Pages

lundi 9 avril 2018

Sandor Marai : La nuit du bûcher



Dans La nuit du bûcher de Sandor Marai paru aux éditions Albin Michel, nous sommes à Rome en 1598 au temps de l’Inquisition.
Le narrateur qui écrit à un des frères de son ordre est un moine espagnol du monastère des Carmes d’Avila. On sait dès la première page qu’il ne reviendra jamais à Avila. Il nous reste à apprendre pourquoi.
Inquisiteur, il est envoyé à Rome par son supérieur pour prendre des leçons auprès du Saint-Office catholique romain. L’inquisition espagnole, en effet, pourtant zélée comme chacun sait, accusait un peu de retard par rapport à Rome dans la chasse des hérétiques et leur punition. C’est avec beaucoup de sérieux et de conviction que notre jeune moine s’instruit. Pendant ces deux années d’étude, les tortures, la manière d’obtenir des rétractations et des repentirs, et les différentes façons de brûler les impies, n’ont plus de secrets pour lui. C’est ainsi qu’il aide les inquisiteurs romains et les confortateurs, laïcs qui les assistent, à sauver l’âme des hérétiques en livrant leur corps à la flamme du bûcher pour les purifier. L’ombre de Torquemada règne sur eux et ils sont persuadés de venir en aide au supplicié en l’arrachant à l’hérésie et donc à la damnation. Les autodafés leur apportent à tous le réconfort du devoir accompli. Et pourtant le jour où le narrateur voit brûler Giordano Bruno, il sait qu’il ne pourra plus reprendre la vie monastique à Avila au sein de l’Inquisition espagnole. Je ne vous en dis pas plus !

« Certes nous inquisiteurs espagnols voués à servir le Saint-Office connaissons bien des choses. Mais j’ai été surpris de constater à quel point la surveillance romaine est bien plus développée et efficace que chez nous. (…) Alors s’est déroulé lentement devant moi le jeu d’une prévoyance magnifique orchestrée par la Sainte Inquisition en vue de surveiller la vie privée des gens, ici, à Rome mais aussi sur l’ensemble du territoire italien, partout où s’active l’Inquisition. J’ai été empli d’admiration et de zèle en me rendant compte à quel point tout ce que l’on accomplit chez nous en Espagne sur ce plan-là est imparfait et primitif. La plupart du temps nous nous contentons de brûler tous ceux qui sont soupçonnés d’hérésie et ne peuvent attester de leur innocence. Ici à Rome, on est plus exigeant : on veut débusquer chez chacun le moindre manquement à servir les buts de l’inquisition. Les indolents sont tout aussi dangereux que les hérétiques actifs et véritables... »

Le roman est donc une dénonciation des horribles pratiques de l’Inquisition. La violence est soulignée par la sérénité et la bonne conscience des inquisiteurs et de leurs complices. Mais bien vite, sous la description de ce fanatisme religieux, apparaît au second degré, la dénonciation des totalitarismes vécus par Sandor Marai, du nazisme au stalinisme.

L’habileté de Sandor Marai - qui fait la force du roman-  est nous faire découvrir l’Inquisition non par l’intermédiaire d’un détracteur mais au contraire par quelqu’un qui y adhère entièrement ! D’où une ironie féroce  qui frappe le lecteur de plein fouet quand le narrateur s’extasie sur les mérites supérieurs de l’Inquisition romaine par rapport à l’espagnole et sur la perfection du système mis en place pour encourager la délation, les souffrances des prisonniers, et l’interdiction de penser par soi-même!
 Ce roman passionnant se termine par une très belle déclaration sur la liberté dans laquelle Sandor Marai exprime sa foi en l’homme et dans le triomphe de la pensée.

« Il est à craindre que tant qu’un tel homme* existe quelque part, il soit vain de faire frire les autres sur le gril, de les cuire dans l’huile et de les casser sur la roue. J’avais appris que la Sainte Cause était plus important que tout, qu’il fallait un Seul Berger et un Seul Troupeau. Mais c’était avant d’être frappé comme par la foudre par un doute effrayant : un homme peut compter plus qu’un troupeau »


* Giordano Bruno a existé. La photographie de la première de couverture aux éditions Albin Michel représente sa statue érigée sur le campo del Fiori à l’endroit où il a été brûlée comme hérétique en 1600.
Giordano Bruno est un ancien dominicain, humaniste et philosophe, proche des idées  de Copernic, il publie des écrits jugés blasphématoires. Torturé, gardé prisonnier pendant huit ans ,  il n’accepte pas de de rétracter et meurt sur le bûcher .



Sándor Márai, né Sándor Grosschmid de Mára (Márai Grosschmid Sándor Károly Henrik en hongrois) le 11 avril 1900 à Kassa, qui fait alors partie du Royaume de Hongrie dans l'Empire austro-hongrois (aujourd'hui Košice, en Slovaquie), et mort le 22 février 1989 à San Diego, aux États-Unis, est un écrivain et journaliste hongrois (Wikipedia)

dimanche 8 avril 2018

Julos Beaucarne : En voyant naître cet enfant ...

Paulo, fils de Pablo Picasso

Chaque fois que je lis ou que j'écoute cette chanson de Julos Beaucarne, poète et chanteur belge, je me sens touchée par ces paroles qui célèbrent la naissance comme un miracle :  l'enfant comme une somme de tous ceux qui ont existé avant lui, souvenir de visages aimés;  l'enfant comme une continuité de l'espèce humaine, échappé à tant de dangers;   l'enfant, enfin, qui nous prolonge, comme une promesse de bonheur dans un monde qui va mal.


Pieter Breughel l'Ancien (1525-1569) : Noce paysanne

En voyant naître cet enfant
Je voyais du fin fond des siècles
Tous mes ancêtres, tous mes parents
Dans ce petit corps renaître
Je revoyais leurs maisons
Aujourd'hui en démolition
Et les buildings qui essayaient
De nous les faire oublier

Par quel hasard ce bel enfant
A survécu à toutes guerres
Guerre de Troie, guerre de Cent Ans
Échauffourées meurtrières ?
Par quelle fissure du temps
S'est-il glissé jusque maintenant
Défiant la mort, le fer, le vent
Hérode et les tueurs d'enfants ?

Que le vent souffle d'Afrique
Qu'il souffle du Nouveau Monde
Ce sont fusils qui crépitent
Bazookas pan-pan qui grondent
Échapperons-nous, dites-moi,
À cette grande razzia ?
Mon enfant, viens dans mes bras
Fais dodo tout contre moi

Toi qui cherches, toi qui doutes
La vérité s'étiole
À la croisée des sept routes
Y a le nouveau dieu pétrole
On sacrifie sur l'autel
Des petits enfants à la pelle
Le monde fait hara-kiri
Babel fait florès aujourd'hui

Le trac du monde se détraque
Je ne sais quel parti prendre
Face à la Grande Mitraque
D'un monde malade à pierre fendre
J'essaie vite, en cachette
Avant qu'on ne coupe l'herbette,
De bâtir une maison
Sur le sable de mes chansons


Berthe Morisot : mère et enfant

Poème publié dans le cadre du mois belge organisé par Anne et Mina



lundi 2 avril 2018

Bilan du mois de Mars 2018

Gilles Sacksick, peintre français contemporain
Dans le cadre de ce mois de La littérature des pays de l'Europe de l'Est organisée par Eva, Patrice et Goran, j'ai découvert (ou relu) des écrivains passionnants, véritables pépites d'or, et exploré la littérature de pays européens que je n'avais jamais eu l'occasion de lire !  Merci aux  trois organisateurs pour cet échange fructueux ! J'ai engrangé une provision de titres d'auteurs que je ne connais pas en allant lire les blogs des participants et je suis loin d'avoir terminé les livres dont j'avais fait provision pour ce challenge !


 Les écrivains Russes 



Ivan Tourgueniev  : Pères et fils  Ici










Nicolas Leskov :  Lady Mabecth au village











Nicolas Leskov : Le vagabond ensorcelé







Les écrivains Tchèques



Ota-Pavel : Comment j'ai rencontré les poissons












Leo Perutz : le judas de Léonard






samedi 31 mars 2018

Andrzej Stasiuk : Pourquoi je suis devenu écrivain


 Dans Pourquoi je suis devenu écrivain, paru en 1998, l’écrivain polonais Andrzej Stasiuk, raconte les souvenirs des années 1970 et 1980 dans son pays sous le régime communiste. C'est le premier volet d’un récit autobiographique dont le second porte le titre de Un vague sentiment de perte. 
C’est sur la suggestion de Sibylline et pour participer à l'écrivain du mois de Lecture et écriture  (ici) et dans le cadre du mois sur la Littérature de l’Europe de l’Est,  que je l'ai lu.

J’ai eu beaucoup de mal à entrer dans ce livre. Cela tient au style déconcertant, petites phrases courtes, sèches, froides, sans aucun développement, aucune analyse des faits, encore moins des sentiments. Et parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne, comme si une phrase chassait l’autre, on est averti de ses goûts musicaux, c’est un amoureux du rock,  point à la ligne, sans plus d’explication, on passe à autre chose !

Bon ! J’ai commencé par m’ennuyer ferme d’autant plus que ces jeunes gens ( c’est à dire Stasiuk et ses amis car il refuse de dire « je » et emploie le « nous » ) s’ennuient eux-mêmes, désœuvrés, sans but, refusant la contrainte et l’autorité :

« Nous passions notre temps à glander, à faire des allers-retours entre les deux places de la Vieille-Ville. »

A mes yeux, rien ne se passe, rien d’intéressant n’arrive. A part des cuites mémorables, des bagarres, des moments de travail qui alternent avec des moments de pénurie que l’amitié et la solidarité aident à faire passer. Il décrit d’ailleurs ses amis et en dresse des portraits  pittoresques. Ils sont tous aussi fous que lui !

Pourtant, je continue ma lecture car ce style m’interpelle et finit par m’intéresser; je me demande ce qu'il me rappelle. Je penche pour certains écrivains américains quand Stasiuk répond lui-même à ma question en me disant que s’il a « pompé » sur quelqu’un c’est plutôt sur Céline.
Mais à force « d’oublier » d’aller à l’école, « d’oublier » d’aller travailler, il va lui arriver de gros problèmes car « oublier » de rentrer de permission quand on est dans l’armée, cela s’appelle déserter !  Voilà donc notre futur écrivain en prison et pas n’importe laquelle, une prison militaire dont l’organisation est calquée sur un camp de concentration. Et quand il parle du régime carcéral militaire et des gradés, c’est bien l'ironie et la hargne céliniennes que l’on retrouve :

«  Et me voilà de nouveau devant des pantins qui s’agitaient comme dans un cirque (..) Garde-à-vous ! A terre ! Rampez ! Debout ! Exécution ! … Bref la vieille rengaine, car, dans ce domaine, il est quasi impossible d’être inventif. J’ai réussi tant bien que mal à rejoindre le reste des condamnés, regroupés dans une immense salle pleine à craquer. Puis, de but en blanc, j’ai demandé à quoi on jouait. »

 A ce stade du récit, je commence à être de plus en plus sensible à l’humour noir qui se dégage des ces pages, à la violence de cette société privée de liberté - n'oublions pas que nous sommes dans la Pologne communiste  -. Je comprends que le seul moyen de résister, c’est la passivité, c’est le refus de coopérer, de rentrer dans les rangs.
Mais ce qui me frappe le plus, c’est l’utilisation de la  litote que Stasiuk porte au niveau de l’art !  De même que Voltaire  désigne la prison comme  des « appartements d’une extrême fraîcheur », Stasiuk quand il est jeté au cachot pour rébellion écrit  :
« Ma cellule était très chic. Je pouvais faire un pas dans le sens de la longueur, et un demi-pas dans le sens de la largeur. Dans un coin il y avait des toilettes. Et un châlit, bien sûr. En planches. Pour la nuit j’avais une couverture.
Heureusement, je n’avais pas de corvée à faire. Je restais donc assis. Ou bien debout. Je faisais quelques pas sur place. Je m’allongeais. Trois fois par jour j’avais droit à une gamelle. Des cailloux et des vers. »

C’est là que les petites phrases sèches, réduites, prennent du poids, et parce qu’elles paraissent anodines, elles soulignent la dureté de l’incarcération et la déshumanisation. En fait, plus il subit de violence, plus son style devient minimaliste : « après un petit passage à tabac » !

La seconde partie du roman correspond à la libération de Stasiuk. Nous sommes en 1980, le premier syndicat libre Solidarnosc a vu le jour. L’écrivain entre dans la clandestinité et il travaille de temps en temps mais toujours en dilettante;  il va pourtant peu à peu se mettre à écrire des livres, à la demande de son ami qui organise la résistance, pour témoigner de la prison, écrits qui ne seront pas publiés.
Sa vie est toujours aussi bohème, il refuse toujours autant les contraintes, il est toujours aussi épris de liberté, aussi fou comme lorsqu’il grimpe sur la flèche d’une grue pour y accrocher un drapeau et l’humour noir est toujours présent. Il parle de ses lectures, des écrivains qu’il aime ou non; Genêt le déçoit, il adore Beckett.  Ce qui me m’étonne le plus dans cette partie, ce sont les réflexions du narrateur sur  la société polonaise libérée du communisme. Le livre est publié en effet en 1998 et reflète son désenchantement :

« Aujourd’hui, nous avons enfin la liberté, mais les gens sont asservis comme jamais auparavant. Dans le passé alors que nous étions totalement privés de liberté, chacun faisait ce que bon lui semblait. En tout cas les personnes de mon entourage « .

Cela peut paraître un paradoxe mais c’est ce que ressent l’écrivain. Oui, l’on sent la nostalgie d’une époque révolue « Quelle merveille ces années 1980 ! » par contraste avec une société devenue conformiste, où la pression sociale est très forte, ou chacun doit entrer dans le rang, tant au point de vue du travail, que des exigences vestimentaires, de ce que l’on attend de l’individu. Le temps aussi a changé, il est pressé, alors que jadis il se fragmentait et s’étirait lentement.

Finalement et même si la lecture n’a pas été aisée, je suis heureuse d’être allée jusqu’au bout de ce livre et d’en avoir compris l’intérêt. Ce qu’il faut bien en avoir en tête en le commençant c’est qu’il ne sera pas conforme à ce que l’on attend habituellement d’une autobiographie ou d’un récit de souvenirs. L’auteur lui même nous en avertit :

« J’ai vécu une histoire d’amour. Du sérieux. Je ne vais pas en parler ici, ceci n’est pas un journal intime mais une chronique d’un certain état d’esprit ».


 L’écrivain, poète et journaliste polonais Andrzej Stasiuk est né en 1960 à Varsovie. En 1992, ses débuts littéraires sont très remarqués. Bientôt, il fuit la célébrité et la capitale pour s’établir dans un petit village aux confins du sud-est de la Pologne. Considéré comme le chef de file de la littérature polonaise contemporaine, il collabore à diverses revues littéraires et culturelles. Outre des recueils de poésie et quelques pièces de théâtre – dont une seule a été traduite en français (Les barbares sont arrivés, Éditions théâtrales avec France Culture, 2008), il est l’auteur d’une quinzaine de livres dont quatorze sont traduits en français et en d’autres langues. L’œuvre de Stasiuk a souvent été récompensée, notamment en Pologne mais aussi en Allemagne. En France, la tonalité inimitable de sa prose ainsi que son amour profond pour l’arrière-cour de l’Europe a suscité beaucoup d’enthousiasme.



jeudi 29 mars 2018

Andrus Kivirähk : L’homme qui savait la langue des serpents



L’homme qui savait la langue de serpents de l’écrivain estonien Andrus Kivirähk paru aux éditions Le Tripode,  est un livre assez étonnant pour ne pas dire délirant au niveau de l’imagination. Il a d’ailleurs reçu le prix de l’imaginaire 2014.
La quatrième de couverture nous annonce que le roman paru en 2007 nous ramène à l’époque médiévale en Estonie. Et c’est vrai, mais dans un moyen-âge totalement réinventé et fantastique.



Au Moyen-âge, en effet, les chevaliers-templiers d’origine germanique envahissent l’Estonie. C’est le début de la domination des nobles d’origine allemande qui soumettent les estoniens et les asservissent. Les moines qui les accompagnent, en convertissant le peuple au christianisme, finissent de leur ôter toute liberté. Mais c’est aussi d’un passé plus proche dont il est question.  Au cours du vingtième siècle, en effet, l’Estonie a subi des invasions successives qui ont placé le pays, tour à tour, sous le joug  des allemands et des russes, des nazis et des soviétiques. La langue des Estoniens, d’origine finno-ougrienne, est proche du finnois et du hongrois, les langues sames en font partie. Si elle est redevenue langue officielle depuis l’indépendance définitive de la République estonienne en 1991, 69% seulement de la population la parle, alors que 30% parle le russe.

Consciente que ce conte fantastique était une transposition de la réalité je me suis efforcée d’aller chercher ces renseignements sur l’histoire de L’Estonie pour mieux comprendre le roman avant de me rendre compte qu’une postface en expliquait toutes les subtilités et dévoilait son aspect pamphlétaire !

Partir d’un passé médiéval…


Le narrateur, Lemeet, qui est aussi le personnage principal du roman est le dernier des habitants de la forêt à parler la langue des serpents. C’est son oncle qui la lui a apprise quand il était encore un jeune enfant. Cette langue très difficile lui permet de se faire comprendre non seulement des serpents mais aussi des animaux qui viennent lui offrir leur vie quand il a besoin de se nourrir. Mais depuis que les « hommes de fer », ont envahi le pays, les habitants quittent la forêt pour adopter la vie des paysans et vivre au village. Les Estoniens, « peuple de la forêt » renient ainsi leurs origines et oublient leur langue. Le jeune garçon assiste au départ de son meilleur ami Pärtel, puis de tous ses voisins. Bientôt il reste seul dans la forêt avec sa mère, sa soeur ainsi qu’un autre couple fanatisé qui vénère les génies de la forêt. Ce sont les parents de Hiie, l’amie d’enfance de Leemet. Quant à Ulgas, le Sage, un vieillard à moitié fou, il décide de faire un sacrifice humain pour apaiser les divinités sylvestres. C’est ainsi que Leemett sauvera la jeune Hiie, proie toute désignée du Sage, et qu’ils découvriront tous les deux leur amour. Mais Leemett ne connaîtra jamais le bonheur. Il est le dernier d’un monde qui s’effondre autour de lui et qui est voué à disparaître.

En passant par le conte philosophique...



 Dans ce roman, Andrus Kivirähk met ainsi face à face les deux religions - païenne et chrétienne- pour en démontrer le fanatisme et l’obscurantisme communs, et, des deux côtés, les superstitions et les interdits qui maintiennent les peuples dans la crainte et l’obéissance. Il confronte aussi deux idéaux, débat philosophique toujours réitéré, en opposant le village qui symbolise le progrès, avec l’utilisation des outils, et la forêt qui introduit le mythe du bon sauvage en symbiose avec la nature. Mais Andrus Kivirähk se garde bien de prendre partie en idéalisant l’un ou l’autre, les hommes qui vivent au village ne sont pas meilleurs que ceux qui sont dans la forêt, et réciproquement, et la modernité à un triste corollaire qui est l’asservissement, la fin de la liberté.
L’écrivain fait le constat d’un échec mais ce n’est pas le passé qu’il déplore ou l’avènement de la modernité, c’est le sort de l’Estonie..
Le ton est souvent nostalgique, il devient de plus en plus pessimiste et même violent.  A travers les personnages qu’il imagine nous partageons la souffrance d’un peuple qui n’a jamais pu, pendant des siècles, disposé de lui-même et être libre.

Et rencontrer la fantaisie...
 
William Stout
  
Nostalgie, tristesse oui ! Mais pas seulement ! Car le roman, comme je l’annonçais au début de ce billet, faite preuve d’une fantaisie débridée que sous-tend une ironie constante. Les délires imaginatifs de l’auteur, pleins d’humour, lui permettent d’épingler  tout ce qu’il n’aime pas. Et il ne recule devant rien quand il laisse parler son imagination !
En effet, si l’enfance et l’adolescence de Leemett, son copain Pärtel, la petite Hiie, pourraient être, à priori, celles de tout enfant « normal » dans un  roman initiatique comme un autre, on voit rapidement qu’il se passe des choses étonnantes dans la forêt des anciens estoniens. Ainsi la soeur de Leemett tombe amoureuse d’un ours comme dans les contes traditionnels ! A cette époque cela arrivait souvent aux jeunes filles ! Comment résister à un bon Nounours plein de poils qui vous fait les yeux doux ! Et d’ailleurs, qui épouser d’autres quand tous les hommes s’en vont au village ? Et que dire de l'élevage de louves ? Il paraît que leur lait est très nourrissant. Si, si ! Et des deux anthropopithèques échappés au passé, qui deviennent les amis de Leemett et font collection de poux ? L’une de ces innocentes bestioles, par croisement, atteint la taille d’un chevreuil et il faut le promener en laisse car il a besoin d’activité. Je vous l’ai dit, c’est fou et même si tout ou presque est métaphorique, l’on ne peut que s’en amuser!

Denis Dubois
Et puis, il y a la langue des serpents qui renvoie à un temps bien plus éloigné, au temps de Il était une fois… merveilleux, fantastique, où les hommes et les animaux se comprenaient et où les serpents, en particulier, étaient nos amis. Enfin, il y a aussi le mystère de cette antique salamandre endormie au fond d’une cachette que le jeune enfant espère longtemps pouvoir réveiller pour aider les estoniens à chasser leurs ennemis. Mais l’on comprend bien qu’il ne peut en être ainsi puisque les miracles et les enchantements n’existent pas dans la réalité.

Ainsi le roman peut être lu à plusieurs niveaux, roman d’aventure, roman historique,  roman d’amour, conte fantastique ou philosophique. L'écrivain propose un regard sur le passé et sur le présent de son pays dans un style qui est tour à tour satirique et humoristique, triste ou burlesque, descriptif et poétique. Une belle découverte pour mon premier roman estonien !


Andrus Kivirähk est un écrivain estonien né en 1970 à Tallin. Véritable phénomène littéraire dans son pays, romancier et essayiste, il est l'auteur d'une oeuvre multiple dont la critique et un très large public raffolent. Andrus Kivirähk écrit des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, des contes, des essais et des scénarios de films d'animation pour enfants. 
Traducteur :  Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, agrégé d'histoire, Jean-Pierre Minaudier enseigne en classes préparatoires littéraires, à l'Inalco et à la Maison Basque de Paris. Il est l'auteur d'une histoire de la Colombie, d'une histoire de l'Estonie et de plusieurs traductions littéraires. 
Illustrateur première de couverture  : Denis Dubois fait des collages à la manière des surréalistes, à partir de gravures anciennes. L'oeuvre reproduite en couverture a été choisie en hommage aux animaux fabuleux qui surgissent dans L'Homme qui savait la langue des serpents.



mercredi 28 mars 2018

Delphine Roux : La balade d'Asami



La balade d’Asami de Delphine Roux paru aux Editions l’école des Loisirs est un charmant petit album qui s’adresse aux jeunes enfants.

La maman d’Asami n’a pas le temps de jouer avec elle. Comment la fillette va-t-elle s'occuper ? Nous la suivons dans la balade qu’elle fait dans la campagne avec son chien au cours de laquelle elle cueille des fleurs des champs, des épis de blés ou feuilles de lierre, des fils de laine emportées par un oiseau. Mais que va-t-elle en faire une fois arrivée à la maison?



Ma petite fille Apolline (8 ans) après m’avoir dit que ce livre était plutôt pour son petit cousin (5ans) car le texte est court et très simple, a regardé avec moi ces pages joyeusement colorées et les a beaucoup aimées. Chacune de nous deux avait sa préférée : 
Pour Apolline c’était la bleue avec ses fleurs de lin et sa mésange



pour moi la rouge avec ses cerises et ses coquelicots.



Les illustrations de Pascale Moteki sont très douces et respirent le bonheur. L’esthétisme japonisant ajoute du charme à l’ensemble.



Ce livre part d’une réalité quotidienne, une maman trop occupée …  et dit que l’ennui n’est pas inévitable et qu’un enfant peut trouver des ressources pour ne pas s’ennuyer. Ici, c’est la beauté de la nature qui est reçue comme un cadeau. L’histoire parle aussi du bonheur familial avec la dernière image du papa et de la maman, d’Asami et du bébé.

En bref, cet album est une agréable lecture à partir de 3 ans mais les plus grands peuvent aussi l'apprécier.




Merci à la librairie Dialogues et aux éditions L'école des loisirs

Logo d'Apolline

mardi 27 mars 2018

Karel Capek : La guerre des salamandres



La guerre des salamandres de l’écrivain tchèque Karel Capek est l’un de ces livres dont le titre m’a interpellée pendant des années, cité très souvent comme l’un des plus  grands classiques de la science-fiction politique et aussi comme un texte visionnaire. Une de ces oeuvres dont vous vous dites chaque fois : "Il faut que je la lise » ! Lecture à faire toujours repoussée, oubliée, mais qui reste dans un coin de votre mémoire. Et puis soudain dans le cadre du mois de La littérature de l’Europe de L’Est, voilà que, sans l’avoir cherché, à la bibliothèque, je tombe sur ce livre. Enfin !!

« Que dirions-nous si une espèce animale autre que l’homme proclamait que, vu son nombre, elle possède seule le droit d’occuper le monde entier et de dominer toute la nature » écrit  Karel Capek quand il publie La guerre des salamandres. Nous sommes en 1936. Hitler est au pouvoir depuis 1933 et Capek ajoute à propos de l’histoire qu’il a imaginée dans  laquelle les salamandres prennent le pouvoir : «  La critique l’a qualifiée de roman utopique. Je m’élève contre ce terme. Il ne s’agit pas d’utopie, il s’agit d’actualité. ». Une actualité qui allait bientôt aboutir à la deuxième plus grande boucherie du XX siècle mais Capek ne serait plus là pour la vivre. Il est mort en 1938.  On peut dire pourtant qu’il l’avait prévue.
La salamandre géante de Chine : 200 ans, 1m 40, 50 kg

Dans une petite île près de Sumatra, le capitaine Jan Van Loch découvre une espèce de salamandres douées d’intelligence, adaptées au milieu marin, qu’il décide d’utiliser pour exploiter les perles huitrières. C’est le début d’un capitalisme paternaliste à petite échelle et encore humain, car le capitaine adore ses salamandres et veille à ce qu’elles ne soient pas maltraitées. Mais à sa mort, plus rien ne retient les grandes sociétés capitalistes et c’est par millions qu’elles élèvent les salamandres, les vendent, les utilisent pour tous les grands travaux sous-marins, les instruisent militairement et leur donnent des armes pour faire d’elles de la chair à canon. Mais…. Les salamandres de plus plus nombreuses se révoltent et prennent le pouvoir.

Dans ce roman Karel Capek, sous le couvert d’un roman fantastique, dénoncent  toutes les abjectes idéologies en isme en commençant par le capitalisme, le nationalisme, le militarisme et l’impérialisme, le racisme…
Les salamandres représentent  les classes laborieuses malheureusement exploitées, des êtres intelligents considérés comme du bétail, achetés et vendus comme jadis les esclaves africains, sujets d’expériences médicales pour les progrès de « la science »,  puis au fur et à mesure que les salamandres développent une intelligence supérieure et que leur nombre s’accroît, elles vont symboliser l’impérialisme qui chercher à accroître ses territoires au détriment des autres peuples, puis la dictature en prenant le pouvoir.

 Karel Capek manie l’humour avec brio, et épingle tour à tour toutes les nations, en mettant en valeur leurs travers et leurs faiblesses et chacun en prend pour son grade, l’antisémitisme des allemands, l’orgueil et la prétention à la supériorité des anglais, le racisme des Etats-Unis avec les agissements haineux du Ku kux Klan, la vanité culturelle des français, et ceci pour notre plus grand plaisir !
Sous cette apparente de légèreté, le propos est pourtant sombre et grave car Capek a une vision lucide de la société de son temps et des dangers du national-socialisme. C’est un monde bien réel que l’écrivain dénonce et dont il fait la satire. Il déjà tout compris  de ce qui est en train de se mettre en place en Allemagne.
Tout en soulevant les questions philosophiques et morales liées à l’exploitation des salamandres, il réalise aussi une satire des législateurs qui multiplient les lois sans se mettre d’accord et sans cohérence, des savants qui écrivent des thèses d’une vacuité absolue.
Et il observe la menace montante du totalitarisme et les réponses inadéquates des nations qui laissent se développer cette peste brune sans réagir, des journaux qui ne s’intéressent qu’au sensationnel, à l'anecdote croustillante, et trahissent leur rôle d’éclaireur et d’éveilleur, du cinéma qui joue sur le strass et les paillettes et ne se préoccupe que de l’intérêt économique du film, n’apportant ainsi aucune réflexion sur le monde en crise.
Et oui, l’on rit en lisant La guerre des salamandres mais l’on ne peut s’empêcher de penser avec effroi à «l’ actualité » - du propos comme le soulignait l’écrivain lui-même -,  une actualité qui est aussi et toujours la nôtre et pas seulement celles des années 1930. A lire !!


Nommé sept fois pour le Nobel de Littérature en 1932 et 1938, Karel Čapek, né le 9 janvier 1890 à Malé Svatoňovice dans la région de Hradec Králové en Bohême, mort le 25 décembre 1938 à Prague, est l'un des plus importants écrivains tchèques du XXᵉ siècle







lundi 26 mars 2018

Alice Zeniter : L’art de perdre






Avec L’art de perdre, Alice Zeniter, écrit un livre sensible, intelligent,  qui explore toute la complexité de l’avant et de l’après-guerre d'Algérie en introduisant l’humain, à travers les membres d’une famille algérienne qui a vécu les évènements.
Le récit d'Alice Zeniter ne se départit jamais d'un ton calme, sans ressentiment et sans haine. Il s'agit de comprendre, non de juger ! J'ai beaucoup aimé aussi son rapport aux mots, à leur origine, à leur sens mais aussi à leur impact parfois redoutable comme une blessure.

Ce beau livre me rappelle bien des souvenirs. J’étais enfant puis adolescente pendant la guerre d’Algérie et dans notre quartier l’on voyait partir des jeunes français qui n’en avait rien à faire de l’Algérie Française mais qui devait se battre au nom d’un idéal qui n’était pas le leur, le colonialisme. Je me souviens encore du jeune homme qui n’est jamais revenu et de cette foutue guerre qui n’en finissait pas, menaçant mon frère aîné d’un départ vers… là-bas ! Je me souviens aussi qu’après la guerre, le mot "harki" résonnait péjorativement en France, synonyme, me semblait-il alors, de "traître" à leur pays. Beau remerciement de la France pour laquelle ils avaient combattu et qui les parquaient maintenant dans des camps insalubres ! Mais de cela, je n’en étais pas vraiment consciente à l’époque ! Je me souviens des attentats de l’OAS, je me souviens aussi de la longue interdiction du film  J’avais vingt ans dans les Aurès et de la chape de silence qui régnait alors en France quant à cette guerre. Mais là ce sont des souvenirs côté français !

Aussi le roman d’Alice Zeniter qui présente par l’intérieur le vécu des Algériens me paraît passionnant, lucide et aussi utile sinon indispensable. En contant la saga familiale qui commence avec le grand-père Ali, montagnard kabyle, devenu « harki » un peu malgré lui, de sa grand-mère Yema, de Hamid son père déraciné en 1962, Naïma, la jeune narratrice (mais l’on se doute, bien sûr, qu’elle est la soeur fictive d’Alice), nous fait prendre conscience de la douloureuse odyssée vécue par cette famille. C’est autre chose de le savoir intellectuellement et de le vivre par l’intérieur, en empathie. Les personnages sont vivants, complexes dans leurs hésitations, leurs atermoiements vis à vis de l’Algérie et de la France. On s’intéresse à leurs sentiments, mais aussi à leurs mentalités, leurs manières de vivre, de penser, leurs peurs et leurs souffrances. On apprend à les connaître dans leur vie algérienne puis, lorsqu’ils sont en France, dans leur lutte pour survivre aux logements sordides, au froid, à la pauvreté, au mépris des français et dans leurs efforts pour une vie meilleure. Est-ce cela l’art de perdre ?
 Je me suis vraiment intéressée à la quête de Naïma, à la recherche de ses ancêtres, à son voyage en Algérie pour retourner sur leurs traces  et qui montre combien les algériens subissent eux aussi, à l’heure actuelle, les pressions et les dangers du terrorisme islamique.
De plus, tout en éclairant le passé, Naïma-Alice montre les blessures que celui-ci a creusées et les répercussions qu’il a sur le présent sur la jeunesse française.

Un très bon roman, à lire à la fois pour plaisir de la lecture et pour le désir d'en savoir plus sur une page bien sombre de l'histoire française.

Alice Zeniter, née en 1986 à Clamart, dans les Hauts-de-Seine, est une romancière et dramaturge française. Kabyle par son père, normande par sa mère, elle a écrit cinq romans : le premier, Deux moins un égale zéro, est paru en 2003 alors qu'elle avait 16 ans. Son second roman, Jusque dans nos bras, est publié en 2010, chez Albin Michel, Sombre Dimanche en 2013 et Juste avant la nuit (prix Renaudot) en 2015.  Elle obtient le Prix Goncourt des lycéens 2017 avec son quatrième roman L'Art de Perdre et a été finaliste au Goncourt..




samedi 24 mars 2018

André Gardies : Derrière les ponts




C’est une enfance dans un quartier populaire de Nîmes que nous décrit André Gardies dans Derrière les ponts paru aux éditions du Mont. Excentré, ce quartier présentait encore un air de campagne à la fin des années 30 avec ses petites fermes aux jardins maraîchers coincées entre des parcelles en friche et un « ruisseau-égoût », qui faisait le bonheur des petits Robinsons et autres Mohicans inspirés par le fameux magicien Mandrake, héros de Bande dessinée !  C’est là que se déroule l’enfance d’André, le narrateur et de son frère René, tous deux adoptés, à la mort de leurs parents, par leurs oncle et tante.

 Derrière les ponts n’est pas un récit initiatique classique. Il est fait de courts chapitres indépendants entre eux et qui forment pourtant un tout, de la petite enfance à l’adolescence, du balbutiement à la connaissance, de l’école au collège, des jeux de billes à l’éveil de la sexualité, à la découverte de l’amour.
Les premiers souvenirs sont flous, ils affleurent par petites touches subtiles, impressionnistes : la poignée de porcelaine - la vue-, le grondement sinistre des avions bombardiers pendant la guerre -l’ouïe-, et puis la cave et ses odeurs de salpêtre, de charbon, de pommes de terre fripés et de fruits de l’automne. Toutes ces « impressions » donnent lieu à de belles pages d’où le souvenir auréolé de brouillard semble émerger doucement. Comme un puzzle, c’est d’ailleurs l’un des titres de chapitre, comme un puzzle qui se reconstituerait lentement mais dont il manquerait toujours quelques pièces perdues.
C’est ainsi que André Gardies envisage la reconquête du souvenir :

 «  A vrai dire, il rêvait d’un puzzle impossible, celui où chaque pièce ne s’articulerait aux autres qu’en laissant autour d’elles une sorte d’espace improbable qui permettrait des agencements multiples. C’est à partir du flou de sa configuration finale que le dessin serait alors devenu évocateur et suggestif. »

Peu à peu, au fur et à mesure que l’enfant grandit et se dirige vers l’âge adulte, les souvenirs se font plus précis mais viennent y interférer les réflexions de l’homme âgé. En se retournant sur son enfance, le narrateur reste conscient que la résurrection du souvenir est illusoire et se heurte à la réalité. Ainsi, lorsqu’il revient dans le mas où, jadis, il passait ses vacances, tout lui paraît avoir rétréci :

« L’expansion magique du souvenir ne peut s’accommoder de proportions si réduites. Une fois sorti de la tasse de thé, le monde ne peut y retourner. Rien à faire, le génie qui s’est échappé de la lampe n’obéit plus; il refuse de réintégrer son logis. Comme les indiens d’Amazonie, le temps a embaumé le mas en le réduisant à la taille de ses trois petites lettres ».

Il y a quelques pages magiques que je veux noter même si je ne peux toutes les citer. J’ai déjà parlé de cette poignée de porcelaine « lourde et pleine comme un oeuf luisant ». Il y a les pages poétiques des saisons qui défilent, automne, été… Celles pleines d’humour consacrées à la grandeur et décadence du journal quotidien ou encore à la rivalité de Nîmes, Arles et Alès, ou celles encore, étonnantes, précises, comme au scalpel, dédiées au fruit hermaphrodite, la figue, et au pouvoir érotique des branches du figuier, l’arbre véritable de la Chute. 

Un beau livre, bien écrit, qui est à la fois un recueil de souvenirs d’enfance et une réflexion sur la difficile résurrection du passé.