Pages

lundi 18 décembre 2023

Lisbonne : le palais de Fronteira

Le palais de Fronteira : Le bassin des Cavaliers avec son mur d'azulejos et la galerie des rois
 

Le palais de Fronteira fut construit  en 1670 à la demande de Dom João Mascarenhas, deuxième Comte de Torre et premier Marquis de Fronteira et son épouse, Dona Madalena de Castro.  Cette grande famille de la noblesse  occupa de hautes fonctions à la cour et dans le pays au cours des siècles.
 
D’abord pavillon de chasse, le palais situé au nord de Lisbonne, au milieu des forêts, devint ensuite le lieu de résidence principal des marquis après avoir échappé au tremblement de terre de 1755.  Le pavillon central fut alors agrandi.


 Le palais de Fronteira : côté jardin

La visite du palais et, en particulier du jardin, avec ses fontaines, son bassin au mur d’azulejos sur lequel caracolent les cavaliers des grands familles nobles du Portugal, ses grottes de rocaille, a un charme fou.

 

Le palais de Fronteira : les jardins

 

Palais de Fronteira : fontaine

 

Le palais de Fronteira :  le bassin des Cavaliers

Les cygnes noirs du bassin  des Cavaliers



Ces azulejos  présentent un message subtil aux rois. Ils rappellent que si les rois dominent la noblesse dans leur galerie, celle-ci, au rang inférieur,  reste le fondement de leur pouvoir et les défenseurs du royaume.

 

La noblesse à cheval : les défenseurs du royaume

 



Le bassin  des Cavaliers est dominé par la galerie des rois encadrée de chaque côté par une tourelle et un escalier orné d'azulejos dans le style baroque portugais. En effet, les azulejos bleus et blancs sont typiques du style baroque. Avant cette époque, ils pouvaient être polychromes avec notamment du jaune.



Tous les rois portugais figurent dans cette galerie  sauf  trois : les trois rois espagnols, Philippe I à partir de 1580, Philippe II, Philippe III. Les rois espagnols règneront sur le Portugal jusqu'en 1640, date de la guerre de Restauration pendant laquelle le Portugal, épaulé par les anglais, gagnera son indépendance et mettra sur le trône un roi Portugais, Jean IV, le Restaurateur. L'indépendance du Portugal ne sera reconnue par l'Espagne que 28 ans après.

 

Azulejos : le fruit du magnolia (détail)

 

Le verger , à un degré inférieur

 Le verger est situé au-dessous du jardin d'agrément et séparé de lui par un mur couvert d'azulejos représentant les saisons.

 

L'été


L'automne :  la chasse

L'automne : Le châtelain


 Comment y aller ?

 

Le palais de Fronteira vu de la galerie des rois


Nous avons voulu nous rendre jusqu’au Palais de Fronteira à pied à partir du centre, pensant que ce serait une agréable promenade. D’abord la montée à travers le parc du marquis de Pombal,  puis la marche dans le quartier Benefica, avec ses grandes artères bruyantes, sa circulation intense, ses passerelles qui se chevauchent ou enjambent la voie ferrée, ses grands immeubles, ne sont pas de tout repos ! De plus, si vous vous perdez, les lisboètes ne vous renseigneront pas. Même s'ils sont sympathiques, ils n’ont pas l’air de connaître le palais de Fronteira. Ce fut le cas pour ceux à qui nous avons demandé ! Bref ! Nous  y sommes arrivés, épuisés !

J’ai trouvé ces renseignements dans un guide et je vous les transmets parce qu’ils sont bons à savoir :
 

Il existe plusieurs façons de rejoindre le Palacio dos Marqueses da Fronteira :
    •    En métro: en descendant à l’arrêt Jardim Zoologico, vous serez ensuite à 20 minutes de marche du Palais. Belle visite du Zoo avec les enfants.
    •    En taxi: prendre un taxi à Lisbonne ne vous coûtera pas grand-chose et il vous déposera juste devant la porte.

    •    En bus: le 770 vous déposera à proximité

La visite des jardins se fait librement (tous les jours sauf dimanche et jours fériés. De 10h à 17h / fermeture à 13h le samedi), avec un prix d’entrée de 6 euros.
Le billet pour le palais coûte 11 euros et les visites se font à des horaires précis  avec un guide qui parle bien le français et est un passionné de l’histoire du Portugal.
    •    Tous les matins (sauf Dimanche / jours fériés), à 10h30, 11h00, 11h30 et 12h00 entre juin et septembre
    •    Tous les matins (sauf Dimanche / jours fériés) à 11h00 et 12h00 d’octobre à mai
 

 

mardi 5 décembre 2023

Pause : Lisbonne

 

Lisbonne : Décembre 2022

 

Il y a un an, j'étais à Lisbonne et je m'étais promis d'y revenir car je n'avais pu tout voir ! Et comme il y aussi beaucoup de merveilles que je veux revoir,  me voici à nouveau là-bas pour une semaine !  

A bientôt ! 

 

Voir Lisbonne dans mon blog : https://claudialucia-malibrairie.blogspot.com/search/label/Lisbonne


lundi 27 novembre 2023

Gouzel Iakhina : Convoi pour Samarcande

 

 

 J’ai lu et beaucoup aimé le premier roman de Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux et voilà que le talent de cette écrivaine russe se confirme avec ce troisième et formidable livre : Convoi pour Samarcande

Quelle force dans ce roman qui s’appuie sur une réalité historique terrible ! Nous sommes en 1920, après la révolution d’Octobre 1917, la famine règne dans la région de la Volga. Le pouvoir soviétique décide de sauver les enfants de la famine en les envoyant à Samarcande où ils pourront être pris en charge par des institutions pour y être nourris et soignés. C’est un officier de l’armée rouge, Deïev, qui prend en charge les cinq cents enfants, orphelins ou abandonnés par leurs parents. Il est assisté par la commissaire Blanche, l’infirmier Boug, et des femmes chargées des soins à leur apporter. Dès le début, un différend oppose Deïev à Blanche au sujet des enfants grabataires. Pour la commissaire, ces enfants sont déjà condamnés, mourants, et ne doivent pas intégrer le convoi. Deïev décide de les amener et de les sauver tous si possible.

« J’ai voyagé dans le pays de l’Oural à Petrograd, et c’est partout la même chose ! Les enfants n’ont plus leur place nulle part ! »  C'est le cri de Deïev  à l’inspecteur chargé de vérifier le bon état du convoi … P307

Il s’agit d’un voyage de quatre mille kilomètres, dans des régions où règne la faim, dans un pays totalement désorganisé par la guerre, où les Tchékistes font régner la terreur, où il faut traverser des zones désertiques infestées par les Russes blancs, des cosaques rebelles et cruels, dans une lutte toujours renouvelée pour obtenir des vivres et de l’eau à chaque arrêt, des médicaments, et du bois pour alimenter la locomotive.

« Partout les gens s’entretuent, encore plus que pendant la guerre civile. Les soldats du ravitaillement des villes tuent les paysans ! Les paysans tuent les communistes ! Les communistes tuent les Koulaks ! Les Koulaks tuent les Tchékistes ! Les Tchékistes tuent les bandits blancs. ! Et les bandits blancs tuent tous les gens qui leur tombent sous la main ! Parce qu’ils ont tous la guerre dans leurs coeurs ! Elle n’est pas au Turkestan, ni à Orenbourg, mais dans nos coeurs »
 

Ce voyage va se révéler une course hallucinée contre la mort, aux confins de la folie.

Les enfants, malades, meurent, les uns après les autres, le choléra frappe et décime nombre d’entre eux. Le jeune homme fait preuve d’un dévouement sans limites, risque sa vie dans sa quête de nourriture. Chaque petit mort qu’il enterre lui-même le long du chemin en le berçant dans ses bras est une défaite personnelle et lui arrache une partie de lui-même. Il ne respecte plus les termes de son contrat qui lui ordonne de ne recueillir que des enfants de la Volga. Et il fait monter dans le train tous les petits vagabonds à moitié morts de faim qui veulent en faire partie malgré la menace d’être envoyé dans un camp qui pèse sur lui et qu’il fait courir à ceux qui l’assistent.
Deïev est un personnage extrêmement attachant. On comprend qu’il a vécu des choses terribles et que le souvenir de ceux qu’il a tués le hante, que les atrocités auxquelles il a assisté ne peuvent s’effacer. Sa sensibilité est exacerbée, ses souffrances aussi. Rien ne semble pouvoir adoucir ses blessures, le sentiment de culpabilité lancinant qu'il éprouve.

« Mes camarades plus intelligents disaient aussi que dans ce train, je ne sauvais pas des enfants, mais moi-même. Eh! bien, pourquoi pas ? A mon avis, c’était le meilleur moyen que je pouvais trouver. A mon avis tous ceux que nous avons rencontrés pendant ce mois et demi ont fait la même chose. Ils se sont sauvés. »  P455

Il est entouré de personnages à la forte personnalité, comme l’infirmier Boug où Fatima, une belle personne qui donne amour et tendresse aux enfants. Et partout, malgré la cruauté et la guerre qui règnent dans les coeurs, il y a des élans de solidarité qui prouvent que l’humanité en péril n’est pas complètement morte et que les humains sont capables du meilleur comme du pire ! 


Les enfants de la Volga 1920 (voir Ici )

Quant aux enfants, certains sont individualisés comme le petit Zagreïka dont le destin est un crève-cœur, les autres forment un groupe qui nous est présenté dans ses caractéristiques communes, enfants des rues, orphelins, abandonnés, affamés, battus, maladifs… Ils ne doivent parfois leur survie qu’à leur débrouillardise, au vol, à la prostitution, ils ont un langage riche, fleuri, bien à eux, et se donnent des surnoms qui peignent leur caractère, leur maladie ou infirmité, mais aussi leur "spécialisation" quant aux "métiers" qu’ils exercent, surnoms qui trahissent une imagination et une certaine résilience par rapport aux maux qu’ils subissent : Prof rouillé, Griga Une Oreille, Pet de mouton, Jojo Vipère, Egor Argilovore, Toute Tordue, Procha famélique, Toussia Grande Gueule; Macha N’y Touche pas; Sazon Coupe-Jarret, Malouf L’Esbrouffe, Lida Prostitue-toi, Zina Mange Pourri, Guek La Torture, Tassia Pas Une Salope, Tombe La Lame, Gaffar Voleur de chevaux, Illya Fossoyeur,  etc….  

"Les sobriquets de « travail » ne parlaient pas seulement de leur propriétaire, mais aussi de leur âme enfantine."

Ce livre est ainsi un bel hommage à tous ces enfants martyrisés.

De plus, les talents de conteuse de Gouzel Iakhina  donnent une grande intensité à certaines scènes, celle où les enfants chaussés des bottes trop grandes, prêtées par les soldats de l'armée rouge, montent dans le train, ou encore celle, impressionnante, où un pope célèbre la messe devant  les cosaques de Iablotchnik et leur ataman dans le wagon-église du train, ou encore quand Deïev, malade, soigné dans le caravansérail des Basmatchis, est confronté à Bek Bouré et aux trois têtes coupées de ses ennemis.

Un très beau roman à la lecture riche et marquante !


* Gouzel Iakhina a aussi écrit Les enfants de la Volga, son second livre,  que je n’ai pas lu.





 

mercredi 22 novembre 2023

Théâtre : Julie Duval : l'odeur de la guerre

 


 

Je n'avais pas pu voir  L'odeur de la guerre au festival d'Avignon en juillet 2023 et voilà que la pièce est programmée à nouveau ce mois de Novembre à Avignon, à la Scala de Provence

L’odeur de la guerre est l’histoire de Jeanne qui cherche à échapper au déterminisme de son milieu et à se libérer des violences qu’elle a subies dans son corps. Née dans un foyer modeste où la parole est difficile, et malgré l’amour de ses parents prisonniers eux-mêmes de leur condition sociale, elle ne connaît de la sexualité que le viol, un « accident » qui laisse des séquelles.

Là où l’école n’a pas réussi, elle va trouver cette libération à travers les cours de théâtre qu’elle suit  lorsqu'elle arrive à Paris et qui ouvrent son esprit à la beauté des mots, de la langue, et à la beauté des sentiments. Là où elle ne peut parler parce qu’elle n’a pas les mots, parce qu’elle n’est « rien », son professeur lui donne l’exemple de Molière mettant en scène des personnages du peuple dans Dom Juan, personnages qui ne sont pas « rien », au contraire, mais vrais et touchants parce qu’ils n’essaient pas d’être autre chose que ce qu’ils sont.

 A travers le sport qu’elle pratique, la boxe thaïlandaise, c’est le corps qui se libère de ses tensions, de ses colères, qui réapprend à bouger, à reprendre possession de lui-même.
« On ne boxe pas pour se battre, pour se bagarrer, pour faire mal, lui dit son coach, la boxe, c’est une question d’équilibre. » 


Photo Émeric Gallego


Jeanne, c’est Julie Duval, la comédienne seule en scène, qui a écrit le texte et interprète sa propre histoire. Elle est tous les personnages et parvient d’un geste, d’un changement de voix, d’une expression du visage, à nous les faire voir, à nous faire partager leurs sentiments. La mise en scène de Juliette Bayi, minimaliste, un banc, un punching ball, des gants de boxe, est efficace, joue sur le corps, son retrait, sa douleur, son affranchissement, et nous transporte dans des espaces différents.
Un bon spectacle, très physique ! Effectivement Julie Duval est boxeuse-comédienne ou comédienne-boxeuse. Elle a de la présence et s’impose aux spectateurs.       

jeudi 16 novembre 2023

Fédor Dostoievsky : Le Petit Héros


 

Le petit Héros est une nouvelle écrite par  Dostoievsky en avril 1849 quand il était enfermé à la forteresse Pierre et Paul, accusé d’un complot contre le tsar.

Fédor Dostoïevsky fait partie d’un groupe de jeunes gens aux idées progressistes, réunis autour de la figure de Petravesky, mais plus bavards que révolutionnaires. Il n’était coupable, en fait, que d’avoir conservé chez lui un écrit interdit et une presse à imprimer pour éditer des textes anti-gouvernementaux. Il est condamné à mort avec ses compagnons en décembre 1849. Avec une perversité machiavélique, le tsar imagine alors une mise en scène macabre : le 22 Décembre, les condamnés sont alignés, la tête encapuchonnée, face au peloton d’exécution. Au dernier moment le tsar commue la peine de mort en quatre ans de  bagne. 

Bien longtemps après, Dostoievsky écrira dans L’idiot : Peut-être y-a-t-il de par le monde un homme auquel on a lu sa condamnation à mort, qu’on a laissé souffrir cette torture  et puis à qui on a dit : «  Va, tu es gracié. ». Cet homme là pourrait dire ce qu’il a éprouvé. C’est de cette douleur et de cette horreur que le Christ a parlé. Non, on n’a pas le droit d’agir ainsi avec un être humain. »

Le jour de Noël 1849, Dostoievsky part pour la Sibérie. Il y passera neuf ans, quatre au bagne, cinq dans l’armée comme simple soldat. Ce sont ces années que racontent Les souvenirs de la maison des morts.  voir mon billet ICI

Le petit héros


 

C’est donc dans sa cellule où il attend son jugement qu’il écrit, à la lueur de la bougie, Le Petit héros, un souvenir autobiographique échappé à son enfance.

Le garçon a onze ans il est envoyé pour les vacances d’été près de Moscou, chez un parent qui reçoit beaucoup. Dans la grande maison de campagne, les invités se pressent, toute la bonne société moscovite qui aime briller et qui se rassemble pour faire assaut de bel esprit, montrer ses toilettes et raconter des méchancetés : "les ragots allaient leur train, puisque, sans eux, le monde ne serait plus lui-même et des millions de personnes mourraient d’ennui comme des mouches."
Les belles dames lui caressent distraitement les cheveux, c’est encore un enfant …  et pourtant plus tout à fait ! Il est à cet âge charnière où l’enfant n’est pas encore homme mais où la sensualité s’éveille et où il ressent les premiers émois amoureux sans qu’il sache vraiment leur donner un nom : «Il y avait quelque chose au fond de mon coeur, quelque chose que le coeur ne connaissait pas, qu’il n’avait encore jamais senti, mais qui le faisait parfois brûler et battre, comme effrayé, et souvent une rougeur inattendue inondait mon visage. Parfois je me sentais comme honteux et blessé de tous les privilèges enfantins dont je jouissais. ».
Parmi ces grandes dames, une jeune femme blonde, coquette, joyeuse, un peu « toquée » se moque de ses timidités, l’humilie en public à un âge où la susceptibilité est à fleur de peau, et elle devient vite son « ennemie ». La naïveté de l’enfant attise les moqueries suscitant son angoisse, sa honte et son désespoir.  C’est pour faire cesser ses rires qu’il enfourche un cheval sauvage et dangereux, qu’aucun cavalier aguerri ne veut monter, ce qui lui vaut le respect et l’amitié de la blonde rieuse et son surnom de « Petit héros ». 

Le chevalier servant
 
Grande dame de la noblesse russe

 
 Mais le coeur du « Petit héros » va à l’amie de la belle Blonde, Mme M* dont la beauté et tristesse le touchent. L’enfant devient peu à peu son chevalier servant. Il lui sert d’alibi. Il lui vient en aide dans les rapports ombrageux qu’elle entretient avec Mr M*, son mari jaloux"non par amour mais par amour-propre", sans trop comprendre les enjeux mais avec une intuition due à la délicatesse de ses sentiments : "je me trouvais dans un étonnement étrange devant tout ce qui m’avait été donné de voir ce matin-là." C’est d’un oeil  attentif qu’il observe la société, à la fois séduit par ce qui brille mais déjà critique, sans percevoir, parfois, les non-dits et  les drames vécus par les adultes.

Comment comprendre, en effet, ces joute oratoires où la Blonde pour défendre son amie cherche à ridiculiser M.M* et "à faire revêtir au mari jaloux le costume le plus comique et le plus bouffon, et, je suppose, celui de Barbe bleue.".  Pourquoi  Mme M* fait-elle savoir à son mari qu'elle ne désire pas dire au revoir à Mr N*  ? Mais pourquoi voit-elle celui-ci en secret avec la complicité du jeune garçon ?

 Le point de vue de l'enfant, le jugement de l'adulte

Cette nouvelle initiatique assez cruelle est d’une grande finesse psychologique. L’enfant qui raconte son histoire à la première personne est un jouet dans les mains des adultes qui le manipulent et se moquent de lui. Le jeune garçon en est conscient mais ne peut rien faire si ce n'est souffrir et s'indigner. Mais c'est de sa propre initiative, pourtant, qu'il  vient au secours de Madame M*.

En prenant le point de vue de l’enfant qui ne comprend pas tout mais devine et ressent, Dostoievsky laisse au monde des adultes un aura de mystère. C’est au lecteur de compléter ce qui n’est pas dit explicitement. 

Mais l’écrivain adulte qui s’efface derrière le petit garçon, reprend la parole lorsqu’il présente une critique de cette société oisive, frivole et factice. Ainsi à propos du mari de Madame M*, sa plume se fait féroce :

  On le disait un homme intelligent. C’est ainsi que, dans certains cercles, on appelle une race particulière, engraissée sur le compte d’autrui, qui ne fait absolument rien, qui ne veut absolument rien faire, a un morceau de gras  à la place du  coeur.

Puis passant de l’individu à toute une classe sociale : « Dans leur orgueil démesuré, ils n'admettent pas qu'ils auraient des défauts.  Ils ressemblent à cette race de filous de l'existence, des Tartufes et Falstaffs congénitaux, qui se sont tellement pris dans leurs propres  filouteries qu’à la fin ils arrivent à se persuader qu’il doit en être ainsi, ils vont répétant si souvent qu’ils sont honnêtes, qu’ils finissent par croire que leur friponnerie est de l’honnêteté. Incapables d’un jugement quelque peu consciencieux ou d’une appréciation noble, trop épais pour saisir certaines nuances, ils mettent toujours au premier plan et avant tout leur précieuse personne, leur Moloch et Baal, leur cher moi. La nature, l’univers n’est pour eux qu’un beau miroir qui leur permet d’admirer sans cesse leur propre idole et de n’y rien regarder d’autre ;"

Dans cette belle nouvelle, Dostoievsky peint avec précision et sensibilité la révélation de l’amour, ce moment si émouvant et exaltant mais aussi si troublant et délicat  où l’enfant se dépouille de sa chrysalide et prend conscience de ce qu’il éprouve et il conclut : « Ma première enfance venait de s’achever. »


lundi 13 novembre 2023

Neige Sinno : Triste Tigre

 


Triste Tigre de Neige Sinno qui a obtenu le prix Fémina et le prix du journal le Monde est un témoignage sur l’inceste que l'écrivaine a subi quand elle était enfant, pendant de nombreuses années, de la part de son beau-père. Dans une fratrie de quatre, Neige et Rose sont les filles d’un premier mariage de la mère, les deux autres sont nés du second mariage avec cet homme incestueux.
L’écrivaine analyse comment un tel acte peut rester secret et comment l’enfant violé n’a pas la possibilité de se libérer, subissant une domination qui annihile sa volonté, une sidération par la persuasion, la peur, la culpabilité. Elle a toujours été consciente que si elle parlait, elle détruirait toute la famille, sa mère restant seule à élever quatre enfants. Finalement, alors qu’elle est partie de la maison, elle finit par porter plainte pour protéger ses petits soeurs et frère.

Mais dans cette première partie qui s’intitule Portraits, ce qui l’intéresse le plus, c’est ce qui se passe dans la tête du violeur incestueux. Neige Sinno fait référence au roman de Nabokov, Lolita, où le lecteur est amené à voir l’inceste et le viol du point de vue du violeur.  

Lorsqu’il la violait, son beau-père prétendait que c’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour se rapprocher d’elle parce qu’elle ne l’aimait pas et ne l’acceptait pas ! Elle refusait de l’appeler papa, refusait qu’il lui donne un surnom ridicule.
« Il avait sur moi une toute puissance qui lui donnait pendant le temps des viols la sensation d’être un surhomme. Il pouvait décider de ma vie et de ma mort. »
 
Il ne pouvait exercer sa domination sur elle autrement car, explique-t-elle, le viol, est davantage une question de pouvoir que de sexe. C’était le seul moyen pour lui de l’assujettir. Cette analyse la mène à s’interroger sur la frontière fragile qui existe entre le Bien et le Mal et sur ce qu’est l’essence de la monstruosité.

Si on avait le choix, qui ne choisirait pas le tigre plutôt que l'agneau, le loup plutôt que le chien ? Parfois je crois que je préfèrerais être ce personnage-là (...)  plutôt que d'être moi.  Cependant si je tendais vers cela, vers ce devenir de dominé devenu dominant, de guerrière qui se relève et se venge, de résilience nietzschéienne, est-ce que je ne risquerais pas d'écraser à mon tour plus petit que moi ? Comment faire pour s'élever vers une plus grande puissance sans que cela tourne à l'oppression de l'autre ? Comment transcender le mal dans la douceur et non dans un nouveau mal ? Et comment faire pour que cette douceur nous fascine autant que le côté obscur.

La seconde partie intitulé Fantômes est une allusion à la phrase de Nabokov dans Lolita : « C'était un sentiment très particulier : une gêne hideuse, oppressante, comme si j’étais attablé avec le petit fantôme de quelqu’un que je venais de tuer ». Là, elle et examine les conséquences du viol dans la vie de l’adulte.

Fantôme c’est ce devient l’enfant violé pour le restant de ses jours, c’est ce qui est arrivé à Neige Sinno mais contrairement à ce que l’on pourrait croire le viol n’entraîne pas que des problèmes sexuels mais concerne toute la personnalité. Les dommages sont irréversibles.
« La domination sexuelle est une forme de soumission qui atteint les fondements de l’être. »
« Les conséquences du viol … affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être. »


A travers Triste Tigre, Neige Sinno s’interroge aussi sur le fait littéraire et sur la langue. Pourquoi seule la fiction aurait prétention à être littéraire ?  Pourquoi un témoignage ne le serait-il pas ?

« Le témoignage est un outil d’analyse mais un outil bien affûté arrive jusqu’à l’os. Et quand on touche l’os, l’art n’est jamais loin. »

Pourquoi aussi faudrait-il le rejeter parce qu’il emploie le mot propre, le mot cru ?  C’est ce que constate Neige Sinno à propos des livres qui parlent de l’enfance violée, plus que le sujet, on leur reproche la manière dont il est traité. Il faudrait pour que la chose soit recevable, lisible, enrober le tout dans « la langue », l’ellipse, la métaphore, l’euphémisme, bref ! faire de l’art ! 

«  Faire de la beauté avec l’horreur, est-ce que ce n’est pas tout simplement faire de l’horreur ?

 «  Faire de l’art avec mon histoire me dégoûte. Cette distance qui nous protègerait, moi et mes éventuels lecteurs, des éclaboussures, des fluides qui dégoulinent de la vie réelle, me semble un peu hypocrite, un peu raide, un peu menteuse aussi. (…) Tant qu’on ne voit pas le pénis de l’homme de quarante ans dans la petite bouche de la fillette, ses yeux humides de larmes sous la sensation imminente de l’étranglement, tant qu’on ne voit pas, c’est encore possible de dire qu’il s’agit d’amour, une histoire d’amour fou…»
L’amour est souvent, d’ailleurs, l’excuse qui vient à la bouche des violeurs d’enfant pour qu'on les comprenne.

A propos de Tyger Tyger de Margaux Fragoso, la critique a d’ailleurs reproché à l’autrice de rendre le livre insupportable, « avec tout son sexe explicite ». Autrement dit, on doit rester entre gens bien élevés et  employer « le grand style » ?
Ainsi L’oeil le plus bleu, le livre de Toni Morrisson est rayé aux Etats-Unis des lectures scolaires, coupable de « sexe explicite », c’est pourquoi aussi en France où, paraît-il, ne règne pas le même puritanisme, un lycée privé de Bretagne a fait interdire Triste Tigre dans la liste des prix littéraires pour le Goncourt des lycées. Quelle hypocrisie ! Tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut en parler pour aider la jeunesse à se protéger mais finalement les mots dérangent plus que la chose !

Et quel courage il faut à celles ou ceux qui ont subi un viol pour écrire ce qui est, pour que cela ne reste pas un secret honteux !

« Laver son linge sale en famille, c’est souvent garder le silence sur de vilaines histoires, des histoires d’abus, de domination, d’inceste. Un procès public pour une affaire de viol c’est comme laver sa culotte devant tout le monde. J’avais un peu cette impression quand j’ai fait ce choix au procès. »
Pourtant quand on considère l’ampleur des chiffres des violences intrafamiliales, on se demande ce que signifie encore cette notion de vie privée alors qu’il s’agit en réalité d’un crime systémique commis dans le secret de centaines de milliers de familles. Ce linge sale, cette ignominie, ce n’est pas la mienne, c’est la nôtre, elle est à nous tous. »


En même temps que son talent d'écrivain, j’admire la force de Neige Sinno car il ne faut pas croire que son courage lui ait apporté des soutiens, ni dans son village ou l’on a fait semblant de ne pas la reconnaître, ni auprès de ses voisins qui ont continué à parler au violeur car « à nous, il ne nous a rien fait », ni dans sa famille où sa demi-soeur  n'en veut pas à son père parce qu’elle est sûre qu’il ne l’aurait pas touchée, elle, qui est de son sang ! Cet homme, condamné à neuf ans de prison et qui n’en a effectué que cinq pour bonne conduite, s’est remarié et élève quatre enfants avec sa nouvelle épouse ! C’est la réalité de la justice dans notre pays !

On dit que l'écriture sauve !  Ce n'est pas le cas de Neige Sinno et ce n'est pas pour cela qu'elle écrit.  A moment donné, l’écrivaine affirme : « je ne suis plus la petite fille vulnérable que j’étais, c’est à mon tour de protéger. » C'est la raison de ce texte et c’est ce qu’elle fait avec ce témoignage bouleversant qui touche à l’os, et oui, et qui peut aider à lever les tabous. 


Voir le billet d'Aifelle : ICI

Je lis un article dans Le Monde du 17 Novembre  qui corrobore bien ce que dénonce Neige Sinno quant à la défaillance de l'institution judiciaire en matière d'inceste et de viol.

L'article parle d'un juge, Edouard Durand, coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), qui est à l'écoute des victimes.  Ce qui est rare.

https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/11/17/le-juge-edouard-durand-porte-voix-des-victimes-d-inceste_6200684_3224.html

 

Un autre article du journal Le Monde mercredi 16 novembre est intéressant sur ce sujet :  Neige Sinno s'est rendu à Ploërmel,  dans la ville du lycée privé qui a interdit la lecture de son livre.  Elle y a rencontré  un public nombreux où se mêlaient des élèves du lycée ayant lu son livre et des professeurs trouvant cette interdiction aberrante. Elle a déclaré :

"Retirer un livre sur l’inceste d’une bibliothèque est une violence supplémentaire qui encourage le silence. Dans un lycée de 1 700 élèves, cela représente 170 adolescents. Ce chiffre est sidérant, insiste Neige Sinno. Grâce au bruit autour de mon ouvrage, mais aussi l’imminente publication du rapport de la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, j’ai l’impression que le silence est attaqué. Mais pour combien de temps ? »




jeudi 9 novembre 2023

Kimi Cunningham Grant : Les rancoeurs de la terre

 

 

Les rancoeurs de la terre de Kimi Cunnigham Grant est un roman de la rentrée littéraire 2023 qui n’aura pas fait de bruit mais qui,  pourtant, ne manque pas d’intérêt.

Le récit qui se déroule en Pennsylvanie présente une intrigue policière dans laquelle Red, le shérif de Fallen Mountains, qui va bientôt partir à la retraite, est chargé d’élucider le mystère de la disparition de Transom Shultz, revenu au pays après des années d’absence, personnage ayant laissé le souvenir d’un passé sulfureux.

Or Red, le sait bien - son père lui a assez souvent répété cette citation de Faulkner -  : « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais le passé. ». Et l’enquête qu’il va mener, effectivement, ramène à la surface tous les secrets, les blessures, les rancoeurs, enfouis dans la mémoire de certains des habitants de cette petite ville. Red, lui-même n’a-t-il pas, lui aussi, une erreur à se reprocher ? Un poids qui pèse sur sa conscience ?

On s’en doute cette disparition est inquiétante et bien vite l’on va découvrir que Transom qui est le fils d’un riche entrepreneur, tout puissant dans la région, ne compte pas que des amis parmi les anciens de son collège. La belle et orgueilleuse Laney,  ex-petite amie ne lui pardonne pas sa défection et il y a entre lui et Possum, un garçon ainsi surnommé car son physique le fait ressembler à opossum, une haine qui cache un terrible secret. Et que dire de Chase, l’ami d’enfance, le presque frère, qui à la mort de son grand-père Jack est obligé de lui vendre ses terres ? Sinon que Transom le trahit et brise leur amitié en cédant la proprieté à une compagnie pétrolière qui saccage les arbres que Chase aime tant, cette nature qu'il admire, cette terre dont il vit mal mais qui donne un sens à sa vie !

« Ce que Transom ne semblait pas vouloir comprendre en revanche, c’est que ça n’était pas aussi simple. La question n’était pas seulement financière; l’enjeu n’était pas de simplifier la tâche. Il y avait une forme de fierté à cultiver la terre, à la connaître et à veiller sur elle… Et Transom venait d’en priver Chase. Il ne pourrait jamais la retrouver. »

Le roman au-delà de l’intrigue policière peint la vie d’une petite ville ou tout le monde se  connaît, un microcosme où bouillonne tout une vie sous-jacente faite de rumeurs, de non-dits, de ressentiments, une ville où la vie professionnelle de chacun dépend d’un seul homme qui détient le pouvoir financier et peut exercer des pressions sociales liberticides. L’écrivaine introduit un thème écologique en peignant la nature sacrifiée aux exploitations d’énergie fossile et à l’argent. L’analyse psychologique des personnages est fouillée, sensible, et nous permet de nous intéresser à des personnages qui ont une force et une profondeur.

De plus le roman a une certaine noirceur mais n’est pas sans espoir comme on peut le constater quand le shérif parvient à se libérer au cours d’une belle scène pleine d’émotion qui le confronte à Possum : "Dans les jours qui avaient suivi la disparition de Transom, il avait compris que son père avait raison. Le passé n’est jamais mort, il n’est jamais le passé. On n’était pas non plus obligé, néanmoins, de se laisser posséder par lui. De se définir à travers lui. »

Un bon roman, donc, agréable à lire.


lundi 6 novembre 2023

Guy Boley : A ma soeur et unique



Je n’ai jamais lu Nietzsche. Pendant très longtemps il a été lié pour moi à Wagner et aux milieux antisémites du XIX siècle, et, plus tard, à l’idéologie nazie jusqu’au jour où j’ai lu un article sur le rôle pervers joué par sa soeur Elizabeth dans sa vie et son oeuvre. Aussi lorsque j’ai vu ce livre de Guy Boley  A ma soeur et unique , j’ai su qu’il me fallait ce livre tant le sujet m’intéressait.

La jeune Elizabeth Nietzsche


Fritz et sa soeur Elisabeth, tous deux marqués dans leur jeune âge par la mort de leur père suivie bien vite de celle de leur petit frère Josef, vivent d’abord une relation fusionnelle : la petite soeur en admiration devant le grand frère lui doit son éducation, le peu d’instruction qu’elle emmagasine auprès de lui, son introduction dans la société. En revanche, comme Friedrich est victime de problèmes ophtalmiques et de maux de tête violents qui le terrassent, elle est, pour lui, une garde-malade dévouée et une précieuse auxiliaire puisqu’elle lui tient lieu de secrétaire. 

Exemplaire, la petite soeur ? Hum ! Déjà, dans l’enfance, le caractère violent, autoritaire, l’orgueil de la fillette puis de la jeune fille, sa jalousie dès que son frère s’intéresse à une autre femme, s’affirment ! Ce n’est pas pour rien que son frère l’appelle Lama, allusion à ces animaux qui crachent sur ceux qui les contrarient.

 

Friedrich Nietzsche jeune
 

Fritz s’affirme rapidement comme un étudiant d’une intelligence brillante, devient professeur universitaire très jeune mais il étouffe entre une mère et une soeur bigotes, dans un milieu étroit d’esprit où ses écrits font scandale et où lui-même fait figure d’Antéchrist !

Mais la rupture entre le frère et la soeur ne surviendra que plus tard, lorsque Fritz, déçu par Wagner qui était devenu son ami, et révolté par l’antisémitisme de ce milieu rompt avec le musicien.

« Les juifs m’intéressent, objectivement, davantage que les allemands : leur histoire offre des problématiques bien plus fondamentales. (…) J’aimerais bien savoir jusqu’où, au bilan, il ne faudrait pas pousser l’indulgence envers un peuple qui, de tous, a eu - non sans notre faute à tous - l’histoire la plus malheureuse, et auquel nous devons l’homme le plus noble (le Christ), le sage le plus pur (Spinoza), le Livre le plus puissant et la Loi morale la plus efficiente que le monde ait jamais vus »

« … c’est pour moi une question d’honneur que d’observer envers l’antisémitisme une attitude absolument nette et sans équivoque, à savoir : celle de l’opposition, comme je le fais dans mes écrits. On m’a accablé ces derniers temps de lettres et de feuilles antisémites ; ma répulsion pour ce parti (qui n’aimerait que trop se prévaloir de mon nom) est aussi  prononcée que possible… »

Elizabeth, elle, non seulement s’épanouit dans ce milieu et adopte les thèses racistes mais elle épouse un professeur universitaire viscéralement antisémite, Bernhard Föster. Elle part ensuite avec lui au Paraguay pour recréer un royaume allemand qui, débarrassé des « juifs et de la juiverie », pourra retrouver la pureté de la race aryenne. L’histoire de ce voyage est un roman d’aventures à lui tout seul !

« Foster se sent un messie faiseur de Paradis où règneront les fils de Wotan et ceux de Parsifal dans un déferlement de chants de Walkyries  (…) Le grand avantage de la bêtise sur l’intelligence, c’est que la première, contrairement à la seconde, est totalement illimitée. Vu sous cet angle, Foster mérite amplement son royaume. ».

Elizabeth Föster-Nietzsche : Edvard Munch


Le frère et la soeur ne se retrouveront que lorsque Elizabeth, devenu veuve après l’échec de son royaume du Paraguay, revient au chevet de son frère, muré dans la maladie, et commence à exploiter financièrement sa célébrité montante et à tronquer, raturer, ajouter, déformer, bref! à falsifier ses œuvres.

« On aurait pu lui pardonner ses mensonges, son orgueil, ses tricheries; et sa bêtise aussi. On était même prêt à l’absoudre et à solder, quasi sans rancune, à la façon d’une fable, l’histoire de leurs vies : «  Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre, l’un d’entre eux devint fou et l’autre s’enrichit sur le dos de cette folie ». Cela nous aurait donné une morale acceptable, une fin un peu cruelle mais le monde aussi l’est. Mais d’avoir par la suite, vendu son frère, ses écrits, ses pensées, son âme et son esprit aux pires démons que le monde ait jamais en son sein fécondés, d’avoir fait de Friedrich une pensée bottée qui marche au pas de l’oie, la svastika taguée sur son Zarathoustra, cela mérite le pal, la corde et le bûcher. »

Le style de l’auteur est assez flamboyant, prolixe, une sorte d’avalanche de mots qui emporte tout sur son passage, torrent en crue qui m’a submergée, parfois un peu trop, en m’agaçant, parfois, au contraire d’une manière réussie qui emporte l’adhésion. L’auteur n’est pas neutre ( A vrai dire, cela n’a pas l’air d’être dans son caractère ! ). Le lecteur, lui aussi, cesse bien vite de l’être et éprouve de la compassion pour Nietzsche puis découvre avec stupéfaction et indignation la noirceur d’Elizabeth, un personnage digne d’illustrer le livre falsifié qu’elle a offert au Fürher, La volonté de puissance.

A ma soeur et unique est donc un bouquin passionnant tant la vie de Friedrich Nietzsche ressemble, comme le dit l’auteur, à une tragédie grecque ou à un drame shakespearien !


Nietzsche : Evard Munch
 

On peut parler à son propos d’un destin marqué par la fatalité, celle de la maladie, de la solitude, de la folie; c’est le destin d’un homme et d’un philosophe condamné de son vivant à l’incompréhension et qui n’obtiendra reconnaissance, succès et gloire, que lorsqu’il sera devenu un être diminué, un mort-vivant enfermé dans sa folie, dans l’impossibilité de communiquer avec autrui et sous la dépendance totale d’une soeur avide et sans scrupules.

C’est décidé ! J’ai acheté Ainsi parlait Zarathoustra et je vais le lire. Du moins, je vais essayer car ces écrits semblent difficiles. Ne disait-il pas de lui-même : « Malheur à moi qui suis une nuance »




 


jeudi 2 novembre 2023

Maggie O'Farrell : Le portrait de mariage

 

Dans Le portrait de mariage, Maggie O’Farell nous transporte dans la Renaissance Italienne, dans les années 1550  et 1560, à Florence sous le règnes de Cosme II, grand Duc de Toscane et de son épouse Éléonore de Tolède puis à Ferrare dans le château des ducs d'Este.

Le hasard de mes lectures a fait que Le Portrait de mariage semble faire suite à Perspectives dans lequel Laurent Binet  présentait Maria de Médicis, la fille aînée de ces souverains toscans, fiancée à Alfonso II d’Este, duc de Ferrare. Mais cette dernière meurt à l’âge de dix-sept ans avant le mariage. Maggie O’Farrel raconte, elle, l’histoire de sa soeur Lucrèce contrainte d’épouser le duc à l’âge de treize ans à la place de Marie et de quitter sa famille à 15 ans pour un exil douloureux à Ferrare où elle mourra un an après…

 

Marie de Médicis Bronzino


On sait peu de choses sur Lucrèce de Médicis et sa courte existence aussi l’écrivaine a dû faire largement appel à son imagination. Et il y des passages réussis, en particulier, la description de l’enfance de la fillette et de ses frères et soeurs dans « la pouponnière » du  Palais Médicis, neuf enfants dont l’aînée est Maria, entourés des nourrices, des serviteurs et des précepteurs qui se succèdent pour enseigner le grec et le latin, la musique ou la danse et pour les garçons les arts martiaux. Une enfance cloîtrée ! Les filles ne peuvent pas se mélanger au peuple et ne sortent pas du palais. C'est du haut des remparts d’où elles aperçoivent le David de Michel Ange, qu’elles observent la place de la Seigneurie, les va-et vient de la foule, les fêtes somptueuses, les pallios, organisées par son père… Lucrèce n’en sortira que pour son mariage à l’église de Santa Maria Novella. La ménagerie de son père installée dans le palais (dont l’odeur incommode tant Eleonore que la cour finira par déménager au Palazzo Pitti) donne lieu à une belle scène. Lucrèze y découvre la tigresse arrivée au palais en 1552 et un lien se crée entre la fillette et le fauve, peut-être suggère l’auteure, en raison de leur appartenance à la même espèce, celle des solitaires, peut-être en raison aussi de leur destin semblable, privation de liberté et impossibilité du choix. 

« Ses mouvements étaient aussi fluides que du miel tombant d’une cuillère. Elle sortit  de l’ombre de sa cage  comme si la jungle tout entière était son royaume, faisant rouler sous ses pattes la terre de Florence qui composait ce sol crasseux. (…) Cette bête frémissait, crépitait, bouillonnait, habitée par un feu, étonnante avec sa gueule à la symétrie parfaite. Lucrèce n’avait jamais rien vu d’aussi beau de toute sa vie. La flamboyance de ce dos et de ces flancs, ce bas-ventre clair. Les marques sur son pelage, remarqua-t-elle, n’étaient pas des rayures, non, le mot était trop faible. Elles étaient une dentelle noire et virtuose, une parure, un camouflage, elles la définissaient, la sauvaient. (…)
Lucrèce ressentait la tristesse, la solitude qui se dégageaient de la bête, son traumatisme d’avoir été arrachée de son environnement.»

 

Lucrèce de Médicis, duchesse de Ferrare



 Bien sûr, ce qui intéresse Maggie O’Farell à travers la vie de ce personnage, c’est le thème féministe. La jeune fille n’a jamais le choix ni de vivre librement, ni de choisir son époux, ni de penser, de donner son avis, de décider de quoi que ce soit. Elle passe de la tutelle de ses parents à celle de son époux et est considérée surtout et seulement comme une reproductrice. Or, comme elle ne parvient pas à être enceinte (et pour cause le duc Alfonso, stérile, se mariera trois fois sans avoir d’héritier), elle devient gênante. Mais est-elle morte assassinée par son mari comme les rumeurs l’ont laissé entendre ou des suites d’une maladie ? Les Historiens d’aujourd’hui penchent plutôt, d’après les symptômes, pour un décès lié à la tuberculose. L’écrivaine a le choix et reprend la thèse de l’assassinat qui est bien, d’ailleurs, dans les moeurs du temps puisque la soeur de Lucrèce, Isabella de Médicis, a été tuée, étouffée dans son lit par son mari Paolo d’Orsini aidé de François, son frère, devenu le grand-duc de Florence après la mort de Cosme II. Et le frère de Lucrèce, Pierre, s’est débarrassé de son épouse de la même manière sans être autrement inquiété !

Isabella de Médicis


Ce que je n’ai pas apprécié, par contre, c’est la fin extravagante, invraisemblable, imaginée par Maggie 0’ Farrell dans le dénouement qui m’a paru un peu fleur bleue, ni les libertés qu’elle a prises avec l’Histoire quand celle-ci est avérée comme par exemple de changer les noms de soeurs du Duc de Ferrare ou de  rendre Lucrèce témoin d’un évènement qui n’aura lieu qu’après la mort de la jeune femme. Dans un roman historique, on peut remplir les cases manquantes par l’imagination mais ne pas jouer avec les faits certains même si c’est pour des raisons dramatiques.

Comme on peut s’en rendre compte à la lecture de l’extrait ci-dessus la langue est riche, évocatrice, le style très travaillé, ciselé mais presque trop, entravant parfois le récit, les pensées de la jeune femme imaginées si minutieusement par l’auteur prenant forcément le dessus sur l’intrigue et les faits historiques. On a parfois l’impression de faire du surplace ! Une certaine lassitude naît par moments de toutes ces longueurs surtout dans les passages qui se déroulent à Ferrare. Le livre est donc intéressant et présente des qualités mais il n’a pas totalement emporté mon adhésion.

 

René de France


 J'ai découvert un personnage secondaire du roman qui est aussi très intéressant : C’est Renée de France, fille du roi français Louis XII, épouse du Duc de Ferrare Hercule II d’Este, père du duc Alfonso II. Protestante, elle accueille à la cour de Ferrare de nombreux réformés dont Calvin sous un nom d'emprunt et ne renonce jamais à sa confession. Elle s'attire les foudres du pape et part en France dans son comté de Montargis.


Alfonso II duc de Ferrare

D’autre part, il est question dans le roman de Maggie O'Farell du portrait de mariage de Lucrèce commandé par le duc Alfonso au peintre Bastiniano,  portrait qui renvoie au poème de Robert Browning My last Duchess (1842) dans lequel le poète imagine le duc de Ferrare montrant le tableau de Lucrèce qu'il a assassinée, oeuvre d'un peintre fictif Pandolf, à l'émissaire qu'il reçoit pour conclure son second mariage. 

Là, peinte au mur, c'est ma dernière duchesse,

 
Ne la croirait-on pas vivante ? Cette œuvre 


est une merveille, savez-vous ? 

Les mains de Frère Pandolf 


se sont affairées une journée entière, et la voici, en pied. 


Vous plairait-il de vous asseoir et de la contempler ?

 
J'ai dit « Frère Pandolf » à dessein, car, voyez-vous, 

aucun étranger n'a jamais lu ce visage ici peint comme vous le faites, 


la profondeur, la passion, la détermination de son regard, 


sans se tourner vers moi (car personne d'autre ne tire le rideau, 


comme je viens de le faire pour vous)...

Voir  l'avis d'Eimelle Ici 

lundi 30 octobre 2023

Pause en Creuse

Les licornes : tapisserie d'Aubusson




Quelques jours de pause en Creuse près d'Aubusson ! A bientôt !

jeudi 26 octobre 2023

Diego Vecchio : L'extinction des espèces



 Dénicher à la bibliothèque un livre : L’extinction des espèces de Diego Vecchio, écrivain argentin, découvrir qu’il raconte l’histoire de sir James Lewis Smithson, un savant anglais qui a légué sa fortune aux Etats-Unis d’Amérique à charge de développer une institution destinée à  promouvoir le progrès et la connaissance de la Science auprès de tous les hommes.
Et là, Tilt ! Tilt ! dans ma mémoire ! Les musées smithsoniens ou la Smithsonian Institution, à Washington, mais oui ! Bien sûr ! Et les souvenirs inoubliables des jours que j’ai passés dans cet espace extraordinaire qui réunit, à notre époque, pas moins de dix-sept musées, galeries, jardins de sculptures !
Et hop! Le livre aussitôt emprunté et … lu !


La création du premier musée d’histoire naturelle : le château

Le château :  Smithsonian museum

 

Si cet essai, raconte effectivement la vie de Sir James Lewis Smithson, il s’étend surtout longuement sur la création du premier musée d’histoire naturelle des Etats-Unis qui allait bien vite faire des émules et sur son premier directeur, Zacharias Spears*, lui aussi un scientifique.
Le musée créé par l’architecte James Hamilton en 1846 ressemble à un château de style gothique anglo-normand avec des motifs romans « inventant une architecture propre et typiquement Washingtonienne que certains visiteurs anglais mal intentionnés allèrent jusqu’à qualifier de « gothique bâtard ».

Château vers lequel afflua les collections entassées jusqu’alors dans les couloirs du département de L’Intérieur à New York, minéraux, végétaux insectes, invertébrés, mammifères, oiseaux et qui arrivèrent aussi d’un peu partout, restes de cabinets de curiosités, de collections dépareillées des différents états. De plus, des donations permirent de créer une galerie des Beaux-Arts et des portraits nationaux confiée à Annabeth Murphy Atwood.

Zacharias Spears* :  Personnage fictionnel, je l'apprends en même temps que j'écris ce billet ! Du coup, je ne sais plus trop ce qui est vrai ou non dans ce livre, tant l'auteur est facétieux ! C'est un peu déstabilisant !  Et je me demande si c'est un essai ou un roman ! Mais je crois que si Diego Vecchio s'amuse au dépens de son lecteur, son livre n'en reste pas moins un intéressant aperçu de la naissance et de l'évolution de la muséographie, de l'art de mettre en valeur une collection, de la donner à voir à un public non averti. De plus, à travers l'humour de sa description fantaisiste et dramatisée - donc  irrésistiblement comique-  de l'évolution de la vie depuis la nuit des temps, il aboutit à une réflexion sur intéressant sur notre époque  actuelle.

"Des mafias de poissons aux mâchoires acérées montaient la garde partout, prêts à planter leurs dents dans le moindre visiteur. Les assassinats au grand jour se multiplièrent, même dans les endroits les plus fréquentés, bien souvent gratuits, pour le simple clair de tuer. Cet accroissement de l'insécurité eut pour conséquence un des faits les plus importants de l'histoire de la vie : la conquête de la terre ferme."

 

La mode des musées : la concurrence

L'actuel musée d'histoire naturelle de Washington le château est à présent le siège de l'Administration de la Smithonian Institution.

Le musée d’histoire naturelle de Washington connut un succès retentissant, on venait de loin, d’autres états, et on faisait la queue pour le visiter. La mode était lancée ! D’autres musées virent le jour, Chicago, New York, Boston, Philadelphie, Houston … chacun cherchant à récupérer les trouvailles ramenées des expéditions scientifiques plus moins lointaines à une époque où les découvreurs ethnologues ou paléontologues sont encore des béotiens ou des aventuriers sans scrupules!  On se volait les découvertes, la fraude n'était pas rare. Un faux squelette de dinosaure fut même vendu au Smithsonian muséum.

Une guerre éclata, entre Spears et le directeur de musée de Chicago qui se disputèrent les fragments de Jonathan-Charles, un ptérodactyle ainsi baptisé, guerre fratricide qui conduisit ces hommes de sciences haineux devant les tribunaux. 
Et il fallut des années pour aboutir à ce qui peut se comparer à la signature d’un traité de paix :

« Mr Russell, directeur du Muséum Field de Chicago prit l’initiative en proposant à Mr Spears le prêt  d’un Velociraptor en échange des momies », momies qui avaient conquis les foules et drainaient un public dense jusqu’à la Smithsonian institution. 

On assiste aussi dans ce livre à la transformation de la notion muséale : spécialisation des musées, modernisation de la scénographie et progrès de la conservation.

La manière de l’auteur

Diego Vecchio

Ce qui fait le sel de cet essai, c’est donc la manière dont l'écrivain traite de son sujet, l'évolution de la vie  et des musées, une manière peu orthodoxe et un tantinet fantaisiste d’aborder les sciences, de présenter la création de notre planète et des espèces, dans un récit complètement surréaliste et vertigineusement accéléré à l'échelle des salles du musée, ce qui crée un effet comique :

Dès sa naissance  cette sphère (la Terre) fut heurtée par une planète jumelle qui n’avait rien trouvé de mieux que de tourner autour du Soleil sur la même orbite, mais dans le sens inverse de la Terre, faisant preuve d’une totale irresponsabilité. La collision laissa notre planète sur un axe de rotation vacillant, incliné à vingt-trois degrés, handicapée à vie.

Ou visionnaire et poétique !

Pour résister à leurs attaques effrayantes, de nombreux dinosaures s’ingénièrent à modifier leur anatomie, alliant la beauté à La Défense. Certains se parèrent d’une crête dorsale. D’autres hérissés de pointes, ressemblaient à des chevaliers médiévaux en côte de mailles et en armure. D’autres encore nimbèrent leurs protubérances en forme de collerette, faisant songer aux pages de la cour de la reine Elizabeth à la représentation d’une comédie sanglante de Christopher Marlowe.

Les personnages qui constituent le personnel ce musée à la fois réel et imaginaire sont aussi traités avec humour et l’on s’amuse par exemple de la croisade entreprise par Annabeth Murphy Atwood pour sauver ses tableaux maltraités, la galerie d’art étant sacrifiée à l’histoire naturelle et au coeur sec de Mr Spears qui n’a pas la fibre artistique. Les deux femmes Miss Sullivan et Mrs Atwood sont d’ailleurs amusantes et sympathiques !

Ceci dit, un avertissement aux lecteurs est nécessaire : trop sérieux s'abstenir !

L’extinction des espèces

Quant à l’extinction des espèces, nous apprenons  qu’elle laisse toujours la place à autre chose, à une autre forme de vie. Et j’aime beaucoup cette  affirmation de Diego Vecchio : 

La nature ne fait jamais marche arrière. Quand un obstacle surgit devant elle, elle prend des chemins de traverse. Au lieu de détruire, elle préfère raturer. Chaque période d’extinction est suivie d’un temps de régénération, à croire que la vie obéit à une arithmétique contraire à la logique et stipule que pour additionner, il faut soustraire.

Et là, c'est sérieux ! Elle nous permet d’imaginer que lorsque l’homme aura fini de détruire toutes les espèces, y compris la sienne, la planète Terre continuera à rouler dans l’espace sans nous et s’ingéniera à se réinventer !