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samedi 12 mars 2022

Adam Mickiewicz : Pan Tadeucz et Cracovie

Cracovie : la place du marché par Josef Mehofer

 Je n'ai pas eu le temps l'année dernière de vous parler de mon voyage dans la charmante ville de Cracovie en Juin 2021. Une petite échappée entre deux confinements. Mais il est temps de le faire ici à l'occasion du mois de la littérature des Pays de l'Est d'Eve et de Patrice. Pour préparer ce voyage avant mon départ, j'ai lu Pan Tadeusz, Messire Thaddée, considéré comme le chef d'oeuvre du poète polonais Adam Mickiewicz. J'apprends que celui-ci s'est exilé en France en 1829 pour échapper à la domination tsariste qui occupe son pays et prive ses habitants de leur liberté. A ce propos, je note que Balzac met en scène ces exilés polonais à Paris au début du XIX siècle dans son roman La cousine Bette. C'est à Paris en 1834 que le poète polonais écrit Messire Thaddée.

Or, en arrivant à Cracovie sur l'immense place du marché, avec ses églises, ses palais, sa halle aux arcades voûtées, trône en plein milieu la statue d'Adam Mickievitcz, avec une foule  assise à ses pieds. Le point de ralliement de la jeunesse cracovienne, celui aussi des touristes !

Cracovie Statue d'Adam Mickievisz tombée de la nuit

Cracovie  Eglise Adalbert X siècle sur la place du Marché

Cracovie  La Basilique Sainte Marie

Cracovie L'ancienne halles au drap sur la plus grande place médiévale d'Europe





Cracovie Place du marché et statue de Mickiewicz 

Adam Mieckiwicz : Poète de l’exil et de la liberté

 
Adam Mickievicz

Adam Mickievicz, poète romantique, est  considéré comme l’un des plus grands écrivains de la Pologne dont il incarne les aspirations à la liberté et au nationalisme. Il est né en 1798 dans le Grand duché de Lituanie à Zaozie ou Novogrodek et à fait ses études à Wilno (Vilnius). Admirateur des philosophes français des Lumières, et membre d’une société secrète, il est arrêté et emprisonné puis condamné à l’exil en Russie, en 1829, par le gouvernement tsariste, évitant  de justesse la Sibérie. Il gagne ensuite l’Europe. C’est à Paris, en 1834, qu’il écrit son Pan Tadeusz, Messire Thadée, poème héroïco-comique, qui fait de lui un chantre de la liberté, incarnation de la lutte pour l’indépendance. De 1840 à 1844, il enseigne la littérature slave au Collège de France sans jamais abandonner son combat pour la cause polonaise. En 1848, il participe à la création d’une légion polonaise en Italie du Nord contre l’Autriche. En 1855, lors de la guerre de Crimée, il se rend en Turquie, à Constantinople où il meurt du choléra. Sa dépouille est ramenée en France, inhumée à Montmorency, puis transférée en Pologne, en 1890, pour être ensevelie dans la crypte des poètes, sur la colline du Château royal du Wawel, à Cracovie (Province autonome de Galicie, depuis 1866 mais encore sous contrôle autrichien).

Cracovie : Cathédrale du château royal de Wawel

 

Adam Mieckiwicz et Victor Hugo

Adam Mickiewicz par Walenty Wankowicz

Victor Hugo écrit à son propos :  "Parler de Miçkiewicz, c’est parler du beau, du juste et du vrai ; c’est parler du droit dont il fut le soldat, du devoir dont il fut le héros, de la liberté dont il fut l’apôtre et de la délivrance dont il est le précurseur.
Miçkiewicz a été un évocateur de toutes les vieilles vertus qui ont en elles une puissance de rajeunissement ; il a été un prêtre de l’idéal ; son art est le grand art ; le profond souffle des forêts sacrées est dans sa poésie. Et il a compris l’humanité en même temps que la nature ; son hymne à l’infini se complique de la sainte palpitation révolutionnaire. Banni, proscrit, vaincu, il a superbement jeté aux quatre vents l’altière revendication de la patrie. La diane des peuples, c’est le génie qui la sonne ; autrefois c’était le prophète, aujourd’hui c’est le poëte ; et Miçkiewicz est un des clairons de l’avenir.
Il y a de la vie dans un tel sépulcre.
L’immortalité est dans le poète, la résurrection est dans le citoyen.
Un jour les Peuples-unis d’Europe diront à la Pologne : Lève-toi ! et c’est de ce tombeau que sortira sa grande âme. "


Histoire : La République des Deux Nations


Si vous êtes, comme moi, ignorant de l''histoire de la Pologne, vous devez-vous demander pourquoi l'on parle de Mickiewicz comme d'un poète polonais alors qu'il est né en Lituanie ? Pour bien comprendre l’importance et le rôle d’Adam Mickiewicz, il faut savoir que jusqu’en 1795, il n’existait qu’un seul état, La République des Deux Nations ratifié par le traité de  l'Union de Lublin le 1er juillet 1569, qui réunissait Le royaume de Pologne et Le grand duché de Lituanie

La république couvrait les territoires actuels de la Pologne et d'une grande partie de l’Ukraine (royaume de Pologne), de la Lituanie, de la Biélorussie et de l'extrémité ouest de la Russie (grand-duché de Lituanie), de la Lettonie et d'une partie de l'Estonie ( Voïvodie de Livonie ). C'était un des plus grands États d’Europe et ce qui lui a permis de résister à travers les siècles à la fois aux chevaliers teutoniques, à la Russie, aux Ottomans, et aux Suédois. 

La république des Deux Nations est aussi remarquable pour avoir établi, en 1773, le plus ancien ministère de l'Éducation nationale et, quelques années plus tard, la première constitution en Europe  et la seconde au monde après celle des Etats-Unis: la Constitution du 3 mai 1791.  Mais elle n’a pu être appliquée longtemps car la guerre russo-polonaise de 1792 a entraîné son abrogation puis après les partages successifs de la Pologne (1792, 1793, 1795) entre  Russes, Prussiens et Autrichiens, la République des Deux Nations a cessé d’exister.
Bien qu'Adam Mickievitcz soit né trois ans après l'effacement de la République des Deux Nations, il se revendique comme un poète polonais, dont la terre natale est la Lituanie, dans une ville Novogrodek qui se situe dans l'actuelle Biélorussie, citoyen d'une République qui inclut aussi l'Ukraine. Il est donc aussi le poète de tous ces pays dont les frontières n'ont jamais cessé de fluctuer au cours de siècles et dont l’indépendance est toujours fragile comme nous le prouve la triste actualité.

 Pan Tadeusz : Oeuvre littéraire et politique

Antoine Bourdelle : Le pèlerin de la liberté  (Paris)

Préface de Czesław Miłosz.

"Le chef-d'oeuvre du plus grand poète de la Pologne, Adam Mickiewicz (1798-1855), le barde, le voyant, le Pèlerin dont la statue par Bourdelle se dresse près de l'Alma, Cours-la-Reine, dont une plaque, rue de Seine, indique la maison où Pan Tadeusz fut écrit, dont une médaille immortalise le profil sous ceux de Jules Michelet et Edgard Quinet pour nous rappeler que ce grand patriote et démocrate fut aussi professeur au Collège de France... 

 *J'allais demander à ceux d'entre vous qui habitent Paris, si vous connaissiez cette statue près de l'Alma mais je viens de lire un article ICI qui indique que la statue a été déplacée en 1956 sur le Cours Albert Ier.  

 
Pan Tadeusz, le poème héroï-comique dont tous les Polonais savent des passages par coeur : c'est leur Cid, leur Légende des siècles et leurs Trois Mousquetaires à la fois. Des figures inoubliables : le jeune héros, Tadeusz, clair comme le jour, le sombre Jacek, le terrible Gervais à l'épée invincible, toute une société, depuis sa haute noblesse jusqu'à ses paysans, tout un pays, la Lituanie aux aspects merveilleux, autour du " bleu Niémen " : flore exubérante, faune digne des " grandes chasses " à la Saint-Hubert ! Tout cela sur un rythme vif, sur un ton qui ne se départit jamais de tendresse et d'humour, même dans les moments tragiques. Un rêve, enfin, conçu loin de sa Patrie par un poète qui ne devait plus la revoir. "

Un hymne d'amour à la Lituanie

Le comte Horeszko et Gerwazy chassés de la maison des Soplica (Michal Andriolli)

Adam Mickievitcz écrit Pan Tadeucz comme un gage d'amour à sa patrie perdue. Exilé, il veut en montrer les beautés et les richesses mais aussi les souffrances, pays dépecé par trois grandes nations, la Russie tsariste, la Prusse et l'Autriche qui se sont taillé la part belle dans cette république, pays rayé de la carte et qui perdu son existence et sa liberté.

Le poète raconte le différend qui oppose la famille du Juge Soplica au Comte Horeszko au sujet d'un château en ruines situé à la limite de leur terre. Le Juge a convoqué chez lui, comme cela se faisait à l'époque, une cour de justice qui jugera sur place. Mais les choses vont s'envenimer entre eux car, dans le passé, le frère du juge, Jacez de Soplica a tué le sénéchal Horesko, lointain parent du comte. C'est le début d'une bataille attisée par le serviteur Gerwazy mais aussi d'une réconciliation réciproque sur le dos.... des Russes ! Le poème compte XII chapitres écrits en vers de 13 syllabes en polonais.

Gerwazy et son "canif". Assis, le "sage et triste" Maciek

J'avoue que j'ai eu un peu de mal à entrer dans la traduction proposée par Kindle. Richard Wojnarowski a choisi une traduction littérale, la plus proche du texte, ce que j'ai trouvé un peu pénible parfois et sans grâce. J'aurais préféré, à priori, lire la traduction de Robert Bourgeois à laquelle je n'ai pas eu accès sauf par ce court extrait. Jugez vous-même ! 

Pan Tadeusz  traduction Richard Wojnarowski

(Chant I — Invocation)

O Lituanie, ô ma patrie ! Tu es comme la santé

Combien il convient de t'apprécier, seul l'apprend celui

Qui t'a perdue.

Aujourd'hui ta beauté dans toute sa splendeur

Je vois et je décris, car j'ai le mal de toi

   

Pan Tadeusz  traduction  Robert Bourgeois

(Chant I — Invocation)


« Ô ma Lituanie ! Ainsi que la santé,
 

Seul qui te perd connaît ton prix et ta beauté.


Je vois et vais décrire aujourd’hui tous tes charmes,


Ma patrie ! et chanter mes regrets et mes larmes. »


Mais une fois entrée dans l'histoire, j'ai aimé ce récit surprenant qui tient un peu de l'épopée, mais aussi de la satire, qui tout en montrant une violence bien réelle, en particulier dans l'affrontement avec les russes, vire parfois à la parodie. On apprend à connaître les différents aspects de la vie de cette noblesse rurale et de ces paysans avec un luxe de détails sur leurs moeurs, leur habillement, leurs croyances, leurs divertissements. Tous des chasseurs du côté des lituaniens et capables de se disputer et même de se battre en duel pour savoir qui a le meilleur chien ou qui a repéré le gibier le premier. Des gens qui ont la tête près du bonnet, qui se querellent sans arrêt mais qui se réconcilient comme un seul homme dans leur aversion des russes (les moscales, mot péjoratif) et leur attente de Napoléon en qui ils voient le sauveur, celui qui va leur permettre de retrouver l'unité de leur patrie. Celui-ci a déjà créé le duché de Varsovie mais les polonais attendent avec espoir qu'il déclare la guerre à la Russie. Nous sommes dans les années 1811 et 1812.

Car à présent Napoléon, homme avisé et expéditif

Ne laisse guère de temps pour se consacrer à la mode et à la parlote.

A présent tonnent les canons, et à nous les vieux le coeur se gonfle

Qu'à nouveau dans le monde on parle tant des Polonais

La gloire est là, et donc la République aussi sera là !

Toujours sur des lauriers fleurit l'arbre de la liberté.

Et puis il y a la poésie de la nature, des forêts-mères mystérieuses et impénétrables, de belles descriptions des arbres de son pays, mais aussi des travaux des champs, des animaux de la forêt comme de la ferme. Des scènes marquantes, douces ou sauvages, comme la recherche des champignons ou la chasse à l'ours, un tableau haletant, féroce .

 La recherche des champignons par F Kostrezewski

Et pourtant, autour d'eux s'étendaient les forêts

 Lituaniennes, si graves et pleines de beauté !

Les merisiers entourés d'une couronne de houblons sauvaages

Les sorbiers à la fraîche pourpre pastorale,

Les coudriers semblables à des ménades avec leurs sceptres verts

Revêtus, comme de pampres, de perles de noisettes;

Plus bas, les petits des sous-bois : l'aubépine, dans les bras de la Viorne

les mûres dans les ronces blottissant leurs lèvres noires.

 Et il en est de même pour les personnages, Thaddée, le jeune étudiant, naïf et maladroit qui tombe amoureux de... il ne sait plus trop laquelle de ces beautés... Le comte, son rival, un rêveur, qui délaisse la chasse pour méditer, dessiner, admirer la nature. Les paysans se demandent s'il a toute sa tête(méditer, dessiner!)  mais ils l'aiment parce qu'il est noble, "après tout", et bon avec eux. Son romantisme quand il rencontre pour la première fois la petite Sozia fait sourire, d'autant plus que caché dans les herbes et la tête couverte par les feuillages verts, il est comparé à une grenouille.  Et puis, il y a Télimène, la coquette, calculatrice et séductrice,  et la petite Sozia qui sort à peine de l'enfance. 

 

Le comte découvrant  Sozia

Enfin de nombreux portraits de personnages vivants, sympathiques comme le Juge, oncle de Thaddée, ou farouches, tel le vieux Gerwazy, fidèle à son vieux maître le Sénéchal Horeszko, dont il veut venger la mort, attaché à verser le sang de ses ennemis; d'autres, maudits comme Jacez, ou couard et lâche comme le commandant polonais passé aux Russes, le traître ! Certains seulement désignés par leur fonction sur qui s'exerce bien souvent la satire, comme Le Substitut, le Chambellan, Le Notaire, l'Assesseur,  l'Huissier (Protazy) et le Bénédictin ; ce dernier, personnage énigmatique, joue un grand rôle dans le récit. Et enfin il y a Maciek qui prononce ce discours resté célèbre et qui encore, de nos jours, est évoqué quand la situation s'y prête dans les discussions politiques :

Insensés! Insensés! 

Insensés que vous êtes ! 

Tant qu'on délibérait de la résurrection de la Pologne

Du bien public, vous vous querelliez, insensés ?

On ne pouvait, insensés, ni discuter entre nous,

 Insensés, ni mettre de l'ordre, ni décider 

D'un chef pour vous commander, insensés !

Mais qu'on évoque

Des griefs personnels, insensés, vous vous accordez !


Jacez de Soplica, le Juge et Gerwazy




 

vendredi 18 février 2022

Jules Supervielle : Montevideo Uruguay

JuanMa Gutiérrez (peintre uruguayen) Hacienda et lune
 

Jules Supervielle
Jules Supervielle  est un poète Franco-uruguayen. Il est né à Montevideo en 1884. Ses parents, français, s'étaient exilés en Uruguay pour travailler dans la banque familiale fondée par son oncle. Lorsque l'enfant a huit mois, ils l'amènent en France pour les vacances mais ils meurent d'une manière restée inexpliquée : empoisonnement avec de l'eau sortie d'un robinet de cuivre corrodé ou le Choléra ? Son oncle et sa tante le recueillent et l'élèvent comme un de leurs enfants en Uruguay. Ce n'est qu'à neuf ans qu'il découvre qu'il n'est pas leur fils, ce qui restera pour lui un traumatisme.

 Je suis né à Montevideo, mais j'avais à peine huit mois que je partis un jour pour la France dans les bras de ma mère qui devait y mourir, la même semaine que mon père. Oui, tout cela, dans la même phrase. Une phrase, une journée, toute la vie, n'est-ce pas la même chose pour qui est né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort ? Mais je ne voudrais pas ici vous parler de la mort. Et je me dis : Uruguay, Uruguay de mon enfance et de mes retours successifs en Amérique, je ne veux ici m'inquiéter que de toi, dire, au gré de mes tremblants souvenirs, un peu de ce que je sais de ton beau triangle de terre, sur les bords du plus large fleuve, celui-là que Juan Diaz de Solis appelait Mer Douce." (Urugay)

"Montevideo est belle et luisante. Les maisons peintes de couleurs claires, rose tendre, bleu tendre, vert tendre. Et le soleil monte sur les trottoirs.
C'est dans la campagne Uruguayenne que j'eus pour la première fois l'impression de toucher les choses du monde, et de courir derrière elles !"   Uruguay

Montevideo

Montevideo

Je naissais, et par la fenêtre
Passait une fraîche calèche.


Le cocher réveillait l’aurore
D’un petit coup de fouet sonore. 


Flottait un archipel nocturne
Encore sur le jour liquide. 


Les murs s'éveillaient et le sable
Qui dort écrasé dans les murs. 


Un peu de mon âme glissait
Sur un rail bleu, à contre-ciel,


Et un autre peu se mêlant
À un bout de papier volant 


Puis trébuchant sur une pierre,
Gardait sa ferveur prisonnière. 


Le matin comptait ses oiseaux
Et jamais il ne se trompait. 


Le parfum de l'eucalyptus
Se fiait à l'air étendu. 


Dans l'Uruguay sur l'Atlantique
L'air était si liant, facile,
Que les couleurs de l'horizon
S'approchaient pour voir les maisons.

C’était moi qui naissais jusqu’au fond sourd des bois
Où tardent à venir les pousses
Et jusque sous la mer où l’algue se retrousse
Pour faire croire au vent qu’il peut descendre là.


La Terre allait, toujours recommençant sa ronde,
Reconnaissant les siens avec son atmosphère,
Et palpant sur la vague ou l'eau douce profonde
Le tête des nageurs et les pieds des plongeurs.

 

 En 1994, la famille rentre en France. Jules Supervielle fait ses études à Paris sans perdre contact avec L'Uruguay où il retourne souvent. D'où l'importance de la mer et du voyage dans sa poésie.

La mer proche 

Carlos Paez Vilaro : peintre uruguayen

 

La mer n'est jamais loin de moi,


Et toujours familière, tendre,


Même au fond des plus sombres bois

À deux pas elle sait m'attendre.


Même en un cirque de montagnes


Et tout enfoncé dans les terres,


Je me retourne et c'est la mer,


Toutes ses vagues l'accompagnent,


Et sa fidélité de chien


Et sa hauteur de souveraine,


Ses dons de vie et d'assassin,


Enorme et me touchant à peine,


Toujours dans sa grandeur physique,


Et son murmure sans un trou,


Eau, sel, s'y donnant la réplique,


Et ce qui bouge là-dessous.


Ainsi même loin d'elle-même,


Elle est là parce que je l'aime,


Elle m'est douce comme un puits,


Elle me montre ses petits,


Les flots, les vagues, les embruns


Et les poissons d'argent ou bruns.


Immense, elle est à la mesure


De ce qui fait peur ou rassure.


Son museau, ses mille museaux


Sont liquides ou font les beaux,


Sa surface s'amuse et bave


Mais, faites de ces mêmes eaux,


Comme ses profondeurs sont graves !

Le gaucho

JuanMa Gutiérrez (peintre uruguayen) Le gaucho

Les chiens fauves du soleil couchant harcelaient les vaches


Innombrables dans la plaine creusée d’âpres mouvements,


Mais tous les poils se brouillèrent sous le hâtif crépuscule.


Un cavalier occupait la pampa dans son milieu


Comme un morceau d’avenir assiégé de toutes parts.


Ses regards au loin roulaient sur cette plaine de chair


Raboteuse comme après quelque tremblement de terre.


Et les vaches ourdissaient un silence violent,


Tapis noir en équilibre sur la pointe de leurs cornes,


Mais tout d’un coup fustigées par une averse d’étoiles.


Elles bondissaient fuyant dans un galop de travers,


Leurs cruels yeux de fer rouge incendiant l’herbe sèche,


Et leurs queues les poursuivant, les mordant comme des diables,


Puis s’arrêtaient et tournaient toutes leurs têtes horribles


Vers l’homme immobile et droit sur son cheval bien forgé.
 

(extraits)

 

JuanMa Gutiérrez (peintre uruguayen) La pampa

 Deux autres poètes sont aussi franco-uruguayens et tous les deux de Tarbes : Jules Laforgue et Isidore Ducasse, comte de Lautréamont.
 



mardi 1 février 2022

Roberto Sosa : Les larmes des choses (Honduras)








 Voici ma première contribution pour le mois de Février 2022 au mois de la littérature latino-américaine  : avec  Ingammic ICI

Les larmes des choses : Roberto Sosa

Maman
a passé le plus clair des années de sa vie
debout sur un tertre de brique, le coeur rongé,
imaginant
qu’elle entrait et sortait
d’une petite maison à la porte blanche
protégée
par la fraternité des bêtes domestiques.
Imaginant
 que nous sommes nous ses enfants
ce que nous voulions être et n’avons pas pu être.
Croyant
que son père, le boucher aux pupilles de chat
et aux lèvres pincées de juge strict ne la battait
 pas jusqu’au sang, et que sa mère, enfin,
lui passait quelquefois une main tendre dans les
cheveux.
Et, au plus fort, par contrecoup, et comme d’un
 miroir,
elle suppliait Dieu
pour que ses ennemis tombent comme des coqs
pestiférés.

Brusquement, une à une, ces images très chères
ont été balayées par des mains d’hommes sans
 honneur
Si l’on y réfléchit,
tout cela, cette femme en marge l’a compris
elle,
l’héritière du vent, auprès d’une bougie. Elle qui devinait
la pensée, la froideur
des serpents,
et qui parlait aux roses, elle, équilibre délicat
entre
la dureté humaine et les larmes des choses


 Roberto Sosa

 

Roberto Sosa, poète hondurien, est né en 1930 à Yoro. Sa mère est hondurienne et son père salvadorien. De famille pauvre, il travaille dès l’âge de six ans pour aider ses parents mais il peut continuer à suivre des études et commence à écrire dès l'âge de treize ans.
En 1964, il commence publier dans une revue de poésie et  participe à la vie littéraire et intellectuelle de la capitale du Honduras, Tegucigalpa où il s’est installé. C’est avec le recueil Los Pobres en 1968  (les Pauvres) suivi en 1971 de Un monde para todos Divido (Un Monde divisé pour tous) qu’il s’est fait connaître.
Plus tard, il enseigne à l’université de Cincinatti  tout en retournant au Honduras. En 1980, la dictature militaire qui s’est installée à la tête du pays avec le soutien de l’administration Reagan, envoie ses Escadrons de la mort qui torturent et assassinent ses opposants, obligeant Roberto Sosa à s’exiler au Nicaragua. Il  revient plus tard dans son pays et c’est à Tegucigalpa qu’il meurt en 2011.

Seuls deux recueils sont traduits en français : Les Larmes des choses, éd. la Différence, 1990 et Un monde divisé pour tous, Seghers, 1998

C’est le recueil Les larmes des choses que je vous présente aujourd’hui. Traduit par Claude Couffon, préfacé par Philippe Oll-Laprune, il est précédé de Masque bas.
 

Le Honduras 


Pour comprendre Roberto Sosa, il faut savoir que sa patrie, le Honduras, depuis l’arrivée brutale des Espagnols, est une terre de divisions et de tragédies. Après la conquête, explique Philippe Oll-Laprune dans sa préface, se construit dans l’imagination populaire le mythe d’un paradis perdu, idyllique. Les indiens, en effet, privilégiaient les rapports de l’homme et de la nature, les Espagnols de l’homme à l’homme. D'où une fracture initiale, le sentiment de vivre une tragédie, un sentiment national mais qui rejoint l'universel. La conséquence de cette cassure «est la naissance de la division : séparation de l’homme et du monde et de l’homme vis-vis de l’homme. »  L’angoisse de la division qu’il a ressenti dès sa jeunesse, est donc le thème central des écrits de Sosa. Pour le poète «  cette cassure représente le symbole de la perte de l’innocence, de la pureté originelle », ce qui devient un autre thème récurrent.

Le Honduras (8, 5 millions d’habitants) est un pays où 74% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, division entre la misère de la plus grande partie de la population et la richesse d’une poignée d’entre eux. Le pays n’a jamais cessé d’être le théâtre de coups d’état militaire portant à la tête des chefs d’état corrompus et totalitaires, souvent marionnettes à la solde des américains, coupables d’assassinats politiques. Les guerres civiles se succèdent. A cela il faut ajouter que le pays est devenu la plaque tournante du trafic de drogue en direction des Etats-Unis et est ravagé par les violences des cartels qui terrorisent la population. Le Honduras détient l’un des plus forts records du monde de la criminalité.

A l'heure actuelle Xiomara Castro, première femme investie présidente du Honduras, le 27 Janvier 2022, a promis de fonder un état démocratique et socialiste.

 

Les amants brutaux

Eux, les étrangers,
son arrivés d’autres mondes à ce sol qui nous a vus
naître
Nous sommes la lumière ont-il dit sans mâcher leurs
 mots.

Ils sont arrivés
multipliant la mort par trahisons à nous appeler leurs
amis,
à tout manger et à ne plus quitter ce sol
qui nous a vus naître, eux, les hommes linéaires et
métalliques,
eux, les amants brutaux
de la Mort.

Mort à la Mort.


 Un peintre hondurien

Quand j'ai cherché un peintre hondurien (je n'en connais aucun) pour illustrer ce billet, je suis tombée sur un artiste contemporain, né en 1958, présenté comme "le plus talentueux" du pays : Roque Zelaya. Autodidacte, peintre naïf, il crée des tableaux lumineux parlant de la vie quotidienne des habitants : mariage, travaux des champs, match de football, jolies jeunes filles... Des images du bonheur, de la vie simple dans un paysage radieux. Tout le contraire de ce que je viens de lire sur ce pays !

Roque Zelaya : le vent

 En fait ces images évoquent pour moi la petite maison à la porte blanche protégée par la fraternité des bêtes domestiques qu'imagine la maman de Roberto Sosa dans Les Larmes des choses.

 

Roque Zelaya : la plus jolie fille


Roque Zelaya

Roque Zelaya : Mariage

Roque Zelaya


 

En Amérique latine avec Ingammic ICI




dimanche 28 février 2021

La littérature latino-américaine

 

Le mois de la littérature Latino-américaine d'Ingammic et Goran vient de se terminer. Je suis loin d'avoir lu tous les livres que j'avais mis de côté mais déjà commence le mois de la littérature des pays de l'Est de Goran, Eve et Patrice. Alors il me faut arrêter pour aller vers d'autres horizons, non sans remercier les initiateurs de cette incursion vers l'Amérique latine, des belles et fortes découvertes que j'ai pu faire au cours de ce mois de Février !

 Je fais ici le bilan des livres lus non seulement pendant ce mois mais aussi avant, dans le passé. C'est une littérature que je connais mal mais, bien sûr, j'y retournerai ! Je note en vert les livres que j'ai lus ce mois-ci,  mes deux coups de coeurs, plus les trois livres que je préfère à côté de ces deux coups de coeur. Ce qui n'empêche pas que les autres soient intéressants.


Argentine

 


Salva Almeda : Les jeunes mortes

Hernan Diaz : Au loin

César Aira : Le testament du magicien Ténor

 Alberto Manguel : dans la forêt du miroir (citation)

 Silvia Baron-Supervielle : Lectures du vent

 Brésil


 

 

 

 

 

 


Paulo Coelho : Le pèlerin de Compostelle (2)

Paulo Coelho : le pèlerin de Compostelle (1)

Betty Mindlin : Carnets sauvages chez les Surui du Rondônia



Chili


Pablo Neruda (avec Rimbaud et Gamboa) Nous entrerons aux splendides villes

Pablo Neruda : Oh ! longs trains de nuit

Francis Coloane : Le dernier mousse

 

Colombie



 

 

 

 

 

 

Santiago Gamboa : retourner dans l’obscure vallée (4)

William Ospina : Le pays de la cannelle

Cuba

Alejo Carpentier : Le siècle des lumières (coup de coeur 2)

Leonardo Padura : Les brumes du Passé (Citation)

Leonardo Padura : Les brumes du passé


Guatemala



 

 

 

 

Eduardo Halfon : Deuils

Haïti 





Mexique

 

Carlos Fuentes :  En inquiétante compagnie

Guillermo Arriaga  : Le sauvage (5)

Guillermo Arriaga : Mexico quartier sud 

Homero Arejdis :  Le temps des anges

Pérou



 

 

 

 

 

 

 

Mario Vargas Llosa : la fête au bouc (3)
 

Jose Maria Arguerdas : Diamants et silex (coup de coeur 1)







 



vendredi 12 février 2021

Arthur Rimbaud, Pablo Neruda, Santiago Gamboa : Nous entrerons aux splendides villes

Arthur Rimbaud
 

 Dans son livre Retourner dans l’obscure vallée, Santiago Gamboa, écrivain colombien, fait de Rimbaud le personnage central de l'action. Et il cite ce vers du jeune poète, adieu de Rimbaud à l"Europe : 

« À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.».

 
 Dans son discours de réception au prix Nobel, en 1973, Pablo Neruda, poète chilien, lut un  un texte intitulé :  Vers la ville splendide inspiré de ces vers.

Discours de Pablo Neruda pour le prix Nobel  (extrait)

Pablo Neruda

 « Voici exactement cent ans, un poète pauvre et splendide, le plus atroce des désespérés, écrivait cette prophétie : « À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.» « Je crois en cette prophétie de Rimbaud, le voyant. Je viens d’une obscure province, d’un pays séparé des autres par un coup de ciseaux de la géographie. J’ai été le plus abandonné des poètes et ma poésie a été régionale, faite de douleur et de pluie. Mais j’ai toujours eu confiance en l’homme. Je n’ai jamais perdu l’espérance. Voilà pourquoi je suis ici avec ma poésie et mon drapeau. En conclusion, je veux dire aux hommes de bonne volonté, aux travailleurs, aux poètes, que l’avenir tout entier a été exprimé dans cette phrase de Rimbaud ; ce ne sera qu’avec une ardente patience que nous conquerrons la ville splendide qui donnera lumière, justice et dignité à tous les hommes. Et ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain. » .

Santiago Gamboa

Mais, reprend Santiago Gamboa, Rimbaud était un voyageur impénitent pour qui  le voyage était synonyme de liberté et de plénitude.

Voyager, vivre, être libre.

« À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.»

« Mais vers quelles villes ?

Je me suis mille fois posé la question. Enid Starkie (son biographe) évoque la magie et l’alchimie, la lutte entre Satan et Merlin qui représenterait la fin de sa prétention à s’égaler à Dieu. D’autres parlent des cités de Dieu, dont les portes s’étaient fermées pour lui et qui s’ouvraient, ce qui pouvait être un motif de joie.
Je crois pour ma part que Rimbaud fait allusion à quelque chose de plus simple : le désir d’indiquer un chemin littéraire, celui des villes mystérieuses. Ce sont elles qui abritent des histoires passionnantes et où vivent des inconnus. Une grande partie du roman du XX siècle a emprunté cette voie. Avec cette phrase, Rimbaud scellait pour toujours le lien entre écriture et voyage, entre liberté et mystère de la création, cette solitude particulière qu’on n’éprouve que dans les hôtels et au passage des frontières.

Voyager, aller de plus en plus loin.
Et de temps en temps revenir. »

 Pablo Neruda


Pablo Neruda est un poète, diplomate, homme politiques chilien. Il est né à Parral en 1904. Il écrit son premier recueil de poésies en 1923 : Crépusculaire.

Il entre dans la diplomatie, est nommé consul du Chili dans de nombreux pays dont l'Espagne où il se lie d'amitié avec Frederico Garcia Lorca et demure jusqu'au putsch de Franco et à l'assassinat du poète. Il prend alors position dans la guerre d'Espagne contre Franco, ce qui lui vaut sa révocation.

Il entame une carrière politique et devient sénateur communiste dans les provinces du Nord du Chili. Son opposition au président Gabriel Gonzales Videla l'oblige à fuir son pays pour sauver sa vie, en Europe, en Inde, au Mexique. Il publie, en 1950, son oeuvre poétique majeure "Le Chant général" où il exalte les luttes des peuples d'Amérique latine. Il revient au pays en 1952.

En 1969, il se présente à l'élection présidentielle mais il retire sa candidature pour soutenir son ami Salvador Allende, socialiste. Il obtient le prix Nobel en 1973. Il meurt peu après (vraisemblablement assassiné) à Santiago du Chili, juste après le coup d'état de septembre 1973 et le suicide du président Allende, coup d'état qui place à la tête du pays le dictateur, le général Pinochet, 

  • Crépusculaire (1923),
  • Vingt Poèmes d'amour et une Chanson désespérée (1924),
  • Résidence sur la terre (1933-1935),
  • L'Espagne au Coeur (1937),
  • Le Chant général (1950),
  • Tout l'amour (1953),
  • Odes élémentaires (1954),
  • Vaguedivague (1958)
  • La Centaine d'Amour (1959),
  • Mémorial de l'île Noire (1964). 
  •  L'Épée de flammes (1970)
  • La Rose séparée (1972)
  • J'avoue que j'ai vécu (1974)


  Qu’on me laisse tranquille à présent
Qu'on s'habitue sans moi à présent

Je vais fermer les yeux

Et je ne veux que cinq choses,
cinq racines préférées

L'une est l'amour sans fin.

La seconde est de voir l'automne
Je ne peux être sans que les feuilles
volent et reviennent à la terre

La troisième est le grave hiver
La pluie que j'ai aimé, la caresse
Du feu dans le froid sylvestre

Quatrièmement l’été
rond comme une pastèque

La cinquième chose ce sont tes yeux
ma Mathilde bien aimée
je ne veux pas dormir sans tes yeux
je ne veux pas être sans que tu me regardes
je change le printemps
afin que tu continues à me regarder

Ami voilà ce que je veux

C'est presque rien et c'est presque tout
A présent si vous le désirez
partez
J'ai tant vécu qu'un jour vous devrez m'oublier
inéluctablement
vous m'effacerez du tableau
mon coeur n'a pas de fin

Mais parce que je demande le silence
ne croyez pas que je vais mourir :
c’est tout le contraire qui m’arrive
il advint que je vais me vivre
Il advint que je suis et poursuis

Ne serait-ce donc pas qu'en moi poussent des céréales
d'abord les grains qui déchirent la terre
pour voir la lumière
mais la terre mère est obscure
et en moi je suis obscur

Je suis comme un puits 
dans les eaux duquel la nuit dépose ses étoiles
et poursuis seul à travers la campagne

Le fait est que j'ai tant vécu
que je veux vivre encore autant
je ne me suis jamais senti si vibrant
je n'ai jamais eu tant de baisers

A présent comme toujours il est tôt

La lumière vole avec ses abeilles
laissez-moi seul avec le jour

Je demande la permission de naître.
 
Pablo Neruda, Vaguedivague, Gallimard