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jeudi 28 décembre 2023

Flemming Jensen : Imaqa, une aventure au Groenland

 

 

Flemming Jensen est un humoriste et écrivain danois et le livre que je viens de découvrir Imaqa, - Peut-être, en Groenlandais -,  est, en effet, plein d’humour, ce qui n’exclut pas la profondeur et le tragique.

J’ai été emballée par ce bouquin plein de tendresse et d’humanité qui pose les vrais problèmes de la colonisation, ici le domination du Danemark sur le Groenland, avec ses corollaires négatifs et dévastateurs qui s’appellent condescendance, paternalisme voire mépris du peuple dominateur envers celui qui est dominé. C’est tout cela que nous donne à voir Flemming Jensen sans oublier de nous faire rire et il nous présente aussi les troubles identitaires générés chez les autochtones par cette domination lorsqu’elle s’efforce comme le font les Danois de faire disparaître la langue et les coutumes considérées comme inférieures et tout ce qui fait la base d’une communauté minoritaire. Le récit se déroule dans les années 1970. Depuis le Groenland a obtenu son autonomie en 1979 renforcée en 2009. Il n’est toujours pas indépendant. Souvenez-vous qu’un imbécile a même proposé de l’acheter au Danemark !

J’ai adoré les personnages. En cela Flemming Jensen me rappelle le Steinbeck de Tendre Jeudi  et plus encore, bien sûr, puisqu’il s’agit de la même civilisation, un autre écrivain danois, Jorn Riel et ses Racontars arctiques .
Martin, le personnage principal, Candide de l’histoire, danois, vit à Copenhague et a soif d'autres horizons pour combler le vide de sa vie. Enseignant, il demande sa mutation pour le Groenland et choisit un petit village, le plus isolée possible au nord du cercle polaire : Nunaqarfik. Pour un changement, cela va en être un, en effet !  Un choc de civilisations, de mentalités aussi ! Martin se rend vite compte qu’il a tout à apprendre de ce peuple accueillant, qui vit en accord avec la Nature dont il accepte les lois pourtant très dures. Et puis il y a la langue dont l'apprentissage est, Ô combien, difficile! Martin s'y lance avec enthousiasme si bien que l’on ne sait plus vraiment qui est l’enseignant et qui est l’enseigné ! Ce qui va, on s’en doute, à l’encontre de toutes les directives du ministère de l’éducation nationale danoise et lui causera bien des ennuis. Il est là pour coloniser, non ? Et apporter les bienfaits d’une civilisation supérieure, non ?

 Martin entre avec délices dans cette civilisation encore authentique où l’on répond aux difficultés, et aux deuils par le rire et la dignité, où la solidarité n’est pas un vain mot, où la porte est toujours ouverte et où tout est prétexte à faire la fête au risque de glisser dans l’alcoolisme ! Car tout n'est pas rose, ici ! Mais voilà encore une occasion de rire :  un conférencier de la ligue antialcoolique vient les catéchiser et repart plus ivre que tout le monde après une cuite mémorable !

Et puis quand Martin tombe amoureux, de la charmante Naja dans la plus grande discrétion (croit-il, le pauvre homme !),  alors là, je vous prie de croire qu’il est bien accroché ! Sachez aussi, Martin vous le dira, que l’on n’apprend jamais aussi bien une langue que sur l’oreiller !
 
La modernité n’est pas encore parvenu à remettre en cause les coutumes d’une société qui vit de la pêche, de la chasse aux phoques et … aux mouettes, en cas de disette. Pourtant la tentation est grande ! Ce qui donne lieu à des passages hilarants, quand les habitants commandent  sur catalogue, l’une une télévision, l’autre une machine à laver alors qu’il n’y pas l’électricité.  Malgré les difficultés de leur vie, les gens sont fiers de ce qu'ils sont, fiers des savoirs ancestraux, de la pêche à quarante hameçons, de la chasse pour nourrir la famille, de la conduite des chiens de traîneaux dans des courses mythiques qui demandent expérience, courage, ténacité, intelligence… Martin veut tout apprendre et son ami Gert est là pour cela ! Gert, un drôle de personnage, un filou sympathique, un ami qui vous veut du bien ! Un personnage charismatique ! L’inénarrable Gert qui devient l’ami de Martin ( Martinii) mais quel ami ! et qui le roule dans la farine !  

Gert parle très bien le danois mais il s’adresse à Martin en « petit-danois» (si le terme existe !) et lui explique : 

« - Ecoute : moi, Groenlandais parler mal Danois.
 Alors toi croire moi être un idiot.
Toi croire moi être un idiot
égale moi plus facilement rouler toi. »

Oui, l’on rit bien dans cette première partie du livre qui révèle des moments de bravoure comme les séances de cinéma... un peu particulières, la livraison par bateau de tonnes de rouleaux de papier hygiénique, l'arrivée d'un chanteur de l'opéra royal accompagné à l'orgue par Pavia, un autre personnage incontournable avec sa peur des fantômes !  Des scènes de comédie hilarantes ! 

Mais déjà se devine la fêlure à travers le personnage de Jakunguak, Jakob, jeune homme parti étudier à Copenhague pour sa cinquième année (obligatoire) afin d’apprendre le danois. Or le retour au pays se passe mal. Jakunguak est devenu un étranger, il a oublié sa propre langue et surtout, il ne peut plus se contenter du quotidien de la famille. Le malaise s’installe entre son père et lui. Peu à peu le drame se tisse, ce qui amène à une seconde partie beaucoup plus sombre.
Mais je ne vous en dis pas plus ! Ce livre est un régal et je le recommande à chacun pour la connaissance qu’il nous apporte du Groenland, pour la réflexion sur la colonisation et la destruction programmée des coutumes d’un peuple au nom de la modernité et de la rentabilité économique, pour ses personnages attachants et son humour, pour le rire et les larmes dont il est empreint. 

"Sur un rocher surplombant l'immense fjord de Qaqajaq se tenaient Abraham, Isaac et Abel, victimes innocentes de la chrétienté missionnaire qui avait encombré plusieurs générations de Groenlandais de noms de baptême tirés de l'Ancien Testament.

Néanmoins, il en va ainsi au Groenland, on s'adapte aux réalités. Aussi Abraham avait-il depuis toujours été appelé Abala, beaucoup plus aisé à prononcer pour une bouche groenlandaise.

Isaac était appelé Isanguaq parce qu'il était un petit gars bien sympathique.

Quant à Abel, il s'appelait Angutekavsak, ce qui est malgré tout bien plus facile à dire que ce drôle de son pataud, sans doute agréable si on la bouche pleine de dattes, mais un peu malencontreux ici où habitent les hommes."




lundi 6 mars 2023

Katherena Vermette : Les femmes du North End

 

Le hasard des recherches sur les étagères de la médiathèque Ceccano a voulu que je trouve coup sur coup deux livres consacrés aux amérindiens. L’un de Louise Aldrich Celui qui veille qui se passe dans le Nord Nevada ICI; l’autre d’une écrivaine canadienne Katherena Vermette Les femmes du North End qui se déroule à Winnipeg, la capitale du Manitoba, et dont c’est le premier livre.

North End est un quartier de Winnipeg jadis réservé aux immigrants qui y ont construit de belles maisons avant que s’y installent les autochtones, autrement dit la classe sociale la plus défavorisée de la population canadienne, bien au-dessous des ouvriers, un quartier pauvre où vivent « des familles nombreuses, des gens bien, mais aussi des gangs, des prostituées, des drogués, et toutes ces grands et magnifiques maisons s’affaissent et fatiguent à l’image des vieilles personnes qui vivent encore à l’intérieur ».

Si vous prenez le temps de regarder la carte satellite de Winnipeg, la description des lieux est si précise que vous y retrouvez la fameuse « brèche » dont parle l’écrivaine -le titre anglais est "The break"- avec les pylônes à haute tension :
Les grands pylônes métalliques de la compagnie Hydro ont dû être installés plus tard. Immenses et gris, ils se dressent de chaque côté de ce terrain, soutenant deux câbles lisses et argentés qui s’élèvent au-dessus de la plus haute maison. Ils se succèdent sur deux cents mètres environ entre et encore, filant loin vers le Nord. Et ils vont peut-être même jusqu’au lac. Quand ma Stella et sa famille ont emménagé près d’ci, Mattie, sa petite fille, les a surnommés les « robots », un nom très bien trouvé.

C’est que ce quartier est le sujet du roman, en quelque sorte, puisque les lieux participent au drame qui va se jouer et témoignent du déterminisme social qui est aussi racial. Le racisme quotidien marque les amérindiens d’une manière indélébile et concerne aussi les métis si bien qu’il est très difficile d’y échapper. Même les mariages mixtes sont un échec, car, quelque part et peut-être même inconsciemment, celui des deux qui n’est pas indien se sent supérieur. C’est ce qui se passe pour Tommy, le jeune policier métis.

Comme le titre français le précise, c’est par les femmes d’une même famille que Katherena Vermette aborde le récit. De la Kookom, la grand-mère Flora, à ses filles Cheryl et Lorraine, ses petites-filles Louisa, Paulina, Stella et arrière-petite fille Emily.*

Emily n’a jamais embrassé un garçon. Romantique, elle est amoureuse de Clayton et accepte son invitation pour une fête. Elle y entraîne son amie Ziggy et leur intrusion qui provoque la jalousie d’une autre fille, dans un système de gangs qu’elles connaissent mal, va dégénérer en violence. Les fillettes se retrouvent à l’hôpital, Emily, gravement blessée. Une enquête est ouverte mais entravée par la peur des représailles, les victimes comme les témoins se murent dans le silence.
Le récit explore les conséquences de cette violence tout en décrivant les conditions de vie difficiles de ces femmes, leurs liens entre elles, leurs deuils, leur  colère, leur sentiment de culpabilité, leurs relations perturbantes avec des hommes qui ne supportent pas les contraintes de la paternité et se dérobent, ou qui sont alcooliques et violents. Elles décrivent aussi leur courage et la solidarité qui les unit entre elles, l’importance de la famille. Les traditions, les mentalités des indiens qui sont conservés dans un monde qui cherche à les exclure contribuent à ce lien très fort qui les empêche de sombrer dans le désespoir. L’amour qu’elles se portent permet de vaincre la dureté de leur existence et, parfois, aussi, la rencontre d’un homme différent, aimant, qui paraît être un miracle et que l’on peine à croire sincère.

Un bon roman qui présente de beaux portraits de femmes et qui finit par l’espoir, malgré la noirceur du sujet.
On est connes mais on n’est pas foutues » lâche Paulina en brisant le silence. Et elle ajoute, avant même que sa mère lui pose la question : «  Je vais renoncer à être désespérée. Ou du moins, je vais essayer de garder espoir le plus possible. »
- C’est une très bonne résolution, dit Chéryl.
- On pourrait bien tous s’en inspirer, ajoute Rita. S’en souvenir. »


*Il m’a paru difficile d’entrer dans toutes cette filiation avant de m’apercevoir que l’auteur avait pris la peine de dresser une arbre généalogique qui aide bien ! Ne faites pas comme moi, ne le ratez pas!


 


vendredi 9 avril 2021

Tracy Chevalier : A l'orée du verger

 

Le roman de Tracy Chevalier A l’orée des vergers est composé de quatre parties où se chevauchent les périodes chronologiques de 1838 à 1856 et fait entendre plusieurs voix, celles de James et Salie Goodenough, puis celles de Robert leur fils, et de Martha, leur fille : Black Swamp Printemps 1838/ Amérique 1840-1856 / Black Swamp Automne 1838 / Ohio 1844-1856 / 1856 Californie.

Black Swamp
 

James Goodenough et sa femme Salie ont dû quitter l’exploitation familiale du Connecticut, trop petite pour nourrir toute la famille, et s’installer avec leurs enfants dans le Black Swamp, terrain marécageux, de l’Ohio. Une « Terre promise » qui ressemble plutôt à un enfer ! Ils y sont installés depuis neuf ans. La propriété est peu propice à la culture des pommiers que cultive la famille. Il faut travailler dans la boue du matin jusqu’au soir, arracher sans cesse les repousses des arbres ennemis qui se développent en peu de temps, lutter contre les maladies des arbres, les protéger sinon les récoltes sont perdues.
"A ce moment-là, toutes nos affaires étaient couvertes de boue. On avait tellement pataugé dedans qu’il n’y avait plus moyen de décrasser nos bottes, nos habits ou nos ongles de pied. Les garçons se déculottaient le soir, et le matin, leurs pantalons avec la croûte séchée, tenaient debout tout seuls. Fallait en prendre son parti et se laver dans la rivière.
J’entendais des nouveaux colons se plaindre de la boue et je me disais : Y a pire que la Boue. Attendez un peu, vous verrez."


La chaleur malsaine de l’été, les moustiques, les fièvres font le reste. Chaque année la famille de James et de Sadie doit payer un tribut à la mort, chaque année un de leurs enfants meurt !

Un querelle va naître entre Sallie et James : « Ils se disputaient encore à propos des pommes. Lui voulait cultiver davantage de pommes de table, pour les manger ; elle voulait des pommes à cidre, pour les boire. »  Un différend qui va s’amplifier avec le temps, et qui va tourner à l’obsession : James protège les pommiers de sa femme qui cherche à les "assassiner", comme s’il s’agissait d’êtres vivants. Les deuils répétés, la dureté de la vie, la pauvreté, la fatigue, l’usure de l’amour, la perte du respect mutuel,  exacerbent la haine de Sallie et la méfiance de son époux envers les actes sournois de sa femme contre les arbres, c’est à dire contre lui-même. Il faut dire que pour James, les pommes sucrées sont plus encore que des fruits, c’est le rappel de son enfance, des quelques moments de bonheur qu’il a pu vivre. Les pommiers sont sa raison de vivre, moyen aussi de gagner sa vie mais, plus encore, symbole d’un travail bien fait, de sa compétence, de sa propre valeur, de sa réussite. Il aime ses arbres d’amour comme s’il s’agissait de ses enfants.  Cette haine ne peut que se terminer en drame.
  Ce sont les lettres de Robert, leur fils, qui nous content la suite de l’histoire et nous le suivons à travers ses déplacements en Amérique jusqu’au Canada, Wisconsin, Texas, Californie pour y chercher un or introuvable… Jusqu’au moment où le jeune homme rencontre le botaniste William Lobb (1809-1864) dont il va devenir le second pour récolter des graines et des plantes de séquoia à envoyer en Angleterre. Car Robert, a hérité de son père l’amour des arbres et le savoir-faire pour le soigner. L’admiration, le respect pour les arbres géants remplacent alors les sentiments que  son père, James, éprouvaient pour les pommiers. Le récit se termine après l'arrivée de Martha qui a retrouvé son frère.

Séquoïa

Le roman de Tracy Chevalier est d’abord et avant tout agréable à lire et nous y apprenons beaucoup sur les colons de l’Ohio et les terribles conditions de vie de ces gens pour défricher un terre ingrate, récalcitrante, insalubre. Comme d’habitude cette « leçon » d’histoire chez Tracy Chevalier se fait à travers la vie de personnages dont nous partageons les souffrances, les pensées intimes, les deuils et les haines; ce qui nous permet de « vivre » de l’intérieur l’histoire de la colonisation. Ce qui est aussi passionnant dans ce roman et qui se transmet au lecteur, c’est cette amour-admiration pour les arbres, pommiers, redwoods ou séquoias, et nous aimons en apprendre plus sur eux, sur la manière de le cultiver, de les greffer.
La prose de l’écrivaine est toujours simple, limpide, et sait faire sentir la beauté de la nature, sa puissance immense quand il s’agit des Géants, ou sa ténacité silencieuse et opiniâtre qui triomphe de la mort comme celle des pommiers. Les arbres ne sont pas neutres ici, ils ont une vie sous-jacente à celle des hommes, ils participent à leur lutte et sont eux-mêmes des être vivants luttant pour la survie.  

J'aime beaucoup, par exemple, la portée symbolique de cette phrase et comment, sous prétexte de "leçon de choses", Tracy Chevalier nous fait réfléchir sur nous-mêmes !

"Une graine doit atterrir loin de sa mère pour pousser, sinon elle restera à l'ombre et ne se développera pas."

J’ai lu dans une critique que le roman de Tracy Chevalier pourrait être reconnu comme un beau roman de Nature writing et c’est vrai.

Reinette dorée

"Quelques minutes plus tard son benjamin lui rapporta une pomme jaune du Black Swamp. D’une forme oblongue inhabituelle, comme si quelqu’un l’avait étirée, elle était assez petite pour tenir confortablement dans sa main. Il la serra entre les doigts, se léchant déjà les babines. Elle était peut-être ridée, un peu molle et plus de première fraîcheur, mais les reinettes dorées conservaient leur saveur, sinon, leur croquant, pendant des mois.

James mordit dedans, et bien qu’il ne sourît pas - les sourires étaient rares dans le Black Swamp - il ferma les yeux un instant pour mieux la savourer. Les reinettes dorées combinaient  des arômes de noix et de miel, avec une acidité finale qui, paraît-il, ressemblait à l’ananas. Il revit sa mère et sa soeur riant à la table de la cuisine dans le connecticut, tandis qu’elles découpaient des rondelles de pommes pour les mettre à sécher. Dans le Back Swamp, les trois arbres en bordure du verger qui produisaient ces pommes sucrées provenaient tous du reinette dorée avec lequel James avait grandi. A peine arrivé dans le Black Swamp, neuf ans auparavant,James y avait greffé des rameaux qu’il avait absolument tenu à emporter dans l’Ohio. Greffés au même moment, les arbres ne faisaient pourtant pas tous la même taille; James était toujours surpris que les arbres se révèlent aussi divers que ses enfants. "

 


Deux arbres énormes se dressaient de chaque côté de la piste, portail naturel vers le bois au-delà. Ils n’étaient pas aussi grands que les redwoods de la côte, mais ils étaient beaucoup plus gros, leur pied aussi large qu’une cabane. Ils vous écrasaient par leur circonférence et le volume de bois qu’ils pointaient vers le ciel. Si vous vous reculiez suffisamment pour en admirer toute la hauteur, vous ne vous rendiez plus compte de l’énormité de leur taille. De près, toutefois, vous n’arriviez pas à discerner leurs branches les plus basses.
S’écartant de son cheval pour gravir le sentier à pied, Robert se sentait rétrécir et devenir un tout petit point à côté des deux arbres. Il posa une main sur le tronc de l’un pour apaiser son vertige. Son écorce rouge était spongieuse et abondamment fissurée, faite d’une matière fibreuse qui se détachait facilement et se transformait en une poussière rouge que Robert retrouva plus tard sur ses vêtements et ses cheveux, mais aussi sous ses ongles, sur sa nuque et dans ses sacoches. Des milliers d’années d’aiguilles décomposées formaient autour de l’arbre un épais tapis élastique qui étouffait les pas. Et le silence régnait, car il n’y avait pas de branche à proximité pour bruire sous le vent. Les branches ne commençaient qu’à partir d’une trentaine de mètres et leur masse se situait tellement plus haut au-dessus de sa tête que les contempler trop longtemps lui donnait un torticolis. Elles étaient petites en comparaison des troncs gigantesques.
Robert n’avait pas de mot pour qualifier cette sensation d’effroi mêlée de respect qui lui creusait le ventre.
 

dimanche 28 février 2021

La littérature latino-américaine

 

Le mois de la littérature Latino-américaine d'Ingammic et Goran vient de se terminer. Je suis loin d'avoir lu tous les livres que j'avais mis de côté mais déjà commence le mois de la littérature des pays de l'Est de Goran, Eve et Patrice. Alors il me faut arrêter pour aller vers d'autres horizons, non sans remercier les initiateurs de cette incursion vers l'Amérique latine, des belles et fortes découvertes que j'ai pu faire au cours de ce mois de Février !

 Je fais ici le bilan des livres lus non seulement pendant ce mois mais aussi avant, dans le passé. C'est une littérature que je connais mal mais, bien sûr, j'y retournerai ! Je note en vert les livres que j'ai lus ce mois-ci,  mes deux coups de coeurs, plus les trois livres que je préfère à côté de ces deux coups de coeur. Ce qui n'empêche pas que les autres soient intéressants.


Argentine

 


Salva Almeda : Les jeunes mortes

Hernan Diaz : Au loin

César Aira : Le testament du magicien Ténor

 Alberto Manguel : dans la forêt du miroir (citation)

 Silvia Baron-Supervielle : Lectures du vent

 Brésil


 

 

 

 

 

 


Paulo Coelho : Le pèlerin de Compostelle (2)

Paulo Coelho : le pèlerin de Compostelle (1)

Betty Mindlin : Carnets sauvages chez les Surui du Rondônia



Chili


Pablo Neruda (avec Rimbaud et Gamboa) Nous entrerons aux splendides villes

Pablo Neruda : Oh ! longs trains de nuit

Francis Coloane : Le dernier mousse

 

Colombie



 

 

 

 

 

 

Santiago Gamboa : retourner dans l’obscure vallée (4)

William Ospina : Le pays de la cannelle

Cuba

Alejo Carpentier : Le siècle des lumières (coup de coeur 2)

Leonardo Padura : Les brumes du Passé (Citation)

Leonardo Padura : Les brumes du passé


Guatemala



 

 

 

 

Eduardo Halfon : Deuils

Haïti 





Mexique

 

Carlos Fuentes :  En inquiétante compagnie

Guillermo Arriaga  : Le sauvage (5)

Guillermo Arriaga : Mexico quartier sud 

Homero Arejdis :  Le temps des anges

Pérou



 

 

 

 

 

 

 

Mario Vargas Llosa : la fête au bouc (3)
 

Jose Maria Arguerdas : Diamants et silex (coup de coeur 1)







 



lundi 22 février 2021

Eduardo Halfon : Deuils

 

Le titre du roman d’Eduardo Halfon, Deuils, s’écrit au pluriel. Pourtant, c’est un deuil particulier que  présente le narrateur dans l’incipit :

« Il s’appelait Salomon. Il est mort à l’âge de cinq ans, noyé dans le lac d’Amatitlan : C’est ce qu’on me racontait, enfant, au Guatelamala. Que le frère aîné de mon père, le premier né de mes grands-parents, celui qui aurait dû être mon oncle Salomon, était mort noyé dans le lac d’Amatitlan, accidentellement, quand il avait mon âge, et qu’on n’avait jamais retrouvé son corps. »

De là, pour l’enfant qu’il était alors, une fascination pour ce lac où il ne se baignait avec son petit frère, qu’après avoir dit des paroles incantatoires pour apaiser l’esprit du jeune mort. Mais, plus tard quand il essaie d'en savoir plus, ni la mère du narrateur, ni son frère ne se souviennent de cette histoire. Certes Salomon est mort mais pas de cette façon ! Aurait-il inventé ce souvenir ?
Où se trouve la vérité? Il y a pourtant beaucoup d’enfants qui se sont noyés dans ce lac, comme le découvre l’auteur, enquêtant auprès des riverains installés depuis longtemps dans ces lieux. Mais aucun ne porte ce nom.  Quel mystère entoure la mort du frère aîné de son père ?

Eduardo Halfon se lance dans une enquête qui va révéler les  nombreux deuils de la famille, celui d’un autre frère, du grand-père cette fois-ci, nommé lui aussi Salomon, mort de faim dans le ghetto de Varsovie, ceux d’une partie de  la famille dans les camps de concentration polonais.

Parti à la recherche du mystère, le narrateur retrace le passé tragique de toute sa famille. Après avoir survécu aux camps, le grand père part au Guatemala. C’est là que naîtra Eduardo Halfon, c’est dans ce pays qu’il a vécu pendant dix ans, passant ses vacances chez ses grands-parents dans une maison près du lac Amatitlan. Puis lorsque le Guatemala est pris dans la violence de la dictature, survient le départ de la famille aux Etats-Unis.  
Et enfin le retour de l’homme adulte près du lac à la recherche de son enfance et du petit "noyé", où il interroge sa mémoire et celle des habitants. Car tout le récit traite de la mémoire,  de la difficulté à faire ressurgir le passé, de l’oubli volontaire ou non, du refus et pourtant de la nécessité du souvenir …

Le récit est écrit par un écrivain guatemaltèque mais le livre se distingue des autres écrivains latino-américains par les propos et par le style. Certainement parce que l'écrivain a vécu longtemps hors du Guatemala; parce que ses origines, avec des parents juifs séfarade et ashkénaze, en font un Européen ; et parce que, de ce fait, le livre ne se fait pas autour de la violence des coups d'état à répétition au Guatemala, de la répression criminelle exercée par  les juntes militaires qui se sont succédé dans le pays, avec l'appui des Etats-Unis. La violence est ailleurs, tournée mais vers d'autres horreurs, au niveau collectif, celle du nazisme et de l'holocauste, et au niveau familial et privé, par ce qui est arrivé au frère aîné du père, Salomon. Tout, dans ce récit est en sourdine, tout semble voilé par la nostalgie et la tristesse.

Le livre obtenu le prix pour écrivain étranger en 2018. L'auteur vit maintenant à Paris.




lundi 28 septembre 2020

Jon Kalman Stefansson : Lumière d'été puis vient la nuit


Jon Kalman Stefansson est un des grands écrivains contemporains de la littérature islandaise. Son oeuvre a reçu nombreux prix et il est traduit dans une vingtaine de langues. Pour ma part, Lumière d’été puis vient la nuit, est le premier livre que je lis de lui et j’ai aimé ce style poétique, cette nostalgie douce-amère, parfois pleine de dérision mais aussi de tendresse, qui retrace la vie quotidienne des habitants d’un petit village des fjords de l’ouest,  village qui se meurt de mort lente, au déclin de ses quelques activités économiques. L’atelier de tricot ferme, la coopérative n’est plus ce qu’elle était.
Réalité augmentée de tout ce qui est possible, nous entrons dans un monde surprenant où la raison bascule parfois. Le directeur de l’atelier du  tricot se met à rêver en latin, une langue qu’il ne connaît pas et devient L’astronome, la tête près des étoiles, projetant le village au centre du cosmos, en équilibre au bord des trous noirs, dans cette nuit d’été shakespearienne où les fantômes des morts assassinés reviennent hanter l’entrepôt de la coopérative. On pénètre dans une forêt que traverse un fleuve majestueux, une petite robe de velours noir électrise l’assemblée… masculine. On est gagné par l’absurdité de la vie, la déraison qui s’empare des humains pas seulement en Islande mais dans l’ensemble de  notre planète. il y a dans le roman de Jon Kalman Stefansson la conscience de l’abîme, à la manière de Pascal, « un néant par rapport à l’infini. », sans en appeler obligatoirement au divin, et en moins pessimiste, peut-être, parce que l’intérêt porté aux êtres humains donne une teinte chaleureuse au récit.  
Vous n’êtes pas non plus sans savoir qu’ici et là, nos précisons en Islande, à la surface de ce petit grain de terre posé sur un ciel infini et béant, certains désirent plus que tout se hisser sur les épaules des hommes pour sentir la chaleur qui remonte du col de leurs vêtements. Nous aimerions bien qu’on nous explique pourquoi : parce que nous sommes désorientés, parce que le sol s’est dérobé sous nos pieds, il n’y a plus que le vide pour nous empêcher de sombrer, et ce n’est pas une pensée rassurante.»
Il y a aussi la conscience de la fin possible d’une civilisation car nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis.

 Mais en attendant, ce qui intéresse l’écrivain, c’est donc et avant tout l’homme. Il raconte  au gré des saisons, neige, vent et soleil, entre clarté pâle et longue obscurité, l'histoire des villageois. Et tous ces récits forment une chronique attachante qui entre rires, surprises, émotions, entre amours et deuils, peint un pays, des mentalités, un mode vie mais aussi capte tout ce qu’il y a d’universel dans la nature humaine : jalousie terrifiante de Asdis, trahie par son mari Kjartan, premiers émois amoureux d’un jeune homme naïf, David,  bonheur d’un homme simple, Jakob, chauffeur routier, « peu de choses, en effet, sont plus plaisantes que de conduire un camion », curiosité d'Agusta la postière qui nourrit le vide de sa vie des lettres qui passent entre ces mains, désespoir d’un homme veuf, Hannes, solitude angoissée de Benedikt, caractère joyeux de Puridur et son rêve secret… Et tant d’autres. Jon Kalman Stefansson nous offre en microscome un tableau complet d'une société islandaise qui pourrait être aussi la nôtre !

Le temps passe, nous vivons, puis nous mourons. Mais qu’est-ce que la vie ? La vie, c’est quand Jonas pense à la courbe de l’aile d’un oiseau, c’est quand il s’endort, bercé par la respiration profonde de Porgrimur, oui, c’est tout à fait ça, mais pas uniquement et quelle est la largeur de l’espace qui sépare cette vie de la mort, d’ailleurs cet espace existe-t-il, et si oui, quel nom lui donner ?

Un beau livre au rythme lent comme la vie au bord du fjord mais qui nous projette au milieu des étoiles, nous maintenant toujours en équilibre au bord du vide.

Lumière d’été puis vient la nuit est le premier livre  de Jon Kalman Stefansson. Paru en 2005, il n'a été traduit que cette année par Eric Boury et paraît chez Grasset pour cette rentrée littéraire.


Voir Dominique A sauts et à gamabades ICI

mercredi 11 mars 2020

Andrus Kivirâhk : Le papillon



J’ai lu L’homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk  et ce roman m’a laissé un souvenir marquant lié à son étrangeté mais aussi au récit de la violence infligée à la terre d’Estonie par ses nombreux envahisseurs pendant des siècles. Aussi est-ce avec plaisir que je retrouve pour le challenge initié par Eva, Patrice et Goran, Le mois de l'Europe de l'Est, un premier roman du même auteur : Le Papillon toutes deux parus dans la belle édition Le Tripode.

le théâtre de l'Estonia au début du XX siècle

Le récit d'Andrus Kivirähk  a des bases historiques et s’étend du début du XX siècle en passant par la première guerre jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Pendant cette période, le pays sous domination russe puis occupé par les allemands, dévasté par les guerres, ne connut sa première indépendance qu’en 1919  et la perdit dès 1940.  Puis il obtint à nouveau son indépendance des Soviétiques en 1991.

Paul Pinna fondateur, directeur et comédien de l'Estonia

Andrus Kivirähk avait entrepris une étude historique du théâtre d’Estonia à Tallinn, théâtre  qui a joué un rôle important dans le réveil national des estoniens et pour soutenir le moral des habitants pendant ces périodes douloureuses. Et c’est en travaillant sur des personnages bien réels, fondateurs et comédiens du Théâtre Estonia à Tallin, Paul Pinna et sa femme Netty, Théodore Altermann, Aleksander Harald Trilljärv, pour ne citer qu’eux, que l’écrivain les a vus échapper à son pouvoir et se transformer en personnages de roman, devenus les protagonistes de bien étranges aventures !

Theodore Alterman , comédien, auteur, traducteur
Netty Pinna, comédienne
 Le personnage narrateur, August Michelson, est mort depuis longtemps quand il nous raconte son histoire et nous fait revivre les années qu’il a passées, lui simple ouvrier devenu comédien, dans la troupe de théâtre Estonia. De même que notre narrateur trépassé, sa bien-aimée Erika Tetzky est, elle aussi, comédienne à l’Estonia.
Emporté par ses impétueux personnages, Kivirähk écrit un roman fantastique, peuplé d’êtres étranges, femme-papillon comme Erika, femme-fée comme Augusta, femmes-oiseaux, fantômes d’anciens acteurs trop attachés au théâtre pour vider les lieux, transformation de l’un d’entre eux en loup garou. (mais vous n’êtes pas obligé de le croire, le narrateur nous ayant avoué qu’il aimait mentir )et présence d’un inquiétant chien gris aux yeux jaunes, personnification de la mort.

Erika Tetzky
Erika Tetzky et August Michelson sur scène

Car la mort règne pendant ces deux guerres où le théâtre est transformé en hôpital même si les acteurs continuent de jouer. Le chien gris a beaucoup de travail, il ne ne s’arrête jamais et il jette aussi son dévolu sur les comédiens, en particulier sur la fragile et charmante Erika qui va s’éteindre toute jeune, elle qui, papillon vif et gai, personnifie l’âme de l’Estonia.  Mais il faut comprendre, aussi, pourquoi le chien s’acharne contre eux! Il en veut particulièrement à la troupe qui nargue la mort chaque soir pour faire vivre des personnages qui n’existent même pas mais qui ne peuvent jamais mourir.
Et le roman devient un magnifique hommage au théâtre et aux acteurs, à ceux qui font oublier l’espace d’une représentation, les soucis et les peurs, à ceux qui vivent leur métier comme un sacerdoce, transmettant  leur force et leur énergie au public à travers des textes qui, pour n’être que "mensonges", n’en sont pas moins essentiels, nous révèlent à nous-mêmes et nous donnent le courage de vivre. C’est ce qu’ont fait tous les acteurs du théâtre de l’Estonia.

"Un de ces jours-là, je me trouvais nez à nez avec le chien  gris (...)
- S’il n’y avait que cela, poursuivit le chien. Vous trompez le monde ! Les gens viennent vous regarder et ils découvrent que le monde n’est pas du tout comme ils l’avaient imaginé, que l’amour peut-être plus fort que la mort, -ridicule !- que les méchants sont toujours punis, et je ne sais quoi d’autre ! De quel droit vous payez-vous ainsi la tête de ces malheureux ? Ils ont leur vie toute tracée, ils naissent, travaillent, font des enfants, meurent, sans autre issue à espérer, pas comme Othello, ce type qui n’existe même pas et qui se fiche un coup de poignard soir après soir, comme si mourir était aussi banal que boire une tasse de café et pouvait se répéter à loisir, pour peu que l’envie vous en prenne. Eux, votre public, ils ne peuvent se permettre une chose pareille. Ils perdent à tous les coups, parce que personne ne m’échappe. Ils n’ont aucune chance. Pourquoi les tromper ?
- Nous leur donnons l’espoir, répondis-je.
- C’est exactement pour ça que je vous hais, rétorqua le chien en retroussant les babines."

 Bel hommage au mensonge donc car il est frère de l’imagination, cette imagination qui transforme tout, qui permet à la création littéraire ou artistique de prendre son essor, qui permet à chacun de sortir de lui-même pour être autre, pour vivre une autre vie et qui en conséquence est aussi indissociable du théâtre.
Andrus Kivirähk a beaucoup de respect pour ses personnages qu’il ne présente certes pas comme des saints, qui ont leurs défauts et qui, surtout pour les hommes, lèvent le coude un peu trop facilement, font des blagues de mauvais goût, énormes, et sont coureurs de jupons; et cela donne des récits pleins de saveur, d’humour et parfois de truculence.
Mais il sait nous montrer qu’ils ne sont pas que cela, et leur belle humanité apparaît d’abord dans leur conception du rôle du théâtre par rapport au public, puis dans leurs relations entre eux, amitié, amour, respect, solidarité et délicatesse d’esprit quand le faut, malgré la bonne dose d'autodérision qu'ils portent en eux. On sent toute la tendresse de l’auteur pour ces personnages qui sont en fait des êtres humains ayant réellement existé avec leur lot de tristesse, de chagrins, de maladies et de deuils mais qui ont fait jusqu’au bout leur travail d’amuseurs publics apportant la joie.
C’est ainsi que nous oscillons tout au cours du roman entre rire et nostalgie. On peut ajouter qu’Andrus Kiviräkh est un homme qui sait mentir et possède une imagination sans limite. Il nous le prouve ici dans ce premier roman,  comme il le confirmera plus tard avec L’homme qui savait la langue des serpents!

Le théâtre de l'Estonia à Tallinn de nos jours


L’Auteur

Andrus Kivirähk est un écrivain estonien né en 1970 à Tallinn. Véritable phénomène littéraire dans son pays, romancier, journaliste et essayiste, il est l'auteur d'une oeuvre déjà importante qui suscite l'enthousiasme tant de la critique que d'un très large public, qui raffole de ses histoires. Andrus Kivirähk écrit des romans et des nouvelles, des pièces de théâtres, des textes et des scénarios de films d'animation pour enfants.
Le Papillon est le premier roman de l'auteur du désormais livre culte L'Homme qui savait la langue des serpents et de Les groseilles de Novembre.





lundi 10 septembre 2018

Laurent Gaudé : La porte des Enfers



Il y avait longtemps que je n’avais pas lu Laurent Gaudé et c’est avec La porte des enfers que j’ai repris ma lecture de cet auteur. Il faut dire que le thème traité, celui du mythe d’Orphée, me passionne. Orphée, tout comme Ulysse, sont les seuls hommes à être entrés vivants aux Enfers. Ce mythe fascinant nous concerne tous, et touche particulièrement à ce que nous sommes... mortels ! Il parle de notre humanité, de nos chagrins, de nos deuils, de la perte d’êtres chers qui nous dépossède un peu, chaque fois, de ce que nous sommes.  Il raconte notre révolte contre les dieux. L’être humain rêve de pouvoir inverser le cours du temps, de pouvoir lutter à armes égales avec la divinité, de pouvoir revoir vivant l’enfant, le père, l'épouse… qui ont disparu pour toujours. Mais le mythe nous rappelle aussi notre petitesse et notre impuissance car nul ne peut faire revenir quelqu’un d’entre les morts à moins d’être Dieu.

Laurent Gaudé transpose le mythe d’Orphée à Naples, à l’époque actuelle. Au cours d’une fusillade, Pippo, le petit garçon de Matteo est tué alors que son père l’amène à l’école. Au sens figuré, c’est alors la descente aux Enfers pour Matteo comme pour Guliana, sa femme : comment accepter l’inacceptable, comment ne pas se sentir coupable, envahi de regrets, de doutes, de colère, comment ne pas être anéanti par le chagrin ou secoué par la révolte ? Aussi, lorsque dans le petit café de Gariboldo, le mystérieux professeur Provolone lui dit connaître la véritable porte des Enfers, Matteo ne résistera pas longtemps et partira à la recherche de l’enfant. Mais Matteo parviendra-t-il à faire sortir son fils ? Si le livre est celui de la mort, des ombres et du chagrin, il est aussi celui de l’amour, un amour paternel si fort, si total qu’il permettra, peut-être, l’impossible.

J’avoue que j’ai été complètement happée dès le début par la scène où la fusillade éclate, si puissante, si juste et si précise, qu’il m’a semblé la vivre moi-même ! Tout se passe rapidement et pourtant paraît long! Le père se jette par terre pour protéger Pippo, puis découvre la mort de son enfant. On a l’impression de vivre comme lui la scène, au ralenti, comme lui de découvrir en différé la réalité et d’être incapable de l’accepter.
 Il y a une force, une violence dans les réactions de la mère, dans son reniement de Dieu, un désespoir chez le père partagé entre faiblesse et détermination, qui font de ce roman une oeuvre pleine et poignante. Une adaptation très réussie du mythe.

lundi 20 mars 2017

Elizabeth Gaskell : Mary Barton


Nous sommes à Mancherster en 1839. La révolution industrielle avec le développement des métiers à tisser entraîne une raréfaction du travail et des salaires misérables pour les ouvriers des filatures. La pauvreté qui régnait déjà dans ces milieux se transforme alors en une misère intolérable : plus de pain, plus de bois pour chauffer les taudis insalubres où s’entassent ces misérables. Ceux-ci meurent de faim ou de froid; ils sont décimés par les privations et la maladie; une épidémie de typhus se propage. La colère exacerbée par les souffrances et les deuils gronde parmi les travailleurs et le fossé s’agrandit encore entre la classe dirigeante et les ouvriers.
John Barton, ouvrier syndicaliste, un des personnages principaux du roman, se radicalise comme la plupart de ses amis.
Dans ce contexte menaçant, la fille de John, Mary Barton, une jolie couturière, est courtisée par le fils du patron, le séduisant Harry Carson. La jeune fille, coquette et naïve, est sensible à ses avances et rêve de pouvoir sortir de la misère en faisant un beau mariage. Mais son ami d’enfance Jem Wilson, ouvrier, fils du meilleur ami de son père, fou d’amour pour elle, la demande en mariage. Qui va-t-elle choisir ? Mary, toute jeune encore, n’est pas très lucide sur ses sentiments. Elle ne peut savoir que cette hésitation va provoquer un terrible drame dans une situation tendue où tout peut exploser..

La lutte des classes

Elizabeth Gaskell de William John Thompson

Mary Barton est le premier roman de E. Gaskell. Dès ce premier livre, Elizabeth Gaskell a une maîtrise de l’écriture qui se manifeste par une description précise, documentée, réaliste de la vie des ouvriers, des rapports avec leurs patrons et des luttes syndicales. Le roman paru en 1848 sous un nom d’emprunt a fait scandale lorsque l’on sut que c’était une femme qui l’avait écrit.
 Manifestement, Elizabeth Gaskell connaît bien les problèmes des milieux populaires. Elle a vécu, chez ses parents, dans une sphère intellectuelle qui s’intéresse à la politique et au sort du peuple. Quand elle va s’installer à Manchester pour suivre son mari, pasteur, en 1832, elle découvre les quartiers sordides où habitent les ouvriers des filatures de coton. Elle se rend compte qu’ils manquent de tout. En se liant avec certains d’entre eux, elle prend conscience de la colère et de la rancoeur qu’ils éprouvent envers les riches qui profitent de leur travail pour augmenter leur fortune mais les laissent dans la précarité et le dénuement.
Le but d’Elizabeth Gaskell n’est pas révolutionnaire. Elle essaie de ne juger ni les uns, ni les autres, Mais on sent bien sa compassion envers les humbles. Ce qu’elle cherche à faire comprendre aux employeurs comme aux employés, c’est que leurs intérêts sont communs.

« qu’il fût admis que les intérêts des uns étaient ceux de tous, et comme tels, qu’ils fussent envisagés et discutés par tous; qu’en conséquence, il était souhaitable que les ouvriers ne fussent pas seulement ignorants se comportant comme des machines, mais des hommes éduqués, capables de discernement; et qu’il existent entre eux et leurs patrons des liens de respect et d’affection »

 Les patrons aussi souffrent de la révolution industrielle et chaque classe devrait consentir à des sacrifices en temps de crise (même si, comme E Gaskell le fait remarquer, les uns sont privés du superflu, les autres de l’essentiel) mais tous devraient pouvoir profiter de la prospérité ensuite. Un discours que je crois avoir entendu à notre époque, non?

«  Ces machines dernier cri ont transformé la vie des hommes en loterie. Et pourtant, je suis persuadé que les métiers mécaniques, comme les trains et toutes ces inventions modernes sont des dons de Dieu. J’ai vécu assez longtemps pour voir que ça fait partie de son plan de nous envoyer des souffrances et qu’au bout du compte il en sort du bien; mais sûrement, ça fait aussi partie de son plan que le poids de ces souffrances soit allégé autant que faire se peut par ceux qu’il a eu la bonté de rendre heureux et satisfait de leur sort ici-bas. »

Très moderne donc, la conception d’Elizabeth Gaskell quand elle envisage une prise de conscience des deux parties à propos de leurs intérêts communs  et des rapports de classe!
Par contre, elle l’est moins et c’est bien compréhensible au XIX siècle - n’oublions pas qu’elle est aussi femme de pasteur - quand elle envisage les différences de classe sociale comme une volonté divine et qu’elle laisse la solution à la miséricorde des patrons ! Il est vrai qu’à côté des oboles et de la charité privée, elle demande, dans sa préface, au gouvernement une législation d’urgence pour éviter le pire. Elle écrit en 1848, le spectre de la révolution française est devant ses yeux, et elle a le sentiment que les ouvriers du textile sont laissés dans un état « où les lèvres se crispent sur des malédictions et où les poings se serrent prêts à frapper. »

    La peinture des ouvriers

Révolution industrielle : métiers à tisser
Ne pensez pas pourtant que la description de ces luttes sociales est un pensum. E Gaskell a le don de faire vivre ses personnages, de nous faire partager leur malheur en les peignant dans leur intérieur, ces petites maisons grises, sales et sans confort ou bien, pour les plus démunis, ces caves humides  - qui rappellent celles de Victor Hugo - où l’on meurt sans voir la clarté du jour. De plus, elle connaît si bien ce milieu qu'elle a des accents d'une grande authenticité, ce qui fait d'elle un admirable témoin de la société de son temps.

Après ma description de l’état de la rue, personne ne sera surpris si je dis qu’en entrant dans la cave où habitaient les Davenport, les deux hommes furent saisis par une odeur si fétide qu’ils faillirent suffoquer. Ils se ressaisirent rapidement, comme tous ceux qui sont habitués à ces choses-là et, s’accoutumant à l’épaisse obscurité, ils distinguèrent trois ou quatre jeunes enfants qui rampaient à même le sol de brique humide, que dis-je, trempé, à travers lequel suintaient les liquides infects de la rue. L’âtre était vide et noir; la femme assise à la place de son mari, pleurait dans la solitude sombre.

 Pour Gaskell les ouvriers ont une grandeur certaine, les uns par leur dignité face à la faim et aux privations, les autres par leur esprit de solidarité qui les pousse à donner leur pain à plus pauvre qu’eux. Leur morale est exigeante. Et même lorsqu’ils se laissent aller à des idées extrémistes et violentes, Gaskell ne les excuse pas mais elle les comprend.
En effet, comme George Sand, Elizabeth Gaskell a une haute idée du peuple. L’auteure nous montre  le désir d’apprendre de certains d’entre eux. Même ignorants, ils sont intelligents et comblent leur lacune par l’intelligence du coeur; évidemment l’écrivaine salue, en particulier, ceux qui sont religieux et savent conserver leur foi.  On sent le respect  qu’elle éprouve pour un certain type d’homme du peuple, personnes réelles qu’elle a rencontrées et appréciées.
Quant au lecteur, il s’attache aux personnages principaux comme Mary sincère et si courageuse et aussi à Margaret la petite chanteuse aveugle, à son grand père, un savant qui se passionne pour l’entomologie et tant d'autres… Elle  nous fait partager leurs joies et leurs chagrins.

De plus la traductrice française, Françoise du Sorbier, est parvenu à rendre au plus près la différence sociale entre les deux classes en conservant deux niveaux de langage en français, ce qui rend les dialogues authentiques.  En effet, les ouvriers de E. Gaskell parlent le dialecte du Lancashire, qui est celui d’une classe issue de la campagne gagnée par l’exode rural au moment de l’industrialisation.

Une histoire d’amour et un roman initiatique


Mary Barton est aussi un livre initiatique, celle d’une très jeune fille qui donne son titre au roman; elle a seulement treize ans au début du récit. Orpheline de mère, elle n’a pas de guide pour la protéger. Elle ne sait pas ce qu’est l’amour et le découvrira peu à peu. Ses erreurs sont dues à son inexpérience, sa naïveté, son ignorance des classes sociales. Certes, elle est coquette et tire un peu vanité de sa beauté, mais elle est sincère en amitié comme en amour, et elle ne se laisse jamais aller devant l’adversité. Face aux difficultés et mise au pied du mur, elle ne baisse pas les bras et se montre volontaire, intrépide et courageuse. C’est finalement une héroïne très positive.

Un art du suspense

Mary Barton au tribunal
 A partir du moment ou une menace pèse sur l’amoureux de Mary et où elle va tout mettre en oeuvre pour lui venir en aide (je ne veux pas vous en dire plus pour ne pas dévoiler l’intrigue), Elizabeth Gaskell a un art certain pour jouer sur les nerfs et maintenir le lecteur dans l’urgence. Nous sommes donc suspendus à l’action, angoissés. Le temps est compté et rythme les déplacements de la jeune fille. Une course contre la montre s’engage pour le salut de son bien-aimé. Nous craignons le pire même si nous savons que Elizabeth Gaskell n’est pas aussi cruelle envers ses personnages que Thomas Hardy ! Et c’est sûr que l’auteur de Jude l’Obscur, n'aurait pas imaginé un dénouement aussi  indulgent pour le couple d'amoureux !
 Elizabeth Gaskell pense que l’amour, la foi et le dialogue sont de puissants leviers pour remédier aux maux de l’humanité. Mais elle est consciente que les temps ne sont pas encore venus de cette réconciliation entre employeurs et employés. C’est la limite de son optimisme, c’est pourquoi pour survivre, le couple sera obligé de s’exiler. Elle épargne ainsi ses jeunes gens en leur laissant un espoir.

Un très bon roman donc qui a été mal accueilli à Manchester où les administrés de son mari pasteur, ne lui adressèrent plus la parole. Cependant l'écrivaine suscite l’admiration de Charles Dickens et de Carlyle et est reçue dans les cercles littéraires londoniens. Sa renommée dépasse bientôt le cadre national. Dostoievsky lui-même fait une traduction de Mary Barton en Russe.  En 1907 son oeuvre est interdite dans les écoles en Angleterre. Elle ne fut redécouverte en Angleterre qu’en 1970. L’oeuvre a été depuis adaptée au cinéma, au théâtre et à la télévision.

mercredi 2 novembre 2016

Virginia Woolf La promenade au phare : lecture commune



Dans Le voyage au phare  ou La promenade au phare, Virginia Woolf est au plus proche du roman autobiographique. Elle y raconte, en les transposant, ses souvenirs de la maison Talland House qu'avait louée ses parents à St Yves  en Cornouailles où elle a passé ses vacances pendant dix ans.
Dans ce roman Mr et Mrs Ramsay ont une maison sur l'île de Skye, en Ecosse. Le titre du livre est dû à une promesse faite et non tenue, du moins dans cette première partie, par Mrs Ramsay à son fils James qui rêve d'aller voir le phare.  Car il y a a trois parties dans ce roman. Dans la seconde partie, les vacances à l'île de Skye sont interrompues par la guerre et les deuils, introduisant rupture et déséquilibre dans la vie des personnages mais aussi chez le lecteur un peu dérouté par cette interruption brutale du récit et tiré sans ménagement de l'atmosphère quiète dans lequel il était plongé. Vient ensuite la troisième partie avec le retour à Skye qui rétablit l'équilibre, le voyage au phare enfin devenu possible.

Ile de Skye : Ecosse

Dans l'île de Skye, les parents sont entourés de leurs enfants mais aussi de nombreux invités qui partagent leur quotidien dans lequel le paysage, l'eau, le jardin qui descend vers la mer, apparaissent comme un cadre idyllique esquissé par un pinceau impressionniste.
Idylliques, apparemment, cette nature enjouée et cette femme si belle, Mrs Ramsay, personnage principal du roman. Elle règne dans toute sa splendeur et sa sagesse sur ses enfants et son mari en charmant tous les hommes et les femmes qui composent son entourage. L'écrivain peint avec subtilité et poésie, des personnages sortis d'un tableau de Monet, tout en petite touches délicates et nuancées. Mais lorsque l'on s'approche de près, lorsque l'on pénètre dans la pensée des personnages (car le roman ne raconte pas une histoire mais présente de nombreux points de vue), l'idylle se teinte de mélancolie et d'amertume. Tout n'est pas aussi lisse, aussi lumineux, aussi simple que cela apparaît.
Mrs Ramsay tient à son image de femme belle, sereine, dispensant sa tendresse et ses conseils autour d'elle. Mais elle est intérieurement tourmentée, voire angoissée et dans tous les cas pleine de nostalgie. Elle a toujours conscience de la fragilité du bonheur et de la rapidité du temps qui passe. Il lui faut, de plus, supporter un mari faible et irascible, qui se considère comme un génie mais qui ne serait rien sans sa femme. Celle-ci doit toujours soutenir, réconforter cet homme égocentrique, uniquement préoccupé de lui-même et de sa grandeur intellectuelle, qui s'effondre quand il sent qu'il  atteint ses limites. Il fait régner une atmosphère pesante en infligeant à tous ses conseils et sa prétendue supériorité intellectuelle.
L'autre personnage principal du roman est Lily Briscoe qui est peintre. Ses doutes sur son oeuvre, ses angoisses au moment où il faut choisir un point de vue, un cadrage, une couleur, sont ceux d'une véritable artiste dont la création est douloureuse; elle est certainement le double de Virginia Woolf. Face à Mrs Ramsay qui assume son rôle de mère, d'épouse et de maîtresse de maison, elle incarne l'artiste qui défend son indépendance; elle reste célibataire pour se consacrer à son oeuvre. Ainsi Woolf  ne voulait pas d'enfants qui l'aurait détournée de la création. Car l'art seul, pour elle, donne un sens à la vie. Lily Briscoe crée une oeuvre picturale nouvelle qui contraste avec la mode actuelle de même que  Virginia Woolf  a conscience d'inventer un nouveau genre poétique : "un nouveau .. de Virginia Woolf. mais quoi? Un nouvelle élégie?".

Ce que j'ai éprouvé en lisant ce roman? Comme d'habitude de l'admiration pour le style de l'auteure, pour la nostalgie, la poésie voilée de tristesse de cette première partie, pour la manière dont elle nous fait pénétrer dans les méandres de la pensée, dévoilant les motivations psychologiques les plus complexes. J'aime aussi la signification métaphorique de certains passages : Le mauvais temps prédit par Mr Ramsay qui empêche cette promenade en mer est une préfiguration de la guerre de 1914 et des malheurs qui vont s'abattre sur la famille. La lente dégradation de la maison dans la seconde partie correspond à la désagrégation de la famille et à la guerre qui endeuille le monde. Enfin, la métaphore qui englobe toutes les autres, celle du phare - qui est la lumière - permet à la famille de combler le vide et de reprendre le cours de la vie.

Et puis, il y a ce que j'aime moins dans Virginia Woolf, le milieu qu'elle peint et qui me paraît toujours vide, creux, uniquement préoccupé de sa propre existence, nombriliste même dans les discussions politiques. Le sentiment de supériorité que procurent à ces gens-là la subtilité de leurs pensées et la délicatesse de leur conscience morale m'irrite parce qu'ils le doivent, non comme ils le croient, à leur intelligence supérieure mais à leur aisance financière qui leur enlève le souci de ce qui est matériel.
Je sens d'ailleurs toujours cette affirmation de supériorité intellectuelle et morale chez Virginia Woolf et ses personnages ! Pas vous ?

Mais tout de suite elle se reprocha d'avoir dit cela. Qui l'avait dit? Pas elle; on lui avait tendu un piège pour l'amener à dire quelque chose qu'elle ne pensait pas. Elle leva les yeux de son tricot, rencontra le troisième rayon (le faisceau du phare) et elle eut l'impression que ses yeux étaient à la rencontre d'eux-mêmes, sondaient comme elle seule pouvait le faire, son esprit et son coeur, purifiait en l'annihilant le mensonge. Elle se louait elle-même en louant la lumière, sans vanité, étant sévère, étant pénétrante et belle comme cette lumière.

je suis donc ainsi et toujours partagée quand je lis une oeuvre de Virginia Woolf.

Lecture commune avec 

Tania Ici

Miriam Ici

Nathalie Ici

Et voilà j'ai à nouveau un ordinateur et je vais pouvoir vous lire !