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vendredi 1 décembre 2017

Sylvain Tesson : Dans les forêts de Sibérie



Dans les forêts de Sibérie -qui a obtenu le prix Fémina 2011 - est le journal tenu par Sylvain Tesson pendant six mois passés dans une cabane au bord du lac Baïkal. De Février au mois de juillet, six mois dont quatre sous la neige, près du lac gelé, au milieu des tempêtes, à 35 kilomètres de son premier voisin et 130 km du second.
On se dit au départ que ces mois vont être passés dans la solitude la plus totale et vont correspondre à une recherche spirituelle, à une quête de la paix et de la beauté. C’est du moins ce qu’il annonce dès le début  :

"Dans ce désert, je me suis inventé une vie sobre et belle, j’ai vécu une existence  resserrée autour de gestes simples. j’ai regardé les jours passer, face au lac et à la forêt. J’ai coupé du bois, pêché mon dîner, beaucoup lu, marché dans les montagnes et but de la vodka."

J’avoue que j’ai eu une crainte en lisant ce préambule, c’est que le livre soit une leçon de morale sur l’iniquité de la civilisation urbaine, l’imbécillité de notre vie non-contemplative, et tout cela assaisonné de compassion pour nous, pauvres mortels, entassés dans nos HLM.
Les tirades sur l’horreur de la vie moderne, elles y sont d’ailleurs, la contemplation de la nature, les gestes simples aussi. Quant à la vodka, ne vous imaginez pas l’auteur sirotant en épicurien un petit verre au coin du feu. Non, la solitude est noyée dans l’alcool, des litres de vodka et bière ingurgités seul ou avec des amis russes de passage, des beuveries renouvelées qui le laissent ivre mort.
D’où ma surprise ! Non que je pose en moraliste, mais parce que sa « vie sobre et belle » me paraît plutôt en contradiction avec cette rage auto-destructrice. Ceci dit, il est tout à fait libre de se suicider de cette manière. Il revendique ce droit, d’ailleurs, puisqu’il ne veut pas « mourir en bonne santé ».
Peu à peu, le portrait de Sylvain Tesson qui se dessine en creux est celui d’un homme plein de contradictions. Ces mois vécus en solitaire avec la nature, le laisse seul avec ses « fantômes». C’est un homme tourmenté qui dans son « cercueil de bois »,  c’est à dire sa cabane, compte sur la vodka et ses cigarillos pour « combattre ses démons » ; un homme qui refuse la civilisation, qui ne veut vivre que de ce qu’il pêche et ne se chauffer que du bois qu'il coupe, mais qui utilise les pires productions de cette civilisation, l’alcool et le tabac.. 
Enfin, en proie au doute, il parvient à une conclusion qui est contraire à tout ce qu’il avait affirmé au début  :  

 « Le courage serait de regarder les choses en face : ma vie, mon époque et les autres. La nostalgie, la mélancolie, la rêverie, donnent aux âmes romantiques l’illusion d’une échappée vertueuse. Elles passent pour d’esthétiques moyens de résistance à la laideur mais ne sont que le cache-sexe de la lâcheté. Que suis-je ? Un pleutre, affolé par le monde, reclus dans une cabane, au fond des bois. Un couard qui s’alcoolise en silence pour ne pas risquer d’assister au spectacle de son temps ni de croiser sa conscience faisant les cent pas sur la grève. »

C’est à partir de ce moment, quand il perd ses certitudes, que je me suis vraiment intéressé à lui. L’auteur a parfois montré le sourd travail de la solitude, du face à face avec lui-même, de l’inhumanité de la nature si belle mais qui n’est pas à échelle humaine. Ainsi, il décrit la cabane secouée par le vent d’une terrible violence, les craquements sinistres du lac dont les glaces s’entrechoquent. Il raconte qu’une main surgit du lac et lui attrape la cheville. Parfois il note au passage l’ennui, la longueur du temps, le manque d’amour. Mais hélas, c’est toujours d’une manière trop allusive puisqu’il veut prouver le contraire,  que la nature est apaisante.
Elle l’est aussi, bien sûr. Il décrit le bonheur d’être là dans cette cabane bien chauffée, les lectures qu’il partage avec nous, les longues heures de patinage sur la glace et les courses en montagne. Et puis, il y a ses mésanges familières qui arrivent dès qu’elles entendent le son de sa flûte; ses petits chiens qui lui font la fête, des moments de bonheur qui provoquent chez lui une réflexion sur le rôle que jouent les animaux et leur amour sans calcul, comme remède à la solitude. La beauté du lac gelé et ses couleurs changeantes, son immensité. Enfin l’arrivé du printemps qui donne lieu à des pages pittoresques.
Il dresse aussi les portraits des gens qui le visitent et qui ressemblent parfois à des personnages de Dostoievsky. C’est surtout chez les autres d’ailleurs qu’il parvient à cerner combien la Sibérie modèle le caractère des gens et les transforme.  On a un peu l’impression qu’il refuse de s’analyser et qu’il est bien plus libre et perspicace quand il s’agit des autres. Puis, après un « cataclysme » personnel et sentimental qui vient bouleverser sa vie, on assiste à une rupture des digues qu’il maintenait autour de lui pour ne pas se livrer.  Il accepte de reconnaître que sa thèse de départ sur la civilisation n'est pas entièrement juste, ce qui n'enlève rien d'ailleurs à son amour de la nature et son respect des êtres qui y vivent.

« Ce n’est pas l’entassement dans le parc urbain qui rend méchant, ni le stress provoqué par la pression marchande qui transforme l’homme en rat hargneux, ni la rivalité mimétique de la promiscuité qui commande « aux frères de se haïr «  (Coupar dans Tiqqun). Au Baïkal, séparés par des dizaines de kilomètres de côtes, vivant dans la splendeur des bois, les hommes se déchirent comme des voisins de palier d’une vulgaire métropole. Changez le cadre, la nature des « frères » restera la même. L’harmonie des lieux n’y fera rien. L’homme ne se refait pas. »


Il y a donc bien des pensées intéressantes dans ce journal de Sylvain Tesson, et aussi des passages très bien écrits ou le style nous remue mais… ils alternent parfois avec quelques pages banales et sans grand intérêt. Et c’est dommage car l’on sent que ce journal aurait pu être plus riche.

Voir le film-vidéo de Sylvain Tesson ici :

Les avis sont très différents selon les participantes. Je vous invite à aller voir les organisatrices du blogoclub :  Amandine et Florence et toutes les autres lectrices.
 

Lecture commune  du Blogoclub



et Sylire ; Titine ; Gambadou;  Itzamna

Hélène Ici  nous a accompagnées  avec un autre livre de voyage : L'usage du monde de Nicolas Bouvier

mercredi 29 novembre 2017

Sylvain Tesson : L'homme libre possède le temps

Lac Baïkal (source)
Vendredi 1er décembre la lecture commune du blogoclub porte sur le livre de Sylvain Tesson : Dans les forêts de Sibérie. L'auteur a passé six mois dans une cabane au bord du lac Baïkal. Voici un extrait du texte en avant-goût.


L'homme libre possède le temps. L'homme qui maîtrise l'espace est simplement puissant. En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elle coule de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et, soudain, on ne sait même plus qu'il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont.


mardi 31 octobre 2017

Julien Gracq : Proust, Nerval, Rimbaud ... Les eaux étroites

Gérard Bertrand : voir son très bel Hommage à Julien Gracq ICI

Les eaux étroites Julien Gracq, "court roman de la rêverie associative", "récit à base de mémoire", selon son auteur, publié en octobre 1976,  invite le lecteur à une promenade en barque sur L’Evre, un affluent de la Loire, petite rivière aux berges plantées de roseaux, promenade qu’il faisait souvent dans son enfance. Il s’agit donc aussi d’un voyage dans le temps, dans ses souvenirs, une sorte de recherche du temps perdu différente pourtant de celle de Marcel Proust. C'est un des aspects de l'oeuvre, et non le seul, qui m'a intéressée.

Julien Gracq et la résurrection du passé

Claude Levêque :  J'ai rêvé d'un autre monde ... 


Pour Julien Gracq la remontée du souvenir ne procède pas, selon ses termes, du "quiétisme de l'illumination proustienne" "lié à la résurrection d'un fragment aboli du passé par l'intermédiaire d'une retrouvaille d'objet.".

Pour lui, au contraire, "... les images chères et longtemps obscurcies -  toutes les images - s’enflamment et vont se rallumant de l’une à l’autre; un tracé pyrotechnique zigzague au travers d’un monde assoupi et le sillonne en éclair en suivant les clivages secrets qui année par année - d’une expérience, d’une lecture d’une rencontre essentielle à une autre - l’ont marqué pour toujours à mon chiffre personnel. "

Au cours de cette promenade, le lecteur rencontre de nombreux exemples de ce processus de la mémoire chez Julien Gracq qui libère le souvenir  par un glissement d’une image à l’autre, une "fugue allègre et enfiévrée"  liée à la  poésie, la peinture, la musique, à tout ce qui est la marque de son univers intérieur et compose les strates de sa mémoire. 

Vermeer : Jeune fille au Virginal

J’ai choisi, parce que l’on s'y trouve en très bonne compagnie avec Nerval, Vermeer et Rimbaud, ce passage où  Julien Gracq, passant devant le manoir de la Guérinière situé au bord de l’Evre, ne peut s’empêcher de redire à mi-voix les vers de Gérard de Nerval; ce petit château qui n'a rien d'exceptionnel se trouvant anobli par le souvenir poétique.



Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;




"Ils (ces vers) sont de la veine mineure, celle des odelettes, où rien encore ne fait pressentir les miraculeux sonnets orphiques de la fin, mais leur charme sur moi est puissant; leur son grêle et frileux est celui des instruments à clavier très anciens : l’épinette, le virginal élisabéthain surtout, qui ensorcelle un des plus mystérieux tableaux de Vermeer, tout vibrant encore, on dirait, de la sonorité liquide d’une touche que le doigt suspendu vient de quitter. A leur appel, une faible vapeur, claire et pourtant nocturne, monte de la rivière et vient flotter sur la prairie, ainsi que dans la scène de Sylvie ou chante Adrienne, et voici qu’un poème de Rimbaud, sans effort, enchaîne ici dans ma mémoire et vient prendre le relais de cette magie blanche, champêtre et toute naïve : «  la main d’un maître anime le clavecin des prés; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes; on a les saintes, les voiles, les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant »

August Malmström : peintre suédois La ronde des fées
"Mon esprit est ainsi fait qu’il est sans résistance devant ces agrégats de rencontre, ces précipités adhésifs que le choc d’une image préférée condense autour d’elle anarchiquement ; bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imagination, autour d’une vision d’enfance, pêle-mêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique. De telles constellations fixes (les liens emblématiques qui se nouèrent dès les commencements des anciennes familles entre le nom, les armes, les couleurs et la devise ne seraient pas sans jeter un jour sur leur origine), si arbitraires qu’elles paraissent d’abord, jouent pour l’imagination le rôle de transformateurs d’énergie poétique singuliers : c’est à travers les connexions qui se nouent en elles que l’émotion née d’un spectacle naturel peut se brancher avec liberté sur le réseau — plastique, poétique ou musical — où elle trouvera à voyager le plus loin, avec la moindre perte d’énergie."

Signature de Julien Gracq


samedi 9 septembre 2017

André Didierjean : La madeleine et le savant ou Balade proustienne du côté de la psychologie cognitive



Ce livre La madeleine et le savant sort de ma PAL où il était entré sur les conseils de Keisha  Ici et Ici.  Je l’ai enfin sorti de l’oubli où il n’aurait jamais dû être ! 

Marcel Proust dans sa Recherche du temps perdu a exploré les phénomènes de la mémoire et de la résurrection des souvenirs avec une intuition, une intelligence et une justesse géniales. Depuis, les chercheurs ont développé une science dite de la psychologie cognitive qui étudie tous les processus cognitifs  expliquant notre fonctionnement : la mémoire, la perception, l'attention, l’apprentissage, le sentiment d’être soi… Elle corrobore les observations de Marcel Proust et vont plus loin en s’appuyant sur les connaissances actuelles.

André Didierjean, professeur de Psychologie cognitive à l’université de Besançon, revisite l’oeuvre de Proust dans cet essai La madeleine et le savant  dont le sous-titre est tout un programme : Balade proustienne du côté de la psychologie cognitive. A la lumière des découvertes récentes et des avancées de cette science en plein essor, il met en relief la fabuleuse clairvoyance du grand écrivain en ce qui concerne les phénomènes de la mémoire.

L’auteur invite ceux à qui la lecture des extraits de Proust ferait peur à passer outre en ne suivant que la démonstration scientifique. Pour moi, bien évidemment, ce serait appauvrir cette lecture car le livre d'André Didierjean présente indéniablement un double intérêt :

Un intérêt scientifique

 

André Didierjean
Je me suis intéressée aux recherches, aux expériences et aux découvertes de la psychologie cognitive qui nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de notre cerveau en ce qui concerne la mémoire à court terme ou à long terme, sa sélectivité, la naissance de faux souvenirs. Les tests qui sont imaginés pour expérimenter au plus près et en évitant le plus possible les marges d’erreur sont inventifs et parfois bluffant...  Comme cette chercheuse qui imagine un dispositif astucieux, un mobile pour mesurer la mémoire des bébés de trois mois.
Quant à l’étude de la mémoire, garante du sentiment de soi, elle permet de mieux comprendre les dysfonctionnements de la pensée, en particulier de la maladie comme celle d’Alzheimer.

Un intérêt Littéraire  : 

Marcel Proust
 La madeleine et le savant est un essai passionnant pour tous ceux qui aiment la littérature et Proust, en particulier.
Le parallèle établi par André Dierjean entre les extraits de La Recherche et les tests scientifiques correspondants, révèle à quel point les impressions proustiennes sont vérifiées par l’expérimentation; il montre aussi la dette de la psychologie cognitive envers Marcel Proust. Une interaction absolument passionnante qui met en lumière l’immense pouvoir de la littérature. L'écrivain est proche, par l’intuition et par son intelligence des autres, de la vérité psychologique. Il a le pouvoir, nouveau démiurge, de recréer le monde dans son oeuvre.

C’est ce qu’avait très bien vu Marcel Proust : « L’impression est pour l’écrivain ce que l’expérimentation est pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après »

Le sentiment de soi vu par Marcel Proust


Le chapitre que André Didierjean a intitulé Le sentiment de soi prend comme point de départ l'étonnement éprouvé par Proust et son questionnement quand il se réveille d’un lourd sommeil.

On appelle cela un sommeil de plomb; il semble qu'on soit devenu, même pendant quelques instants après qu'un tel sommeil a cessé, un simple bonhomme de plomb. On n'est plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre? Pourquoi, quand on se remet à penser, n'est-ce pas alors une autre personnalité que l'antérieure qui s'incarne en nous? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d'êtres humains qu'on pourrait être, c'est sur celui qu'on était la veille qu'on met juste la main. Qu'est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit que le sommeil ait été complet, ou les rêves entièrement différents de nous)? Il y a eu vraiment mort, comme quand le cœur a cessé de battre et que des tractions rythmées de la langue nous raniment. Sans doute la chambre, ne l'eussions-nous vue qu'une fois, éveille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus; ou quelques-uns dormaient-ils en nous-mêmes, dont nous prenons conscience. La résurrection au réveil — après ce bienfaisant accès d'aliénation mentale qu'est le sommeil — doit ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène de mémoire.  Le côté de Guermantes 


Ces interrogation sont le point de départ de l’expérimentation cognitive : « Pourquoi avons-nous le sentiment être le même depuis l’enfance alors que nos centres d’intérêt ont changé ainsi que de nombreuses dimensions de notre personnalité ? » Qu’est-ce qu’être soi?
La réponse du savant est complexe après observation et une batterie de tests :  La construction de notre moi est le fruit d’un travail complexe qui structure, en autres, nos souvenirs, nos ressentis, et ce que les autres nous renvoient.

mercredi 15 mars 2017

Floyd Gray : Le style de Montaigne

Le sourire de Montaigne

J’ai retrouvé un vieux livre qui date de mes années universitaires et qui s’intitule Le Style de Montaigne de Floyd Gray.
J’y ai relu un passage intéressant sur l’esprit et l’humour de Montaigne dans le chapitre La création par l’esprit.

L’auteur part de cette remarque  : On peut parler du rire de Rabelais mais du sourire de Montaigne. Et il oppose « l’esprit de fêtes foraines » de l’un et « l’esprit de salon »  de l’autre.

Je me demande au passage si le terme de « fêtes foraines » ne se teinte pas d’une nuance de mépris pour Rabelais et si les mots  « esprit de salon «  pour Montaigne, n’occulte pas un peu trop facilement tout ce qu’il peut y avoir de « rabelaisien », si j’ose dire, dans Montaigne. Après tout nous sommes au XVI siècle où l’on sait encore appeler un chat un chat ! Floyd Gray en convient mais pour lui c’est l’élégance et la finesse de l’auteur des Essais qui dominent.

Le comique de mots

La tour de Montaigne
 Si l’on trouve plusieurs anecdotes racontées pour leur effet comique dans les Essais, l’esprit de Montaigne « vient de sa façon de manier le vocabulaire  : c’est un comique de mots plutôt qu’un comique de mouvements. Ne trouve-t-on pas dans les deux phrases suivantes la subtilité et l’acrobatie d’un amateur du mot?»  déclare Floyd Gray en citant ce qui suit.
 
Mais à en parler à cette heure en conscience, j’ay souvent trouvé en leurs reproches et louanges tant de fauce mesure que je n’eusse guère failly de faillir plutôt que de bien faire à leur mode.  livre III chapitre II
Ma raison n’est pas duite à se courbir et fléchir, ce sont mes genoux. Livre III VIII

La métaphore 

La Librairie de Montaigne
 
Le « sourire » de Montaigne repose donc sur les mots et sur son style si riche en métaphores. Il nous amuse, par exemple, à prenant un mot abstrait et à l’associant à un mot concret. Ainsi dans la citation suivante, les principes si élevés de la philosophie, sont «les  poinctes » de l’esprit (mot abstrait) qui créent en étant associées à un mot concret « se rassoir », une image comique - allez vous asseoir sur des pointes, vous verrez le bien que cela vous fera!-  dans laquelle il faut voir une critique en règle du stoïcisme.
A quoy faire ces poinctes eslevées de la philosophie sur lesquelles aucun estre humain ne peut se rassoir, et ces règles qui excèdent notre usage et notre force. livre III chapitre IX

 Et dans la phrase suivante, à l'inverse, la même critique du stoïcisme amène le passage d'une image concrète à une image abstraite.

Qu'importe que nous tordons nos bras pourveu que nous ne tordons pas nos pensées ! Livre II XXXVII

Mais explique le commentateur ce n’est spirituel que si le lecteur s’arrête un instant pour réfléchir à la matérialité de la métaphore.
Combien void-on de monde en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plutost la mort tres-apre  que de se descirconcire pour se baptiser. » I XIV

Et de citer Bergson : « On appellera esprit une certaine disposition à esquisser en passant des scènes de comédie, mais à les esquisser si discrètement, si légèrement, si rapidement, que tout est déjà fini quand nous commençons à nous en apercevoir. »

La juxtaposition des mots

La juxtaposition inattendue des mots  est aussi un procédé courant de l'humour de Montaigne   : alliance d’un mot savant et d’un mot familier comme dans la citation ci-dessous. Ainsi dans le chapitre De la Vanité des paroles, il parle d’un italien, maître d’hôtel, imbu de lui-même et de sa charge  :

Il m’a faict un discours de cette science de gueule avec une gravité et contenance magistrale, comme s’il m’eust parlé de quelque grand poinct de Theologie. I LI

L'ironie

Montaigne
Montaigne pratique aussi  l’autodérision, la distanciation par rapport à lui-même :

« Enfin toute cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie » III XIII
«  ce fagotage de tant de diverses pièces »  Livre II XXXVI

Quant l’ironie s’applique aux autres, elle est souvent mordante, sarcastique. Il vise en particulier les pédants, les médecins et les  femmes. 

« J’en cognoy (des pédants), à qui je demande ce qu’il sait, il me demande un livre pour me le montrer; et n’oseroit me dire qu’il a le derriere galeux, s’il ne va sur le champ estudier en son lexicon, que c’est que galeux, et que c’est que derrière. » I XXIV

« Le chois mesme de la plupart de leurs drogues est aucunement mystérieux et divin : Le pied gauche d’une tortue, L’urine d’un lézard, La fiente d’un elephant, Le foye d’une taupe, Du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc (…) Je laisse à part le nombre impair de leurs pillules, la destination de certains jours et restes de l’annee, la distinction des heures à cueillir les herbes de leur ingrédient, et cette grimace rebarbative et prudente de leur port et contenance, de quoy Pline mesme se moque. »

Sur le différend advenu à Cateloigne entre une femme se plaignant des efforts trop assiduelz de son mary, non tant, à mon avis, qu’elle en fut incommodée (car je ne crois les miracles qu’en foy ) … III V

La fausse naïveté

Le bureau dans sa librairie
Il procède aussi à la manière qui sera celle du Montesquieu de Comment peut-on être persan? avec une naïveté voulue pour mieux faire ressortir les défauts de la société française par rapport à une autre. Dans Les Cannibales, il reconnaît la justesse et la modération du raisonnement des « sauvages »   et se moque de notre prétention à la supériorité.

Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de haut de chausses; I XXX

L’antithèse

Ou encore comme le fera plus tard Voltaire, l’ironie de Montaigne vient de l’association de deux termes ou deux idées antithétiques d’où naissent la surprise et l’humour qui renforcent la critique :

O que ce bon Empereur qui faisait lier la verge à ses criminels pour les faire mourir. III IX

La structure de la phrase

De même, la structure de la phrase permet à Montaigne de tirer des effets comiques par une addition imprévue. Au moment où la phrase paraît finie, un mot, un rejet, crée l’effet comique et satirique :

Comme font ces personnes qu’on loué aux mortuaires pour aider en leur cérémonie du deuil, qui vendent leurs larmes au pois et à mesure, et leurs tristesses. 

La comparaison

La comparaison peut aussi devenir comique si l’on associe quelque chose de grave, solennel à  un quelque chose de petit, sans importance.

Voilà les Stoïciens, pères de l’humaine prudence, qui trouvent que l’ami d’un homme accablé sous une ruine, traîne et ahan long temps à sortir, ne pouvant se desceller de la charge, comme une souris prinse à la trapette .  livre II

 La comparaison passe de l'abstraction au concret :

Un rhétoricien disait que son métier estoit « des choses petites, les faire paroistre et trouver grandes. » C’est un cordonnier qui sçait faire de grands souliers à un petit pied »  Livre I LI

Les mots délicieux

Les inscriptions latines et grecques inscrites sur les poutres
 
Et puis il y a ce que Floyd Gray appelle faute de mieux « les mots délicieux » comme « petit homme »  dont Montaigne s'affuble parfois en parlant de lui-même.

Un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avait une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroier de sa raideur et de sa pesanteur.

J’ajouterai dans les termes qui sont bons à savourer et qui font rire, ces mots qui sont en eux-mêmes une métaphore et donne à voir les personnages en suscitant des images comiques. Ainsi dans ce passage où Montaigne qui souffre de la gravelle (calculs rénaux) explique les contradictions de la médecine pour soigner cette maladie selon les nationalités.

Le boire n’est aucunement receu en Allemaigne; pour toutes maladies, ils se baignent, et sont à grenouiller dans l’eau, quasi d’un soleil à l’aultre. Livre II  XXXVII

Et puis il y a les néologismes si imagées qu'ils prêtent à sourire.
 
Il appelle Allongeail  le troisième tome des Essais où l'on reconnaît les mots long ou allongement.
(Livre III IX) et surpoids les additions qu'il fait à son portrait.
 

Et pour compléter ce billet sur le "sourire" de Montaigne vous pouvez écrire dans les commentaires des mots, des expressions  ... que vous aimez.  Je les rajouterai  ici.

Merci à Tania qui  cite ce passage du Livre III chapitre III : 

"Quand je danse, je danse; quand je dors, je dors : voire quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurences estrangieres quelque partie du temps; quelque autre partie, je les ramene à la promenade, au verger, à la doulceur de cette solitude, et à moy."


Montaigne veut dire qu'il faut savoir jouir de la vie, des "plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes" sans se laisser entraîner par son esprit à d'autres spéculations, qu'il faut être à ce que l'on fait.
Il formule d'une autre manière cette idée :

" Chercheront-ils pas la quadrature du cercle, iuchez sur leur femmes ? Je hais qu'on nous ordonne d'avoir l'esprit aux nues, pendant que nous avons le corps à table." 
Toujours ce passage  plein d'humour de l'abstrait au concret.






lundi 26 septembre 2016

Diane de Margerie : A la recherche de Robert Proust



A la recherche de Robert Proust de Diane de Margerie paru chez Flammarion pour la rentrée littéraire 2016 part d’un constat : le petit frère de Marcel, Robert, (moins deux ans les séparaient) n’existe pas dans La Recherche du temps perdu. Le narrateur Marcel y est devenu fils unique. Certaines scènes familiales qui impliquaient Robert, comme celle décrite dans Contre Sainte Beuve à propos d’un chevreau, transposée dans La Recherche du temps perdu, n’ont désormais, qu’un acteur, lui-même.

Diane de Margerie scrute donc les rapports entretenus par les deux frères depuis leur enfance à travers des photographies, des témoignages, des lettres de l’auteur ou de ses amis, et des études littéraires. Mais bien sûr, La Recherche est à  la base de cet essai. L’analyse révèle l’intimité de Marcel et de son frère, nous dit qui se cache derrière les personnages de l'oeuvre et éclaire d’un jour nouveau le roman.


Robert et Marcel Proust

Marcel a sans conteste reçu un choc à la naissance du petit frère, lui qui avouera  plus tard dans une lettre à un ami qu’il  est « jaloux à chaque minute  à propos de rien ». Sa maladie, son asthme qui se déclarera à l’âge de neuf ans, peut être considéré comme une manière de capter l’attention et les soins maternels. Marcel réagit en étant d’une douceur quasi maternelle envers son frère, en protégeant son cadet durant la petite enfance comme s’il voulait prendre la place de la mère, manipuler son affection. Puis les deux frères s’éloignent l’un de l’autre à l’adolescence et bientôt le petit frère va se marier, devenir chirurgien et plus tard entretenir un rapport inversé avec Marcel, fragile, malade, qu’il appelle alors « mon petit ». Trahison originelle qui tue chez Marcel le mythe de  de la fraternité… et de la famille car son père lui aussi médecin, en entretenant une complicité étroite avec Robert, exclut Marcel, considéré comme « nerveux » « hypersensible ».

"Le mot trahison qui revient des dizaines de fois dans La Recherche évoque irrésistiblement pour moi l’époque où Marcel s’est trouvé comme « remplacé » par la naissance d’un second fils, puis l’inévitable détachement quand le petit frère quitte la protection de l’aîné en même temps que ses boucles et ses jupes. "

Proust en conclut que les liens familiaux ne peuvent qu’être brisés à cause des trop grandes ressemblances qui divisent les familles. Or, comme le constate Diane de Margerie, le parallèle entre les frères Proust s’accompagnent d’abord de forts contrastes :
Si tous deux ont une grande intelligence, une vive curiosité intellectuelle, l’égocentrisme de Marcel tourné vers lui-même, sa maladie, ses intérêts, son oeuvre, contraste avec le dévouement, le désintéressement, l’ouverture de Robert ouvert aux autres pour soulager leurs souffrances.
Pourtant, malgré ces différences, les frères ont des points communs. Tous les deux s’intéressent au détail, à l’anormalité, aux relations entre le corps et l’esprit, l’un à travers « le scalpel de l’écriture », l’autre « à travers le bistouri ». Tous deux ont pour intérêt commun : « de décortiquer l’âme et le corps » « d’étudier la maladie -  la maladie  de l’amour comme celle de la chair. ».

Il faut constater d’ailleurs l’importance des termes de médecine dans l’oeuvre de Marcel qui a été initié par la fréquentation des milieux médicaux à la table de son père et le nombre de médecins qui peuplent La Recherche, comme le docteur Cottard ou le docteur du Boulbon, Marcel s’inspirant de praticiens qu’il a fréquentés. On constate aussi une défiance de l’écrivain pour la médecine et les médecins -il refusera de se faire soigner-. Dans La recherche les portraits ironiques qu’il brosse d’eux lui permettent de régler ses comptes avec son père et son frère, et montrent la supériorité de l’homme d’art sur l’homme de science : " La résurrection possible, l’espoir d’immortalité ne sont permis qu’à l’artiste".  Ainsi la mort de Bergotte « il était mort. Mort à jamais? Qui peut le dire? »

Enfin si Robert est absent de La Recherche, constate Diane de Margerie, il y figure pourtant sous les traits d’un personnage Robert de Saint Loup qui apparaît tout au long du roman.

« Oui, Saint Loup est vraiment le frère idéal auquel Marcel-le-narrateur peut songer à loisir à travers le silence observé sur le frère réel. »

Voilà donc un aperçu de ce court essai (150 pages) intéressant et riche, que je n’ai fait que résumer. Il y est aussi question, bien sûr, des rapports entre les perceptions corporelles et la mémoire, de la différence entre le souvenir et la mémoire, de la culpabilité envers la mère, de l'homosexualité, de Céleste qui fut la garde malade et l’amie de Marcel, des similitudes entre Flaubert et Marcel, entre les frères Proust et les frères James (Henry et William) et de bien d’autres personnages réels ou fictifs côtoyés ou créés par Marcel Proust… Un régal!

mardi 24 novembre 2015

Tania de Montaigne : Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin


Tania de Montaigne et son livre Noire (source)

 Tania de Montaigne nous convie à un voyage dans le temps mais aussi dans notre présent avec Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin paru chez Grasset.

« Prenez une profonde inspiration, soufflez, et suivez ma voix, désormais, vous êtes noir, un noir de l'Alabama dans les années cinquante. Vous voici en Alabama, capitale : Montgomery. Regardez vous, votre corps change, vous êtes dans la peau et l'âme de Claudette Colvin, jeune fille de quinze ans sans histoire. Depuis toujours, vous savez qu’être noir ne donne aucun droit mais beaucoup de devoirs… »

Tania de Montaigne nous raconte comment, en ce jour du 2 mars 1955, une jeune fille noire de 15 ans a refusé de se lever pour céder la place à un blanc dans l’autobus au temps de la ségrégation qui régnait alors aux Etats-Unis. Elle dit comment cet acte héroïque influera sur la lutte des Noirs, le combat qui s’ensuit et l’irrésistible élan qui pousse toute la communauté noire à faire la grève des transports entraînant ainsi des perturbations économiques retentissantes. Les autorités sont alors bien obligées d’entendre les voix indignées qui s’élèvent contre la ségrégation. Jetée en prison, Claudette décide de plaider non coupable et d’attaquer la ville pour non respect de la constitution. Elle perdra, bien sûr, et en subira les conséquences toute sa vie, ses rêves d’étude et d’avenir (elle est une bonne élève, studieuse) définitivement étouffés. Elle a été la première, elle tombera pourtant dans l’oubli. Ce sont ceux qui suivront qui resteront célèbres : Rosa Parc qui a réitéré le geste de Claudette Colvin va devenir le symbole de la lutte vite relayée par le pasteur Martin Luther King.

C’est pour réparer cette injustice et pour éclairer ce personnage gommé par l’Histoire que Tania de Montaigne écrit ce livre. Celui-ci montre que même au sein de la société noire, il y a des injustices et une ségrégation qui, pour n’être pas raciale, est cependant sociale et religieuse. Claudette Colvin est écartée et ne deviendra pas l’égérie de la lutte antiségrégationniste parce qu’elle est d’un milieu populaire et parce qu’elle est mère célibataire d’un enfant qu’elle a eu avec un blanc, heurtant ainsi la bonne morale chrétienne! Rosa Park, elle, est une femme de la bourgeoisie, institutrice, instruite et moralement recommandable!

Vous croyez tout savoir sur la ségrégation aux Etats-Unis? Détrompez-vous! Il y a toujours des éléments que vous ignorez, à moins d’être un spécialiste! Comment, par exemple, empêcher les noirs d’arriver jusqu’à un bureau de vote, dans un pays prétendument démocratique, où ils en ont le droit?

Noire relate ce qu’était la société dans les années 50 aux Etats-Unis et rappelle que la violence raciale existe toujours là-bas mais aussi en France. Chez nous aussi le racisme est vécu au quotidien par ceux qui n’ont pas la peau blanche. L’auteure, elle-même, l’a expérimenté et est marquée dans sa chair par des blessures insidieuses mais durables. 
Il est bon de lire ce livre intéressant, énergique, qui transmet des émotions mais sans pathos, qui assène des vérités et qu’il faut découvrir à la lueur des événements actuels.

Si un noir fait quelque chose de mal, ce sont tous les noirs qui payent. Qu’un seul trébuche et tous seront montrés du doigt. Parce qu’un seul a dit ou fait quelque chose de contrevenant, on pourra dire : « Vous, les noirs, vous êtes comme ci ou comme ça ». » « Vous, les juifs, vous faites ceci ou cela ». »Vous, les musulmans vous aimez ceci, vous n’aimez pas cela ». Et nous finissons par le croire et nous finissons par le penser, et alors ce préjugé deviendra nôtre et nous nous surprendrons un jour à dire face à un évènement qui implique un noir si nous sommes noirs,un musulman si nous sommes musulmans, un juif si nous sommes juifs : « ce n’est pas bon pour nous »? Mais qui est ce nous? Nous n’en savons rien mais nous pensons désormais qu’il faut en tenir compte. (…) Nous avons intégré la pensée raciste, elle modifie notre regard comme une paire de lunettes aux verres déformants. Et c’est une lutte en soi que de ne pas suivre cette pente, que de ne pas se laisser gagner par ce « nous », par la principe de ce qui est « bon pour nous », par la crainte de se faire remarquer, par la peur de ce  gendarme devenu intérieur, de ce croquemitaine, par le processus d’une dilution de ce que nous sommes dans le plus petit dénominateur commun.


Pourtant ce livre se termine par une note d’espoir à laquelle il est bon de se raccrocher!.

Pendant que j'écrivais ces pages, des policiers blancs ont fait l'objet d'une enquête pour avoir publié des photos de soirées "négros" où ils se peignent le visage en noir, portent des boubous et des bananes autour du cou ou de la taille.
Pendant que j'écrivais ces pages, le propriétaire blanc d'une équipe de basket a enjoint à sa petite amie, pourtant pas franchement blanche, de ne pas fréquenter de noirs.
Pendant que j'écrivais ces lignes, une ministre s'est fait traiter de guenon, et le vice-résident d’une fédération de football a déclaré en parlant d’un joueur noir : « quand il est arrivé, il mangeait des bananes, aujourd’hui, il est titulaire en série A. »
Pendant que j'écrivais ces lignes, un grand jury, majoritairement blanc, a décidé de ne pas renvoyer devant la justice un policier blanc ayant abattu de six balles à bout portant un jeune noir non armé.
Pendant que j'écrivais ces mots, des milliers, des millions de gens, de couleurs, de cultures différentes, se sont rencontrés, aimés et ont fait des enfants qui brouilleront les pistes, pourtant bien balisées, de la pensée raciste.
Pendant que j'écrivais ces mots, un homme blanc marié à une femme noire et père de deux enfants métis est devenu le maire de New-York. Il faudrait être fou pour penser que depuis les années 1950 tout a changé, que le racisme n'existe plus, que chacun avance sans préjugés; mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir que pour cent reculs il y a mille avancées. C'est sur elles que je mise.

 Voir le billet de Lewerenz ICI

 LIVRE VOYAGEUR

Merci à Lewerenz qui m'a envoyé ce livre et sachez qu'il continue à voyager. Inscrivez-vous s'il vous intéresse, vous pourrez prendre tout le temps que vous voulez pour le lire.



mardi 3 novembre 2015

Philippe Jaenada : La petite femelle

Résumé de l'éditeur:

Au mois de novembre 1953 débute le procès retentissant de Pauline Dubuisson, accusé d'avoir tué de sang-froid son amant. Mais qui est donc cette beauté ravageuse dont la France entière réclame la tête ? Une arriviste froide et calculatrice? Un monstre de duplicité qui a couché avec les Allemands, a été tondue, avant d'assassiner par jalousie un garçon de bonne famille? Ou n'est-elle, au contraire, qu'une jeune fille libre qui revendique avant l'heure son émancipation et questionne la place des femmes au sein de la société? Personne n'a jamais voulu écouter ce qu'elle avait à dire, elle que les soubresauts de l'Histoire ont pourtant broyée sans pitié. Voir Editions Julliard ICI

Le livre de Philippe Jaenada, La petite femelle,  sur Pauline Dubuisson, cette jeune et belle meurtrière dont le procès a passionné la France en 1953, paraît en même temps que le roman de Jean-Luc Seigle sur le même sujet. Une occasion pour Jaenada de préciser dans un prologue ce qu’il ne veut pas faire : recréer une Pauline par l’imagination, comme on l’a déjà trop fait et dresser d’elle un portrait faux, « plus faux que faux » comme celui de Jean-Luc Seigle. 

Ce qu’il veut?
Pour essayer de ne trahir ni Pauline ni mon projet, il faut que je sois rigoureux et -comme un petit chercheur en blouse blanche (au coeur tendre, allez) qui baisse le nez sur son microscope- soucieux des détails. Où se trouve le diable, paraît-il.

Et en effet, Philippe Jaenada  a étudié au microscope la vie de Pauline, lisant toutes les archives la concernant, tous les articles des journaux, menant une enquête auprès de ceux qui l’ont connue, se rendant dans tous les lieux où elle a habité… Une enquête minutieuse que l'on suit avec intérêt. Une étude rigoureuse qui exclut tout ce qui n’est pas avéré, comme le viol qu’elle aurait subi à la libération après avoir été tondue pour avoir couché avec des allemands, viol dont on n’est pas sûr qu’il a eu lieu.
Une analyse soucieuse des détails, effectivement mais… car il y a un mais! Les petits chercheurs en blouse blanche s’éprennent-ils de leur sujet d’étude, tombent-ils amoureux des petites cellules, des  beaux virus qu’ils observent? L’écrivain lui, le fait, on sent que le personnage le passionne, l’obsède et son étude est avant tout une réhabilitation de Pauline, un cri de révolte contre les mensonges qui l’ont discréditée aux yeux de l’opinion publique et surtout des jurés, une dénonciation de ceux, qui, par parti pris, par étroitesse d'esprit, par bégueulerie, par haine de l'indépendance féminine, médias ou officiers de justice, ont falsifié les dossiers, faisant disparaître les témoignages en sa faveur pour ne retenir que ceux qui aggravent son cas.
Pourtant, l'écrivain est parfois obligé quand il n’y pas d’autres possibilités d’imaginer ce qui a dû se passer, s’il ne trouve pas de preuves. Objectif, Philippe Jaenada? Non! trop « coeur tendre, allez! » rigoureux dans ses recherches mais sincère, passionné; parfois son tempérament prend le dessus et devient une déclaration d’amour à Pauline et une vocifération contre tous ceux qui lui ont fait du mal! Il faut dire que le personnage de Pauline est fascinant non seulement parce que la jeune fille est d'une beauté, d'une distinction bien au-dessus de la moyenne mais aussi d'une intelligence remarquable. Elle fait des études de médecine à une époque ou peu de femmes pouvaient arriver jusque là! Et son père lui donne à lire Nietzsche au biberon, ce qui crée bien des ravages dans sa tête mais en fait quelqu'un de peu banal.

Finalement, Pauline ne sera pas jugée pour son crime -elle a tué son amant qui allait se marier avec une autre -mais pour avoir été, selon la morale de l'époque, une femme de mauvaise vie, dévergondée, trop libre, pensez donc! elle a eu jusqu’à six amants! Jugée aussi pour avoir eu des relations avec des allemands pendant la guerre, alors que son père qui faisait ami-ami avec les nazis, la poussait, elle, petite Lolita de 14 ans, dans leur lit. A noter que le père, important industriel, n’a jamais été inquiété mais sa fille, oui. C’est la thèse que veut démontrer l’auteur. En ce sens son livre est une revendication féministe que j'ai entièrement suivie.
Ce qui m’a le plus bufflée,  c’est le style de l’écrivain avec toutes ses digressions qui abordent toutes sortes de sujets y compris sur sa vie privée… Et que dire de ses apostrophes et ses injures à tous ceux qui se sont laissés égarer par leur haine de Pauline et ceci au détriment de la vérité! Un livre surprenant par certains de ces aspects, plein de fougue, de passion, et incontestablement intéressant.

jeudi 4 juin 2015

Stig Dagerman : Automne allemand


Stig Dagerman, écrivain et journaliste suédois  est envoyé en 1946 en Allemagne pour faire un reportage sur le peuple allemand vaincu. Cette série d’articles a été réunie dans ce livre intitulé Automne allemand. Je venais de le lire  quand le hasard a voulu que je continue avec le roman de Bernhard Schlinck, Le liseur. Ce qui m’a permis d’effectuer un survol de l’Allemagne de 1946, directement après la défaite, quand l’Allemagne est encore occupée par les armées étrangères jusqu’aux années 1960.
Si Le liseur de Schlinck parle de la jeunesse née après la guerre sur laquelle repose tout le poids de la culpabilité des parents nazis, les témoignages de Stig Dagerman portent sur la génération qui a vécu la guerre et a été complice du nazisme

Le journaliste est là pour sonder les idées politiques du peuple allemand après la défaite, pour savoir s’il se sent coupable de s’être placé derrière Hitler, s’il en éprouve des regrets. Stig Dagerman explore le thème de la culpabilité et de la honte mais en soulignant combien cette question est faussée en cet automne 1946, (c’est le titre du premier article) date à laquelle la population allemande exsangue vit dans les caves inondées des maisons en ruines, uniquement préoccupée par la survie, la recherche de nourriture et peu encline à se poser des questions de morale. Cette lutte de tous les instants contre le froid, la faim, l’humiliation de l’occupation étrangère souvent très dure, laisse peu de place pour les sentiments et le retour sur soi-même.. La misère n’a jamais été un facteur de régénérescence. Si les souffrances des allemands touchent Stig Dagerman, elles ne constituent pas une excuse, encore moins une réhabilitation. Elles ne dédouanent pas les allemands des atrocités qu’ils ont commises ou laissés commettre. Mais souligne le journaliste, les Alliés, en imposant cette punition aux allemands n’en sortent pas grandi eux-mêmes.
« De plus la faim et le froid ne figurent pas dans la gamme des peines prévues par la justice, pour la même raison qui veut que la torture et les mauvais traitements n’y figurent pas. »
De plus, il pose le problème de l’obéissance à l’autorité et de la contrainte exercée par l’état envers ceux qui ne s’y plierait pas.
Le journaliste parle lui aussi de la jeunesse allemande qui dès le plus jeune âge a été embrigadée, modelée, pliée à l’idéologie nazie. Elle se retrouve maintenant sur la sellette devant des tribunaux de dénazification.
Or comme le proclame un jeune homme  :
"-Mais Hitler était reconnu par le monde entier. Des hommes d’Etat sont venus ici signer des traités. Le pape a été le premier à le reconnaître. J’ai moi-même vu un photo sur laquelle le pape lui serre la main."

"L'Allemagne tout entière pleure ou rit devant le spectacle de la dénazification, (...) ces tribunaux dont les procureurs présentent leurs excuses à l'accusé avant que la sentence ne soit rendue, ces énormes moulins à papier qui offrent fréquemment, dans cette Allemagne qui manque de papier, le spectacle d'un accusé qui présente une vingtaine de certificats attestant une conduite irréprochable et qui consacrent un temps considérable à des milliers de cas absurdes et sans importance tandis que les cas véritablement graves semblent disparaître par quelque trappe secrète."
 
En abordant toutes ces questions avec honnêteté et exigence à travers le vécu des allemands aux lendemains de la guerre, Stig Dagerman renvoie à la propre responsabilité de la Suède alliée à l’Allemagne nazie mais aussi à celle de tous. Il révèle combien ces questions sont complexes et ne peuvent recevoir une réponse simple.

Un livre intéressant écrit par un jeune écrivain - il avait  23 ans- à la sensibilité exacerbée qui ira jusqu'au bout de l'angoisse et se suicidera en 1954.


mardi 19 mai 2015

Evelyne Bloch-Dano : Jardins de papier



Jardins de papier de Rousseau à Modiano de Evelyne Bloch-Dano est un livre écrit par une amoureuse des jardins dans un style plaisant et élégant qui nous invite à une promenade en toute liberté.

 Les jardins dans le temps et l'espace

Jardin à l'anglaise

Après nous avoir présenté les différents types de jardin (y compris les siens!) et nous avoir fait voyager dans le temps et l’espace, du jardin des origines en passant par ceux de la Renaissance ou du Moyen-âge, jardins de l’Islam, jardins romains, persans, à la française ou à l’anglaise, Evelyne Bloch-Dano  nous convie à  une promenade littéraire. 

Jardin médiéval à Cahors (source)

Les jardins dans la littérature
parc de la maison de George Sand Nohant
domaine de Nohant : George Sand (source)
 
A tout seigneur, tout honneur. C’est avec Rousseau que nous commençons cette promenade. Non que les jardins soient absents de la littérature avant lui mais parce qu’il est l’initiateur de ce goût de le nature qui n’a cessé de se répandre après lui, en particulier chez les romantiques qu’il annonce. Les pas du promeneur solitaire, les ébats campagnards de La Nouvelle Héloïse nous amènent dans la vallée ou fleurit le lys de Balzac, dans le parc nocturne ou Julien Sorel saisit la main de madame de Rénal, dans le Nohant de George Sand, jardinière férue de botanique…

Le paradou de Zola inspiré des jardins de Monet Giverny (source)
Le Paradou de Zola inspiré des jardins de Monet Giverny (source)

Avec Evelyne Bloch-Dano, j’ai aussi revu le Paradou de Zola qui m’a fait rêver dans mon adolescence et les fleurs de Colette si somptueusement parées par les mots de l’écrivaine, tisseuse de rêves colorés, jardins nostalgiques qui annoncent l'abandon et la perte. J’ai appris comment Jean Paul et Simone auraient pu se rencontrer au parc du Luxembourg et l’anecdote du marronnier m’a bien fait sourire :  Certes la philosophie n’en a pas été changée mais la botanique s’en est trouvée plus mal, oui! Cette promenade se termine non avec Modiano mais avec Christian Bobin, jardinier du paradis.

 
 
Evelyne Bloch-Dano analyse le rôle que joue le jardin pour chacun de ces écrivains, ce qu’il représente, simple décor extérieur, ou personnage à part entière, symbole du renoncement dans La Porte étroite de Gide, le jardin a une signification jusque dans son absence, témoins les jardins invisibles de Modiano.

Le livre paru chez Stock est lui-même un joli objet. La première de couverture est illustrée par Jacek Yerka avec Romantic garden et les pages sont très délicatement soulignées par les dessins pleins de finesse, végétaux, feuilles et fleurs de couleur verte de la graphiste Marion Cochat.

Un bémol : j’aurais aimé que les analyses soient accompagnées d’extraits de textes (et non de courtes citations).  C'est que j'avais un à priori quand j’ai choisi ce livre, j'ai cru qu'il serait une anthologie, ce qu’il n’est manifestement pas. Il est vrai que cela vous poussera peut-être à aller lire ou relire les oeuvres qui nous sont présentées!  Il n’en reste pas moins très intéressant.

Voir aussi le billet de Dominique


Jardin à la française : Versailles (source)

Et pour finir un petit aperçu du jardin de Syl :



Ce livre est lu dans le cadre du très joli challenge des fleurs et des jardins de Syl...



Merci à Dialogues croisés et aux éditions Stock