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vendredi 1 avril 2022

Cracovie : Mine de sel de Wieliczka

Cracovie : Mine de sel de Wieliczka :  Lac salin

Il est très facile de se rendre à la mine de sel de Wieliczka située à une dizaine de kilomètres de Cracovie. Le touriste n'a que l'embarras du choix : une excursion organisée ou transport en mini-bus avec chauffeur. Plusieurs circuits sont proposés à l'entrée, selon votre forme physique. Les sportifs feront le parcours long. Mais pour parcourir la mine entièrement, il paraît qu'il faudrait une semaine.

La mine est exploitée depuis le XIII siècle mais le sel est récolté depuis cinq millénaires. Il fut la plus grande richesse des rois polonais d'où sa taille gigantesque, neuf niveaux, 30 km de galeries.

Ce que vous ne pouvez éviter, c'est la plongée aux Enfers, toute une volée d'escaliers, 390 marches pour atteindre - 64 m, dans laquelle vous perdez votre libre arbitre  ( S'arrêter ? Renoncer ? impossible !),  on a l'impression que c'est interminable,  descente qui vous plonge dans les entrailles de la terre. Heureusement, un défibrillateur vous attend à l'arrivée ( Je plaisante ... oui, le défibrillateur existe mais on y échappe en général !). Sachez, cependant que vous remonterez en ascenseur (ouf!) enfin si vous en trouvez un qui marche. (Je plaisante ! oui, il y en avait plusieurs en panne, mais, ça va, je suis là !)

En fait, la galerie la plus profonde descend jusqu'à - 327 m, mais le visiteur se contente de passer de - 64 à -135m sur trois niveaux et c'est bien suffisant ! Je m'attendais à un univers blanc, éclatant de gemmes irisées, je me suis retrouvée dans un monde noir (la terre colore le sel), perdue dans des longs couloirs interminables, étayés de rondins, et des passages en clair-obscur, persuadée de me retrouver nez à nez, à un moment ou à un autre, avec l'araignée du Seigneur des anneaux.  Mais non, ce n'est pas allé jusque-là !

Les différents niveaux : une idée de la profondeur (oui, je sais, cela ne rend pas)

La Chapelle Sainte Kinga : 54m de long, 18m de large, 12m de hauteur

Bref, après cette "légère" atteinte de claustrophobie, j'ai pu admirer ces lieux uniques, grandioses, fruits de la nature et du travail de l'homme. Car celui-ci ne s'est pas contenté de creuser des puits et des galeries mais il a façonné d'immenses salles, cathédrale illuminée de lustres salins, autels, il a sculpté des statues, des bas-reliefs, des scènes religieuses, historiques. On peut aussi voir, au passage, des scènes  retraçant le travail des mineurs.

 La chapelle de Sainte Kinga (Cunégonde), dédiée à la patronne des mineurs, est impressionnante par ses dimensions, sa longueur, sa hauteur de plafond, son pavage de dalles taillées dans le sel. Le dimanche, les mineurs et leur famille venaient assister à la messe. Des messes y sont toujours célébrées en particulier à la Noël et on peut assister à des concerts, l'acoustique étant excellente.

Chapelle Sainte Kinga (détail)

 La fuite en Egypte

Autel sculpté : Dieu , La Vierge






Les noces de Cana


La cène d'après Léonard de Vinci sculptée par le mineur Antoni Wyrobek (source)

Soutènement de bois : on a l'impression de voir un temple, vestige d'une civilisation antique

Le soutènement de bois n'est pas seulement utile mais témoigne d'une recherche esthétique

Transport de sel par l'homme


Le travail du cheval : écurie


Mécanisme pour transporter le sel à l'étage supérieur


jeudi 31 mars 2022

Isaac Bashevis Singer : Shosha

 

Varsovie 1939

Dans son roman Shosha, Isaac Bashevis Singer, écrivain né en Pologne et naturalisé américain, met beaucoup de lui-même dans son personnage principal  Arele (Aaron) Greidinger.

Le roman commence par la description de son enfance dans le quartier juif de Varsovie où a vécu l’écrivain, quartier pauvre mais plein de vie, où règne une joyeuse animation les jours de marché et dans les cours intérieures des immeubles, là tout le monde se connaît. Comme Isaac, Arele a un père rabbin, une mère, fille de rabbin, qui voit d’un mauvais oeil son fils fréquenter leurs voisins juifs d’un milieu social inférieur. Cette famille est pourtant un havre de paix et de joie pour l’enfant. Il se fait dorloter par la mère Bashele, femme au grand coeur, et aime d’un amour pur et intense la petite Shosha, une blondinette, simple d’esprit, souffreteuse, qui a du mal à apprendre à lire et qui voue au petit garçon une admiration sans bornes. Lorsque ses parents déménagent, pendant la guerre de 1914, Arele, est séparé de Shosha. Même s’il ne l’oublie pas, il ne la reverra pas avant cette promenade dans le quartier de son enfance en 1939. Il est accompagné de Betty, une actrice américaine pour qui il écrit une pièce. Le jeune écrivain, journaliste, philosophe, érudit, qui a étudié dès son enfance la Torah, fréquente les milieux intellectuels juifs de Varsovie. Nous savons que Isaac Singer, lui, a émigré dès 1935 aux Etats-Unis mais son personnage vit ces moments crépusculaires, dans l’attente de l’invasion de la Pologne, sous  l'ombre menaçante d’Hitler, sachant très bien que la mort se rapproche. Arele et ses amis, Haiml et Célia, Morris Feitelzohn ont de longues conversations philosophiques mais ils sont incapables d'agir. Certains, dont Aaron, auraient l’occasion de partir en Amérique, mais aucun ne s’y résout. Déni de la réalité ? Résignation devant la mort ? fatalisme ?  Pessimisme fondamental qui ne donne pas envie de lutter pour la vie ?

« J’avais rejeté quatre mille ans de judaïsme en échange d’une littérature dépourvue de sens, yiddishite, Feitelzhoniste. Il ne restait en tout et pour tout que ma carte de membre du Club des écrivains et quelques manuscrits sans valeur. Je m’arrêtai pour regarder les vitrines. Le massacre pouvait commencer d’un moment à l’autre -mais en attendant, on vous tentait avec des pianos, des voitures, des bijoux, des jolies robes du soir, des livres polonais récemment parus ainsi que que des traductions allemandes.(…)
Les hommes regardaient d’un oeil expert les jambes gainées de nylon, prometteuses de délices inaccessibles. Et moi, condamné comme tous les autres, je regardais aussi les hanches, les mollets, les seins, les gorges. La génération qui viendra après nous, me dis-je, s’imaginera que nous sommes  allés à la mort en nous repentant. On nous considèrera comme de saints martyrs, on récitera le Kaddish pour nous, et le « Dieu plein de miséricorde ». En réalité, chacun de nous mourra avec la même passion qu’il a mis à vivre. »

Arele qui a plusieurs maîtresses à la fois, choisit d’épouser la petite Shosha au grand dam de ses amis et de sa famille. Femme-enfant, Shosha représente pour lui la pureté. Singer veut-il dire que la pureté ne peut exister que si l'on reste un enfant ?  Est-elle l'apanage des simples d'esprit comme l'Idiot de Dostoiewsky ? L’amour d’Aaron est sincère mais celui-ci n’est pas exempt de doute au sujet de son mariage. Pourtant il devient plus responsable, refuse les aventures et veille sur Shosha comme s'il avait charge d'une enfant.

Je venais de commettre la pire folie de toute mon existence, et je n’en éprouvais aucun regret. Il faut dire que je n’en étais pas non plus fou de joie, comme le sont en général les gens amoureux. 

Le roman brasse de grandes idées : l’art, la littérature, la philosophie, l’existence de Dieu, la foi, l’athéisme, le péché, la religion, la politique. D’autres amis d’Aaron, Dora et Wolf, ayant confronté leur idéal communiste à la réalité stalinienne, sont désenchantés et sombrent dans le désespoir.
Arele, lui, s’est éloigné de la religion mais il doute. Il a rompu avec la tradition juive, ne suit pas les rites, mais les respecte quand il est avec des croyants. Et, en même temps, il critique les aspects rigides de sa religion. Il décrit une enfance faite d’interdits :

« Tout ce que j’avais envie de faire était défendu. Il ne m’était pas permis de peindre des personnages, parce que c’était une violation du deuxième commandement. Je ne pouvais pas dire un mot contre un autre petit garçon, c’était de la calomnie. Je ne pouvais pas inventer des histoires, c’étaient des mensonges. »

Et plus tard, Isaac Singer fait, à travers le frère d’Arele, le rabbin Moishe, une critique des règles figées, strictes, suivies par le rabbin, par exemple, celle, assez curieuse, de ne pas s’asseoir sur de la tiretaine (?), ou encore de ne pas s'asseoir à côté des femmes. Il décrit en Moishe un homme si rigide qu’il ne peut tout simplement pas être chaleureux envers les gens qui le reçoivent, toujours en train de redouter que le rite ne soit pas bien observé.

« Bashele avait l’intention d’inviter ma mère et Moishe soit à déjeuner, soit à dîner, mais ma mère me déclara sans détour qu’elle ne mangerait pas chez Bashele, parce que ni elle ni Moishe ne pouvaient être sûrs que ce qu’elle nous donnerait serait casher. »

Sa méfiance extrême envers tout étranger même juif, son intolérance et la conscience de sa prétendue supériorité de classe l’éloignent de son frère Arele.

« … Je crois en Dieu dit Arele à Shosha mais je ne crois pas qu’il se soit révélé et ait donné aux rabbins toutes ces règles mesquines qu’ils se sont empressés de multiplier de génération en génération. »

Dans l’épilogue, treize ans après, nous apprenons ce qui est arrivé à chacun de la bouche d’Arele qui vit à présent à NewYork. De cette conclusion se dégage un pessimisme amer. Et on le comprend ! Le livre a été écrit dans les années 1970, et après l’Holocauste, les millions de victimes de la seconde guerre mondiale, le carnage qui a ravagé toute la planète, Isaac Singer présente une philosophie désabusée, d’une lucidité glaçante  :

"Il m’était parfois arrivé de croire, ne serait-ce qu’une fois au libre arbitre, mais ce matin-là j’eus la certitude que l’homme était aussi libre de choisir que la montre à mon poignet ou la mouche posée sur le bord de ma soucoupe. Les forces qui faisaient agir Hitler et Staline, le pape, le rabbi de Gur, une molécule au centre de la terre, une galaxie à des millions d’années lumière de la Voie Lactée, étaient les mêmes. Des forces aveugles ? Des forces clairvoyantes ? Cela n’avait pas d’importance. Nous étions condamnés à jouer à nos petits jeux - puis à être écrasés."

Un roman riche, prenant, qui questionne et dérange !
 


mercredi 30 mars 2022

Honoré de Balzac : le cousin Pons

 

Le cousin Pons est publié en 1847 et fait partie des Scènes de la vie parisienne. Avec La cousine Bette, roman déjà lu au cours des LC initiées par Maggie, il appartient à la section intitulé Les cousins pauvres.

Le cousin Pons dans les rues de Paris

Le roman commence par un portrait de Sylvain Pons qui souligne à la fois sa laideur grotesque - qui explique qu’il n’ait jamais été aimé d’aucune femme même pas de sa mère- et son habillement, fidèle aux modes de l’an 1806, c’est à dire de l’Empire, donc inadapté à son temps. Quant au portrait moral, Pons est aussi bon, naïf et franc que la cousine Bette était méchante, menteuse et jalouse.
C’est aussi un homme aux goûts raffinés qui a une grande connaissance de l’art et qui, malgré son manque de fortune, en chinant chez les antiquaires durant toute sa vie, est parvenu à amasser, à petits prix, une belle collection de peintures et d’objets anciens précieux. Ce goût des beaux objets et de l’art, il le partage avec Balzac, qui n’a cessé toute au cours de sa vie, de s’endetter pour vivre dans le luxe.
Pourtant, le cousin Pons pourrait être heureux depuis qu’il a rencontré un ami, allemand, un homme simple et chaleureux, bon jusqu’à la crédulité, Schmucke. Les deux hommes s’aiment beaucoup. Ils partagent le même petit appartement. Ils sont musiciens et tous les deux travaillent dans le même théâtre mais Sylvain Pons a une faiblesse. Il est gourmand ou mieux encore gourmet ! Il apprécie la bonne chère et le vin goûteux, ce qui est, hélas, trop onéreux pour sa bourse, et qu’il ne peut trouver qu’à la table de riches bourgeois. Petite compensation à sa laideur et au manque d'amour qu'il a connu? Mais qui fera son malheur !
C’est pourquoi il se fait inviter par ses cousins éloignés, entre autres les Camusot de Marville, bourgeois anoblis, parvenus ambitieux, ignorants et peu instruits, qui le couvrent de sarcasmes et le traitent de « pique-assiette », le livrant ainsi à la risée de leurs domestiques. Le pauvre homme en souffre beaucoup et tombe malade.
Mais tout va changer quand on va apprendre que la collection de Pons fait de lui un homme riche. Tous ceux qui tournent autour de lui, logeuse, médecin, avocat, riche collectionneur, cousins qui se voient bien en héritiers, tous vont comploter contre lui pour hâter sa mort et mettre le grappin sur sa fortune.

La logeuse, madame Cibot et Pons

Ce roman de Balzac est particulièrement pessimiste, plus encore, je crois, que la cousine Bette. La pauvreté alliée à la laideur fait du personnage principal un paria dans une société âpre, avide au gain, sans idéaux. Les  pauvres ou les riches sont guidés par un intérêt commun, l’argent. Ils ne reculent devant aucun mensonge, aucune vilenie, aucune trahison et vont même jusqu’au crime, les uns pour ou contre les autres, pour arriver à leur fin.
D’habitude, Balzac dénonçait la corruption de l’argent et la soif d’honneurs et de dignité qui amènent aux pires compromissions dans la bourgeoise. Il le fait cette fois-ci aussi mais l’on s’aperçoit que toutes les classes sociales se comportent de la même manière et chacun à son niveau, espérant grimper dans l’échelle sociale. Hypocrisie, malhonnêteté, cruauté, rapacité ...  C’est finalement un portrait négatif et noir de tout le genre humain que nous présente Balzac.
Ce récit illustre le pouvoir de l’argent puisque dans cette société ce sont les gens qui n’ont ni l’intelligence du coeur, ni celle de l’esprit, qui surpassent ceux qui possèdent ces qualités. Les deux pauvres victimes, Pons surtout et Schmucke aussi, semblent livrés à leurs bourreaux pieds et poings liés et si Pons, a un sursaut de révolte, il est bien vite réprimé. J’avoue que j’ai éprouvé parfois de l’angoisse en lisant un roman aussi noir où nul espoir ne semble permis.
 

Madame Camusot de Marville

 

LC avec Maggie 

lundi 28 mars 2022

Kveta Legatova : La Belle de Joza


Eliska achève ses études en chirurgie, à Brno, en Moravie. Elle devient la maîtresse de Richard, son professeur d’université, marié et père de deux enfants, qui l’a prise comme stagiaire à l’hôpital. Jusque-là rien que de banal. Mais nous sommes en guerre et le pays est occupé par les Allemands aussi lorsque Richard lui propose de transmettre du courrier clandestin à des résistants, elle accepte. Bientôt, menacée elle-même par la Gestapo, elle est obligée de fuir. Son ami Slavek lui propose de disparaître en épousant Joza, ( Joseph Janda), un patient qu’elle a soigné à l’hôpital et qui repart dans ses montagnes. Il vit dans un petit village reculé, Zelary, ignoré par la guerre, du moins momentanément. Manifestement Joza  est amoureux d’elle, ébloui par cette jolie et brillante médecin ! Il n’en est pas de même d’Eliska qui le juge laid, frustre, inculte, et pour tout dire un peu demeuré mais elle accepte car elle n’a pas le choix.

La découverte de sa nouvelle vie est d’abord pour Eliska devenue Hanna, une épreuve assez rude.  Se retrouver dans une maison sans eau et sans électricité pour une citadine est assez éprouvant. C’est ainsi qu’était la Lozère quand j’étais enfant, et, effectivement, c’était assez perturbant quand on venait de la ville. Observer les moeurs de la campagne, les femmes battues ou celle en train d’accoucher, abandonnée, toute seule, dans l’étable, les ivrognes du samedi qui se tapent dessus, est un choc. Le paysage aussi est parfois sinistre et lui fait peur surtout quand elle se perd dans la nuit.  On est loin du retour à la Nature idyllique et à l’idéalisation du milieu rural de Giono et pourtant…
Et pourtant, elle découvre aussi beaucoup de points positifs qu’elle ne pourra apprécier qu’en se défaisant peu à peu de ses habitudes de vie et de pensée et de son sentiment de supériorité.
"Le monde de l'âme humaine, avec ses deux pôles irréconciliables, tournait ici comme une roue de moulin".
Et pourtant… contre tout attente un sentiment complexe, va naître entre Eliska-Hannah et Joza. Elle prend conscience que sous l’aspect frustre se cache un homme tendre, attentionné, paisible, qui ne lui fera jamais du mal mais au contraire écartera d’elle tout désagrément. L’amour naît.

"J’effleurai en pensée la question de notre amour réciproque.
« Amour » est le mot le plus mal considéré du vocabulaire.
On peut presque tout nommer ainsi. Toutes les convoitises, les habitudes égoïstes, l’envie, et même la haine et l’arrogance.
Ma relation à Joza méritait un examen.
Elle était indicible. Du moins elle n’était pas simple. C’était de l’amitié, de la tendresse, de la compassion, mais aussi de l’angoisse et du désespoir.
Tout cela formant une soudure infrangible. »


Elle apprend à se satisfaire de plaisirs simples, du contact avec les animaux, le chien Azor, le chat abandonné, le veau nouvellement né, de la contemplation de la Nature.

" Joza me taillait une louche en bois. Son travail était lent, appliqué, propre.
Une louche en bois.

Mon souhait frivole, somptueux, accessible.
Les chercheurs de trésors commettent une funeste erreur en regardant au loin. C’est là le lieu de la perdition.
(…)
Joza, commençais-je d’une voix à peine audible.
Il interrompit son travail et leva la tête.
-Regarde les feuilles.
Il posa la louche et vint s’asseoir à côté de moi.
Les feuilles ne tournoyaient que pour nous deux.
Nous les avons regardées une bonne heure durant."


Elle se lie d’amitié aussi avec les familles voisines qui l’entourent et même l’adoptent comme une des leurs. Et surtout, la jeune femme cultivée, instruite, s’aperçoit qu’elle peut apprendre beaucoup des autres, de Zéna qui l’initie à la cuisine, aux travaux manuels auxquels elle prend un réel plaisir, de Lucka, la guérisseuse, une vieille femme à priori assez revêche, qui lui apprend beaucoup sur son métier et qui a acquis par empirisme une supériorité sur elle grâce à sa sagacité et à un sens de l’observation particulièrement aiguisé. Tous ses préjugés sociaux tombent et lorsqu’elle revient à la ville, c’est elle qui passe par folle quand elle fait part de sa nouvelle vision des choses

« Plus tard, j’appris en lisant mes dossiers que j’avais traité mes collègues des pseudo-savants et que je leur avais donné en exemple une villageoise qu’ils n’avaient jamais vue de leur vie. Je les avais aussi accusés de mépriser un homme qu’ils ne connaissaient pas non plus, leur avait reproché leur fatuité et leur manque de respect pour l’humanité, sans même expliquer ce que j’entendais pas là et j’avais rappelé à certains qu’ils n’avaient réussi son examen qu’avec justesse. »

Ce petit livre, rapide et court est un grand plaisir de lecture. On se sent concerné et ému par les personnages et leur histoire en le lisant !  La fin est empreinte de mélancolie. Un belle découverte !


Kveta Legatova source

Kveta Legátová, de son vrai nom Vera Hofmanova, est née en Moravie en 1919. Elle étudie le tchèque et l’allemand à Brno avant la guerre, puis les maths et la physique. Devenue enseignante, elle est affectée dans des zones de montagnes par les autorités communistes, qui voient en elle un « cas problématique ». Au lycée, elle écrit déjà de courtes pièces radiophoniques et poursuit cette activité jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, mais c’est avec la parution de La Belle de Joza (Noir sur Blanc, 2008) et de Ceux de Želary (Prix national tchèque de littérature) que Kveta Legátová connaît un succès foudroyant


Aifelle       Marilyn     Kathel


dimanche 27 mars 2022

Cracovie : Le château de Wawel, appartements royaux

Cracovie  : Le château de Wawel (Wiki)



Le château de Wawel (vu de l'esplanade)

La colline de Wawel, son château et sa cathédrale, ont été pendant des siècles le siège du pouvoir royal et religieux de la Pologne, Cracovie étant la capitale.  C'est là que les rois étaient sacrés, c'est là aussi qu'ils étaient inhumés. Lorsque le roi Sigismond III Vasa décide de transférer la capitale à Varsovie en 1596, la famille royale et tous les grands noms qui illustrèrent l'Histoire de la Pologne continuent de se faire enterrer dans la cathédrale du château.


Le château de Wawel et cathédrale

Le premier château médiéval date du XI ème siècle, puis Casimir III le Grand en fit une puissante forteresse gothique au XIV siècle, détruite en partie par un incendie en 1499.  C'est Sigismond I le Vieux de la dynastie des Jagellon et son épouse la reine Bona issue de la puissante famille des ducs de Milan, les Sforza, qui firent édifier le château Renaissance au début du XVI siècle. L’influence de Bona aussi bien au point de vue économique et artistique transforma le château et au-delà, Cracovie et la Pologne.  Elle fit venir les premiers artistes toscans à la cour du roi de Pologne :  les architectes italiens Francesco Florantino et et Bartolomeo Berrecci qui réalisèrent le château de la Renaissance tel qu'on peut l'admirer aujourd'hui. 

Bona Sforza , reine de Pologne, de Matejko

L'aile nord subit un nouvel incendie en 1595 et Sigismond III avant de quitter Varsovie confia la restauration à un autre artiste italien Giovanni Trevano.

Malgré les destructions, les pillages, les ravages dus aux différents occupants du pays au cours des siècles, Russes, Prussiens, Autrichiens, Suédois et nazis, le château a été restauré et a pu retrouver sa splendeur passée. 


Cracovie Château de Wawel : Cour intérieure de style renaissance

Château de Wawel Cour Renaissance : détail (Wikipédia)

Il y a plusieurs musées à visiter dans le château. Entre deux confinements, nous étions en juin 2021,  tous ne semblaient pas ouverts. Je vous amène dans celui des appartements royaux.

Ce sont, avant tout, les tapisseries de Flandres du XVI siècle qui font la richesse de ce château. Sur les  360 pièces acquises par les Jagellon, seules 136 tapisseries ont survécu. Elles sont l'oeuvre de Willem Tons et Michel Van Coxie et illustrent des scènes de l'Ancien testament comme le Déluge, l'arche de Noé, Adam et Eve dans le jardin d'Eden, la construction de la tour de Babel. 


Accès aux appartements royaux


Cracovie : le château de Wawel : la salle du trône


Château de Wawel : salle des oiseaux (wiki)

 
Château de Wawel : chambre de Vasa (wiki)

Tapisserie : thème ancien testament le Déluge


Le Déluge (détail)  


Noé et ses fils construisant l'arche

L'arche de Noé

Le bonheur du Paradis, atelier de Jan de Kempeneers  vers 1555


 

 

Porte Renaissance

mercredi 23 mars 2022

Gouzel Iakhina : Zouleikha ouvre les yeux

 

Gouzel Iakhina 

  

Zouleikha ouvre les yeux est le premier roman d’une jeune écrivaine d’origine tatare, Gouzel Iakhina. Elle est née à Kazan où elle a fait des études universitaires à l’université d’état tatare. Elle est diplômée du département de scénarisation de l'École de cinéma de Moscou et a participé à l’écriture de scénarios. À partir de 1999, elle vit à Moscou, travaille dans le domaine des relations publiques de la publicité. Elle publie son premier roman Zouleikha ouvre les yeux en 2015.
 

Je m'étais dit que j'allais faire court pour parler de ce roman que j'ai beaucoup aimé et ceci d'autant plus qu'il a été largement commenté dans nos blogs. Merci à Aifelle, Ingammic et Nathalie qui m'ont donné envie de le lire. 

 

 

 

Les critiques négatives 

Le kremlin de Kazan, première étape de l'exil

"Les petites flèches pointues du Kremlin ont l'air d'être en sucre."

Bref ! je voulais faire court mais j'ai lu des critiques négatives envers ce roman, et, en admettant que je les ai bien comprises (traduction du russe), alors voilà, j'ai fait long ! j'ai essayé d'y répondre !  Et encore je me suis limitée!

Dans son pays, en effet, le livre n’a pas fait obligatoirement l’unanimité chez les critiques : on lui reproche d’avoir créé des personnages trop attendus : les intellectuels sont trop prévisibles, « trop bons », comme le docteur Wolf Karlowitch Leibe  et le jeune et beau commandant du convoi, Ivan Ignatov, trop « romantique ».

Certains jugent que l’auteure a édulcoré l’horreur de la vie des déportés dans ces camps, des travaux forcés, des maltraitances. 

D’autres se scandalisent de l’immoralité du livre car Zouleikha devient la maîtresse d’Ignatov et son fils Youssef prend le patronyme de l’assassin de son père.

Mais malgré ces critiques négatives le roman a reçu des prix prestigieux, preuve qu'il a été largement reconnu  : Le prix du Grand Livre (Bolchaïa Kniga ) et le prix d’Iasnaïa Poliana (nom de la maison de Tolstoï).

Le récit

A bas les Koulaks

Zouleikha ouvre les yeux débute en 1930, période où le gouvernement soviétique décide de la dékoulakisation des paysans, réforme qui vise les propriétaires terriens, les Koulaks,  riches et moins riches. Ils sont dépossédés de leur terre et déportés ou plutôt « déplacés », c’est le mot administratif politiquement correct, vers les régions isolées et sauvages de Sibérie pour défricher des terres et travailler en collectivité. La dékoulakisation a fait plus de quatre millions de morts.

La jeune Tatare Zouleikha est mariée à 15 ans à un vieil homme, Mourtaza, qui la fait travailler comme un bête de somme et utilise son corps comme objet sexuel. Elle est maltraitée par la mère de son mari qui la considère comme sa servante et la méprise. Soumise, elle ne remet pas en cause l’ordre établi, la supériorité des hommes, l’obéissance à son mari et sa belle mère, selon la stricte éducation qu’elle a reçue de sa mère. Lorsque les Rouges envahissent son village pour prendre la terre aux paysans, son mari est tuée par le bolchévik Ignatov, sa belle-mère, malade et aveugle, abandonnée, et elle, amenée en déportation. C’est le début d’un long, terrible et épuisant voyage, la faim, la maladie, le froid, le manque d’hygiène et d’intimité, faisant de nombreuses victimes. Enceinte, elle, si fragile, si petite, va parvenir à survivre et, lorsque arrive la fin du voyage, à mettre au monde son enfant, Youssef, grâce à l’aide de ceux qui l’entourent, paysans comme elle ou intellectuels exilés de Léningrad, "gens du passé".

La connaissance de la société tatare 

Tatars de Kazan XIX siècle
 

J’ai lu avec beaucoup de plaisir ce livre qui présente de nombreux centres d’intérêt, l’un d’entre eux, et pas des moindres, étant la connaissance du peuple Tatar, de ses coutumes, ses traditions, ses vêtements, mais aussi de ses croyances populaires, de sa langue aussi. Un curieux mélange entre la religion musulmane et les vestiges du paganisme se partage l’esprit de Zeilhouka. La maison et les bois sont peuplés d’esprits, parfois maléfiques, Chaïtane, Bitchoura, Chourale… qu’il faut apaiser par des offrandes. Ils règnent sur Zouleikha par la terreur. Entre Dieu tout puissant et ces petits êtres pas toujours bien disposés pour les humains, l'espace de liberté est restreint.

L’exil et le voyage

La Rivière Angara issue du lac Baïkal

 Le livre se lit comme un roman d’aventures douloureuses, tragiques, qui relancent sans cesse l’intérêt du lecteur. Le long voyage d’exil de Kazan à la Sibérie et ses péripéties tiennent en haleine.  Certaines scènes sont marquantes, effrayantes, comme celle où l’on assiste à la mort des centaines de passagers enfermés dans la cale du bateau qui sombre dans l’Angara. Le récit de la première année de colonisation où le petit groupe, abandonné sans provisions et sans outils, parvient à survivre pendant l’hiver sibérien et où Zouleikha nourrit son bébé de son sang est hallucinant.

Quant au  style de l’écrivaine, il  alterne entre de belles descriptions de la nature amples et lentes :

« Il regarde à travers ses paupières à demi fermées, la masse sombre de l’Angara, en contrebas. La débâcle avait commencé quelques jours plus tôt. Tout l’hiver, la rivière avait été effrayante, se cabrant en vagues gelées, se rapprochant de la butte. Puis, elle s’était mise à étinceler par endroits, des grosses taches grises étaient apparues, elle scintillait au soleil. Un jour, on avait entendu un grondement fracassant ; elle s’était brisée en panneaux de glace aux bords tranchants, d’une blancheur aveuglante, charriés par le courant. « Tu ne nous auras pas » s’était dit Ignatov en regardant la glace avancer rapidement, menaçante, sur la rivière gonflée. L’Angara s’était vite calmée, elle avait déjà avalé toute la glace. Elle était devenue plus sombre, aussi bleue et étincelante que l’été précédent. »

... et une écriture présentant une succession d’actions rapides, toutes au présent de narration, très visuelle, qui s’apparente à une écriture scénarique et rappelle la formation cinématographique de l’écrivaine :

« Un éclair déchire le ciel à travers tout l’horizon. Des nuées violettes se frottent les unes contre les autres, obscurcissent le jour. Le tonnerre éclate, grondant bas. Il ne pleut pas.

(…) et soudain - mes aïeux : l’horizon tangue, les vagues envoient leur écume de tout côté, les mouettes volent en flèche au-dessus du bateau, les matelots courent dans tous les sens comme des chats qui auraient la queue en feu. On n’entend pas les cris : le vent hurle trop fort. »

Ce tempo haletant crée des variations de rythme, une musique interne, par rapport aux périodes descriptives plus longues, qui s’étirent lentement

Les personnages

 


 Un portrait que rencontre souvent Zouleikha, celui d'un homme moustachu au regard sage....
 
Wolf Karlowitch Leibe  et les gens du passé

Les gens du passé, ce sont les intellectuels considérés comme les ennemis du peuple.  Sont-ils tellement prévisibles ? Sait-on à l'avance comment ils vont se comporter dans le roman ? Je ne sais pas, mais  j'ai retrouvé avec plaisir  des personnages que l'on peut rencontrer dans la littérature classique russe, preuve, peut-être, qu'à défaut d'être originaux, ils sont vrais !

Wolf Karlowitch Leibe, en particulier, est un personnage attachant. C'est un savant, professeur de médecine,  dévoué à ses malades. Il vient en aide à Zouleikha et son enfant sans rien lui demander en échange et sans abuser d’elle. Est-il « trop bon »?  

Que reproche-ton finalement à  Gouzel Iakhina ? Une vision trop optimiste de la nature humaine ? Pourtant seules la bonté, la solidarité et l'entraide peuvent expliquer que tous les déplacés ne sont pas morts et qu'ils ont pu survivre au pire !

Depuis les violences de la révolution d'Octobre, le personnage s'est réfugié dans un monde à part, a glissé dans une sorte de folie douce qui le préserve du monde extérieur.  Pour lui aussi la déportation va permettre de briser la coquille.

"Wolf Karlovitch vivait dans un oeuf.

La coquille avait grandi d'elle-même autour de lui, il y a de nombreuses années, peut-être même des décennies- Leibe ne prenait pas la peine de compter  : le temps ne s'écoulait pas dans l'oeuf, et, par conséquent n'avait aucune importance....

Il s'avéra que l'oeuf était intelligent. Il laissait passer les sons et les scènes agréables au professeur, et bloquait définitivement tout ce qui aurait pu l'inquiéter peu ou prou. La vie devint soudain merveilleuse."

Zouleikha

C’est paradoxalement, quand elle perd sa liberté et est déportée que Zouleikha va secouer peu à peu - et non sans crainte, honte et remords - , le carcan imposé par son éducation et les préjugés religieux et sociaux qui font d’elle une femme esclave, considérée comme inférieure et qui n’a pas d’existence ou de valeur par elle-même. 

Devenir une femme libre dans un goulag sibérien est donc une gageure assez osée réussie par l’auteure et qui semble avoir choqué certains critiques. La libération sexuelle associée à la métaphore du miel, sucre et lumière, douceur, plaisir, n’est d’ailleurs pas la seule forme que prend l’émancipation de Zouleikha. Elle se libère aussi de la crainte de Dieu, Allah ayant détourné les yeux des régions reculées où elle vit. Et les esprits n'existent pas. Elle va aussi choisir sa place au sein de la communauté et, après la fameuse scène de la mort de l’ours, devenir chasseuse, pourvoyeuse de gibier,  rôle normalement dévolu à l’homme. Elle occupe ainsi une fonction essentielle dans la survie du groupe.

 Si Zouleikha travaille toujours autant qu’avant, elle le fait en égalité avec les autres et dans l’affirmation de sa personnalité. Elle n’est plus « la poule mouillée », sobriquet dont l’affublait sa belle-mère, "la Goule". Zouleikha a ouvert les yeux !

Ivan Ignatov

Quant à Ivan Ignatov, c’est vrai, il n’est pas un de ces tortionnaires sadiques qui ont  fait régner la terreur dans les goulags. L’originalité du roman et l’intérêt du personnage consistent justement en ce qu’il ne le soit pas ! Officier de l’armée rouge, luttant contre un pouvoir tsariste totalitaire, convaincu d’un avenir meilleur pour le peuple, il a cru à la Révolution. Certes, il a du sang sur les mains mais il a horreur de ce qu’on l’oblige à faire avec ce convoi. C’est un tourmenté, visité par les morts qu’il n’a pu sauver, il perd le sommeil mais aussi ses illusions quant au pouvoir stalinien et sombre dans l’alcool et la déchéance. Ce n’est pas un personnage lisse, la manière dont il traite parfois les femmes, ne le rend pas toujours sympathique. Mais jamais il n’abandonne les exilés qui sont sous sa responsabilité. Il cherche à les sauver par une organisation rigoureuse qui paraît parfois cruelle mais qui est indispensable pour la survie. Ce n’est donc pas un sadique mais un personnage tout à fait crédible dans sa sincérité et son idéalisme … un idéalisme qui ne survivra pas longtemps. En fait, commandant du convoi, chef de la colonie, il est aussi prisonnier que les autres, tombé en disgrâce pour s’être montré trop humain envers « ses » déportés. 

Quant au désir, à l’amour, qu’il éprouve pour Zouleikha, il est vrai qu’il s’agit pour lui d’un rayon d’espoir dans cette noirceur. Cela en fait-il un « romantique », terminologie employée péjorativement  selon  la critique ? Ou tout simplement un être humain ?

L'amour : un thème primordial du roman

L’amour est un des grands thèmes du roman. Il est le grand vainqueur dans l’histoire de Zouleikha. C’est l’amour maternel qui lui permettra de sauver son bébé. Le sang dont elle le nourrit rappelle le symbole chrétien du pélican qui nourrit ses petits de son sang, image du Christ qui fait de même pour l’humanité. Je sais bien que Zouleikha est musulmane et je dois bien sûr me tromper sur cette symbolique mais j’ai parfois vu dans son histoire un parallèle avec l’histoire biblique : ainsi son accouchement sur les rives de l’Angara, comme Marie dans une grange, dans cette nature hostile et grandiose à la fois, au terme d’un voyage éprouvant. Enfin, pour libérer Youssef, le laisser partir et lui donner un avenir, il faudra, cette fois, l’amour du couple, du père et de la mère, Ivan devenant alors symboliquement le père de l’enfant en lui donnant son nom. On voit que le sens du roman dépasse la simple question de moralité ou d’immoralité.

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