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mardi 11 mai 2021

Titiou Lecoq : Honoré et moi

 

Titiou Lecoq annonce la couleur avec le titre de sa biographie Honoré et moi. Oui, elle va vous parler de Balzac mais attention, ce sera d’une manière très personnelle et elle aura son mot à dire. Et pas qu’un peu ! Auteur d’une livre féministe qui incite les femmes à ne plus assumer toute seule les tâches ménagères en plus de leur horaire professionnel, elle commence par une défense de la mère de Balzac! C’est vrai ça ! Tout le monde la traite de mauvaise mère, de « mégère hystérique », à commencer par son fils à qui ses biographes, Stefan Zweig en tête, emboîtent allègrement le pas !
Mais qui Honoré appelle-t-il quand il ne peut payer ses créanciers ? C’est maman ! Qui doit gérer ses affaires, ses démêlés avec les éditeurs, régler son loyer quand Honoré part à l’étranger ? C’est maman ! Et qui se retrouve sur la paille dans sa vieillesse, ruinée par son fils prodigue, obligée de quémander une pension à ce même fils ? Non, ce n’est pas le père Goriot, c’est maman ! Quand au papa Balzac, il ne s’occupe pas de ses enfants puis il meurt, donc il n’est responsable de rien.


 T Lecoq nous livre les détails de la vie de Balzac acharné à devenir écrivain, à acquérir gloire et  fortune qui toutes deux tardent à venir. Ce qui entraînera des catastrophes financières. Balzac se croyant doué pour les affaires investit des sommes colossales et aboutit toujours à un fiasco. Il apprend à fuir les créanciers, à emprunter à ses amis et même quand le succès vient il continue à dépenser plus qu’il ne gagne; ce qui l’oblige à devenir un forçat de l’écriture mais seulement la nuit car les journées et les soirées sont consacrées à paraître dans le monde. Si Balzac aime tant l’argent, ce n’est pas en avare mais en amateur dispendieux, passionné des belles choses, de bonne chère, amoureux du raffinement des étoffes, des vêtements. Il est incapable de résister à des objets précieux comme sa fameuse canne ornée de turquoises, à des meubles luxueux. Il aime le Beau et il veut paraître dans le monde, être reconnu par la noblesse qu’il admire.
L’écrivain montre combien Balzac incarne l’antithèse de l’artiste maudit. Pour lui écrire un chef d’oeuvre et gagner de l’argent n’est pas incompatible  : « Pour défendre les droits des écrivains, il imaginera même en 1840 un Code Littéraire, projet dont il donne lecture à la Société des gens de Lettres - sans succès ». Ce qui rappelle les difficultés rencontrées de nos jours pour les gens de lettres et la difficulté qu’il y a toujours à gagner sa vie quand on écrit.

Il y a donc toujours dans cette biographie de fréquents allers-retours entre le XIX siècle et le nôtre, entre les personnages de Balzac et les spécimens du XXI siècle  toujours avec beaucoup d’humour.
Car si la société a changé à bien des égards, les hommes non ! J’aime la comparaison qu’elle établit entre Emmanuel Macron et les héros (jeunes loups) de Balzac !  Parti de Province, (scènes de la vie de Province), follement amoureux  d'une femme plus âgée (Le lys dans la vallée), il "monte" à la capitale, vit dans une chambre de bonne, se rêve romancier (Les illusions perdues) abandonne ses ambitions littéraires, se lance dans la finance ( Le bal de Sceaux, La maison Nucingen), devient ministre (Le député d'Arcis  )...

" La France a élu Rastignac comme président de la République, et c'est peut-être le plus grand fait balzacien de notre société",  écrit-elle ! Et ce n'est pas un compliment aux yeux de cette écrivaine !

Mais la faiblesse de Balzac envers l’argent, son goût du luxe et ses problèmes financiers constituent une source qui enrichit son oeuvre car cela le rend à même de comprendre la société de son temps, le triomphe de cette bourgeoisie d’argent qui est en train de modifier une société fondée jusqu’alors sur les valeurs de la noblesse, il connaît les rouages du système bancaire, des taux d’intérêts, de la spéculation (Le banquier Nucingen), il peut décrire les « magouilles du Père Grandet dans Eugénie Grandet »  ou encore les malversations du baron Hulot dans La Cousine Bette.

« Balzac s’intéresse également au rapport individuel à l’argent, à ce qu’il représente pour chacun… Pour Pons et Rastignac, l’argent est un moyen mais ils ne tendent pas vers la même fin. Rastignac veut le signifié, le signe extérieur de richesse qui lui permet d’en être. Pour Pons, il est le moyen d’acquérir les oeuvres d’art sans laquelle la vie est moche. A leur opposé Grandet aime l’argent en soi. Il ne dépense rien... Enfin le baron Nucingen aime jouer. Spéculer et gagner la partie, c’est être le maître du monde, le plus fort. »

et de conclure

« Balzac fait donc entrer l’argent en littérature sous les formes le plus diverses et cela valait sans doute bien une faillite »

 Le but de Titiou Lecoq n’est pas d’analyser chaque oeuvre en universitaire ni en biographe objectif mais de nous montrer, tout en présentant les grands thèmes de l’oeuvre de Balzac, les femmes, la religion, le mariage, la politique… combien celui-ci a porté sur sa société un regard perspicace, intelligent et même génial et en quoi cette société et les personnages qu’il a créés sont un miroir qu’il nous tend à travers les siècles.

Finalement, l’écrivaine a dressé un portrait de l’homme avec ses qualités, sa gentillesse, son beau regard, sa gaieté , son don pour l'amitié mais aussi ses faiblesses. Et j’apprécie la conclusion qui casse le mythe du Grand Homme, de l’Homme supérieur, providentiel.

« Personne n’aurait été capable d’écrire La comédie humaine. Mais celui qui l’a fait n’est qu’un simple être humain, pas meilleur que vous et moi »


Cette biographie est donc non seulement agréable à lire mais introduit des idées originales.

 LC Voir Maggie

J'ai beaucoup de retard pour cette LC (désolée Maggie) mais enfin, voici mon billet !
 

vendredi 23 avril 2021

Michel Piquemal : Le jobard

 

 Ma petite-fille (11 ans)  est venue passer ses vacances chez moi cette semaine. Voici le compte rendu du roman qu'elle avait à lire pour la classe pendant les vacances.

 
Mosaïque avec des tessons d' assiettes de Raymond Isidore dit Picassiette
 

Le point de vue de la petite fille : son pseudo  Apolline

 Jobard est un roman de Michel Piquemal paru aux éditions Zanzibar et illustré par Jean-Luc Serrano.

La narrateur est un petit garçon Brice. Ses amis s'appellent Jean-Luc, Garcia, Michel, Pierre, Mouloud, Philippe. Il y a aussi des filles, Cécile, Lou et  Katia, la forte en maths. 

Brice est un petit garçon qui embête Jobard avec toute sa bande. Jobard est appelé comme cela car tout le monde le trouve fou. Il veut construire un moulin dans son terrain vague avec des bouteilles de verre qu'il ramasse dans la rue. En vérité, il se nomme Monsieur Julien. Brice devient ami avec le vieil homme quand celui-ci soigne son chien qui s'était pris la patte dans des barbelés. Il va l'aider, avec tous ses copains, mais un jour une catastrophe arrive...

J'ai trouvé ce livre intéressant, court (153 pages) et facile à lire. L'histoire est agréable et les personnages sont attachants : Jobard est gentil avec les enfants et il est attentionné. 

J'ai aimé les thèmes du roman : La solidarité et l'amitié entre les enfants et le vieil homme qui permettent de réaliser la tour de verre pour faire un manège. Si Monsieur Julien veut construire un manège de toutes les couleurs, c'est pour apporter un peu de joie dans la ville toute grise.

Le manège de Pierre Avezard

Le point de vue de la Grand-mère

Jobard de Pierre Piquemal est un roman qui a obtenu le grand prix du roman pour la jeunesse en 1989. Et c'est effectivement un bon roman qui part d'une réalité assez triste, la grisaille et l'inhumanité de certains quartiers de Marseille saccagés par une urbanisation sauvage d'où la Nature a été bannie et remplacée par des barres de béton sordides ! Je connais bien, les quartiers Nord de Marseille ! Je m'y suis promenée, enfant, dans des lieux enchanteurs, la Cerisaie, les Marronniers ...  avec ses vergers, ses arbres du même nom, ses prés, ses champs, quelques fermes où l'on allait acheter le lait... Tout cela détruit dans les années 60/70 pour ne conserver de nos jours et très ironiquement que le joli nom. Au milieu de ses immeubles tristes, vous y chercheriez un arbre  en vain ! Et c'est contre cette horreur que Jobard, - monsieur Julien- s'obstine, d'abord en refusant de vendre son terrain, puis en essayant d'élever  au milieu de ces cités sans joie, une tour de verre qui constituera le début d'un manège enchanté multicolore. Pas étonnant que les adultes comme les enfants le surnomment Jobard dans le parler marseillais, autrement dit le fou.

 Brice et ses copains vont d'abord le prendre pour cible, lui lançant des pierres, brisant les bouteilles, avant d'être ses amis et de l'aider dans son rêve... "fou", oui, construire un manège avec des bouteilles de verre ! Cela ne se fera pas sans quelques difficultés !

Comme ma petite-fille, j'ai été sensible à cette histoire d'amitié, de solidarité, qui va permettre de mettre de la couleur dans un monde bien gris. Brice est un enfant sans père et il trouve dans le vieil homme un grand-père affectueux qui va lui apprendre un métier.

L'auteur Michel Piquemale a créé avec Monsieur Julien un personnage fictif en s'inspirant de constructeurs désormais célèbres, des rêveurs, qui, en leur temps, furent considérés, eux aussi, comme des "jobards " : Le facteur Cheval, Raymond Isidore dit Picassiette, Robert Tatin,  Pierre Avezard...

Le musée palais de Robert Tatin

Le palais idéal du Facteur Cheval

Logo : Apolline


vendredi 16 avril 2021

Une petite pause... Avignon

 

Le pont d'Avignon et le palais des papes

 

Petite pause, petits-enfants ! 

A bientôt !

vendredi 9 avril 2021

Tracy Chevalier : A l'orée du verger

 

Le roman de Tracy Chevalier A l’orée des vergers est composé de quatre parties où se chevauchent les périodes chronologiques de 1838 à 1856 et fait entendre plusieurs voix, celles de James et Salie Goodenough, puis celles de Robert leur fils, et de Martha, leur fille : Black Swamp Printemps 1838/ Amérique 1840-1856 / Black Swamp Automne 1838 / Ohio 1844-1856 / 1856 Californie.

Black Swamp
 

James Goodenough et sa femme Salie ont dû quitter l’exploitation familiale du Connecticut, trop petite pour nourrir toute la famille, et s’installer avec leurs enfants dans le Black Swamp, terrain marécageux, de l’Ohio. Une « Terre promise » qui ressemble plutôt à un enfer ! Ils y sont installés depuis neuf ans. La propriété est peu propice à la culture des pommiers que cultive la famille. Il faut travailler dans la boue du matin jusqu’au soir, arracher sans cesse les repousses des arbres ennemis qui se développent en peu de temps, lutter contre les maladies des arbres, les protéger sinon les récoltes sont perdues.
"A ce moment-là, toutes nos affaires étaient couvertes de boue. On avait tellement pataugé dedans qu’il n’y avait plus moyen de décrasser nos bottes, nos habits ou nos ongles de pied. Les garçons se déculottaient le soir, et le matin, leurs pantalons avec la croûte séchée, tenaient debout tout seuls. Fallait en prendre son parti et se laver dans la rivière.
J’entendais des nouveaux colons se plaindre de la boue et je me disais : Y a pire que la Boue. Attendez un peu, vous verrez."


La chaleur malsaine de l’été, les moustiques, les fièvres font le reste. Chaque année la famille de James et de Sadie doit payer un tribut à la mort, chaque année un de leurs enfants meurt !

Un querelle va naître entre Sallie et James : « Ils se disputaient encore à propos des pommes. Lui voulait cultiver davantage de pommes de table, pour les manger ; elle voulait des pommes à cidre, pour les boire. »  Un différend qui va s’amplifier avec le temps, et qui va tourner à l’obsession : James protège les pommiers de sa femme qui cherche à les "assassiner", comme s’il s’agissait d’êtres vivants. Les deuils répétés, la dureté de la vie, la pauvreté, la fatigue, l’usure de l’amour, la perte du respect mutuel,  exacerbent la haine de Sallie et la méfiance de son époux envers les actes sournois de sa femme contre les arbres, c’est à dire contre lui-même. Il faut dire que pour James, les pommes sucrées sont plus encore que des fruits, c’est le rappel de son enfance, des quelques moments de bonheur qu’il a pu vivre. Les pommiers sont sa raison de vivre, moyen aussi de gagner sa vie mais, plus encore, symbole d’un travail bien fait, de sa compétence, de sa propre valeur, de sa réussite. Il aime ses arbres d’amour comme s’il s’agissait de ses enfants.  Cette haine ne peut que se terminer en drame.
  Ce sont les lettres de Robert, leur fils, qui nous content la suite de l’histoire et nous le suivons à travers ses déplacements en Amérique jusqu’au Canada, Wisconsin, Texas, Californie pour y chercher un or introuvable… Jusqu’au moment où le jeune homme rencontre le botaniste William Lobb (1809-1864) dont il va devenir le second pour récolter des graines et des plantes de séquoia à envoyer en Angleterre. Car Robert, a hérité de son père l’amour des arbres et le savoir-faire pour le soigner. L’admiration, le respect pour les arbres géants remplacent alors les sentiments que  son père, James, éprouvaient pour les pommiers. Le récit se termine après l'arrivée de Martha qui a retrouvé son frère.

Séquoïa

Le roman de Tracy Chevalier est d’abord et avant tout agréable à lire et nous y apprenons beaucoup sur les colons de l’Ohio et les terribles conditions de vie de ces gens pour défricher un terre ingrate, récalcitrante, insalubre. Comme d’habitude cette « leçon » d’histoire chez Tracy Chevalier se fait à travers la vie de personnages dont nous partageons les souffrances, les pensées intimes, les deuils et les haines; ce qui nous permet de « vivre » de l’intérieur l’histoire de la colonisation. Ce qui est aussi passionnant dans ce roman et qui se transmet au lecteur, c’est cette amour-admiration pour les arbres, pommiers, redwoods ou séquoias, et nous aimons en apprendre plus sur eux, sur la manière de le cultiver, de les greffer.
La prose de l’écrivaine est toujours simple, limpide, et sait faire sentir la beauté de la nature, sa puissance immense quand il s’agit des Géants, ou sa ténacité silencieuse et opiniâtre qui triomphe de la mort comme celle des pommiers. Les arbres ne sont pas neutres ici, ils ont une vie sous-jacente à celle des hommes, ils participent à leur lutte et sont eux-mêmes des être vivants luttant pour la survie.  

J'aime beaucoup, par exemple, la portée symbolique de cette phrase et comment, sous prétexte de "leçon de choses", Tracy Chevalier nous fait réfléchir sur nous-mêmes !

"Une graine doit atterrir loin de sa mère pour pousser, sinon elle restera à l'ombre et ne se développera pas."

J’ai lu dans une critique que le roman de Tracy Chevalier pourrait être reconnu comme un beau roman de Nature writing et c’est vrai.

Reinette dorée

"Quelques minutes plus tard son benjamin lui rapporta une pomme jaune du Black Swamp. D’une forme oblongue inhabituelle, comme si quelqu’un l’avait étirée, elle était assez petite pour tenir confortablement dans sa main. Il la serra entre les doigts, se léchant déjà les babines. Elle était peut-être ridée, un peu molle et plus de première fraîcheur, mais les reinettes dorées conservaient leur saveur, sinon, leur croquant, pendant des mois.

James mordit dedans, et bien qu’il ne sourît pas - les sourires étaient rares dans le Black Swamp - il ferma les yeux un instant pour mieux la savourer. Les reinettes dorées combinaient  des arômes de noix et de miel, avec une acidité finale qui, paraît-il, ressemblait à l’ananas. Il revit sa mère et sa soeur riant à la table de la cuisine dans le connecticut, tandis qu’elles découpaient des rondelles de pommes pour les mettre à sécher. Dans le Back Swamp, les trois arbres en bordure du verger qui produisaient ces pommes sucrées provenaient tous du reinette dorée avec lequel James avait grandi. A peine arrivé dans le Black Swamp, neuf ans auparavant,James y avait greffé des rameaux qu’il avait absolument tenu à emporter dans l’Ohio. Greffés au même moment, les arbres ne faisaient pourtant pas tous la même taille; James était toujours surpris que les arbres se révèlent aussi divers que ses enfants. "

 


Deux arbres énormes se dressaient de chaque côté de la piste, portail naturel vers le bois au-delà. Ils n’étaient pas aussi grands que les redwoods de la côte, mais ils étaient beaucoup plus gros, leur pied aussi large qu’une cabane. Ils vous écrasaient par leur circonférence et le volume de bois qu’ils pointaient vers le ciel. Si vous vous reculiez suffisamment pour en admirer toute la hauteur, vous ne vous rendiez plus compte de l’énormité de leur taille. De près, toutefois, vous n’arriviez pas à discerner leurs branches les plus basses.
S’écartant de son cheval pour gravir le sentier à pied, Robert se sentait rétrécir et devenir un tout petit point à côté des deux arbres. Il posa une main sur le tronc de l’un pour apaiser son vertige. Son écorce rouge était spongieuse et abondamment fissurée, faite d’une matière fibreuse qui se détachait facilement et se transformait en une poussière rouge que Robert retrouva plus tard sur ses vêtements et ses cheveux, mais aussi sous ses ongles, sur sa nuque et dans ses sacoches. Des milliers d’années d’aiguilles décomposées formaient autour de l’arbre un épais tapis élastique qui étouffait les pas. Et le silence régnait, car il n’y avait pas de branche à proximité pour bruire sous le vent. Les branches ne commençaient qu’à partir d’une trentaine de mètres et leur masse se situait tellement plus haut au-dessus de sa tête que les contempler trop longtemps lui donnait un torticolis. Elles étaient petites en comparaison des troncs gigantesques.
Robert n’avait pas de mot pour qualifier cette sensation d’effroi mêlée de respect qui lui creusait le ventre.
 

mardi 6 avril 2021

Hervé Le Corre : Prendre les loups pour des chiens

 

Hervé Le Corre a remporté tous les principaux prix de la littérature noire : le Grand Prix de Littérature Policière, le prix Mystère de la critique par deux fois, le prix du Polar européen du Point, le prix Landerneau, le prix Michel Lebrun et le Trophée 813.

Quant à moi, Prendre les loups pour des chiens est le premier livre que je lis de lui et de prime abord, je suis surprise par la qualité de l’écriture et la noirceur du propos. La critique a dit de lui qu’il était un grand maître du roman noir français, et c’est bien vrai si l’on en juge par la société que nous décrit l’écrivain : une société malade, corrompue, violente, qui ne vit que d’expédients, d’argent sale, vite gagné par le vol ou la drogue.
Le milieu dans lequel va échouer Franck a sa sortie de prison n’est donc pas mieux que celui où il évoluait en prison et peut-être pire… car il y fait figure de naïf et pourtant ce n’est pas un enfant de choeur !

Franck sort de prison après un braquage qui a mal tourné pour lui. Il n’a jamais dénoncé son frère aîné Fabien, son complice, qui a pu échapper à la police. A sa sortie son frère est absent, parti en Espagne pour un travail urgent. A sa demande, c’est la compagne de Fabien, Jessica, qui vient le chercher et l’héberge chez ses parents car le jeune homme n’a personne pour l’accueillir. On apprend, en effet, que Franck et Fabien ont perdu leur mère quand ils étaient jeunes et qu’ils haïssaient leur père alcoolique violent, avec qui ils ont rompu toute relation. Les parents de Jessica, trempent dans des affaires louches qui introduisent Franck dans un réseau de voitures volées où il fait connaissance du Gitan, un Grand Méchant, et de bien d’autres personnages peu recommandables. Ce qui lui fait le plus peur, au début, c’est un énorme chien noir, adopté par Jessica et sa mère, et qui a toujours l’air prêt à le dévorer. Mais il ne faut pas se tromper de chien… je veux dire de loup !

Comme dans tout roman noir, il y a la femme fatale, Jessica, magnifique fruit mais véreux, une fille droguée, malade, en un mot tordue !

Il ne sait pas comment elle (Jessica)  fait. Les voilà en cavale, une gamine sur les bras, coincés. Et elle bavarde, elle rit, comme si tout ça n'était que la suite logique d'une histoire commencée il y a longtemps, comme si la façon dont elle va finir ne l'intéressait pas. En fait, elle continue de courir au-dessus du vide, pareille à ces personnages de dessins animés qui s'aperçoivent trop tard qu'il n'y a plus de chemin ni issue.

 
Comme dans tout grand roman noir, Franck est marqué par une sorte de fatalité qui fait qu’il ne pourra pas s’en sortir. On sent se refermer sur lui un piège qui le retient encore plus prisonnier que lorsqu’il était en prison. L’homme est complexe, rendu méchant par tout ce qu’il a vécu dans son enfance puis en prison et dans le présent. On sent toute la violence prête à exploser en lui, à tout moment. Et pourtant, il y a encore en lui un fond d’honnêteté et une sensibilité qui rendent le personnage sinon attachant du moins intéressant. C’est cette impossibilité qu’il y a en lui, de laisser tomber les plus faibles, Jessica, d’abandonner les plus fragiles, Rachel.
Car au milieu de cette noirceur, il y a Rachel, la fille de Jessica, 8 ans, enfant traumatisée par les scènes auxquelles elle assiste, battue par sa mère qu’elle aime et protège pourtant…  dont on sent qu’elle aura peu de chance de s’en sortir indemne si…
Rachel, en effet, est la part d’humanité de cet homme dont Hervé le Corre nous fait partager la souffrance.
Un roman fort, une lecture addictive où la chaleur suffocante et l’odeur entêtante des pins de la région bordelaise servent de décor au drame et où le soleil possède une aura nocive.

 Il avait dix, quinze ans de moins, mais les barreaux de l'échelle par laquelle il remontait le temps craquaient souvent et le ramenaient au présent alors qu'il aurait aimé rester prisonnier de ce passé et refaire le chemin en sachant ce qu'il savait, comme il l'avait vu dans des films à la télévision. Il s'était surpris à murmurer les prénoms de tous ceux qui lui manquaient. Quand il l'a nommée, la silhouette de sa mère s'est formée sur l'écran surchargé de sa mémoire mais son visage restait flou, dont il ne distinguait que le sourire triste qu'elle avait si souvent, vers la fin.

Il s'est levé, le coeur gros, seul comme jamais il ne l'avait été, et il s'en voulait de ce chagrin de gosse, de ce désarroi d'enfant perdu et il détestait l'espace étroit de la caravane, se demandant comment il avait pu se sentir libre dans les premiers jours, comment sa solitude même avait pu lui sembler une étendue idéale sans murs ni frontière.




jeudi 1 avril 2021

Bilan : La littérature des pays de l'Est

 

Et voilà ! Le mois de mars 2021 est terminé ! Voici, déjà quatre ans, depuis 2018, que je participe au mois des pays de l'Europe de l'Est initié par Eve, Patrice et Goran. Merci à eux ! L'occasion pour moi de lire ou relire mes classiques russes bien-aimés mais aussi de découvrir de nouveaux écrivains.

 Albanie


Ismail Kadaré : le général de l'armée morte (mars 2021)

Ismail Kadaré : L'entravée  (mars 2021)

 Estonie 


   (Anciennement, La Livonie regroupait une partie de l'Estonie et de la Lettonie)

Andrus Kivirâhk : Le papillon (mars 2020)  
 
Andrus Kivirähk : L’homme qui savait la langue des serpents (Mars 2018)
 

Hongrie


 
György Dragoman : Le bûcher (mars 2019)
 
Kalman Mikszath : Le parapluie de Saint Pierre (mars 2019)
 
Gyula Krudy : Sept hiboux (mars 2019)
 
Sandor Marai et Michel-Ange dans La nuit du bûcher (mars 2018)
 
Sandor Marai : La nuit du bûcher (mars 2018)

Magda Szabo : Abigael (mars 2019)

Voir aussi d'autres titres littérature hongroise

 

Lettonie  


( Anciennement, La Livonie regroupait une partie de l'Estonie et de la Lettonie)

 

Moldavie


 

Pologne


Olga Tokarczuk : Les enfants verts (mars 2021)

Olga Tokarczuk : Sur les ossements des morts (mars 2020)

 Esther Hautzig : La steppe infinie (mars 2021)

Andrzej Stasiuk : Pourquoi je suis devenu écrivain  (mars 2018)
 

Russie : 


 Ivan Tourgueniev : Premier amour  (mars 2021)

Ivan Tourgueniev : Mémoires d'un chasseur (mars 2021)

Ivan Tourgueniev : Terres vierges (mars 2020)

Ivan Tourgueniev : Les eaux printanières (mars 2020)
 
Ivan Tourgueniev : Pères et fils (mars 2018)
 

Léon Tolstoï : Maître et serviteur  (mars 2021)

Leon Tolstoï : Katia (mars 2020)

Anton Tchekhov : La steppe  (mars 2021)

Sophie Kovaleskaïa : une nihiliste  (mars 2020)

Mikhaïl Boulgakov : La garde blanche (mars 2020)

 
Nicolas Leskov : Le vagabond ensorcelé (mars 2018)

voir aussi d'autres titres de littérature russe lus antérieurement

Tchéquie 


Karel Capek : La guerre des salamandres (mars 2018)


Rainer Maria Rilke : Vergers, le printemps des poètes (mars 2018)


VOIR LE BILAN du mois de mars 2021 chez Eva et Patrice


mercredi 31 mars 2021

Anton Tchekhov : La Steppe


C’est au cours de l’année 1887 que Tchekhov, partant de Moscou, revient dans sa ville natale Taganrog, en Crimée, au bord de la mer Noire. Il retrouve, émerveillé, les paysages et les souvenirs de son enfance chez son grand-père Igor, régisseur de la comtesse Platov dans un domaine situé entre Taganrog et Rostov sur-le-Don. 

Aussi, il met beaucoup de lui-même dans le jeune garçon de La Steppe, Iégorouchka, qui, à neuf ans, doit quitter sa mère, veuve d’un officier, pour aller étudier… Il est accompagné par son oncle Ivan Kousmitchov, négociant, et le père Christophe Siriiski, tous deux en déplacement pour leurs affaires.
C’est le début d’un long voyage de Taganrog à Rostov à travers la steppe, immense espace d’une beauté à couper le souffle, étendues sans fin coupées par les bosses des kourganes, petits tumulus préhistoriques, les réservoirs d’eau, et chaumières blanches, la steppe avec ses lointains couleur de lilas. Le lyrisme mais aussi la limpidité du style de Tchekhov, très sobre, animent ces somptueux paysages peuplés d'une vie sauvage, corbeaux, pluviers, milans, gerboises, grillons... qui ajoutent aux splendides couleurs du tableau, le mouvement et le son.  Mais la présence humaine se fait toujours sentir, bergers avec ses moutons et ses chiens bruyants, faucheurs qui brandissent leur faux, femmes qui lient les gerbes... De plus, Tchékhov n'oublie jamais que c'est un petit garçon sensible et imaginatif qui découvre ce paysage et il se place toujours à hauteur d'enfant. Ce point de vue donne une fraîcheur et une émotion toute particulière à la description!

La steppe  : Arkhip Kuindzhi

"Mais voilà les blés rapidement dépassés eux aussi. C'est de nouveau la plaine brûlée qui s'étire, les collines hâlées, le ciel torride, de nouveau le milan qui survole la terre de-ci de-là. Au loin, le moulin agite ses ailes comme plus tôt et ressemble toujours à un petit homme gesticulant avec ses bras. On était fatigué de le regarder et on avait l'impression que l'on ne l'atteindrait jamais, qu'il fuyait devant la calèche."

"Mais voilà qu'au sommet d'une colline apparaît un peuplier solitaire; qui l'a planté, ce qu'il fait ici, Dieu seul le sait. Difficile de détacher les yeux de sa sveltesse et de sa vêture verte. Est-ce qu'il est heureux ce joli garçon ? La chaleur de l'été, le froid et les tempêtes de neige en hiver, en automne les nuits effrayantes où l'on ne voit que les ténèbres et l'on n'entend rien que le vent débridé qui hurle furieusement, et surtout la solitude..."

Arrêts dans les auberges, rencontres avec des personnages pittoresques, bain dans une rivière glaciale, puis - quand l’enfant quitte la télègue de son oncle - suite du voyage avec un convoi de paysans, dans un char à foin, repas improvisé dans les champs, récits, discussions, disputes autour du feu, le soir, qui provoquent tour à tour l’admiration ou l’indignation de l’enfant sensible et entier, orage  terrifiant, maladie de Iegor trempé par la pluie, soigné par le père Christophe. On rencontre toujours chez les écrivains russes et Tchekhov n'y manque pas, des personnages surprenants, pleins d’humanité et de sagesse malgré leur manque d'instruction, ou, au contraire, excessifs, tourmentés et violents mais jamais inintéressants. Tchekhov excelle dans la peinture de ces portraits de même que dans l’analyse des sentiments d’un tout jeune enfant.
 La Steppe se nourrit de toute la beauté frémissante des paysages, de toute la diversité, l’humanité du peuple de l’ancienne Russie, de toutes les émotions rencontrées par un petit garçon séparé de sa maman et découvrant le vaste monde.

Tchekhov considérait La Steppe comme son chef d’oeuvre et il souhaitait un lecteur qui lise son récit comme « un gourmet mange des bécasses ».

J'adore cette expression ! Un gourmet ! Effectivement, c'est ainsi que j'ai savouré ce livre !

C'est Ingammic qui m'a donné envie de lire La Steppe ICI. Merci à elle !

 


mardi 30 mars 2021

Jules Verne : Un drame en Livonie

 

Et oui, il s’agit bien d’un auteur français pour illustrer  le mois de littérature des pays de l’Est, français, Nantais ou Amiénois  ? selon les dires des uns et des autres… mais ne ranimons pas les vieilles querelles ! Ceux qui sont concernés me comprendront !  


Roman français donc mais qui se passe en Europe de l’Est comme le titre vous l’indique  :  Un Drame en Livonie.

Qu’est-ce que la Livonie à la fin du XIX siècle ? C’est un ensemble qui n’a pas cessé d’évoluer mais qui au XIX siècle  regroupe autour de la Baltique une partie de l’Estonie, de la Lettonie et le duché de  Courlande. Le pays a été germanisé et les Germains tiennent le haut du pavé, nobles, bourgeois richissimes et influents, les Lettons et les Estoniens n’occupant que des postes subalternes. Riga en est la capitale.  C'est la description qu'en fait Jules Verne.
L’écrivain place l’action en 1876  sous le règne du tsar Alexandre II. Aussi quand ce dernier  décide de « slaviser » ces régions, si l’on en croit Jules Verne, les slaves livoniens vont être de tout coeur avec les slaves russes, contre la domination germaine. Dans ce roman, d’ailleurs, les allemands sont antipathiques et les russes tout le contraire !  Et si vous vous demandez pourquoi, sachez que Jules Verne  publie Un Drame en Livonie en 1905  mais l'écrit en 1894, peu après que vient d'être signé le pacte Franco-Russe (de 1892 à 1917), qui unit la Russie et la France autour d’une promesse d’assistance mutuelle en cas d’agression de l’Empire allemand et austro-hongrois. Voilà pour les méchants allemands !

Le kabak de la Croix-rompue

Le récit commence comme un grand roman d’aventure où le Héros enveloppé de mystère traverse des pays enneigés, des lacs gelés, brave des tempêtes, s’arrache aux crocs des loups affamés, se cache des soldats qui le poursuivent le jour et l’obligent à marcher de nuit. Il franchit la frontière de Livonie, son pays, mais il ne pourra y trouver aucun refuge. On sait qu’il s’est échappé des mines de Sibérie et qu’il veut gagner la Baltique pour pouvoir fuir en bateau à Revel ou à Pernau.

D’un autre côté, à Riga, chez les Nicolef, une famille modeste, une jeune fille, Ilka, attend son fiancé, Vladimir Yanof, depuis des années. Celui-ci a été déporté en Sibérie par le tsar pour des raisons politiques. Ils ont promis de s’attendre. Son père Dimitri est professeur.  Elle a un frère, Jean, qui fait des études à l’université de Dorpat. Un jour, son père part en voyage en secret. Pendant ce temps, un horrible crime a lieu dans une auberge sordide, nommée Le kabak de la Croix-rompue.  Un employé de banque est assassiné et l’argent qu’il transportait disparaît. On accuse un voyageur mystérieux dont la chambre jouxte la sienne. Une enquête a lieu. L’on découvre qu’il s’agit de Dimitri Nicolef et que celui-ci ne semble pas vouloir ou pouvoir se défendre. Ainsi, il refuse de dire quelle était sa destination.  Mais ses enfants et ses amis ont foi en son innocence.
Ici, la trame policière prend une tournure très sombre car le roman est aussi politique. Il se trouve que Dimitri Nicolef, Livonien d’origine russe, devait se présenter aux élections contre le banquier Johausen qui est Livonien allemand. Si bien que la population prend fait et cause pour ou contre Dimitri selon qu’elle est allemande ou slave, et non dans un esprit de justice.
 

Le récit est très plaisant et agréable en suivre, l’intrigue policière fait frémir, et Le kabak de la Croix-rompue n’a rien à envier à l’auberge rouge, avec un petit côté désuet que j’aime beaucoup même si le lecteur actuel anticipe et éprouve moins de surprise, je suppose, que le lecteur de l’époque ! Encore que… !  L’action est rondement menée ! 

Mais le ton se fait de plus en plus grave et la narration n’est pas exempte de drames et de souffrances. S’agit-il d’une horrible erreur judiciaire ou Dimitri est-il coupable ?  A Riga, la maison des Nicolef est prise d’assaut par la foule qui veut le lyncher. Les affrontements entre allemands et russes entretiennent une tension énorme partout et dans l’université de Jean Nicolef, la violence entre étudiants des deux camps est toujours prête à éclater.  
Jules Verne en profite pour égratigner, malgré ses prises de position pro-russes, la justice du Tsar qui supprime la peine de mort pour les criminels mais pas pour les opposants politiques. De plus, Il condamne les pratiques barbares de ce pays qui soumet les condamnés à la torture. Il analyse la société de la Livonie en soulignant les inégalités sociales, tout en passant un peu la brosse à reluire en faveur de l’administration russe qui remédiera, suggère-t-il, à ces injustices ! Bref ! il attaque et ménage en même temps le pouvoir du tsar. Il est prudent, ce qui ne l’empêche pas de s’insurger contre la misère des paysans dans un plaidoyer pour ces malheureux.
J’ai aimé aussi découvrir la Livonie, ses paysages (oui, je sais dès qu’on parle neige, lac gelé, embâcle,  loups, je m’y crois ! ) et ses villes Riga, Dorpat, Revel, sous la plume de Jules Verne. J’irai bien me balader par là-bas…  mais pas au kabak de la Croix-rompue !

Université impériale de Dorpat

Dorpat est une ancienne cité universitaire d’Estonie qui porte le nom actuel de Tartu. Jules Verne explique que la bibliothèque de l’université est riche  trente mille volumes, qui font d’elle l’une des plus importantes universités d’Europe.
Dorpat est pittoresquement bâtie sur une colline qui domine le cours de l’Embach. De longues rues desservent ses trois quartiers. Le touristes y visitent son observatoire, sa cathédrale de style grec, les ruines d’une église ogivale.


 Pernau  est un ville d'Estonie nommée Parnu actuellement  C’est là que le fiancé de Ilka doit embarquer pour échapper à la police du tsar.
 

Tallinn, capitale de l'Estonie
 

Il est souvent question de Revel dans le roman. Il s'agit de Tallinn, capitale actuelle de l’Estonie.



Et oui, je suis obligée, en ce début de semaine, de publier chaque jour un livre, lundi, mardi, mercredi,  puisqu'il m'en reste trois pour boucler le mois de l'Europe de l'Est ! Donc, à demain encore!

lundi 29 mars 2021

Tatiana Tibuleac : Le jardin de verre

 

Empilées dans des casiers de fil de fer jusqu’au toit, lorsque la lumière les atteignait, les bouteilles se mettaient à vivre. Leurs couleurs simples se mêlaient et il en naissait d’autres, inattendues.
Un rang couleur cerise, un rang blanc : rose.
Un rang couleur brique, un rang marron : couleur miel.
Un rang vert, un rang blanc : couleur turquoise.
Les blanches seules : couleur argent.
Mon jardin de verre.

Le jardin de verre, c’est le titre du roman de Tatiana Tibuleac, écrivaine moldave.
Ce sont les rayons du soleil jouant avec les verres des bouteilles qu’elle a ramassées et lavées qui transportent la fillette, par la magie de la lumière et du verre, dans un monde coloré, loin de son univers habituel. C’est ce qu’elle appelle son jardin de verre et celui-ci apporte dans la grisaille de sa vie un peu de couleurs. Pas étonnant que, la jeune fille, plus âgée, risque un jour sa vie pour ramasser un kaléidoscope tombé dans la rue, au milieu de la circulation.


Le roman se situe à Chisinau, capitale de la Moldavie soviétique, et court sur une dizaine d’années. On y voit le bouleversement (qui divise les habitants) apporté par Gorbachev à partir de 1985, la déclaration de l’indépendance moldave en 1991 et la narration se poursuit environ jusqu’en 1995.
Le récit est vu par une enfant mais la voix de l’adulte qu’elle est devenue intervient aussi. Se mêlent alors le présent et le passé, sans aucun ordre chronologique, qui nous font entrer peu à peu dans la vie du personnage.  
 Lastochka, surnom que lui a donné sa mère adoptive (hirondelle en russe) n’est pas née sous une bonne étoile. Elle a été adoptée ou plutôt « achetée » à l’orphelinat de Chisinau, capitale de la Moldavie, par Tamara Pavlovna, une vieille dame russe qui exerce le métier de « ramasseuse de bouteilles ». Cette adoption n’est pas une marque d’amour. Tamara veut une aide pour collecter les bouteilles afin de gagner plus d’argent. Son bonheur, c’est compter ses sous, non pour les dépenser, mais pour être riche. La fillette de sept ans travaille comme une adulte, de longues journées. Elle apprend le russe qui est la langue de Tamara et reçoit des coups si elle commet des erreurs. Plus tard quand elle est scolarisée, elle préfère suivre les cours à l'école moldave plutôt que russe. Elle apprend à se méfier des hommes, prédateurs sexuels, et peu à peu, par bribes, tout ce qu’elle a eu à subir depuis son enfance nous est révélé. Nous partageons avec elle le quotidien des classes populaires, moldaves, russes, roumains, qui vivent dans des logements organisés autour d’une cour, lieu de rencontres, de jeux, de disputes ou vivent la fillette et sa mère adoptive.

J’ai beaucoup appris dans ce roman sur la Moldavie et j’ai eu même des surprises tant mon ignorance est grande. Je ne savais pas que la langue moldave était la même que la langue roumaine. Mais dans la période russe, la Moldavie soviétique a été contrainte d’employer l’alphabet cyrillique russe, puis après l’indépendance, les moldaves ont choisi de revenir à l’alphabet latin. D’où les difficultés de Lastochka pour apprendre sa langue maternelle.
La grande Histoire n’est pourtant pas le sujet du roman. Ce qui intéresse l’écrivaine c’est la petite histoire, au niveau des gens. Et en cela, le roman est réussi. Les portraits qu’elle brosse sont complexes : Tamara, par exemple n’est pas entièrement mauvaise d’où les sentiments ambivalents de rejet, d’amour et de pitié que peut éprouver Lastochka pour elle. Mais cette dernière est aussi très dure, cruelle, pleine de haine, façonnée par une enfance sans amour. Parfois, pourtant, le regard et les relations qu’elle noue avec les habitants de la cour qui sont des personnages riches, parfois émouvants, avec leurs faiblesses mais aussi leur générosité,  lui redonnent son humanité.
Un roman bien écrit, dense et intéressant.

 Tatiana Tibuleac


Tatiana Ţîbuleac est un véritable phénomène littéraire. Née à Chisinau en République de Moldavie, elle était une journaliste reconnue dans l’audiovisuel. Elle décide de mettre fin à sa carrière pour s’installer en France. Dans cet anonymat qui est « le plus beau cadeau pour l’écriture », selon ses dires. Paru fin 2016 en roumain, L’Été où maman a eu les yeux verts a été traduit dans plusieurs langues et a reçu de nombreux prix dont le prix de la revue Observateur culturel pour la prose et Observateur des lycéens à Bucarest, ainsi que le prix des libraires en Espagne.

Son deuxième roman, Le Jardin de verre (2020) a reçu le prix de littérature de l’Union européenne en 2019 et est en cours de traduction dans plusieurs pays. (Editions des Syrtes)

 


vendredi 26 mars 2021

Léon Tolstoï : Maître et serviteur

 

J’ai re/relu la nouvelle de Léon Tolstoï intitulé Maître et serviteur. C’est un texte que j’aime beaucoup parce qu’il est fondamentalement russe, je veux dire qu’il présente tout ce j’aime dans la littérature russe, dans l’âme russe, dans le paysage russe. Et il est aussi typiquement tolstoïen avec ses thèmes préférés, la paysannerie, la neige, le froid, la peur de la mort,  le mysticisme ! Donc, un petit texte-régal, dans une tonalité sombre et grave.

Le maître, c’est Vassili Andréitch Brekhounov, marchand de bois, matérialiste,  presque uniquement préoccupé par son métier, par l’appât du gain. Il est prêt à tout pour s’enrichir, pour emporter une bonne affaire au détriment des autres. C’est un homme qui est assez imbu de lui-même et qui a bonne conscience malgré sa malhonnêteté envers son serviteur. Marchand cossu, il pourrait se contenter de ce qu’il a mais il en veut toujours plus. C’est ce trait de caractère qui est à l’origine du drame.

Le serviteur Nikita, moujik de 50 ans, a passé sa vie au service des autres. Il est travailleur, habile, vigoureux, doux avec les bêtes, et doté d’un heureux caractère, ne s’énervant jusqu’à devenir violent, que lorsqu’il est saoul. Mais pour l’heure, il a fait voeu de ne plus s’enivrer « ayant bu son caftan et ses bottes », ce qui dans un pays aussi froid que le sien est lourd de conséquence. Son maître l’exploite, ne lui donne jamais son dû, mais il reste toujours d’humeur égale.

Le maître entreprend un voyage en traîneau, avec Nikita, pour aller acheter du bois à un propriétaire terrien dans un village voisin. La tempête se lève et bientôt l’attelage s’égare dans la neige, parvenant à retrouver son chemin et  trouvant refuge par deux fois dans une maison qui l’accueille. Mais chaque fois, le maître veut repartir pour ne pas manquer son affaire. La dernière fois, c’est vers la mort qu’il se dirige.
Si la nouvelle montre les rapports entre maître et serviteur et les injustices sociales, elle est avant tout un récit sur la mort et interroge sur ce qui fait la valeur de la vie.

La Peinture des paysans russes

Poêle dans une isba de paysan aisé

L’un des aspects passionnant de la nouvelle est la peinture des paysans russes dans laquelle on sent toute l’empathie que Tolstoï porte aux humbles. Les petits détails de la vie quotidienne, leur manière de parler, de penser, leur hospitalité forment un tableau savoureux :

Nikita avec le traîneau pénétra dans la cour, dont Pétrouchka venait de lui ouvrir la porte, et se dirigea vers le hangar, où on lui offrait d’abriter son cheval. Le sol de ce hangar était couvert, pour plus de chaleur, d’une épaisse couche de paille, aussi la douga, qui du reste était assez haute, heurta-t-elle une poutre de la charpente. Aussitôt le coq et les poules, qui perchaient sur la poutre, gloussèrent, indignés qu’on les secouât ainsi de leur sommeil. Les moutons, effarés, se pressèrent dans le coin le plus reculé. Un jeune chien hurla éperdu.
Nikita adressa à la société quelques mots aimables, s’excusant à l’égard des poules et promettant de ne plus les déranger, reprochant doucement aux moutons leur frayeur peu raisonnable, et s’expliquant avec le chien tout en attachant Moukhorty.
« Voyons, cesse donc, petit niais. Nous ne sommes pas des voleurs, et tu te fatigues pour rien. 

 
Il n’y a pourtant aucune idéalisation dans cette  description. Ainsi Nikita qui sait si bien parler aux animaux, qui aime les enfants, fait peur à sa femme qu’il bat lorsqu’il est ivre.
Le roman est paru en 1895. Le servage est aboli depuis des années. Les paysans sont libérés, mais beaucoup d’entre eux, n’ayant plus assez de terre, vivent dans la misère. Tolstoï choisit de nous introduire dans une famille de paysans aisés car ils n’ont pas divisé la propriété. Une sensation de chaleur, de douceur, imprègne la scène de l’isba  du Vieux Tarass où tous sont réunis autour du poêle et du samovar.

La compagnie, après avoir mangé un morceau arrosé de vodka, se préparait à prendre le thé. Le samovar chantait déjà par terre près du poêle. Les enfants étaient sur celui-ci et sur la soupente, et une femme assise sur le lit de camp balançait un berceau. La vieille maman, dont le visage était sillonné en tous sens de petites rides qui plissaient jusqu’à ses lèvres, s’empressait auprès de Vassili Andréitch, à qui elle présentait un verre de vodka au moment où Nikita pénétra de la cour dans l’isba.

Cette scène de lumière et de vie va faire ressortir par contraste la scène de désolation, de froid et de mort qui attend les voyageurs quand ils poursuivent leur voyage.

 Les paysages


La neige est omniprésente dans ce texte et la description de la tempête donne lieu à des scènes de fin du monde. Tout le paysage est en blanc et noir. Blancs, les flocons qui fouettent le visage, aveuglent, ont le pouvoir d’égarer, de détourner le voyageur de sa route. Noirs, les touffes d’armoise, les arbres, les joncs, battus par la tempête et qui sont là pour donner de faux espoirs car le voyageur les confond avec les maisons d’un village et se croit sauvé. Le bruit étouffé par l’amoncellement de la neige laisse place au silence. Celui-ci n’est troublé que par les hurlements du vent, le cri du loup et donne lieu à des hallucinations auditives comme le hennissement du cheval qui apparaît comme un cri monstrueux jaillit de la gorge d’un monstre, le chant du coq que croit, en vain, entendre le maître espérant la venue de l’aube.  Dans ce décor d’outre-tombe, l’on ne sait plus qui est encore vivant, qui est déjà mort.

La mort

Léon Tolstoï

 La mort mène l’attelage, elle donne d'abord sa chance aux hommes, deux fois elle a pitié d’eux, mais la cupidité du maître provoque sa perte. Elle orchestre le bal macabre, elle s’insinue dans les consciences.
Tolstoï a connu lui aussi au cours d’une nuit de cauchemar, l’angoisse terrible de la mort, la prise de conscience du possible anéantissement de son corps. C’est un thème que l’on retrouve dans La mort d’Ivan Illytch. Il est persuadé que les moujiks savent mieux mourir parce que ce ne sont pas des intellectuels et qu’ils restent proches de la nature. L’écrivain montre, effectivement, que Nikita accepte la mort comme la fin naturelle de ses souffrances, de sa vie misérable, avec l’espoir d’une vie meilleure. C’est curieusement une expérience que j’ai retrouvé dans Montaigne qui a éprouvé l’angoisse physique de la mort et conclut, lui aussi, que les paysans savent mieux mourir. Mais l’un arrive à cette conclusion en mystique, l’autre en philosophe.

« Comme tous les hommes vivant en pleine nature et en proie permanente au besoin, Nikita était d’une endurance à peu près illimitée. Les heures, les jours même, pouvaient passer sans qu’il s’irritât, s’impatientât ou s’inquiétât.
La mort imminente ne lui parut ni trop regrettable, ni trop effrayante. Sa vie n’était pas si joyeuse : pure servitude qui commençait à lui peser. D’autre part, il se disait qu’au-dessus des maîtres terrestres comme Vassili Andréitch, il y avait le Maître des maîtres qui l’avait envoyé ici-bas, et qui saurait compenser pour lui les vicissitudes de sa triste existence. » 

 
C’est avec beaucoup de justesse que Tolstoï analyse la montée progressive de la peur dans l’âme du maître. D’abord, il est contrarié d’avoir raté la vente du bois qu’il convoitait, puis en proie à des préoccupations égoïstes, des intérêts assez sordides :

ll n’avait guère envie de dormir. Il réfléchissait, et toujours à la même chose, à l’unique, à ce qui était le but, le sens, la joie et l’orgueil de sa vie : l’argent ; ce qu’il en avait gagné déjà et ce qu’il en pouvait gagner encore ; ce que d’autres en gagnaient ou auraient pu gagner ; les moyens enfin d’en gagner.
lL regarda le cheval. Moukhorty, la croupe contre le vent, tremblait de tout son corps. La toile, couverte de neige, s’était relevée d’un côté et l’avaloire avait glissé. Puis Vassili Andréitch se pencha et jeta un coup d’œil derrière la capote. Nikita n’avait pas bougé. La toile dont il s’était enveloppé, ainsi que ses jambes, disparaissaient sous une épaisse couche de neige.
« Pourvu que le moujik ne meure pas gelé ! Ses vêtements ne sont guère chauds. Et puis il est si exténué. Avec ça qu’il n’a pas le coffre trop solide… Je serais encore responsable de sa mort. »
Il eut l’idée d’enlever la toile du cheval pour la mettre sur Nikita. Mais décidément il faisait trop froid pour sortir du traîneau. Et puis Moukhorty en eût souffert, et c’était une bête qui avait coûté gros.


Mais peu à peu l’idée de la mort provoque un sentiment d'angoisse de plus en plus obsédant dans l’esprit de Vassili Andréitch, une peur qui d’abord le paralyse, puis lui fait commettre une ultime lâcheté : il s’enfuit avec le cheval, abandonnant son serviteur. Mais le  pire, est ce sentiment de déréliction qui  survient lorsque le cheval s’enfuit et qu’il se retrouve seul, perdu dans la neige. Aussi lorsqu’il retrouve le traîneau et son serviteur, il se sent soulagé et comprend que le seul moyen de lutter, c’est de s’occuper d’autrui : du cheval qu’il couvre d’une couverture et de Nikita qu’il couvre de son corps et de sa pelisse. Tout en lui désormais est joie et une évidence s'impose à lui :  « Maintenant, je sais ! »

C’est la conclusion de Tolstoï qui croit que tout homme à la possibilité de sauver son âme par le don de soi.  Le rachat est toujours possible.