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jeudi 13 septembre 2018

Thomas Hardy : Sous la verte feuillée

Quelle joie de pouvoir lire un Thomas Hardy que je ne connaissais pas, réédité cette année 2018 dans l’édition Archipoche. Il semble que Sous la verte feuillée ne soit pas le livre le plus réputé de cet auteur et l’intrigue elle-même est légère, faite de petits riens qui peignent la vie des paysans, leur travail, la simplicité et la joie de vivre de ces villageois, carrier, fermier, cordonnier, forgeron, tous musiciens et chanteurs qui accompagnent le service divin à l’église. Le livre est aussi un hymne à la musique toujours présente et  donne lieu à des grandes discussions assez réjouissantes sur la supériorité des instruments à corde et les mérites respectifs de chacun d’entre eux.

Breughel : Noce paysanne


Ce n’est pas sans raison que Thomas Hardy avait d’abord sous-titré le livre « une peinture rurale de l’école hollandaise ». Comme dans un tableau flamand, il peint les moeurs de la campagne, le parler paysan (respecté dans la traduction française), les coutumes, les mentalités. Les personnages y sont truculents et bien campés, l’écrivain y dresse des portraits un peu caricaturaux mais sans méchanceté et fait revivre le monde rural de son époque avec beaucoup de verve, de malice et d’authenticité.  Autre thème qui s’entrelace au premier, celui de l’amour : le sympathique et naïf Dick Dewy tombe amoureux de la coquette et jolie Fancy, institutrice du village de Mellstock, qui draîne les coeurs et ne sait pas ou ne veut pas décourager ses prétendants…

Certains passages sont savoureux, ainsi celui, par exemple, au cours de laquelle les musiciens vont en délégation chez le pasteur qui veut remplacer leurs violons par un orgue. J’ai beaucoup ri de ce dialogue de comédie. Pourtant il y a une certaine nostalgie dans cette scène car ces amoureux de la musique vont être remerciés et remplacés par l’orgue joué par Fancy, tradition contre modernisme, musique du coeur et du terroir contre musique savante. Et l’on regrette avec eux la fin des traditions campagnardes comme celle où le groupe fait la tournée des maisons pour jouer devant chaque fenêtre pendant la veillée de Noël, une sorte de douceur de vivre en train de disparaître.

De plus, sous l’humour et derrière la légèreté, on sent le regard attentif, lucide et un peu désabusé de Hardy  sur les rapports sociaux et leur hiérarchie. Fancy, fille de fermier, a été élevée comme une demoiselle, a fait de bonnes études et se trouve donc déclassée par rapport à son milieu d’origine. Trop bien éduquée, trop instruite, trop délicate et raffinée pour le monde paysan, elle n’en reste pas moins d’un statut inférieur aux yeux de  la société bourgeoise. Il faut noter par exemple, la cruauté inconsciente des termes employés par le pasteur quand il condescend à la  demander en mariage alors qu’elle n’est pas de son rang : 
«  Vous me comprendrez … si je vous dis honnêtement que j’ai lutté contre mes sentiments, trouvant que je ne devais pas vous aimer. »«  après quelques mois de voyage avec moi vous seriez tout à fait digne de pénétrer dans la société »
Mais loin d’être sensible à ce qui devrait être humiliant pour elle, cette proposition donne à la jeune fille un éblouissement, elle se voit un instant échapper à sa condition, devenir une dame. Aussi quand arrive le dénouement (que je ne vous révèlerai pas ) le lecteur peut se demander si, malgré les apparences, la fin de ce récit est aussi joyeuse que ce qu’elle paraît être.

Beaucoup moins grave et moins tragique que les autres romans de Hardy, Sous la verte feuillée, titre empruntée à une chanson populaire chantée par nos paysans-musiciens, procure un grand plaisir de lecture, une oeuvre pleine de fraîcheur et de gaité écrite par un écrivain proche de la terre.

lundi 10 septembre 2018

Laurent Gaudé : La porte des Enfers



Il y avait longtemps que je n’avais pas lu Laurent Gaudé et c’est avec La porte des enfers que j’ai repris ma lecture de cet auteur. Il faut dire que le thème traité, celui du mythe d’Orphée, me passionne. Orphée, tout comme Ulysse, sont les seuls hommes à être entrés vivants aux Enfers. Ce mythe fascinant nous concerne tous, et touche particulièrement à ce que nous sommes... mortels ! Il parle de notre humanité, de nos chagrins, de nos deuils, de la perte d’êtres chers qui nous dépossède un peu, chaque fois, de ce que nous sommes.  Il raconte notre révolte contre les dieux. L’être humain rêve de pouvoir inverser le cours du temps, de pouvoir lutter à armes égales avec la divinité, de pouvoir revoir vivant l’enfant, le père, l'épouse… qui ont disparu pour toujours. Mais le mythe nous rappelle aussi notre petitesse et notre impuissance car nul ne peut faire revenir quelqu’un d’entre les morts à moins d’être Dieu.

Laurent Gaudé transpose le mythe d’Orphée à Naples, à l’époque actuelle. Au cours d’une fusillade, Pippo, le petit garçon de Matteo est tué alors que son père l’amène à l’école. Au sens figuré, c’est alors la descente aux Enfers pour Matteo comme pour Guliana, sa femme : comment accepter l’inacceptable, comment ne pas se sentir coupable, envahi de regrets, de doutes, de colère, comment ne pas être anéanti par le chagrin ou secoué par la révolte ? Aussi, lorsque dans le petit café de Gariboldo, le mystérieux professeur Provolone lui dit connaître la véritable porte des Enfers, Matteo ne résistera pas longtemps et partira à la recherche de l’enfant. Mais Matteo parviendra-t-il à faire sortir son fils ? Si le livre est celui de la mort, des ombres et du chagrin, il est aussi celui de l’amour, un amour paternel si fort, si total qu’il permettra, peut-être, l’impossible.

J’avoue que j’ai été complètement happée dès le début par la scène où la fusillade éclate, si puissante, si juste et si précise, qu’il m’a semblé la vivre moi-même ! Tout se passe rapidement et pourtant paraît long! Le père se jette par terre pour protéger Pippo, puis découvre la mort de son enfant. On a l’impression de vivre comme lui la scène, au ralenti, comme lui de découvrir en différé la réalité et d’être incapable de l’accepter.
 Il y a une force, une violence dans les réactions de la mère, dans son reniement de Dieu, un désespoir chez le père partagé entre faiblesse et détermination, qui font de ce roman une oeuvre pleine et poignante. Une adaptation très réussie du mythe.

dimanche 9 septembre 2018

Dominique Fernandez : La course à l'abîme


Le Caravage : Judith et Holopherne

Il y  a longtemps que je voulais lire le livre de Dominique Fernandez sur le Caravage : La course à l’abîme. Et bien voilà, c’est fait ! Le roman date de 2002 mais il reste l’une des meilleures approches de la vie et de l’oeuvre du peintre, roman historique qui fait appel à l’imagination de l’auteur, mais qui est aussi le travail d’un érudit, agrégé d’italien, professeur d’université, amoureux inconditionnel de Rome et du baroque, l'art de la contre-réforme.

Rome, 1600. Un jeune peintre inconnu débarque dans la capitale et, en quelques tableaux d’une puissance et d’un érotisme jamais vus, révolutionne la peinture. Réalisme, cruauté, clair-obscur : il bouscule trois cents ans de tradition artistique. Les cardinaux le protègent, les princes le courtisent. Il devient, sous le pseudonyme de Caravage, le peintre officiel de l’église. Mais voilà : c’est un marginal-né, un violent, un asocial ; l’idée même de « faire carrière » lui répugne. Au mépris des lois, il aime à la passion les garçons, surtout les mauvais garçons, les voyous. Il aime se bagarrer, aussi habile à l’épée que virtuose du pinceau.
Condamné à mort pour avoir tué un homme, il s’enfuit, erre entre Naples, Malte, la Sicile, provoque de nouveaux scandales, meurt à trente-huit ans sur une plage au nord de Rome. Assassiné ? Sans doute. Par qui ? On ne sait. Pourquoi ? Tout est mystérieux dans cette vie et dans cette mort. (quatrième de couverture)

La vie de Michelangelo Merisi qui prend pour nom d’artiste celui du village où il est né en 1571, Caravaggio, dans le duché de Lombardie, est si mouvementée, si violente, pleine de vicissitudes, de gloire et de déchéance, entre palais et prison, qu’il pourrait sembler le héros type de tout roman d’aventures ! Entre échauffourées et rixes, l’épée et le poignard faciles, fréquentant les tavernes avec ses amants, riche un jour, endetté le lendemain, meurtrier, mourant lui-même de mort violente, il est l’image par excellence du « mauvais garçon » sauvé chaque fois par l’un de ses riches et puissants protecteurs conscients de son talent, amateurs d’art et collectionneurs avides. C’est du moins l’image que l’on a toujours voulu voir de lui. Mais si cet aspect de sa personnalité existe, Dominique Fernandez donne un tout autre éclairage de l’artiste, entre ombre et lumière, à l’image de ses tableaux. Comment le peintre qui est mort à l’âge de 39 ans, dont l’activité ne s’étend que sur une période de dix-huit ans, aurait-il pu accomplir une oeuvre aussi dense, plus de cent tableaux, aussi réfléchie et minutieuse, s’il était ce personnage vivant uniquement dans le désordre et la dépravation ?
Et comme le roman est à la première personne, c’est Michelangelo Merisi qui nous raconte sa vie et rétablit la vérité : « Comment ai-je passé la plus grande partie de ma vie? Assis devant mon chevalet ».


Le Caravage : garçon mordu par un lézard
Le Caravage suscite l’admiration des grands qui le protègent mais n’hésitent pas à le spolier. Pourtant ses tableaux qui rompent avec la tradition de la Renaissance pour trouver son inspiration dans la rue et qui défient la morale, lui attirent les foudres de l’église et de l’Inquisition. Loin de l’imitation des Anciens et de l’idéalisation des sujets, ses modèles sont des êtres réels qu’il ne cherche pas à embellir, parfois ses amants, de jeunes garçons des rues un peu vulgaires ou ses amies, les prostituées. J'aime bien le personnage de Mario qui a été le véritable amour de Michelangelo  et a beaucoup de personnalité .

Le Caravage : Bacchus
 Et l’artiste  révèle par la sensualité de sa peinture et son érotisme étalé au grand jour, ses préférences sexuelles qui, à cette époque, peuvent le conduire à la mort. Pourtant, le pire ennemi du peintre, c’est lui-même. Dominique Fernandez le peint sous les traits d'un homme tourmenté, qui ne peut accepter le succès, remettant toujours en jeu sa réussite, trop passionné pour se satisfaire de ce qu'il a. Il se détruit lui-même par une pulsion de mort qui le conduit jusqu’à cette plage où il fut assassiné, véritable course à l'abîme. Si l’auteur fait appel à son imagination pour nous expliquer la fin tragique du Caravage, c’est dans ses oeuvres qu’il a trouvé une réponse, puisant dans leur analyse une connaissance de l’homme. 
Car si Fernandez a un talent réel pour brosser un tableau haut en couleurs de ce XVII siècle houleux, des personnages célèbres que côtoie le peintre, des âpres rivalités qui l’opposent aux autres artistes,  il nous offre, de plus, une étude intéressante de ses oeuvres, à la lumière de sa vie, analysant les motivations profondes qui guident l’artiste.

Un livre passionnant pour tout amoureux de l’Italie, du Caravage et de l’art en général ! Un roman historique d’un grand intérêt.

Le Caravage  : Garçon à la corbeille de fruits (Mario)
Le garçon à la corbeille de fruits : " sujet unique, célébration d'un seul instant  : l'épanouissement de la volupté physique sur le visage de Mario. La tête penchée, la bouche entrouverte, la paupière lourde, le regard vague, l'épaule nue, l'air languide que souligne l'éclairage indirect, l'offrande des fruits -clair symbole de cadeau érotique - , tout, ici, n'est que la traduction imagée de la physionomie de Mario tel qu'il m'apparaissait dans l'intimité..."
"Je suis le premier à avoir mis en évidence que la force érotique déborde de l'endroit du corps où notre paresse mentale, nos préjugés, nos frayeurs la cantonne. Elle irradie où elle veut, avec une impudence souveraine, qui transfigure celui qui en est possédé "

Le Caravage est à l'origine d'un type de peinture, véritable révolution dans l'art, que l'on a appelée le caravagisme et qui présente des caractéristiques communes : Technique du clair obscur, Réalisme, et scène prise sur le vif. 


Le Caravage : Emmaus  ( clair obscur)

Les caravagistes, amis ou rivaux du Caravage, font partie des personnages du roman. Ainsi Orazio Gentileschi (le père d'Artemisia) à la fois ami et disciple.


Orazio Gentileschi : Judith et sa servante

lundi 3 septembre 2018

Retour ...


Coucher de soleil en montagne : Lozère

 Au revoir les vacances !

Après deux mois de silence, me revoilà. J'ai dit au revoir au coucher de soleil du mois d'août derrière les montagnes de Lozère, sur le chemin de l'Arbre foudroyé, au revoir aux petits êtres magiques de la maison aux pierres de granit :


Au revoir au village : La nuit tombe, quelques lampes s'allument :

Le village de Grizac


Bonjour la rentrée !


la veille la rentrée : admirer son cartable de grand garçon

La rentrée : En cette occasion, j'ai bien sûr craqué pour quelques livres et je vous présente ma  cueillette :

 un classique jamais lu Sous la verte feuillée d'un de mes auteurs favoris, Thomas Hardy, 

un policier (?) ou plutôt un roman historique Deux homme de bien d'Arturo Pérez-Reverte (Mars 2018);  

un essai Qu'est-ce qui fait sourire les animaux ? (Mars 2018) critique lue dans le Monde alors j'ai re-craqué ! 

Hildegarde de Léo Henry (Avril 2018) prêté (ouf! Merci mon frère, un de moins à acheter !) 

et puis les deux  plus récents Camarade papa de Gauz (Juin 2018) que Keisha dit avoir aimé ICI  
et George Sand à Nohant (août 2018) en espérant que Michelle Perrot saura me surprendre  : j'ai tellement lu sur Sand !

Et puis pour le rentrée littéraire, je sais que l'envie viendra en vous lisant, camarades blogueuses !



PS :

Massif Central : montagnes de Lozère

Etes-vous comme moi ? Les voyez-vous ces îles et cette ville sur la mer dans le  lointain ?



jeudi 9 août 2018

Pause Lozère





Vacances en Lozère ! A bientôt en Septembre.



mardi 24 juillet 2018

Roger D. Masters : La fortune est un fleuve, Léonard de Vinci / Machiavel




La fortune est un fleuve  s’intéresse à un fait peu connu de l’Histoire, la tentative de détournement de l’Arno pour faire de Florence un port maritime, projet qui réunit deux célèbres figures de la Renaissance Italienne, Léonard de Vinci et  Nicolas Machiavel.

Ces deux grands hommes se sont connus à la Cour de César Borgia en 1502. Machiavel qui occupait alors le poste de deuxième conseiller à la Signoria de Florence y était envoyé en mission pour négocier avec César Borgia, fils du pape Alexandre VI. Léonard de Vinci y était  employé comme ingénieur et architecte notamment dans la conception des fortifications, l’architecture urbaine et les techniques militaires.
Tous deux rentrent ensuite à Florence en 1503 et leur collaboration pour la réalisation de ce projet surprenant, détourner l’Arno de Pise, commence.
 Le premier but de ce projet est militaire. Florence vient de subir deux défaites dans la guerre qui l’oppose à Pise. En détournant l’Arno de cette ville et en privant les Pisans d’eau, les florentins s’assurent de la reddition de la cité ennemie. Mais le but ultime poursuivie par Vinci est de fournir  un port à sa ville en rendant le fleuve navigable de Florence à la mer. D’autre part, il prévoit des travaux d’irrigation d’envergure permettant aussi de rendre fertile et productive la nouvelle vallée ainsi créée.

Vinci a conçu trois projets différents mais celui qui est retenu  est d’amener L’Arno directement de Florence au Stagno de Livourne. p 142
Si les travaux commencés en 1504  échouèrent, l’on sait que les plans de Léonard de Vinci n’en sont pas la cause. L’ingénieur hydraulicien, Colombino, choisi pour diriger le projet n’était pas à la hauteur et ne respecta pas le plan initial de Vinci qu’il jugeait trop difficile à réaliser. Le manque d’argent, l’insuffisance du nombre d’ouvriers, et peut-être aussi le manque de volonté, l’indécision de Pier Soderini, gonfalonier de Florence, expliquent aussi que le projet fut un échec et eut des répercussions fâcheuses sur leur vie à tous deux.

En dehors de la description très documentée, cartes à l’appui, de ce projet pharaonique, le livre de Roger D. Masters dresse un portrait de ces deux grands personnages et les accompagne tout au long de leur vie, de l’enfance à la mort, une vie mouvementée faite de hauts et de bas, de brillantes réussites et d’échecs qui les laissent démunis. Il présente au lecteur leur oeuvre respective, peinture, recherches scientifiques, militaires, pour Vinci, poésie, ouvrages historiques et politiques pour Machiavel. Il décrit leur philosophie respective, leur humanisme dans le  tourbillon intellectuel de cette période tourmentée et florissante, leurs différences aussi et ce qui les unit. Et puis, c'est la partie que j'ai préférée,  bien sûr, leurs héritages, tout ce que nous devons à ces esprits supérieurs.
Un livre qui présente donc des qualités et de l’érudition mais j’avoue avoir été désagréablement surprise, surtout de la part d’un historien qui se doit d’être objectif, des parallèles établis à deux reprises entre le passé et l’histoire des Etats-Unis pour justifier l’utilisation de la bombe atomique (p 149 et p181) sur Nagasaki et Hiroshima. Choquant !

"L'échec du projet de l'Arno fut une catastrophe pour Léonard de Vinci et Machiavel, comme pour Soderini et le gouvernement de Florence. Buonaccorsi conclut avec tristesse, "cette entreprise coûta sept mille ducats ou plus, parce que, outre les salaires des ouvriers et d'autres choses, il fallut garder sur place un millier de soldats pour protéger les ouvriers des attaques des Pisans." Pour comprendre les implications, il suffit d'imaginer que les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki n'aient pas explosé, menant à une invasion longue et onéreuse du Japon par les troupes américaines et à l'abandon de la technologie nucléaire."


Merci à Babelio Masse critique et aux éditions Omblage

samedi 7 juillet 2018

Pause Festival Avignon 2018



Une petite pause pendant le festival avec ma petite -fille. A bientôt !

samedi 30 juin 2018

Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (4)



Voici la suite de la  LC que nous proposons Ingannmic et moi. Comme je l’ai expliqué dans le billet 1 nous avons décidé de publier chaque samedi du mois de Juin un texte donnant nos impressions sur ce livre  de Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux.
Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.
La première partie du chapitre I au Chapitre VII. Voir Ici
La seconde partie du chapitre VIII à XV Voir ici
La troisième partie du chapitre XVI au XXV Voir Ici

 La quatrième partie du chapitre XXVI a l'épilogue

2léphant et Obélisque :  Bernin/Kircher (source)

Les chapitres de cette dernière partie nous amène au dénouement et au Triste épilogue qui clôt le roman et qui « comme son nom l’indique, hélas…. ».

Où l'on voit encore l’inénarrable et savant Anathase Kircher faire des siennes, comme écrire un traité de sinologie sans avoir mis les pieds en Chine en piquant allègrement les écrits de ses amis voyageurs; ou encore imaginer avec le Bernin le fameux monument à l’éléphant surmonté d’un obélisque couvert de hiéroglyphes dont il propose la traduction ! Croyait-il vraiment en avoir découvert le secret ou mentait-il ?
Ce personnage qui est le pivot central du roman nous a fait voyager dans le temps et dans le foisonnement intellectuel de cette époque. Avec ses idées de génie, son imagination délirante, ses intuitions extraordinaires et ses erreurs monumentales, il a été, tout au long de ce récit, le fil conducteur qui relie entre eux tous les personnages par l'intermédiaire d'Eléazard et ceci bien qu’il soit éloigné d’eux dans le temps et l’espace.  Il faut dire que la démesure de Kircher répond à celle d'un pays comme le Brésil. De plus, il est et c’est sa fonction romanesque, celui qui soulage les tensions, allège la tragédie qui se joue au présent dans ce pays, en nous divertissant. Ses aventures parfois burlesques ou grotesques nous font rire et pourtant l’on ne peut s’empêcher d’avoir une admiration certaine pour lui mêlée à de l’agacement, exactement ce qu’éprouve Eléazard à son égard.

Peu à peu se dénouent tous les récits multiples, celui d’Elaine dans le Mato Grosso, de Nelson dans la Favela de Pirambu, de Moema et de son père Eleazard, de Lorédana repartie dans son pays…  Se dénouent ? Le terme est inexact car la fin reste ouverte mais pessimiste, tragique et violente, au diapason de la situation du Brésil où triomphe toujours le plus fort, le plus riche, le plus crapuleux, où des gens comme le gouverneur Moreira finisse toujours par l’emporter. Sauf peut-être si le plus faible se révolte comme le fait Nelson, minuscule grain de sable qui enraie -mais pour combien de temps-, la course au pouvoir et à la fortune.  Il y a aussi les bonnes volontés, tous ces gens qui luttent pour éradiquer la misère au Brésil.

Si j’ai eu un regret à la lecture de ce roman, c’est que les personnages secondaires ne soient pas plus développés non seulement d’un point de vue psychologique mais aussi au point de vue de leurs aventures. Il faut dire que le roman fait déjà 765 pages et qu’il aurait fallu le doubler !!  La structure du roman qui veut que chaque récit soit enchâssé dans l’autre crée un manque lorsque le récit s’arrête pour ne reprendre que longtemps après, une attente parfois trop longue. De plus, les personnages sont abandonnés à un moment crucial de leur existence et c’est un peu frustrant car on aimerait en savoir plus. Et pourtant, paradoxalement, le lecteur n’a pas besoin de plus pour savoir ce qu'ils deviennent. Une sorte de fatalité pèse sur eux.

Pour conclure, je dirai que ce roman aussi foisonnant que l’esprit d’Anaphase Kircher est une somme de connaissances, de pensées et de réflexions passionnantes et pour moi de découvertes. Il a fallu dix ans à Jean Marie de Roblès pour l’écrire et on  comprend pourquoi; un roman que j'ai beaucoup aimé. 

**********

Cette LC avec Ingammic en plusieurs billets m’a intéressée. En Septembre-Octobre nous proposerons peut-être de recommencer avec un livre assez riche pour s'y prêter.
Ce n’est pas toujours un exercice facile. Pour ma part, les difficultés que j’ai éprouvées sont les suivantes : Il faudrait pouvoir analyser les personnages et les situations plus longuement, mais en même temps, il ne faut pas trop dévoiler l’histoire pour ceux qui n’ont pas encore lu le livre. Donc, forcément, l’on se censure. Par exemple, nous avions entamé une discussion à propos de la fille d’Eléazard avec Ingammic et sur l’avenir probable de celle-ci mais impossible de poursuivre sur ce sujet sans révéler ce qu’il lui arrive.


LC Ingammic Voir Ici LC1
LC Ingammic Voir Ici LC 2
LC Ingammic Voir Ici LC 3
LC Ingammic voir Ici LC 4

dimanche 24 juin 2018

Music Hall de Jean-Luc Lagarce Théâtre Artéphile Festival d'Avignon 2018



Music Hall est une pièce de Jean-Luc Lagarce qui est le témoignage des années de galère qu’il a vécues au cours de ses tournées en France, officiant dans des salles inadaptées et sordides, recevant un accueil qui ne fut pas toujours chaleureux. C’est son double théâtral, la Fille -à qui il donne la parole - qui est chargée de transmettre cette expérience. Et c’est ainsi que se construit devant nous et peu à peu, comme un puzzle dont on retrouve les morceaux, ce personnage d’actrice fragile, usée, qui chante des chansons démodées (Joséphine Baker ?) et qui pourtant lutte pour maintenir son image tout en ne recevant plus qu’un accueil teinté de dérision, voire de mépris… jusqu’au moment où abandonnée par ses collaborateurs, dans une salle minable, devant une salle vide, les feux de la rampe s’éteindront.
La langue de Jean-Luc Lagarce est très particulière, bribes de phrases parfois sans sujet,  mots qui reviennent comme un leitmotiv pour caractériser le personnage et peut-être le figer dans le temps : « indolent »« goguenard » ou proverbes « qui peut le plus… »,  refrain lancinant qui rend le personnage à la fois dérisoire et émouvant.
Il y a quelque chose de très beau dans ce personnage interprété avec finesse par Héléna Vautrin, c’est son refus de se laisser aller, sa lutte pour renvoyer une image glamour d’elle-même, et même si l’on devine qu’elle se grise d’une gloire passée qui n’a peut-être jamais existé, qui le sait ? la Fille conserve sa dignité et l’on se sent le coeur serré, envahi par la nostalgie de l’échec.  Un bel hommage de Jean-Luc Lagarce aux comédiens !

D’habitude, le rôle est confié à une actrice plus âgée, mais la jeunesse de Héléna Vautrin n’est pas gênante et l’on peut imaginer l’actrice telle qu’elle a été et telle qu’elle veut toujours être pour paraître devant son public.  Elle est seule en scène car l’on n’entend que la voix de deux hommes de la troupe symbolisés par deux micros. Là et déjà plus là ! Tout repose donc sur sa présence et elle est à la hauteur !

La mise en scène de Florian Simon dont la gestuelle est réglée avec précision, au millimètre près, souligne le manque de naturel de la Fille qui semble rejouer devant nous et éternellement la gloire des années passés.  Elle n’est pas elle-même mais l’image qu’elle veut donner d’elle. Ses manières compassées, sa sophistication, montrent qu’elle est toujours sur scène dans un spectacle qu’elle se donne à elle-même : changement de perruques,  robes pailletées, ongles laqués que l’on abandonne un à un sur le plancher comme une petite part de soi-même, bras émaillés d’argent et d’or, contrastent brutalement avec la mesquinerie de l’accueil, le tabouret qu’on lui refuse ou qu’on lui fait payer très cher, l’abandon du public et la solitude qui est la sienne. A noter la beauté des costumes, l'harmonie des couleurs, volonté de souligner plutôt que l'échec de l'artiste, sa grandeur ou tout au moins son panache même s'il est construit sur du vent.
Une très belle scénographie de Léa Mathé avec des jeux de lumière qui mettent en relief chaque déplacement, chaque geste jusqu'au bout des doigts, des clairs-obscurs qui sculptent l'espace scénique. C’est aussi la lumière qui matérialise la fameuse porte indispensable à l’entrée de l’artiste mais qu’on lui refuse si souvent, et illumine le voile qui sert de décor, le rideau de scène qui va se fermer à jamais.

Un très beau spectacle. Un coup de coeur !



MUSIC HALL de Jean-Luc Lagarce
 
Durée : 1h
Théâtre ARTÉPHILE
5 bis, rue Bourg Neuf

à 17h35 : du 6 au 27 juillet - Relâches : 8, 15, 22 juillet

CIE 03

Metteur en scène : Florian Simon 
Interprète(s) : Héléna Vautrin 
Scénographie : Léa Mathé
Création Lumière : Fabien Colin 
Création Musicale : Seb Lanz 
Voix : Bertrand Beillot, Etienne Delfini-Michel 
Costumes : Les costumes de Lie 
Diffusion : Elodie Couraud

Lire aussi Claudel/Kahlo/Woolf au théâtre Artéphile

VU aussi au théâtre Artéphile


 MON GRAND PERE

Les tragédies et l’accessoire. Les secrets que l’on enfouit d’une génération à l’autre et les codes familiaux que l’on se passe, d’un mot, d’une bribe de chansons, d’une expression dont on a perdu l’origine… Une famille… Celle qui traverse le très beau texte de Valérie Mréjen est au-delà de la banalité des convenances : on y a l’adultère flamboyant, la méchanceté ostensible, l’extravagance assumée, le dédain des conventions…







LA MENINGITE DES POIREAUX

Qui se souvient de François Tosquelles ? De ce Don Psyquichotte qui révolutionna la psychiatrie asilaire du XXe siècle ? Voici la joyeuse épopée de ce psychiatre catalan, membre du POUM, résistant, surréaliste… qui offrit aux malades un journal en guise de médicamental. Une invitation à faire la révolution permanente au ralenti, pour être sûr de n’oublier personne.

samedi 23 juin 2018

Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (3)




Voici la suite de la  LC que nous proposons Ingannmic et moi. Comme je l’ai expliqué dans le billet 1 nous avons décidé de publier chaque samedi du mois de Juin un texte donnant nos impressions sur ce livre  de Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux.
Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.

La première partie du chapitre I au Chapitre VII. Voir Ici
La seconde partie du chapitre VIII à XV Voir ici

La troisième partie du Chapitre XVI au chapitre XXV

Anathase Kircher
Le roman de Jean-Marie Blas de Roblès est divisé en grands chapitres subdivisés eux-mêmes en sous-chapitres dont les titres expliquent, à la manière ancienne, ce qui va se passer ; et comme le roman se déroule dans des endroits différents, est précisé aussi le nom du lieu…

Par exemple, voici comment se présente  le chapitre XIX :  Où l'on apprend la conversion inespérée de la reine Christine
Canoe Quebarada : C'est pas un vrai défaut de boire
Fortaleza, Favela de Pirambu ; Angicos , 1938

Chaque chapitre commence toujours par une histoire de l’extraordinaire Anathase Kircher raconté par son disciple puisque c’est le vrai héros du roman malgré la multitude d’autres personnages qui gravitent autour de lui par le biais d’Eléazard. Décidément, Kircher, s’il n’existait pas, devrait être inventé tant il est par excellence « romanesque », au sens où ses aventures sont multiples et variées, sa personnalité inattendue et improbable, ses inventions farfelues ou géniales ! Comment croire à un tel personnage ? Et pourtant, il a existé !

Dans les chapitres XVI et XVII il condamne l’alchimie et démontre les supercheries du « sinistre alchimiste » Blaustaein, combattant ainsi l'obscurantisme au nom de la science. Plus tard dans la chapitre XXI, pendant l’épidémie de peste qui décime le pays, il utilise le  microscope, dont il est l’inventeur, pour étudier le sang mêlé de pus d’un bubon. Il y découvre « des petits vers » invisibles à l’oeil nu qui sont, selon lui, les responsables de la contagion. Et même si ces vermicules observés n’étaient probablement que les globules du sang, Kircher avait compris la cause de la maladie.
C’est aussi lui qui invente les cercueils à tube pour que les personnages enterrés de leur vivant puisse signaler leur présence. L’invention a des conséquences absolument burlesques, aussi hilarantes que morbides, que je vous laisse découvrir mais on peut dire qu’il est le précurseur des petites cloches munies d’une corde que les victoriens attachaient à la main de leurs présumés défunts !

Franz Vester (1868)

Dans cette troisième partie, j’ai des réponses aux questions que je m’étais posée dès le début dans le billet 1 de ma lecture sur Eléazard Von Waugan  et ses rapports envers Kircher à qui il reproche d’être un faussaire. Dans le chapitre XXIII  le savant ami d’Eléazard, Euclides, soutient brillamment, à ce propos, une idée  provocatrice : Toute création est un plagiat !  
Voltaire pille Maynaird, La Fontaine, Esope, Musset, Carmontelle, Machiavel, Plutarque, Virgile, Quintus Ennius …

Toute l’histoire de l’art, et même de la connaissance, est faite de cette assimilation plus ou moins poussée de ce que d’autres ont expérimenté avant nous. Personne n’y échappe depuis que le monde est monde. Il n’y a rien à dire, sinon que l’imagination humaine est bornée, ce que nous savons depuis toujours et que les livres se font avec d’autres livres. Les tableaux avec d’autres tableaux. On tourne en rond depuis le début, autour du même pot, de la même gamelle.

Voilà qui m’a rappelé mon cher Montaigne  : Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thym, ni marjolaine : Ainsi les pièces empruntées d'autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. »

S’ensuit une discussion qui affine le concept de plagiat. Où commence-t-il ? Qu’en est-il de l’imitation ? de la re-création ? Une discussion passionnante qui conduit à une réflexion sur les arcanes de la création

La favela de Pirambu

J’ai eu une réponse aux interrogations que nous avons eues Ingannminc et moi (billet 2) sur le sort de  la jeune Moema, la fille d’Eléazard, dans ce sous-titre aussi  mystérieux que poétique : Favela de Pirambu, la princesse du Royaume-où-personne-ne- va .

Le royaume où personne ne va qui résonne comme un titre de conte désigne la Favela de Pirambu, l'enfer sur terre, l'un des endroits du monde où la misère est à son comble. La description qu'en fait Roblès nous fait "voir" cette misère en grossissement comme avec le microscope de Kircher ou plutôt comme un grand  zoom sur l'horreur, la faim qui pousse à manger des rats, les maladies endémiques, les privations, les bordels d'enfants, l'inceste ...

On tirait sur la foule avec la même indifférence que sur une volée de moineaux. Comme si cela ne suffisait pas, il y avait aussi les rixes continuelles entre miséreux, l'alcool, l'héroïne, les morts enterrés assis - des fois, on butait sur leur tête pour aller pisser - les fous innombrables, le papier hygiénique sur lequel des voyous qui s'improvisaient propriétaires de votre taudis griffonnaient une quittance de loyer, les nourrissons vendus aux rupins, à toutes les bonnes âmes en mal de progéniture, la plage des harponneurs où l'on baissait culotte devant tout le monde pour faire ses besoins, les enfants, garçons et filles, nus jusqu'à l'âge de huit ans, qui s'éteignaient soudain, le ventre creux, après de vaines prouesses de yogis... quatre vingt dix millions de mal blanchis sans acte de naissance et sans identité, plus de la moitié de la population brésilienne réduite aux dernières extrémités.

Un vibrant réquisitoire contre la misère.


A samedi 30 Juin pour le dernier et quatrième billet sur ce livre.

mardi 19 juin 2018

Claudel Kahlo Woolf de Monica Mojica au théâtre Artéphile, Festival OFF d'avignon 2018




Le théâtre Artéphile présente pas moins de seize spectacles dont quatorze créations pendant le festival off d'Avignon 2018 et des lectures-rencontres les dimanche 15 et 22 juillet.
Pendant ce mois de juin, il offre des entrées à prix réduit en avant-première pour notre plus grand plaisir.

Virginia Woolf

La pièce de Monica Mojica, Claudel Kahlo Woolf, création au festival d’Avignon 2018, est écrite d’après des extraits de l’oeuvre de Virginia Woolf et des lettres de Camille Claudel et de Frida Kahlo.

Camille Claudel

 Ces trois grandes figures féminines de la littérature et de l’art dont on voit bien les différences de mentalité, d’époque, de pays, et d’inspiration, ont eu toutes trois un destin tragique marqué par des traumatismes violents, accident, viol, perte de leurs proches, pressions exercées contre elles, qui les conduisent vers la folie, le désir de mort. Toutes trois sont victimes de la société qui les étouffe et ne leur laisse aucun espace de respiration, victimes des hommes,  frères, époux…  qui ont le pouvoir et l’exercent en les privant de liberté, en les écrasant de leur force. Pourtant rien ni personne n’a pu étouffer leur génie et les empêcher de créer !

C’est ce que nous fait vivre cette pièce dont la mise en scène et la scénographie sont très réussies. Un peu lente à se mettre en place au début quand les personnages parlent en solitaire, la mise en scène s’anime pour les rapprocher, les unir dans un même espace-temps, et faire écouter une seule parole à trois voix, dans un va-et-vient entre ces femmes, qui se croisent, qui disent les accidents de leur vie, leurs plaies intimes, leur  préférence sexuelle, leur révolte, leur besoin de s’exprimer, de créer, et affirment leur tempérament de lutteuses. C’est ce que la mise en scène matérialise dès le début en les mettant en position de boxeuses. Parfois dérisoires, immensément faibles, elles tombent mais c’est toujours pour se relever. 

 Quelques petites remarques tout d'abord pour en venir au plus vite à ce qui fait la réussite de la pièce. J'ai moins aimé certains choix de mise en scène comme celui de l’ordinateur à la pomme (on ne voit plus que lui) pour diffuser des interviews d’hommes sur elles pourtant très intéressants. Ah! l’abominable Paul Claudel ! Ou encore, la séquence avec les verres pleins d’eau dont je n’ai pas compris la signification;  j’ai regretté aussi le parti pris de Monica Mojica de ne pas nous montrer les oeuvres de Claudel et Kahlo comme aurait pu le permettre la vidéo.
Ceci dit, le spectacle présente de nombreuses qualités et je l'ai vraiment beaucoup apprécié. Les jeux de scène, les lumières, l’importance accordée aux sons, à la musique, les langues, français, anglais, espagnol qui s’entremêlent, les projections vidéos avec ce film étrange qui montre un homme-cerf errant dans une forêt, créent une atmosphère onirique en contraste avec le réalisme du propos. Les costumes, très beaux,  contribuent à souligner la personnalité de chacune, en particulier ceux de Frida Kahlo qui semble descendre d’un de ses tableaux, ce qui nous permet  d'une manière détournée de "voir" une de ses oeuvres.

Frida Kahlo

Quant aux comédiennes, très impliquées, elles incarnent leur personnage, elles sont habitées par lui et elles l’intériorisent avec émotion.

Je voulais signaler enfin la dernière vidéo - ô! combien symbolique- qui sert de toile de fond aux personnages sur la scène, et montre une araignée mâle aux couleurs somptueuses faisant sa cour à l’humble araignée femelle qui le tue après la copulation. Ceci afin de rappeler que dans le combat qu’elles ont mené, toutes les trois ont triomphé à travers leur oeuvre respective, reconnue maintenant de tous. Pour rappeler, peut-être aussi, que la guerre entre les sexes n’est pas obligatoire et que chacun a droit à la liberté et l’égalité.

En conclusion, voici un beau spectacle sur un thème et des personnages passionnants, à  ne pas manquer pendant le mois de juillet au théâtre Artéphile.


Claudel Kalho Woolf
Cie Horizontal-Vertical
Théâtre Artéphile 22H10
durée 1H30
Festival Off  d’Avignon du 06 au 27 juillet
relâche les dimanches 8 15 22

samedi 16 juin 2018

Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (2)



Voici la suite de la  LC  que nous proposons Ingannmic et moi. Comme je l’ai expliqué dans le billet 1 nous avons décidé de publier chaque samedi du mois de Juin un texte donnant nos impressions sur ce livre  de Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux.  Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.

La première partie du chapitre I au Chapitre VII. Voir ICI

 La seconde partie du chapitre VIII à XV


Ecrire plusieurs billets sur un seul livre  donne certaines libertés. Comme il n’est pas question de rendre compte de tout le roman et surtout d’un roman fleuve comme celui-ci, j’ai décidé, aujourd'hui, de m’arrêter seulement sur ce qui me sollicite, m'intéresse, me pose question,  et ceci sans chercher à avoir une ligne conductrice.

Le Titre

Au chapitre XI, l’auteur revient sur le titre donné au roman : Là où les tigres sont chez eux. Déjà en exergue,  cette citation tirée d’un passage de Goethe extrait de Les Affinités électives intriguait  : «  Ce n’est pas impunément qu’on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les tigres et les éléphants sont chez eux ».
La première réaction est de se dire qu’il n’y a ni tigre, ni éléphant au Brésil ! C’est Euclides, un personnage dont je vais parler plus longuement, qui en donne l’explication même si Eléazard lui reproche de détourner la citation de Goethe : « nous avons ici, vous en conviendrez sans doute, bon nombre de mâles qui allient la lourdeur d’un pachyderme  à la  férocité du fauve. »
Le docteur Euclides da Cunha fait allusion ici au colonel Moreira  qui n’a de cesse d’accroître sa richesse dans de louches transactions en cherchant à vendre les terres de la presqu’île d’Alcantaraz. On sait que les américains du Pentagone sont impliqués. Et ceci à l’insu de sa femme Carlotta qui est la propriétaire d'une grande partie d'entre elles.  C’est ce que celle-ci découvre par hasard. Cette dernière est une femme humiliée par son mari, malheureuse, et qui ne vit que pour son fils Mauro, jeune chercheur, paléontologue, parti en expédition dans le Mato Grosso avec des chercheurs dont l’ex-épouse d’ Eléazard, Elaine. A travers le colonel Moreira apparaît une critique virulente des classes dirigeantes du Brésil, de leur corruption, leur absence de scrupules et leur immoralité .

Dans cette deuxième partie, l’expédition dans le Mato Grosso sur le fleuve Uruguay tourne mal. Nous sommes là, en plein dans le roman d’aventure qui montre un Brésil sauvage par sa nature mais aussi par les hommes qui y vivent, les trafiquants de drogue ! Encore des tigres ! Du coup, le suspense est à son comble.

Euclides da Cunha


Dès le chapitre VIII du roman, le lecteur fait connaissance avec le docteur Euclides da Cunha, un personnage qui tient une place modeste, pour l’instant, dans le développement de l’histoire mais importante par son influence morale et philosophique sur les autres personnages.
Euclides da Cunha, un ami d’Eléazard est un vieux monsieur aux vêtements désuets qui a « une bonhomie à la Flaubert mêlée à un calme et une courtoisie sans faille » et dont le savoir encyclopédique et la clairvoyance fascinent. Un sage. Lui aussi a été jésuite mais ne l’est pas resté et rien en lui ne fait penser à un homme d’église. On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement avec Kircher, jésuite lui aussi, mais à une époque où l’inquisition exigeait que l’on soit dans l’orthodoxie, il ne peut avoir la liberté d'Euclides; Kircher, érudit lui aussi, avec un savoir encyclopédique mais la sagesse en moins.

Dans ce livre, Euclides est celui qui pose des questions qui me touchent parce qu’elles sont universelles et nous renvoient à nous-mêmes, à notre époque.
Il explique à son ami Eléazard que les jésuites disent d’un défroqué, qu’il s’est « satellisé », exprimant ainsi l’idée que celui-ci reste en orbite autour de la Compagnie de Jésus sans pouvoir s'en éloigner. Ce qui signifie qu'on ne peut échapper à "la domestication",  à "un dressage du corps et de l’esprit" qui a pour but d'obtenir l’obéissance.

« Transgresser une règle, toutes les règles, revient toujours à s’en choisir d’autres, et donc à revenir dans le giron de l’obédience. On a l’impression de se libérer, de changer son être en profondeur, alors qu’on a simplement changé de maître. Le serpent qui se mord la queue. »

Je suis frappée par la justesse de ces propos qui expliquent combien les mentalités sont longues à évoluer. On peut vivre dans un pays libre et se comporter comme si on ne l’était pas parce que l’on a subi antérieurement un « dressage du corps et de l’esprit ». C’est ce qui explique à mes yeux pourquoi ce sont souvent les femmes,  quand elles sont élevées dans certaines traditions, qui se montrent les plus conservatrices. Je me souviens d’une de mes voisines qui dans les années 60-70 m’avait dit : "Tu ne devrais pas faire de politique, ce n’est pas joli pour une femme ! "

Pour Euclides, l’obéissance est toujours servile et humiliante :

« Plus j’avance en âge, plus je suis convaincu que la révolte est le seul acte de liberté et pas conséquent de poésie. C’est la transgression qui fait avancer le monde, parce que c’est elle, et elle seule qui génère les poètes, les créatures, ces mauvais garçons qui refusent d’obéir à un code, à un état, à une idéologie, à une technique, que sais-je… à tout ce qui présente un jour comme le fin du fin, l’aboutissement incontestable et infaillible d’une époque. »

ou encore

« Ce ne sont pas les idées qui tuent : ce sont les hommes, certains hommes qui en manipulent d’autres au nom d’un idéal qu’ils trahissent avec conscience, et parfois même sans le savoir. Toutes les idées sont criminelles dès qu’on se persuade de leur vérité absolue et qu’on se mêle de les faire partager à tous. Le christianisme lui-même - et quelle idée plus inoffensive que l’amour d’autrui n’est-ce pas ? - le christianisme a fait plus de morts à lui tout seul que bien des théories de prime abord plus suspectes. Mais la faute en revient uniquement aux chrétiens, pas au christianisme ! A ceux-là qui ont transformé en doctrine sectaire ce qui n’aurait dû rester qu’un élan du coeur ! Non, mon  cher ami, une idée n’a jamais fait de mal à quiconque. »

Pas besoin de souligner combien cette remarque est d’actualité !

Moema


La fille d’Eléazard, Moema est un personnage ambigu qui m’interroge. Nous avons eu la discussion suivante chez Ingannmic, dans les commentaires.
Claudialucia
Ah! Tu as trouvé sympathique la fille d' Eléazard ? Bien sûr, ce qui est positif chez elle, c'est l'intérêt et même plus l'amitié et la solidarité qu'elle manifeste envers tous ces pauvres gens (les pêcheurs) qui survivent tant bien que mal et dont la misère la touche.. Mais son comportement envers son père me répugne. Elle se comporte en fille de riche et ne s'intéresse qu'à son argent. Si encore elle avait été mal aimée dans son enfance, mais ce n'est pas le cas. De même envers Thaïs, la fille qu'elle prétend aimer. En fait, je la trouve égoïste, assez cruelle, sans compter son immaturité qui l'amène à se droguer. Elle a bien des petits scrupules de temps en temps mais elle met bien vite son mouchoir dessus.

C'est quelque chose que je trouve émouvant chez Eléazard : son grand amour pour sa fille et sa trop grande indulgence qui finissent par se retourner contre lui. Sa fille pense que son père ne s'intéresse pas à elle et qu'il lui donne tout cet argent pour se débarrasser d'elle et ne pas avoir de problème ! Cela m'a interpellée et touchée. On ne peut pas avoir des enfants sans se poser ce genre de questions. Où s’arrête l’indulgence ? Quelles sont les limites ?  D'ailleurs, par la suite Euclides fera remarquer à Eléazard que l'on doit savoir mettre des limites. Mais j'anticipe !
Ingannmic 
Concernant Moéma, je suis d'accord avec toi sur son immaturité, mais je ne sais pas pourquoi, je suis confiante dans le fait qu'elle évoluera par la suite, et que ce sont là des errements de jeunesse qui disparaîtront avec les expériences de la vie, qu'elle saura alors ne laisser parler que ce qu'il y a de bon en elle, et rendra constructive son indignation face à l'injustice (je me fourvoie peut-être complètement).


Eléazard et Kircher

 

Hunt Emerson : Kircher  "Rien n'est si beau que de tout savoir"
Quant à Anathase Kircher, le brillant polymathe, il est toujours aussi fou et aussi génial ! J'ai cherché dans le Net des images des inventions de Kircher décrites dans ce livre. 
Par exemple, l'horloge fonctionnant avec des fleurs. En Provence, Kircher découvre que les tournesols  se déplacent suivant le soleil et cela donne :

Kicher : l'horloge avec tournesols

Kircher : orgue à chats
 Les chats sont placés selon le ton de leur voix et crient chaque fois que la touche en s'abaissant pince leur queue. Ami(e)s des chats s'abstenir !

Kircher : la lanterne magique
"A peine fûmes-nous plongés dans une totale obscurité que la Vierge Marie nous apparut, grandeur nature et irradiée de lumière, comme flottant sur les murs.  (...) le diable se manifesta environné de flammes mouvantes, cornu, grimaçant, épouvantable à regarder  !
- L'ennemi ! Hurla Kircher couvrant de sa voix de stentor les cris d'effroi de l'assitance..."

Et oui, inventeur de génie ! mais il s'en sert un peu trop pour mystifier !  D'ailleurs, dans ces chapitres, les relations d’Eléazard et d'Anathase Kircher  n’ont pas changé. Il ne l’aime pas plus qu’avant : "Kircher ne cherche pas la vérité ni même la vraisemblance, il cherche l'étonnement".

Holbein : anamorphose tête de mort premier rang


A propos des inventions de Kircher, Eléazrad écrit :

« Kircher appartient encore au monde d’Arcimboldo : s’il apprécie les anamorphoses, c’est parce qu’elles montrent la réalité « telle qu’elle ne l’est pas ». Pour exister vraiment, paysages, animaux, fruits et légumes ou objets de la vie courante doivent recomposer le visage de l’homme, de la créature divine à qui la terre est destinée. Avec les miroirs déformants ou ceux, au contraire, qui rétablissent des aberrations optiques savamment calculées, le christianisme de la contre-réforme prend à son compte le mythe platonicien de la caverne et le transforme en spectacle pédagogique : durant notre existence, nous ne voyons jamais que les ombres de la vérité divine. Parce qu’il incite à la luxure, ce beau visage féminin est voué à l’enfer, enseignent les miroirs qui le déforment atrocement; ce magma de couleurs sanguinolentes aura un jour une signification, promettent les miroirs cylindriques qui en redressent les formes et le métamorphosent en image du Paradis. »


Kircher était aussi l'ami du Bernin. C'est lui qui est imagine la Fontaine des quatre fleuves que Le Bernin réalisera : le Gange, le Danube, le Nil,  Rio de la Plata surmontés d'un obélisque égyptien. C'est Kircher aussi qui donnera la traduction des hiéroglyphes gravés sur l'obélisque, écriture qu'il prétendait connaître, alors qu'il n'en était rien !

Rome la Fontaine des Quatre Fleuves Kircher/ le Bernin
 
A ce stade du livre, au chapitre XV, non seulement je n’ai éprouvé aucune lassitude mais je suis impatiente d’en savoir plus. Parfois, lorsque je suis arrêtée dans la lecture d’un de ces récits enchâssés l'un dans l'autre, et que celui-ci laisse place à un autre, je me sens un peu frustrée car j’ai envie d’en savoir plus tout de suite ! Alors il faut que je prenne de l'avance.

Billet n ° 3  Samedi 23 Juin