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Gouzel Iakhina | |
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Zouleikha ouvre les yeux est le premier roman d’une jeune écrivaine d’origine tatare, Gouzel Iakhina. Elle est née à Kazan où elle a fait des études universitaires à l’université d’état tatare. Elle est diplômée du département de scénarisation de l'École de cinéma de Moscou et a participé à l’écriture de scénarios. À partir de 1999, elle vit à Moscou, travaille dans le domaine des relations publiques de la publicité. Elle publie son premier roman Zouleikha ouvre les yeux en 2015.
Je m'étais dit que j'allais faire court pour parler de ce roman que j'ai beaucoup aimé et ceci d'autant plus qu'il a été largement commenté dans nos blogs. Merci à Aifelle, Ingammic et Nathalie qui m'ont donné envie de le lire.
Les critiques négatives
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Le kremlin de Kazan, première étape de l'exil
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"Les petites flèches pointues du Kremlin ont l'air d'être en sucre."
Bref ! je voulais faire court mais j'ai lu des critiques négatives envers ce roman, et, en admettant que je les ai bien comprises (traduction du russe), alors voilà, j'ai fait long ! j'ai essayé d'y répondre ! Et encore je me suis limitée!
Dans son pays, en effet, le livre n’a pas fait obligatoirement l’unanimité chez les critiques : on lui reproche d’avoir créé des personnages trop attendus : les intellectuels sont trop prévisibles, « trop bons », comme le docteur Wolf Karlowitch Leibe et le jeune et beau commandant du convoi, Ivan Ignatov, trop « romantique ».
Certains jugent que l’auteure a édulcoré l’horreur de la vie des déportés dans ces camps, des travaux forcés, des maltraitances.
D’autres se scandalisent de l’immoralité du livre car Zouleikha devient
la maîtresse d’Ignatov et son fils Youssef prend le patronyme de
l’assassin de son père.
Mais malgré ces critiques négatives le roman a reçu des prix prestigieux, preuve qu'il a été largement reconnu : Le prix du Grand Livre (Bolchaïa Kniga ) et le prix d’Iasnaïa Poliana (nom de la maison de Tolstoï).
Le récit
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A bas les Koulaks
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Zouleikha ouvre les yeux débute en 1930, période où le gouvernement soviétique décide de la dékoulakisation des paysans, réforme qui vise les propriétaires terriens, les Koulaks, riches et moins riches. Ils sont dépossédés de leur terre et déportés ou plutôt « déplacés », c’est le mot administratif politiquement correct, vers les régions isolées et sauvages de Sibérie pour défricher des terres et travailler en collectivité. La dékoulakisation a fait plus de quatre millions de morts.
La jeune Tatare Zouleikha est mariée à 15 ans à un vieil homme, Mourtaza, qui la fait travailler comme un bête de somme et utilise son corps comme objet sexuel. Elle est maltraitée par la mère de son mari qui la considère comme sa servante et la méprise. Soumise, elle ne remet pas en cause l’ordre établi, la supériorité des hommes, l’obéissance à son mari et sa belle mère, selon la stricte éducation qu’elle a reçue de sa mère. Lorsque les Rouges envahissent son village pour prendre la terre aux paysans, son mari est tuée par le bolchévik Ignatov, sa belle-mère, malade et aveugle, abandonnée, et elle, amenée en déportation. C’est le début d’un long, terrible et épuisant voyage, la faim, la maladie, le froid, le manque d’hygiène et d’intimité, faisant de nombreuses victimes. Enceinte, elle, si fragile, si petite, va parvenir à survivre et, lorsque arrive la fin du voyage, à mettre au monde son enfant, Youssef, grâce à l’aide de ceux qui l’entourent, paysans comme elle ou intellectuels exilés de Léningrad, "gens du passé".
La connaissance de la société tatare
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Tatars de Kazan XIX siècle
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J’ai lu avec beaucoup de plaisir ce livre qui présente de nombreux centres d’intérêt, l’un d’entre eux, et pas des moindres, étant la connaissance du peuple Tatar, de ses coutumes, ses traditions, ses vêtements, mais aussi de ses croyances populaires, de sa langue aussi. Un curieux mélange entre la religion musulmane et les vestiges du paganisme se partage l’esprit de Zeilhouka. La maison et les bois sont peuplés d’esprits, parfois maléfiques, Chaïtane, Bitchoura, Chourale… qu’il faut apaiser par des offrandes. Ils règnent sur Zouleikha par la terreur. Entre Dieu tout puissant et ces petits êtres pas toujours bien disposés pour les humains, l'espace de liberté est restreint.
L’exil et le voyage
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La Rivière Angara issue du lac Baïkal
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Le livre se lit comme un roman d’aventures douloureuses, tragiques, qui relancent sans cesse l’intérêt du lecteur. Le long voyage d’exil de Kazan à la Sibérie et ses péripéties tiennent en haleine. Certaines scènes sont marquantes, effrayantes, comme celle où l’on assiste à la mort des centaines de passagers enfermés dans la cale du bateau qui sombre dans l’Angara. Le récit de la première année de colonisation où le petit groupe, abandonné sans provisions et sans outils, parvient à survivre pendant l’hiver sibérien et où Zouleikha nourrit son bébé de son sang est hallucinant.
Quant au style de l’écrivaine, il alterne entre de belles descriptions de la nature amples et lentes :
« Il regarde à travers ses paupières à demi fermées, la masse sombre de l’Angara, en contrebas. La débâcle avait commencé quelques jours plus tôt. Tout l’hiver, la rivière avait été effrayante, se cabrant en vagues gelées, se rapprochant de la butte. Puis, elle s’était mise à étinceler par endroits, des grosses taches grises étaient apparues, elle scintillait au soleil. Un jour, on avait entendu un grondement fracassant ; elle s’était brisée en panneaux de glace aux bords tranchants, d’une blancheur aveuglante, charriés par le courant. « Tu ne nous auras pas » s’était dit Ignatov en regardant la glace avancer rapidement, menaçante, sur la rivière gonflée. L’Angara s’était vite calmée, elle avait déjà avalé toute la glace. Elle était devenue plus sombre, aussi bleue et étincelante que l’été précédent. »
... et une écriture présentant une succession d’actions rapides, toutes au présent de narration, très visuelle, qui s’apparente à une écriture scénarique et rappelle la formation cinématographique de l’écrivaine :
« Un éclair déchire le ciel à travers tout l’horizon. Des nuées violettes se frottent les unes contre les autres, obscurcissent le jour. Le tonnerre éclate, grondant bas. Il ne pleut pas.
(…) et soudain - mes aïeux : l’horizon tangue, les vagues envoient leur écume de tout côté, les mouettes volent en flèche au-dessus du bateau, les matelots courent dans tous les sens comme des chats qui auraient la queue en feu. On n’entend pas les cris : le vent hurle trop fort. »
Ce tempo haletant crée des variations de rythme, une musique interne,
par rapport aux périodes descriptives plus longues, qui s’étirent
lentement.
Les personnages
Un portrait que rencontre souvent Zouleikha, celui d'un homme moustachu au regard sage....
Wolf Karlowitch Leibe et les gens du passé
Les gens du passé, ce sont les intellectuels considérés comme les ennemis du peuple. Sont-ils tellement prévisibles ? Sait-on à l'avance comment ils vont se comporter dans le roman ? Je ne sais pas, mais j'ai retrouvé avec plaisir des personnages que l'on peut rencontrer dans la littérature classique russe, preuve, peut-être, qu'à défaut d'être originaux, ils sont vrais !
Wolf Karlowitch Leibe, en particulier, est un personnage attachant. C'est un savant, professeur de médecine, dévoué à ses malades. Il vient en aide à Zouleikha et son enfant sans rien lui demander en échange et sans abuser d’elle. Est-il « trop bon »?
Que reproche-ton finalement à Gouzel Iakhina ? Une vision trop optimiste de la nature humaine ? Pourtant seules la bonté, la solidarité et l'entraide peuvent expliquer que tous les déplacés ne sont pas morts et qu'ils ont pu survivre au pire !
Depuis les violences de la révolution d'Octobre, le personnage s'est réfugié dans un monde à part, a glissé dans une sorte de folie douce qui le préserve du monde extérieur. Pour lui aussi la déportation va permettre de briser la coquille.
"Wolf Karlovitch vivait dans un oeuf.
La coquille avait grandi d'elle-même autour de lui, il y a de nombreuses années, peut-être même des décennies- Leibe ne prenait pas la peine de compter : le temps ne s'écoulait pas dans l'oeuf, et, par conséquent n'avait aucune importance....
Il s'avéra que l'oeuf était intelligent. Il laissait passer les sons et les scènes agréables au professeur, et bloquait définitivement tout ce qui aurait pu l'inquiéter peu ou prou. La vie devint soudain merveilleuse."
Zouleikha
C’est paradoxalement, quand elle perd sa liberté et est déportée que Zouleikha va secouer peu à peu - et non sans crainte, honte et remords - , le carcan imposé par son éducation et les préjugés religieux et sociaux qui font d’elle une femme esclave, considérée comme inférieure et qui n’a pas d’existence ou de valeur par elle-même.
Devenir une femme libre dans un goulag sibérien est donc une gageure assez osée réussie par l’auteure et qui semble avoir choqué certains critiques. La libération sexuelle associée à la métaphore du miel, sucre et lumière, douceur, plaisir, n’est d’ailleurs pas la seule forme que prend l’émancipation de Zouleikha. Elle se libère aussi de la crainte de Dieu, Allah ayant détourné les yeux des régions reculées où elle vit. Et les esprits n'existent pas. Elle va aussi choisir sa place au sein de la communauté et, après la fameuse scène de la mort de l’ours, devenir chasseuse, pourvoyeuse de gibier, rôle normalement dévolu à l’homme. Elle occupe ainsi une fonction essentielle dans la survie du groupe.
Si Zouleikha travaille toujours autant qu’avant, elle le fait en égalité avec les autres et dans l’affirmation de sa personnalité. Elle n’est plus « la poule mouillée », sobriquet dont l’affublait sa belle-mère, "la Goule". Zouleikha a ouvert les yeux !
Ivan Ignatov
Quant à Ivan Ignatov, c’est vrai, il n’est pas un de ces tortionnaires sadiques qui ont fait régner la terreur dans les goulags. L’originalité du roman et l’intérêt du personnage consistent justement en ce qu’il ne le soit pas ! Officier de l’armée rouge, luttant contre un pouvoir tsariste totalitaire, convaincu d’un avenir meilleur pour le peuple, il a cru à la Révolution. Certes, il a du sang sur les mains mais il a horreur de ce qu’on l’oblige à faire avec ce convoi. C’est un tourmenté, visité par les morts qu’il n’a pu sauver, il perd le sommeil mais aussi ses illusions quant au pouvoir stalinien et sombre dans l’alcool et la déchéance. Ce n’est pas un personnage lisse, la manière dont il traite parfois les femmes, ne le rend pas toujours sympathique. Mais jamais il n’abandonne les exilés qui sont sous sa responsabilité. Il cherche à les sauver par une organisation rigoureuse qui paraît parfois cruelle mais qui est indispensable pour la survie. Ce n’est donc pas un sadique mais un personnage tout à fait crédible dans sa sincérité et son idéalisme … un idéalisme qui ne survivra pas longtemps. En fait, commandant du convoi, chef de la colonie, il est aussi prisonnier que les autres, tombé en disgrâce pour s’être montré trop humain envers « ses » déportés.
Quant au désir, à l’amour, qu’il éprouve pour Zouleikha, il est vrai qu’il s’agit pour lui d’un rayon d’espoir dans cette noirceur. Cela en fait-il un « romantique », terminologie employée péjorativement selon la critique ? Ou tout simplement un être humain ?
L'amour : un thème primordial du roman
L’amour est un des grands thèmes du roman. Il est le grand vainqueur dans l’histoire de Zouleikha. C’est l’amour maternel qui lui permettra de sauver son bébé. Le sang dont elle le nourrit rappelle le symbole chrétien du pélican qui nourrit ses petits de son sang, image du Christ qui fait de même pour l’humanité. Je sais bien que Zouleikha est musulmane et je dois bien sûr me tromper sur cette symbolique mais j’ai parfois vu dans son histoire un parallèle avec l’histoire biblique : ainsi son accouchement sur les rives de l’Angara, comme Marie dans une grange, dans cette nature hostile et grandiose à la fois, au terme d’un voyage éprouvant. Enfin, pour libérer Youssef, le laisser partir et lui donner un avenir, il faudra, cette fois, l’amour du couple, du père et de la mère, Ivan devenant alors symboliquement le père de l’enfant en lui donnant son nom. On voit que le sens du roman dépasse la simple question de moralité ou d’immoralité.
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