Amoureux de Montaigne, vous ne pouvez pas ne pas lire ce livre! Et les autres? Lisez-le pour découvrir Michel de Montaigne comme une introduction à ses Essais! Lisez-le aussi pour faire connaissance de cette femme à l'intelligence exceptionnelle, Marie de Gournay, beaucoup plus jeune que le gentilhomme gascon, et qui a su attirer son attention, son admiration et s'attacher son amitié!
Dans L'obèle, Martine Mairal prête sa voix, en effet, à Marie de Gournay, "la fille d'Alliance" de Michel de Montaigne, celle qu'il admirait tant qu'il a fait d'elle la dépositaire de ses Essais, la seule qu'il jugeait à même de comprendre son oeuvre, de la respecter et de s'y retrouver! Car dans les marges de son ouvrage, l'écrivain n'a jamais cessé tout au long de sa vie, de préciser sa pensée, d'ajouter des réflexions ou des références, d'enrichir ses écrits par des phrases qu'il marquait par un obèle. L'obèle? C'est un insigne, une petite broche indiquant où insérer un ajout dans le texte.
L'obèle (source wikipédia) |
Le récit est à la première personne. Martine Mairal imagine que Marie de Gournay écrit ses mémoires au XVII ème siècle, en 1643, à une époque qui n'est plus celle de Montaigne. Marie est née en 1565 sous Charles IX. En 1643, Louis XIII vient de mourir et Louis XIV lui succède sous la régence d'Anne d'Autriche. Un siècle à contre emploi du mien, un siècle aveugle qui ne reconnaît plus la valeur et la portée d'une oeuvre comme les Essais.
La langue du XVI siècle, en effet, paraît bien trop rugueuse, bien trop affranchie de toutes lois, en ce temps où la langue française passe à la moulinette de l'académie française, est codifiée, doit obéir à des règles précises, savantes et rigides, doit bannir toutes traces de provincialisme pour mieux servir un pouvoir qui se veut absolu et centralisé.. On "épure" le français. Dans les salons les Précieuses chassent le mot juste, jugé trop cru, pour employer la périphrase. C'est tout le contraire de la démarche du gentilhomme gascon, " à sauts et à gambades" et où "le gascon y arrive quand le français n'y peut aller"!
Et Marie, devenue une veille dame dont on se moque et que l'on méprise, semble la gardienne dévote d'un temple sacré, demeure d'un dieu n'ayant plus cours.
Si fadaises leur sont devenus les Essais de Montaigne, curieusement veux-je dire céans, une dernière fois avant que de disparaître, combien je les plains de ne plus savoir lire.
Si fadaises leur sont devenus les Essais de Montaigne, curieusement veux-je dire céans, une dernière fois avant que de disparaître, combien je les plains de ne plus savoir lire.
Pour ma part, il y a longtemps que je connais de nom Marie de Gournay et que je me demande, à travers ce que Montaigne en dit, qui elle était vraiment, ce qu'elle avait fait pour être reconnue par lui comme "sa fille d'Alliance", comprenons sa fille par l'esprit… Aussi la rencontrer "en chair et en os", si j'ose dire, dans ce roman, a été pour moi un vif plaisir. On y découvre un portrait de femme exceptionnelle, dotée d'une vive intelligence, assoiffée de savoir, elle qui a appris le latin et le grec toute seule, sa mère refusant de les lui faire enseigner parce qu'elle était une fille.
A dix-sept ans, j'entrai en érudition comme on entre en religion. La religion d'un livre qui les contient tous : Les Essais de Michel, Seigneur de Montaigne.
Féministe avant l'heure, elle refusera toute sa vie le mariage, désirant ne pas dépendre du choix de ses parents pour son mari et conserver sa liberté. C'est dans Les Essais qu'elle trouvera les réponses à ses questions :
Et voilà que parmi tous les livres, il en était un qui parlait à mon esprit avec une limpidité et une force jamais éprouvées, qui ordonnait les lignes de ma raison avec une évidence bouleversante et disait sans vert le bonheur de réfléchir, d'être doué de conscience.
Une rencontre avec Montaigne
Michel Eyquiem, seigneur de Montaigne |
Le plaisir de lire ce livre, consiste bien sûr à cette (re)lecture de Montaigne que nous offre Martine de Mairal mais une lecture sans pédanterie, guidée par l'amour de Marie de Gournay, qui se souvient, qui commente, qui admire et nous fait partager tous ses sentiments.
Nous y rencontrons l'homme, avec ses défauts, une certaine paresse avouée, une propension à fuir les difficultés; mais aussi un homme de bon sens, ne cherchant jamais à imposer ses idées, doutant de connaître la vérité, épris de liberté et de justice; un homme à l'esprit ouvert, tolérant dans un siècle de fanatisme exacerbé, au milieu des massacres de la Saint Barthélémy, un homme au franc parler comme à la pensée franche, disant ce qu'il pense (ce qui lui vaut bien des ennuis du côté de l'église catholique et du pape!). Un homme qui paraît se retirer dans sa librairie, être plongé dans la méditation et qui pourtant a eu, par sens du devoir, une vie politique intense, maire de Bordeaux mais aussi conseiller du roi.
Nous tournons les pages de Essais avec Marie et les pensées de Montaigne s'égrènent :
Je hais entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l'extrême de tous les vices.
Et il s'oppose à la torture -la géhenne- utilisé en ce temps pour obtenir des aveux d'un condamné. A propos de ceux que l'époque appelle des "sauvages", il parle, l'un des premiers, de la relativité des coutumes, il montre que nous ne leur sommes pas supérieurs à ces peuples et nous invite à la tolérance et à regarder nos propres travers :
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toutes sortes de barbaries.
Il se moque du tempérament de ses compatriotes, insolents, batailleurs, qui se croient toujours supérieurs et veulent imposer leurs idées à toutes forces:
Les français semblent des guenons qui vont grimpant en contremont un arbre, de branche en branche, et ne cessent d'aller jusques à ce qu'elles sont arrivées à la plus haute branche, et y montrent leur cul quand elles y sont.
Ou encore: Mettez trois français au désert de Lybie, ils ne seront pas un mois ensemble, sans se harceler et égratigner.
Sur les femmes? Il se distingue de la misogynie de l'époque (et pas seulement! on a encore bien besoin de le lire et de le suivre à la nôtre!) et là encore il a des siècles d'avance :
Les femmes n'ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d'autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles.
Je dis pareillement qu'on aime un corps sans âme ou sans sentiment quand on aime un corps sans son consentement et sans son désir.
Sur les femmes? Il se distingue de la misogynie de l'époque (et pas seulement! on a encore bien besoin de le lire et de le suivre à la nôtre!) et là encore il a des siècles d'avance :
Les femmes n'ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d'autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles.
Je dis pareillement qu'on aime un corps sans âme ou sans sentiment quand on aime un corps sans son consentement et sans son désir.
Enfin autre plaisir et non le moindre, les Mémoires de Marie sont écrits dans la langue du XVI siècle et c'est une réussite totale de la part de Martine Mairal. Elle est tellement imprégnée, qu'elle sait en emprunter les tournures grammaticales, le vocabulaire mais aussi faire naître les images savoureuses et vivantes… à la Montaigne!
Ainsi dans la critique qu'elle adresse aux hommes de lettres qui ont été nommés par le Cardinal de Richelieu membres de l'académie alors qu'elle en a été évincée parce qu'elle était une femme, Marie retrouve des accents.
Car il n'est pour y entrer (à l'académie), que de déposer un vil blason de flatterie à gueules d'obéissance aux pieds du Cardinal. Quant à la qualité littéraire, l'étiquette mondaine y suffit. Le pot fait la confiture.
ou encore quand elle parle de la verdeur de la langue de Montaigne qui sait appeler un chat un chat :
La beauté des Essais est là. Leur vérité aussi. Le lecteur se dit, voilà un homme qui parle et non un pur esprit rhétorique embabouiné de pédantisme et de bigoterie.
Curieuse leur suis-je et curieuse veux-je être quand il s'agit de
défendre la langue des poètes, la parole des Essais, contre les menées
académicrophages de ces méchants gribouris, de ces affreux coupe-bourgeons et viles lisettes d'Académiciens qui ravagent nos vieilles vignes langagières, compromettant les vendanges futures et pensent mériter leur surnom d'écrivain pour avoir dévoré leurs feuilles vertes à belles dents!
Et pour finir je vous laisse savourer - et oui, il s'agit bien de gourmandise- ce petite passage à la Montaigne mais qui m'évoque aussi Rabelais, où Marie Mairal de Gournay flanque une volée de bois vert aux Académiciens :
Voir le billet de Dominique (ICI) et merci à elle de m'avoir fait découvrir ce livre
Je ne peux m'empêcher de citer à nouveau ici un extrait du chapitre de La conscience que j'aime beaucoup car il montre Montaigne plein de compassion pour un gentilhomme protestant qu'il devrait considérer pourtant comme son ennemi. Ainsi il dénonce les horreurs de la guerre civile et son absurdité.
Au milieu des massacres liés aux guerres de religion qui n'ont cessé de déchirer la France en ce XVIème siècle, on conçoit quel grand esprit est celui de Montaigne, sa tolérance et son humanité, lui qui ne trahit pas son compagnon de route mais le prend sous sa protection.
Voyageant un jour, mon frère sieur de la Brousse et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un honnête gentilhomme et de bonne façon. Il était du parti contraire au nôtre, mais je n'en savais rien, car il contrefaisait autre. Et le pis de ces guerres, c'est que les cartes sont si mêlées, votre ennemi n'étant distingué d'avec vous de aucune marque apparente, ni de langage, ni de port, ni de façon, nourri en mêmes lois, moeurs et même foyer, qu'il est malaisé d'y éviter confusion et désordre. Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos troupes en lieu où je ne fusse connu, pour n'être en peine de dire mon nom, et de pis à l'adventure, comme il m'était autrefois advenu ; car en un tel mécompte je perdis et hommes et chevaux, et m'y tua lon misérablement entre autres un page, gentilhomme italien, que je nourrissais soigneusement; et fut éteinte en lui une très belle enfance et pleine de grande espérance. Mais, cettui-ci en avait une frayeur si éperdue, et je le voyais si mort à chaque rencontre d'hommes à cheval et passages de villes qui tenaient pour le roi, que je devinai enfin que c'étaient alarmes que sa conscience lui donnait. Il semblait à ce pauvre homme qu'au travers de son masque et des croix de sa casaque on irait lire juques dans son coeur ses secrètes intentions tant est si merveilleux l'effort de la conscience. Elle nous fait trahir, accuser et combattre nous-même, et, à faute de témoin étranger, elle nous produit contre nous "nous servant elle-même de bourreau et nous frappant d'un fouet invisible".
L'OBELE : LIVRE VOYAGEUR à partir du mois de Janvier
MONTAIGNE : Les Essais
Je ne peux m'empêcher de citer à nouveau ici un extrait du chapitre de La conscience que j'aime beaucoup car il montre Montaigne plein de compassion pour un gentilhomme protestant qu'il devrait considérer pourtant comme son ennemi. Ainsi il dénonce les horreurs de la guerre civile et son absurdité.
Au milieu des massacres liés aux guerres de religion qui n'ont cessé de déchirer la France en ce XVIème siècle, on conçoit quel grand esprit est celui de Montaigne, sa tolérance et son humanité, lui qui ne trahit pas son compagnon de route mais le prend sous sa protection.
Voyageant un jour, mon frère sieur de la Brousse et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un honnête gentilhomme et de bonne façon. Il était du parti contraire au nôtre, mais je n'en savais rien, car il contrefaisait autre. Et le pis de ces guerres, c'est que les cartes sont si mêlées, votre ennemi n'étant distingué d'avec vous de aucune marque apparente, ni de langage, ni de port, ni de façon, nourri en mêmes lois, moeurs et même foyer, qu'il est malaisé d'y éviter confusion et désordre. Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos troupes en lieu où je ne fusse connu, pour n'être en peine de dire mon nom, et de pis à l'adventure, comme il m'était autrefois advenu ; car en un tel mécompte je perdis et hommes et chevaux, et m'y tua lon misérablement entre autres un page, gentilhomme italien, que je nourrissais soigneusement; et fut éteinte en lui une très belle enfance et pleine de grande espérance. Mais, cettui-ci en avait une frayeur si éperdue, et je le voyais si mort à chaque rencontre d'hommes à cheval et passages de villes qui tenaient pour le roi, que je devinai enfin que c'étaient alarmes que sa conscience lui donnait. Il semblait à ce pauvre homme qu'au travers de son masque et des croix de sa casaque on irait lire juques dans son coeur ses secrètes intentions tant est si merveilleux l'effort de la conscience. Elle nous fait trahir, accuser et combattre nous-même, et, à faute de témoin étranger, elle nous produit contre nous "nous servant elle-même de bourreau et nous frappant d'un fouet invisible".
L'OBELE : LIVRE VOYAGEUR à partir du mois de Janvier