous le dire et il ne croit pas plus à Jésus, au merveilleux chrétien, etc... En fait il renvoie dos à dos toutes ces croyances qui sont pour lui des superstitions et de l'obscurantisme. Quant à la langue des serpents, on comprend bien qu'elle représente la langue estonienne que l'occupation de l'Estonie a fait régresser. Malgré l'apparence le livre n'est pas fantastique même si on peut le lire ainsi au premier degré !
Tu fréquentes de charmantes bestioles en ce moment !
RépondreSupprimerTu me fais rire ! Mais c'est bien vrai. Cependant entre le pou géant de Kivirähk et la salamandre géante de Capek,je choisis la seconde. Tu te rends compte un pou pareil dans les cheveux !
SupprimerJe connais quelqu'une qui en ferait des cauchemars, cela dit ils seraient plus faciles à attraper dans les cheveux de sa fille !
SupprimerMoi, je crois que j'abandonnerai ma fille à son triste sort et partirai en courant : un pou de la taille d'un chevreuil ! Déjà qu'ils me font peur quand je les vois grossis au microscope !
SupprimerJ'aurais également une réaction spontanée similaire à celle de Dominique, ayant du mal avec le fantastique. Mais les différents niveaux de lecture que tu mentionnes, et le nombre de critiques positives sur ce livre m'incitent à reconsidérer tout ça. En tout cas, très bon choix pour ce mois de l'Europe de l'Est, permettant en passant de parler de ce petit pays peu connu en France.
RépondreSupprimerExactement ! Tu peux choisir le niveau de lecture et penser que le livre n'a rien de fantastique !
SupprimerBonsoir Claudialucia, voici un roman autour duquel je tourne depuis un moment. Merci pour ce billet. Bonne soirée.
RépondreSupprimerBonne soirée !
SupprimerBonsoir Claudialucia, voici un roman autour duquel je tourne depuis un moment sans me décider. Merci pour ce billet. Bonne soirée.
RépondreSupprimerEt bien ce challenge est plein de richesses ! Je suis très attirée par les pays baltes depuis un voyage à Riga. Je vais garder ce livre en tête et te remercie pour tes superbes chroniques, qui m'incitent à sortir de ma zone de confort, pourtant bien établie.
RépondreSupprimerAh, tiens, un livre qui peut se lire sur plusieurs niveaux, voilà quelque chose qui peut se révéler très intéressant.
RépondreSupprimerDaphné
Ça ne me semble pas indispensable de s'encombrer du fatras historique qui n'est qu'un arrière-plan d'un roman métaphorique. Je l'ai bien aimé, car il est loin d'être univoque sur la tradition, le rapport au temps, la relation aux animaux, mais en effet son ton est de plus en plus sombre et violent.
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