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Le chant du Monde de Giono |
Dans Le chant du Monde de jean Giono, Antonio, l’homme-fleuve, part avec son ami Matelot, bûcheron et ancien marin, à la recherche du besson* nommé Danis (son prénom ne figure qu’une fois dans le roman), le fils de ce dernier. Le jeune homme parti couper du bois dans les montagnes, devrait être rentré dans le « Bas-Pays » sur les radeaux de troncs que le fleuve charrie pour les hommes. L’automne est là mais il n’est pas encore revenu. S’est-il noyé ?
C’est le début d’un périple au cours duquel Antonio en remontant le fleuve, recueille une jeune femme aveugle, Clara, en train d’accoucher toute seule, en pleine nature. Il la confie à une vieille femme, "gardienne de la route " puis il parvient au Pays Rebeillard, le « Haut-pays », où les deux hommes retrouvent le besson réfugié chez Toussaint, le guérisseur. Il ne peut plus sortir de cette maison car sa vie est en danger. Le besson a enlevé Gina, la fille de Maudru, grand propriétaire terrien, éleveur de taureaux, patron tout-puissant des tanneries et industries de la ville et il a tué le prétendant de Gina, neveu de Maudru. Ce dernier veut sa mort et avec ses hommes veille à ce qu'il ne puisse s’échapper. Une lutte implacable s’engage alors entre Antonio et Maudru
* jumeau
J’ai lu une première fois Le chant du monde quand j’étais adolescente et j’en avais gardé un souvenir ébloui, j’avais été prise immédiatement par cette prose poétique où retentit le chant de la nature. Aussi avais-je peur d’être déçue par cette relecture près de cinquante après.
Au début, je n’ai d’ailleurs pas adhéré tout de suite. Peut-être n’ai-je plus le don comme lorsque j’étais jeune de tout accepter et de me laisser emporter spontanément et suis-je trop dans l’analyse, dans la critique ? J’ai eu l’impression que le style avait vieilli, j’ai été submergée par la densité de cette prose, l’avalanche des métaphores, la richesse des comparaisons. Puis, peu à peu, j’ai été prise par la poésie de l’image, j’ai glissé dans un autre monde où tous les sens sont sollicités et se répondent, la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, tout participe à ce merveilleux chant du monde, toute la nature s’anime, tous les éléments qui la composent bruissent d’une seule voix universelle où l’homme n’est pas Tout mais fait parti du Tout. Le réalisme de la description est bien présent mais n’est qu’apparent, et le lecteur sent que d’autres mondes se cachent derrière le premier. Un panthéisme anime les scènes et nous apprenons que le bonheur est là pour l’homme qui connaît sa place, qui ne se croit pas supérieur mais qui apprend à connaître la force de la nature et à l’accepter. Tout est vivant, tout participe à l’essor du monde.
Subitement il fit très froid. Antonio sentit que sa lèvre gelait. Il renifla. Le vent sonna plus profond; sa voix s’abaissait puis montait. Des arbres parlèrent; au-dessus des arbres le vent passa en ronflant sourdement. Il y avait des moments de grand silence, puis les chênes parlaient, puis les saules, puis les aulnes; les peupliers sifflaient de gauche et de droite comme des queues de chevaux, puis tout d’un coup ils se taisaient tous. Alors, la nuit gémissait tout doucement au fond du silence. Il faisait un froid serré. Sur tout le pourtour des montagnes, le ciel se déchira. Le dôme de nuit monta en haut du ciel avec trois étoiles grosses comme des yeux de chat et toutes clignotantes.
Nous sommes dans un univers où l’on ne sait plus trop bien la limite entre les différentes composantes de la nature, l’homme est-il fleuve, ou bien le fleuve est-il humain ? animal ? végétal ?
"Il avait regardé tout le jour ce fleuve qui rebroussait ses écailles dans le soleil, ces chevaux blancs qui galopaient dans le gué avec de larges plaques d'écume aux sabots, le dos de l'eau verte, là-haut au sortir des gorges avec cette colère d'avoir été serrée dans le couloir des roches, puis l'eau voit la forêt large étendue là devant elle et elle abaisse son dos souple et elle entre dans les arbres. "
"Le matin fleurissait comme un sureau.
Antonio était frais et plus grand que nature, une nouvelle jeunesse le gonflait de feuillages."
Tout se mêle dans une magnifique union au cours de laquelle la magie opère, notre vision se dédouble, se multiplie, pour se perdre dans une cosmogonie où se confondent l’eau, la terre, l'air et le feu, où l’on assiste à travers les trois saisons du roman, l’automne, l’hiver et le printemps, au cycle éternel de la mort et de la renaissance, au cycle du Temps tout puissant.
Et puis il y a cette Provence décrite par Giono, si vraie et si étrange à la fois, avec la cité blanche et ses tanneries, jamais nommée, mais qui ne peut-être que Manosque, la ville natale de l’auteur; son fleuve qui n’est autre que la Durance. On reconnaît bien des lieux dans le roman et pourtant comme le revendique l’auteur lui-même :
« C’est une Provence inventée, un Sud inventé comme l’a été le Sud de Falukner. J’ai inventé un pays, je l’ai peuplé de personnages inventés, et j’ai donné à ces personnages inventés des drames inventés… Tout est inventé »
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Les jeux crétois |
C’est que Jean Giono nourrit dès l’enfance aux classiques grecs et latins, substitue à la Provence proprement dite, la Grèce de l’époque antique. Le voyage d’Antonio au Pays-Haut tient à la fois de l’Odyssée et de l’Iliade. Les héros sont des personnages épiques, à l’épithète homérique, Clara « aux yeux de menthe », Danis, " le besson aux cheveux rouges", Toussaint « celui qui vend des almanachs » (le dieu du Temps?) et Antonio, surtout, "l’homme du fleuve" ou encore "Bouche d’or", Antonio semblable, lui aussi, à une divinité de la nature … Mais si Antonio en accomplissant ce voyage jusqu’au pays des montagnes ressemble bien plus à Ulysse qu’à un pêcheur provençal, on peut dire que Maudru qui parle la langue des taureaux "aux cornes en lyre effilée" est plus proche de Minos et de la Crète d’où s’est propagé le culte du taureau dans tout le bassin méditerranéen, que d’un bouvier camarguais.
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Les taureaux "aux cornes en lyre effilée" |
La guerre à laquelle ils se livrent pour la liberté du besson et de la belle Gina, enlevée comme Hélène non à son mari mais à son père, rappelle celle de Troie. Le domaine de Maudru en flammes est la dernière vision que nous aurons du pays Rebeillard, ce pays fantasmé, compromis entre les plateaux et montagne de la Haute-Provence chers à Giono et un pays mythique qui n’existe que dans l’imaginaire de l’auteur.
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Jean Giono |
« L’hiver au pays Rebeillard était toujours une saison étincelante.(…) Le jour ne venait plus du soleil seul, d'un coin du ciel, avec chaque chose portant son ombre, mais la lumière bondissait de tous les éclats de la neige et de la glace dans toutes les directions et les ombres étaient maigres et malades, toutes piquetées de points d’or. On aurait dit que la terre avait englouti le soleil et que c'était elle, maintenant, la faiseuse de lumière. On ne pouvait pas la regarder. Elle frappait les yeux : on les fermait, on la regardait de coin pour chercher son chemin et c'est à peine si on pouvait la regarder assez pour trouver la direction ; tout de suite le bord des paupières se mettait à brûler et, si on s'essuyait l'œil, on se trouvait des cils morts dans les doigts. Ce qu'il fallait faire c'est chercher dans les armoires des morceaux de soie bleue ou noire. Ça se trouvait parfois dans les corbeilles où les petites filles mettent les robes des poupées. On se faisait un bandeau, on se le mettait sur les yeux, on pouvait alors partir et marcher dans une sorte d'étrange crépuscule qui ne blessait plus »
Quel beau roman riche, foisonnant ! Etrange, poétique, un livre où l’on doit lire à la surface mais aussi en profondeur, en transparence, tout ce qui est suggéré, tout ce qui est présent sans être dit. La lecture au premier degré à l’adolescence fut pour moi un véritable bonheur mais j’ai tout autant goûté cette nouvelle lecture qui va au-delà. Un chef d’oeuvre !
J’aimerais pouvoir le citer en entier mais… Aussi avant de vous quitter, je vous laisse apprécier ce nouveau passage, un véritable régal que je lis et relis avec gourmandise !
"Regarde, dit Matelot, depuis trois nuits le grand bateau est amarré là devant."
La lune éclairait le sommet des montagnes. Sur le sombre océan des vallées pleines de nuit, la haute charge des rochers, des névés et des glaces montait dans le ciel comme un grand voilier couvert de toiles.
"Quel bateau?" dit Antonio.
Matelot montra la fenêtre
"Celui-là, là dehors
"C'est la montagne, avec de la neige et de la lune.
-Non, dit matelot, c'est le bateau"
Dehors, la montagne craquait doucement dans le gel comme un voilier qui dort sur ses câbles.
"Je ne veux pas partir, dit Matelot, je fais encore besoin sur la terre. Et je lui dis : "Va-t-en, démarre, flotte plus loin."
-Qu'est-ce que tu crois donc?
-La mer ne nous lâche jamais, dit Matelot, si elle revient, c'est que mon temps est fini ici-bas.
-Un mauvais rêve" dit Antonio
Les glaciers gonflaient leurs hautes voiles dans la nuit. Les forêts grondaient.
"Pour les rivages de la mort, dit Matelot. "