Pages

mercredi 4 septembre 2024

Marcel Proust : Le côté de Guermantes ou la fin de l'illusion (1)


 "Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au contraire, ce qui, sur la fin — car le duc et le général ne cessèrent plus de parler généalogies — sauvait ma soirée d’une déception complète. Comment n’en eussé-je pas éprouvé une jusqu’ici ? Chacun des convives du dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l’avais seulement connu et rêvé à distance, d’un corps et d’une intelligence pareils ou inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m’avait donné l’impression de plate vulgarité que peut donner l’entrée dans le port danois d’Elseneur à tout lecteur enfiévré d’Hamlet. Sans doute ces régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure, formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n’y subsistaient que comme la cause dans l’effet, c’est-à-dire peut-être possibles à dégager pour l’intelligence, mais nullement sensibles à l’imagination."

 

Le côté de Guermantes ou la fin de l’illusion
 
Singer Sargant

Le côté de Guermantes, le troisième volume de La Recherche du temps perdu, fait pendant au premier volume Du côté de chez Swann, tous deux constituant les deux directions des promenades que le jeune Marcel faisait avec ses parents à Combray. L’un, du côté de la  Vivonne et des nénuphars, représentait la grande noblesse, le château de Guermantes et l’image de la duchesse et des rêves de Marcel; l’autre, du côté des aubépines en fleurs, menait à la propriété de Swann alors ami de ses parents où il aperçoit pour la première fois Gilberte Swann.

Dans Le côté de Guermantes, nous apprenons le déménagement à Paris des parents de Marcel dans un appartement loué par la duchesse de Guermantes qui devient ainsi leur voisine. Ce volume est consacré à la famille de Guermantes : la duchesse Oriane a épousé le duc Basin de Guermantes. Celui-ci a pour frère, Palamède de Guermantes, qui porte le titre de baron Charlus. Robert de Saint Loup est leur neveu. Lui-même est fils de Madame de Marsantes, soeur de Basin et de Palamède. Madeleine, marquise de Villeparisis, est la tante de Basin et de Palamède et la grand-tante de Saint Loup. Enfin, la princesse et le prince de Guermantes sont leurs cousins.

Dans le premier volume Du côté de chez Swann, nous avons appris que Marcel, à Combray, amoureux du nom des Guermantes plus que de la duchesse elle-même, a bien du mal à faire coïncider le rêve et la réalité, le mystère, la noblesse, la couleur et la sonorité du Nom au personnage physique somme toute assez terre à terre d’Oriane !
Pourtant, il en tombe amoureux quand il la revoit à l’opéra, dans toute la magnificence de sa toilette, avec son charme de grande dame pleine d’assurance et d’aisance, courtisée par tous. 

Ensuite, il apprend à la connaître d’abord dans le salon de la marquise de Villeparisis puis, quand elle l’invite chez elle, à l’hôtel Guermantes.  C’est l’occasion pour Marcel, débarrassé de ces illusions, de voir les Guermantes tels qu’ils sont et de souligner leur morgue, toujours assortie d’une politesse exemplaire qui écrase celui à qui il s’adresse, leur affectation de simplicité, mais aussi leur médiocrité intellectuelle, l’esprit tant vanté d’Oriane de Guermantes reposant souvent sur des connaissances superficielles et toujours sur la méchanceté et le mépris. 

"Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus : « Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l’affectation de simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques." 

On sent que Marcel, entré dans l’âge adulte, se place désormais en observateur et maintient une distanciation par rapport à ceux qu’il observe.  Il occupe la position de l’écrivain. 

Ainsi ce dialogue entre Oriane et Basin, à propos de madame de Cambremer dont le le duc a imposé la présence à Oriane et qui traite la grosse dame de vache. Le duc proteste, complice, affirmant que non, elle ne ressemble pas à une vache ! Tous les deux nous offrent l’image d’une scène de comédie mondaine où l’esprit de la duchesse fuse mais dont les personnages ne sortent pas grandis :
 

"Il savait que la verve de sa femme avait besoin d’être stimulée par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c’est ainsi que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait naïvement pour l’aider, sans en avoir l’air, à réussir son tour, comme, dans un wagon, le compère inavoué d’un joueur de bonneteau.
— Je reconnais qu’elle n’a pas l’air d’une vache, car elle a l’air de plusieurs, s’écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j’étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j’allais. D’un côté, j’avais envie de lui répondre : « Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relation avec moi puisque tu es un troupeau de vaches », et d’autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j’ai fini par croire que votre Cambremer était l’infante Dorothée qui avait dit qu’elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j’ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches. …. "

 

Superficialité aussi quand il s’agit de traiter de fait politique ou social, à propos de l’affaire Dreyfus :
 

"— En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de son île ! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent. Tout le monde éclata de rire. « Vous avez entendu le mot d’Oriane ? demanda vivement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. — Oui, je le trouve très drôle. "
 

Elle ne manque d’ailleurs pas d’audace et même de panache. Ainsi lorsque recevant le Grand-Duc de Russie, elle s’écrie :   « Eh bien ! Monseigneur, il paraît que vous voulez faire assassiner Tolstoï ? »

Au cours de ces rendez-vous mondains Proust a donc le temps d’observer cette classe noble qu’il a longtemps admirée et idéalisée mais dont la fréquentation tue l'imagination. J’ai parfois trouvé fort long ces interminables conversations qui multiplient les exemples des traits d’esprit de la duchesse qui me paraissent surtout être du niveau de la médisance et des ragots. Chaque exemple est d’ailleurs intéressant mais l’ensemble m’a paru répétitif. J'en ai eu par dessus la tête de ces conversations généalogiques à n'en plus finir qui témoignent de la vanité de la mondanité. A force de lire sur des gens inintéressants, même si le texte est forcément bien écrit ( Bien sûr, c'est Proust !), j'ai fini par m'ennuyer. Et même si j'admire la finesse d'analyse de l'écrivain, je ne peux m'empêcher de penser qu'il se répète et que le livre gagnerait à être élagué !  J'ai souffert pendant les mille pages de cette lecture en mauvaise compagnie !  Les Guermantes !! Et oui,  je préfère quand Proust écrit sur la nature ou sur l'Art avec une si belle précision et tant de poésie, d'originalité et de justesse!



Les chaussures rouges
 
James Abott Whistler


Cette prise de conscience de Marcel Proust va culminer sur une scène brillante mais cruelle, d’une tristesse affligeante, où le duc et la duchesse vont révéler d’une manière irrémédiable leur égoïsme, leur superficialité, leur sècheresse d’esprit, leur vacuité, traits de caractère qui caractérisent cette classe sociale. C’est la scène si connue que j’appelle des chaussures rouges dans laquelle nous voyons Swann dont la duchesse se dit l'amie, refuser de partir à Venise avec elle et lui expliquer qu'il est malade et qu'il va mourir :

— Qu’est-ce que vous me dites là ? s’écria la duchesse en s’arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d’incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.

— Ce serait une plaisanterie d’un goût charmant, répondit ironiquement Swann. (...)

Mme de Guermantes s’avança décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s’écria d’une voix terrible : « Oriane, qu’est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges. » (...)

 La duchesse remonta dans sa chambre. « Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d’eux, mais ils ont du bon tout de même. Sans moi, Oriane allait dîner en souliers noirs. »

— Ce n’est pas laid, dit Swann, et j’avais remarqué les souliers noirs, qui ne m’avaient nullement choqué.

— Je ne vous dis pas, répondit le duc, mais c’est plus élégant qu’ils soient de la même couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle n’aurait pas été plutôt arrivée qu’elle s’en serait aperçue et c’est moi qui aurais été obligé de venir chercher les souliers. J’aurais dîné à neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant doucement, allez-vous-en avant qu’Oriane ne redescende. Ce n’est pas qu’elle n’aime vous voir tous les deux. Au contraire c’est qu’elle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore là, elle va se remettre à parler, elle est déjà très fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J’ai très mal déjeuné ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrée sauce béarnaise, mais malgré cela, je ne serai pas fâché du tout, mais du tout, de me mettre à table. Huit heures moins cinq ! Ah ! les femmes ! Elle va nous faire mal à l’estomac à tous les deux. Elle est bien moins solide qu’on ne croit. Le duc n’était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l’intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu’après nous avoir éconduits gentiment, il cria à la cantonade et d’une voix de stentor, de la porte, à Swann qui était déjà dans la cour :
— Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous !"

 

 


 

1088 pages dans la collection de poche

mardi 3 septembre 2024

Michelle Salter : les ombres de Big Ben et Johana Gustawsson : L’île de Yule

 

Michelle Salter : les ombres de Big Ben, une enquête d’Iris Woodmore

Un petit polar anglais avec un titre bien joli, les ombres de Big Ben, et peut-être plus accrocheur que l’original, de quoi tourner la tête aux lecteurs français. Mais si l’on sait que le titre anglais The Suffragette’s daughter laisse pour ainsi dire Big Ben dans les oubliettes, alors l’on est plus proche de la vérité. Oui, l’héroïne, la journaliste Iris Woodmore, est bien la fille d’une suffragette morte noyée dans la Tamise après une action téméraire et illégitime. Et si le terme de suffragette évoque pour vous la légèreté et la frivolité de ces femmes instruites ( de la bourgeoisie aisée et parfois du milieu ouvrier) qui réclamaient le droit de vote, femmes que, bien entendu, l’on ne pouvait pas prendre au sérieux, du moins c’est ainsi qu’on les présentait,  et bien détrompez-vous ! 

Et c’est justement ce qui m’a le plus plu dans le roman !  La découverte des différents mouvements, du plus pacifique au plus activiste, et des représailles que subissaient ces femmes qui avaient le courage de s’attaquer à la domination masculine : humiliations, coups, prison… La mère d’Iris s’est noyée dans la Tamise après une manifestation de suffragettes qui a tourné mal. C’est du moins ce que croit sa fille.

Le roman commence par un prologue qui se se passe en 1914 et concerne une mystérieuse femme qui fuit une danger tout aussi mystérieux dans le plus pur style Wilkie Collins ! Puis nous retrouvons Iris après la guerre. La jeune fille découvre en interrogeant un témoin, non loin de Big Ben ( et oui, quand même ! ) que sa mère ne s’est pas noyée accidentellement mais qu’elle a sauté volontairement dans le fleuve. Pourquoi ? Est-ce qu’elle a été contrainte ? La police était-elle à ses trousses? Ce sont les questions d’Iris Woodmore et elle décide d’enquêter sur cette mort suspecte. Mais ses investigations lui font découvrir  bien d’autres mystères, une disparition, jusqu’à ce qu’un crime ait lieu dans la riche demeure de Lady Timpson à Crookam Hall. Mais je ne vous en dis pas plus!
 

Le roman n’a pourtant pas le charme d’un Wilkie Collins, il n’est pas assez complexe et approfondi au niveau  de la description de la société et de l’intrigue dont la résolution m’a un peu déçue. Mais il est bien agréable à lire.

L’île de Yule de Johana Gustawsson



Le récit se déroule dans l’île de Yule, près de Stockholm. C’est une île résidentielle recherchée pour son calme, loin des touristes et de la foule. Ceux qui y vivent doivent prendre le bateau pour aller travailler et faire leurs courses. Il n’y a  aucune épicerie, aucun hôtel. Pourtant l’endroit a bénéficié d’une triste publicité. C’est là qu’a été découvert le corps d’une jeune fille pendue à un arbre du manoir Gussman après avoir été torturée. L’assassin n’a pas été retrouvé malgré l’enquête menée par le commandant Karl Rosen. Aussi quand Emma se présente chez les Gussman en tant qu’experte en art pour procéder à l’inventaire des biens de la famille, elle n’en mène pas large. Les Gusmann ne respirent pas la cordialité, c’est le moins que l’on puisse dire, et l’ambiance est plutôt glaciale. D’ailleurs, le propriétaire lui impose des horaires stricts pour éviter de la croiser. Heureusement, le seul café du coin est occupé par une jeune femme chaleureuse, Anneli, et  Emma fait aussi la connaissance de la sympathique Lotta, la conductrice de la navette maritime, et de  Bjorn Petterson qui sert d’intendant aux Gussman comme l’a fait sa famille auparavant. Mais, quelque temps après son arrivée, une autre jeune fille est retrouvée dans la mer et Karl Rosen s’aperçoit bien vite que ce crime a beaucoup de ressemblances avec le précédent.
La lecture est plaisante et pique la curiosité. L’écrivaine crée un atmosphère particulière, étrange, autour de ces crimes mais aussi autour de ce petit garçon qui habite la maison mais semble opprimé par une mère exigeante et peut-être folle ? Et qui est cette Viktoria, la bonne, qui est une femme courageuse mais qui fuit son mari et semble être prisonnière de cette grande maison. On s’intéresse aussi au traumatisme subi par Emma, ce qui l’a isolée de tous et surtout de sa mère. Quant au commandant Rosen, veuf, il surmonte difficilement la perte de sa femme qui s’est accidentellement noyée. On suit donc ces  personnages  avec intérêt ainsi que l’intrigue qui est bien menée. Un bon roman policier.


samedi 31 août 2024

Almudena Grandes : Le lecteur de Jules Verne

 


Le petit Nino a neuf ans. Il vit avec sa famille dans une maison-caserne à Fuensanta de Matos dans la sierra Sur,  province de Jéan, en Andalousie. Son père est garde-civil.
 Nous sommes en 1947, l’Espagne vit sous la dictature de Franco, les libertés sont férocement réprimées, et dans ces montagnes, la guerre civile n’est pas terminée. Nino va s’en apercevoir peu à peu.
 Qui sont ces hommes qui vivent cachés dans les montagnes ? Et qui est ce Cencerro, qui devient aux yeux des villageois et de Nino l’incarnation du héros invincible, échappant à tous les pièges, déjouant les traquenards, volant les riches, Robin des bois généreux envers les pauvres? Pourquoi son père et ses collègues partent-ils la nuit dans des missions qui font trembler leur femme d’effroi ? Pourquoi les enfants des garde-civils sont-ils enfermés chez eux avec interdiction de sortir par des mères qui craignent des représailles ? Parfois, des Rouges sont faits prisonniers et dans la prison qui jouxte sa chambre, il entend les cris des hommes torturés avant d’être abattus par une balle dans le dos. Et que dire de ces femmes vêtues de noir qui exposent leur vêtement de deuil au passage des processions ? De ces femmes qui après avoir été tondues parce que leur mari était républicain, subissent quotidiennement les humiliations, la misère, le rejet social, mais ne cèdent pas, la haine engendrant la haine, toujours plus grande. L’enfant voit, observe, réfléchit et s’il pressent ce qui se passe, il ne comprend pas tout.

Pourtant l’avenir d’un fils de garde-civil est tout tracé, il fera le métier de son père, avec un salaire misérable mais bénéficiant de petits privilèges en nature accordés par les commerçants qui ont peur de lui, craint et méprisé à la fois et risquant quotidiennement sa peau pour capturer et abattre des gens qui sont bien plus proches de lui que les autorités et les riches propriétaires qui lui donnent des ordres. J’ai trouvé intéressant que, même si l’on sait où vont les sympathies de l’écrivaine, Almudena Grandes ne condamne pas le père de Nino et évite le manichéisme et la simplification. 

 « mon père qui était un assassin, un assassin et un brave homme, un assassin et un malheureux, un assassin et sa propre victime, un assassin sans la moindre trace de l'homme heureux qui souriait sur la vieille photographie en noir et blanc du bon temps qui ne reviendrait jamais. »

Le père n’a pas vraiment choisi sa voie, ce sont plutôt les évènements qui l’ont choisi mais il est pris dans un engrenage qui le fait souffrir.  Lui-même est prisonnier, d’un côté du régime franquiste qui le prive de son libre-arbitre, de l’autre des républicains qui voient en lui un assassin et le condamnent. Il n’y a pas d’issue possible. D’ailleurs il y a des bons et des mauvais dans tous les camps comme le prouve ce républicain prêt à trahir ses compagnons pour obtenir l’amnistie !

Deux circonstances vont infléchir le destin de Nino : Il ne grandit pas et son père, inquiet, craint qu’il n’ait pas la taille règlementaire pour devenir garde civil. Il décide de lui faire apprendre la dactylographie pour devenir secrétaire. Ce qui n’est pas si facile ! Où trouver un professeur compétent et comment le payer ?
Mais c’est quand il fait la connaissance de Pepe le portugais, un homme plutôt marginal, qui a loué le vieux moulin et cultive des oliviers que sa vie va changer. Une amitié lie l’enfant à cet homme qu’il admire pour son indépendance et sa vie simple et libre dans la nature. Celui-ci lui prête son premier Jules Verne.  Puis il  le présente à la famille Rubio, des femmes seules et fortes, les soeurs Filo, Paula et  Chica, et Catalina, la mère, veuve, et en deuil de ses fils, dont on comprend qu’elles sont en relation avec les hommes de la montagne. Là, il fait la connaissance de leur amie Elena. Dona Elena lui donne des leçons et c’est chez elle que commencent les prêts de ces livres précieux rangés dans des cagettes de fruits, les romans de Jules Verne, qui vont transformer l’enfant.

« Ainsi pendant que je conquérais l’espace en traversant les étoiles, je sondais le magma incandescent des profondeurs de la terre, les romans de Jules Verne prêtés par dona Elena étaient pour moi bien plus que des livres. Ils assuraient une existence privilégiée à un petit gamin qui n’avait jusque là jamais eu de raison de se sentir chanceux. Ils étaient le lien entre les deux vies, le tunnel secret reliant les murs nus de ma chambre de la maison-caserne aux cagettes de fruits qui abritaient une bibliothèque vivante. »

Le lecteur de Jules Verne est un roman qui secoue et où la vision  naïve de l'enfant donne une humanité particulière à ces personnages qui sont pris dans l'horreur de la guerre civile. Le lecteur qui ne partage pas la naïveté de Nino, accompagne l'enfant dans la découverte terrible de la réalité qui va définitivement mettre fin à l'enfance, dans la douleur des ces années pendant lesquelles la dictature, en liaison avec la religion, étouffe les libertés individuelles, traque et assassine, où la guerre civile a continué ses ravages et divisé la population, amenant un cortège de maux et de souffrances. On apprend ce qu’est la vie dans ces villages de la Sierra andalouse, avec ses hivers rigoureux, sa population pauvre, avec les peurs, les non-dits, les interdictions qui empêchent les femmes des républicains anti-franquistes de travailler, la violence qui provoque la terreur des mères.
De plus, c’est un roman très « peuplé » avec beaucoup de personnages, tout un village apparaît derrière les personnages principaux et ces personnages secondaires ont aussi des histoires fortes, marquantes, qui touchent le lecteur. Et puis, bien sûr, il y a les romans de Jules Verne qui mènent l’enfant vers la connaissance, la puissance de la lecture révélée qui guide Nino et éclaire les ténèbres morales où il se débat.

Un très beau livre, triste, c'est vrai, mais humain, et attachant !

Chez les gens courageux, la peur n'est que la prise de conscience du danger, ajouta-t-elle, mais chez les lâches, c'est bien plus qu'une absence de courage. La peur exclut également la dignité, la générosité, le sentiment de justice, et parvient même à entraver l'intelligence, car elle altère la perception de la réalité et allonge les ombres de toute chose. Les gens lâches ont peur y compris d'eux-mêmes...


Livre de poche 516 pages


jeudi 29 août 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Le côté de Guermantes, Françoise et l'apprentissage de la vérité

Jean-Baptiste Simeon Chardin
 

 

 Quand, après l'avoir aperçue à l'opéra, Marcel tombe amoureux de la duchesse de Guermantes, il décide de se poster chaque matin sur son passage, lors de sa promenade, pour recevoir un salut d'elle. Cette attitude exaspère la duchesse qui ne supporte plus de le trouver toujours sur son chemin.  Marcel ne s'en apercevrait pas s'il n'y avait la réaction de Françoise lorsqu'elle l'aide à se préparer pour cette sortie quotidienne, un mélange "de réprobation et de pitié", un "vent contraire" qui s'élève pour contrecarrer son projet mais jamais aucune parole.

"Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu’on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimât pas, que Françoise elle-même n’aurait pu douter, quand elle l’avait lu dans un journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (...)

C'est par donc par l'intermédiaire de sa domestique que Marcel va prendre conscience que la vérité peut être perçue autrement que par des paroles. Et il découvre que la parole peut, de plus, être contraire à la vérité.

 "Mais la première, Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m’était plus chère) que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J’aurais peut-être pu m’en douter, puisque à moi-même, alors, il m’arrivait souvent de dire des choses où il n’y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles étaient fort bien interprétées par Françoise) ; j’aurais peut-être pu m’en douter, mais pour cela il aurait fallu que j’eusse su que j’étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d’une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l’ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour les apercevoir.

Enfin, il va plus loin encore lorsqu'il comprend  que le monde extérieur, non seulement physique mais moral, n'a peut-être pas de réalité en soi mais dépend du mode de perception que l'on en a. Marcel  fait ainsi la distinction entre le monde connu et le monde perçu. Percevoir par les sens ce qui nous entoure est la première manière d'appréhender le monde. Cette idée philosophique est une révélation pour  le jeune homme et lui ouvre des horizons dont la nouveauté l'effraie et lui donne le vertige car il y a alors autant de réalités que de sujets percevant. 

L'idée n'est pas nouvelle et de nombreux philosophes se sont penchés sur elle depuis Platon. De nos jours, elle est vérifiée par la science (la perception des abeilles, par exemple est une tout autre réalité). Mais ce qui est nouveau pour chaque individu, c'est le moment précis où il s'en aperçoit. Elle est vécue par Marcel à la fois comme une  fulgurance "une brusque échappée" mais aussi comme l'effondrement de ses certitudes " le monde réel m’épouvanta.".

 
Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s’asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j’apercevais en elle la bonté et la franchise." Mais Jupien, lequel avait des parties d’indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère indécision, Françoise m’adorait et ne perdait pas une occasion de me célébrer, que je compris que ce n’est pas le monde physique seul qui diffère de l’aspect sous lequel nous le voyons ; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s’ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu’elle fut, cette brusque échappée que m’ouvrit une fois Jupien sur le monde réel m’épouvanta." 
 
 

 

Il est notable que cette leçon philosophique est infligée au jeune homme non par la noblesse - malgré son admiration- dont la vacuité est totale, mais par Françoise, une servante, une femme du peuple, venue de sa ferme et mise en condition par ses parents ruinés. De par sa naissance et son milieu social, Françoise n'a pas d'instruction mais elle possède bien plus, une intelligence innée des choses qui l'entourent, une esprit d'observation et de déduction et aussi, suggère Marcel, non sans malice, des informateurs bien placés, les domestiques de l'autre maison !.





mardi 27 août 2024

Edouard Peisson : Parti de Liverpool

 

Parti de Liverpool d’Edouard Peisson raconte l’odyssée de l’Etoile-des-Mers un splendide paquebot qui est chargé par les promoteurs de La Transocéanique d’accomplir le trajet jusqu’à New York en un temps record. On sait que Peisson s’est inspiré du Titanic pour écrire cette histoire mais il s’agit d’un roman et, à ce titre, l’écrivain a choisi un point de vue original pour conter librement l'histoire, celui de personnages fictifs, le commandant Davis, de son second Haynes ainsi que des hommes d’équipage.

Le commandant Davis est un vieux loup de mer ! En dix-sept ans, il n’a jamais eu un accident et il est entouré d’une légende, on dit de lui  : « Chanceux comme le capitaine Davis ». En réalité, la chance n’a rien à voir :  Davis  allie une haute compétence et des connaissances liées à une longue expérience,  à la prudence, à un sens de l’organisation qui ne laisse rien au hasard, à son besoin de tout contrôler. Toute sa vie est consacrée à la mer. Il n’a pas de famille, pas d’amis, sauf son second, Haynes, qui a compris la bonté qui se cache sous ses dehors bourrus de vieil ours. Nous faisons aussi connaissance des lieutenants :  Herwick 1er lieutenant, Simon 2e lieutenant et Gérard, 3e. Nous apprendrons à les connaître, surtout Simon le plus sympathique d’entre eux. Et puis il y a Grayson, le chef mécanicien qui a une importance capitale dans la marche du navire comme nous l’apprennent tous les romans d’Edouard Peisson. Enfin, les hommes d’équipages sont triés sur le volet par le second, « la fine fleur de Liverpool » quant aux matelots !

Le capitaine d’armement de la Transocéanique, Jorgan, a transmis les ordres : il faut que la navire maintiennent les 28 noeuds (ce qui a l’époque était une vitesse extrêmement élevée) et qu’il batte les records de la traversée transatlantique. Toutes les nations et les journaux ont les yeux fixés sur eux.

 Un roman à suspense
 
Edouard Peisson : un écrivain marseillais


Et bien même si l’on sait ce qui va se passer, même si l’on attend la collision avec l’iceberg, Edouard Peisson parvient à entretenir le suspense tout au long du livre. En particulier, quand le navire traverse les bancs de brouillard à l’aveugle au risque de couper en deux les doris des pêcheurs ou d’éventrer un chalutier, l'écrivain distille une savante angoisse. On retrouve ici les craintes des marins-pêcheurs de Capitaine courageux de Kipling mais vus du côté de l’équipage du paquebot qui est sur le qui-vive, doit doubler les quarts : « On ne mangeait plus, on ne parlait plus, on ne dormait plus. » et qui accusent d’insouciance les pêcheurs tellement acharnés à leurs lignes.

« Quelles bordées d’injures, quelles menaces lorsqu’un vapeur les rangeait de trop près. Un, quelques années plus tôt, n’avait-il pas tiré un coup de fusil sur le Saturnia ? Ah! Davis se souviendrait longtemps des gestes grotesques de l’homme noir dans la brume grise épaulant son arme et de la colère d’un passager qui criait : «  je porterai plainte ». Davis l’avait pris haut : «  si vous étiez dans son sabot, qu’est-ce que vous feriez ? » .

 Un roman psychologique et social
 
L'intérieur du Titanic

 

Mais si le récit est conduit d’une manière haletante, ce n’est pas sur le suspense que Peisson fonde les ressorts de l’intrigue mais plutôt sur les problèmes psychologiques que se pose le commandant car lire un roman de Peisson (je viens de finir Le sel de la mer) c’est rencontrer des hommes, c’est être confronté à la complexité des relations humaines et aussi de ce métier, de tout ce qui se joue dans un voyage au long cours.  Maintenir les 28 noeuds, oui, mais à quel prix ? Davis ne doit-il pas tenir compte de l’épuisement des « chauffeurs », ceux qui travaillent dans les soutes et dans des conditions  pénibles , éprouvantes ? Un commandant doit-il avoir à choisir entre l’obéissance à sa compagnie, gagner à tout prix cette course, et la sécurité de ses passagers, de son équipage et des pêcheurs qu’il croise sur sa route. Et lorsque des icebergs sont annoncés et constituent une menace, ne faut-il pas se dérouter, baisser la vapeur, prendre la décision de ne pas remplir sa mission ? On partage l’inquiétude du commandant, ses doutes, et, s’il prend conseil de ses subordonnés, en définitive, il reste seul face à cette responsabilité écrasante de commander un navire qu’il n'a pas encore eu le temps de connaître, avec la charge morale de plusieurs centaines de vie humaine. Peisson dénonce en même temps la responsabilité des commanditaires et de leur intermédiaire Jorgan, bien à l’abri dans leur bureau, qui n’hésitent devant rien pour accroître leur prestige et leurs bénéfices.

Le roman présente donc un aspect social qui rappelle que Edouard Peisson,  qui a été capitaine sur des cargos et des vapeurs et connaît bien la mer, a appartenu au groupe initié par Henri Poulaille  « des écrivains  prolétariens »  ; Ceux-ci dans les années 1930 sont définis au sens large comme des écrivains « s’intéressant au prolétariat et écrivant sur lui ».

« Il ne distingua d’abord qu’un grouillement d’hommes à demi-nus, puis brusquement l’obscurité fut trouée par la grande lueur d’un foyer ouvert à côté de lui; des flammes jaillirent et des charbons ardents roulèrent sur le sol jusqu’au chauffeur qui les repoussa du pied. L’homme plongea un crochet dans la braise qui siffla et jeta des étincelles, puis, la poitrine déchirée par un han profond à chaque coup, il envoya dans le fourneau de grandes pelletées de charbon. Enfin, d’un coup de pelle, il referma la porte, laissa tomber son outil sur le sol, et, de l’extrémité du foulard qui lui serrait le cou, il  s’épongea le front. »

On notera le contraste qui existe entre cette description des travailleurs qui ne voient rien de la mer, enfermés dans ce lieu obscur, brûlés par les flammes, et la description des passagers qui s’amusent, dansent et boivent du champagne dans des salons luxueux et lumlineux, l'enfer et le paradis !

« Des femmes de tous les côtés, bien attifées, bien préparées, toutes souriantes, qui paraissaient toutes jolies. De riches toilettes, des bijoux, des bras nus et couverts de bracelets, des cous ornés de colliers et des mains grasses et blanches, vivantes d’un vie à elles, parées de brillants et de perles. (…)  Une belle lumière mettait en valeur les toilettes, faisant étinceler les bijoux et donnait à la chair une tonalité chaude. »

 Un hommage aux gens de la mer



Enfin quand le drame arrive, l’Etoile des mers ayant percuté un iceberg, la description de la scène du naufrage est hallucinante :  la panique engendre la folie, chacun se battant pour sa survie, les hommes écrasant les femmes, molestant les officiers qui cherchent à imposer un semblant d'ordre : 

« Enfin la première chaloupe apparut. La foule hurlante eut un mouvement irrésistible vers elle. Parmi les cris on entendit les ossements craquer. D'autres embarcations apparurent et ce fut autour de chacune d’elles des luttes sauvages, des corps à corps . »

Peisson rend ici hommage à l’équipage du navire, le chef mécanicien et ses hommes qui attendent le dernier moment pour fuir, quand le navire ne peut plus être sauvé, les télégraphistes qui restent en poste pour recevoir les télégrammes de secours, collecter les ultimes nouvelles, les officiers qui gardent leur sang froid et organisent l'évacuation et, bien sûr, le commandant et son second qui veillent sur tous.

Un livre que j’avais lu dans la collection de poche quand il est paru et que j’ai, à nouveau, trouvé passionnant !

 


 


 

dimanche 25 août 2024

Rudyard Kipling : Capitaines courageux

 

Je relis pour le challenge Booktrip en mer Capitaines courageux de Rudyard Kipling que j’avais lu, enfant, dans la Bibliothèque verte.

Kipling imagine l’histoire d’une jeune garçon riche et vaniteux, Harvey Cheyne, en croisière sur un  paquebot parti de New York pour se rendre en Europe où il doit parfaire son éducation.  Harvey est le fils du propriétaire de chemins de fer américain à la tête d’une fortune colossale et d’une mère, charmante, qui le couve outrageusement mais n’a aucune autorité sur lui. Un jeune garçon qui méprise le monde du travail, se révèle volontiers arrogant et fat.

"Harvey, comme un certain nombre de jeunes gens fort à plaindre, n'avait de sa vie reçu un ordre direct, jamais, du moins, sans qu'il s'accompagnât de commentaires interminables et parfois larmoyants sur les bienfaits de l'obéissance et le bien fondé de la requête."

Alors qu’il est malade après avoir fumé un cigare qu’on lui a donné pour se moquer de ses vantardises  et le mettre à l’épreuve, il  tombe par dessus bord, déséquilibré par le roulis. Il est repêché par Manuel, un pêcheur, qui le ramène sur la goélette Sommes Ici, un terre-neuvier, venant de Gloucester. 

 

Capitaines courageux Manuel sauve Harvey

Là, Harvey fait connaissance de Dan, le mousse, fils du capitaine Disko Troop, qui a déjà une grande connaissance de la mer. Harvey, qui croit que l’argent achète tout, somme le capitaine de le ramener à ses parents lui promettant une grosse récompense. Mais il va vite déchanter ! Il est hors de question pour tous, le capitaine et  l’équipage, de sacrifier une saison de pêche pour lui. Le voilà engagé comme mousse et contraint de travailler. Heureusement, avec l’aide de Dan, il apprend le métier de pêcheur, affronte les difficultés, la fatigue, les longues heures de travail, le froid et la pluie et les tempêtes. Parfois quand ils pêchent, Dan et lui, à bord d’un doris, petite embarcation à fond plat que l’on empile sur le pont avant de les descendre de la Goélette, le brouillard les isole au risque d’être écrasé par un de ces grands paquebots qui fonce à l’aveugle dans cette purée de pois ou de se perdre loin du Sommes Ici.

"C’était un petit tintement esseulé. L’atmosphère épaisse semblait le prendre comme une pincée ; et dans les temps d’arrêt Harvey entendit le cri voilé d’une sirène de paquebot. Il en savait assez sur le Banc pour comprendre ce que cela voulait dire. Il lui revint, avec une horrible netteté, comment un jeune garçon en jersey couleur cerise — il détestait maintenant les vestons de fantaisie avec tout le mépris d’un pêcheur — comment un jeune garçon ignorant, tapageur, avait une fois déclaré que ce serait « épatant » si un steamer coulait un bateau de pêche. Ce jeune garçon-là avait une cabine particulière avec bain chaud et bain froid, et dépensait dix minutes chaque matin à faire son choix sur un menu doré sur tranche. Et ce même jeune garçon — non, son frère plus âgé de beaucoup — était en ce moment debout, à quatre heures, dans l’aurore à peine distincte, en cirés ruisselants et craquetants, en train d’agiter, littéralement pour le salut de sa vie, une cloche plus petite que celle avec laquelle le stewart annonçait le premier déjeuner, tandis que quelque part à portée de la main une proue d’acier haute de trente pieds chargeait à vingt milles à l’heure ! Et le plus amer, c’est qu’il y avait là des gens en train de dormir dans des cabines sèches et tapissées, appelés à toujours ignorer qu’ils avaient massacré un bateau avant leur petit déjeuner. Aussi Harvey agitait-il la cloche."

Il partage donc les dangers de la pêche à la morue, le vertige des profondeurs au-dessus de ces hauts-fonds sans limite au large de Canada mais il apprend aussi ses joies, lorsque le poisson mord, lorsque l’on repère avant les autres un banc de morues extrêmement dense, il découvre les rivalités entre les  Terre-Neuvas de différentes nationalités (anglaise, française, basque, portugaise) mais aussi leur rude solidarité. Il  connaît l’amitié, les chansons de marins mélancoliques que l’on chante ensemble pendant les heures de relâche.  Et c’est ainsi qu’il devient lui aussi un homme et rejoint ces capitaines courageux de la chanson à laquelle est emprunté le titre !

"Jusqu’à la fin de ses jours jamais Harvey n’oubliera le spectacle. Le soleil était juste au-dessus de l’horizon qu’ils n’avaient pas vu depuis près d’une semaine, et sa lumière rouge venait en rasant frapper les voiles de cape des trois flottilles de goélettes à l’ancre — une au nord, une vers l’ouest, et une au sud. Il devait y en avoir près d’un cent, de toutes formes et constructions possibles, avec, loin là-bas, une française aux voiles carrées, toutes s’entre-saluant et se faisant des révérences. De chaque bateau s’égrenaient les doris, telles les abeilles d’une ruche encombrée ; et la clameur des voix, le grincement des cordages et poulies, l’éclaboussement des rames, portaient à des milles sur l’ample soulèvement des houles. Les voiles prenaient toutes les couleurs, noir, gris-perle, blanc, à mesure que montait le soleil ; et des bateaux toujours plus nombreux émergeaient des brumes vers le sud.

La mer autour d’eux se couvrit comme d’un nuage et s’assombrit, puis ce fut en un friselis d’averse l’arrivée de tout petits poissons d’argent, et sur un espace de cinq ou six acres la morue commença à sauter comme la truite en mai ; derrière la morue trois ou quatre larges dos d’un gris-noir partageaient l’eau en gros bouillons."

 

Des flottilles de goélettes à l'ancre


Kipling connaît bien tous les détails de ces pêches en Terre Neuve qui est un des lieux les plus poissonneux du monde  au large du Canada,  campagnes pendant lesquelles les marins restaient éloignés de la terre et de leur famille pour de longs mois. Il décrit tous les étapes de leur travail car après la  journée de pêche il faut encore préparer les morues, les vider, trancher les têtes, couper la morue en deux,  et les saler.

"Pen et Manuel se tenaient enfoncés jusqu’aux genoux parmi la morue dans le parc, brandissant des couteaux ouverts. Long Jack, un panier à ses pieds, des mitaines aux mains, faisait face à l’oncle Salters à la table, et Harvey contemplait la fourche et le baquet.
« Hi ! » cria Manuel, en se baissant sur le poisson et en ramenant une morue, un doigt sous son ouïe et l’autre dans son œil.Il l’étendit sur le rebord du casier ; la lame du couteau jeta un éclair accompagné d’un bruit de déchirement, et le poisson fendu de la gorge à la queue, avec une entaille de chaque côté du cou, tomba aux pieds de Long Jack.
« Hi ! » fit Long Jack, recourbant en cuiller sa main emmitainée.
Le foie de la morue tomba dans le panier. Une autre torsion et les mains de nouveau en cuiller envoyèrent au diable tête et issues, et le poisson vidé glissa aux mains de l’oncle Salters qui renifla, d’un air farouche. Un nouveau déchirement, la grande arête vola par-dessus le pavois, et le poisson, sans tête, vidé, grand ouvert, tomba dans le baquet avec un « flop », envoyant de l’eau salée dans la bouche étonnée de Harvey. "

Comme on le voit, ce roman d’initiation reprend le thème du  poème de Kipling et le met en récit : «  Tu seras un homme mon fils ». Et, ma foi, si c’est un livre de morale comme l’on n’ose plus en écrire (et c’est bien dommage ! ), reconnaissons qu’il est bien écrit, pleine de vie, de diversité, et qu’il m’a plu tout autant que quand j’étais enfant... Plus, peut-être, parce que maintenant je suis plus sensible qu'avant aux descriptions d'où les longues citations !  Je les aime et elles me font lire en images !

Voir Keisha Ici  







jeudi 22 août 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Le côté de Guermantes : Le Nom propre

Giovanni Boldini : Elégante

 

Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes — et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes — une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants. Du côte de chez Swann : livre III  

 
A l’âge où les noms…
 
Marcel Proust enfant


Le roman Du côté de Guermantes commence par un  texte sur le nom propre qui répond au dernier livre de Du côté de chez Swann justement intitulé Les noms de pays : Le nom. Par l'importance qu'il accorde au nom, il permet de voir l’évolution progressive de Marcel, à différents âges, par rapport aux  Guermantes.

« À l’âge où les Noms, nous offrant l’image de l’inconnaissable que nous avons versé en eux, dans le même moment où ils désignent aussi pour nous un lieu réel, nous forcent par là à identifier l’un à l’autre au point que nous partons chercher dans une cité une âme qu’elle ne peut contenir mais que nous n’avons plus le pouvoir d’expulser de son nom, ce n’est pas seulement aux villes et aux fleuves qu’ils donnent une individualité, comme le font les peintures allégoriques, ce n’est pas seulement l’univers physique qu’ils diaprent de différences, qu’ils peuplent de merveilleux, c’est aussi l’univers social : alors chaque château, chaque hôtel ou palais fameux a sa dame, ou sa fée, comme les forêts leurs génies et leurs divinités les eaux. Parfois, cachée au fond de son nom, la fée se transforme au gré de la vie de notre imagination qui la nourrit ; c’est ainsi que l’atmosphère où madame de Guermantes existait en moi, après n’avoir été pendant des années que le reflet d’un verre de lanterne magique et d’un vitrail d’église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l’imprégnèrent de l’écumeuse humidité des torrents.
 

Ce texte revient sur une idée récurrente chez Proust, celle de l’importance du Nom propre, de sa sonorité, de ce qu’il dit à l’imagination. Peu importe qu’il désigne  un « univers physique »  ( c’est à dire un lieu : on se souvient combien il a rêvé autour de Venise ou de Balbec) ) ou un « univers social », ( la noblesse). Ainsi lorsqu’il est enfant, à Combray, il pare la duchesse de Guermantes d’une aura féérique avant de l’apercevoir à l’église  lors  mariage de Melle Percepied  :

Tout d’un coup, pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eût très chaud, je distinguais, diluées et à peine perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des yeux bleus dont s’était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis : « Cette dame ressemble à la duchesse de Guermantes »  (Du côté de chez Swann)

Le bouton au coin du nez constitue pour le jeune Marcel une première confrontation entre le rêve et la réalité,  une première déception. Cependant cette désillusion ne parvient pas à tuer complètement le rêve mais est déjà une amorce de ce qui va arriver dans Du côté de Guermantes, à un autre âge, celui où Marcel entre dans l’âge adulte..

Ce que l’enfant projette dans le nom de la duchesse de Guermantes est lié à la sonorité du mot, sa forme, et à sa couleur. En effet, pour Proust, Guermantes est orangé et amarante. La magie tient aussi à la culture de l’enfant  (on sait l’importance de sa grand-mère et des tableaux des peintres italiens que lui fait connaître Swann), à ses lectures, mais aussi à  son imagination qui voit la vie selon le prisme de cette lanterne magique qui pare de couleurs et d’images sa chambre et présente l’histoire de la « pauvre Geneviève de Brabant », ancêtre des Guermantes, trahie par l’affreux Golo.

On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe… Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. » (Du côté de chez Swann)

Une imagination tournée vers le moyen-âge et ses légendes, si bien que la propriétaire d’un château ne peut-être qu’une « dame », une « fée » et le château, celui des contes, des « génies » et des « divinités ».


Lanterne magique Geneviève de Brabant qui épouse le seigneur Siffroy

Lanterne magique Geneviève de Brabant départ de Siffroy à la guerre

Lanterne magique Geneviève de Brabant; Golo cherche à séduire Geneviève

Mais dans Du côté de Guermantes, Marcel, le personnage, n'est plus "à l’âge où les noms"  sont liés à l'inconnaissable. Il entre dans la vie adulte et  c’est ainsi que dès le début de ce troisième volume de La Recherche, Marcel Proust établit l’impossibilité de faire coïncider, à travers les Noms,  « l’inconnaissable » , -c’est à dire le rêve-, et le réel, les deux étant antinomiques. Chaque fois que Marcel est confronté à la réalité, il est déçue : nous l’avons vu pour Balbec, pour La Berma, pour Gilberte ou Albertine, rien ne peut être à la hauteur de son imagination… Tout ce début de texte est construit d’ailleurs sur des antithèses. L’imagination a la couleur du rêve, « diaprent » « reflets » « merveilleux, « lanterne magique " "une âme" "une individualité " et le réel dément le rêve : ( une âme) qu’elle ne peut contenir » «  éteindre ses couleurs »

Il en est de même pour Madame de Guermantes qui est auréolée du prestige de son nom et du château qu’elle habite à Combray. L’image rêvée qu’il se fait d’elle et qu’il essaie de poursuivre quand il la retrouve à Paris  ou qu’il la voit à l’opéra semblable à une divinité, bref! ce qu’il nomme « les repeints successifs » du Nom, va finir par être  progressivement détruit par la réalité comme l’indique le champ sémantique de la mort dans le paragraphe suivant : 

Cependant, la fée dépérit si nous nous approchons de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence à la refléter et elle ne contient rien de la fée ; la fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne ; mais si nous restons auprès d’elle, la fée meurt et avec elle le nom, comme cette famille de Lusignan qui devait s’éteindre le jour où disparaîtrait la fée Mélusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver à l’origine le beau portrait d’une étrangère que nous n’aurons jamais connue, n’est plus que la simple carte photographique d’identité à laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne qui passe.

A noter le chiasme antithétique La fée peut renaître / si nous nous éloignons de la personne // si nous restons auprès d’elle/ la fée meurt. On voit aussi comment la simple carte photographique d'identité s'oppose dans le texte aux mots "âme " et "individualité".

Au début donc, Marcel voit encore la comtesse Oriane de Guermantes comme une sorte de divinité, il en tombe amoureux et se ridiculise en cherchant à la rencontrer à chacune de ses sorties.  Quand il cesse d’être amoureux, c’est le moment où elle accepte de le recevoir et c’est là qu’il est confronté à la réalité du personnage et aussi à celle de son mari Basin de Guermantes. Cette destruction systématique de l’illusion face à la médiocrité, la méchanceté, la superficialité de ces gens et leur morgue, culmine avec le fameux texte final des chaussures rouges rouges dont je parlerai plus tard et qui met définitivement fin à l’illusion.

 


 
Le côté de Guermantes Proust (1008 pages édition de poche)




jeudi 15 août 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Paul-César Helleu , Eltsir et la duchesse de Guermantes, Le côté de Guermantes

Paul-César Helleu : Femme lisant musée des Beaux-Arts de Rouen
 

C'est à Rouen au musée des Beaux-Arts, que j'ai vu deux oeuvres de Paul-César Helleu, un peintre lié à Marcel Proust. L'une, ci-dessus à la section des impressionnistes, l'autre dans l'exposition Whistler, l'effet papillon, ci-dessous.


Paul-César Helleu  : Madame Helleu exposition Whistler, l'effet papillon

Paul-César Helleu est né à Vannes en 1859. Il fait ses études aux Beaux-Arts de Paris et est très influencé par Manet.  Il devient vite l'ami de peintres impressionnistes, Claude Monet, Edgard Degas et du sculpteur Rodin ainsi que des peintres américains : John Singer Sargant dont il partage l'atelier, James Abbot Whistler. En 1885, il se fait remarquer au Salon par son tableau de : Femme lisant.  Il devient un peintre, portraitiste et aquarelliste reconnu dès 1887. 1900 voit l'apogée de sa carrière.

Il est en correpondance avec Marcel Proust qu'il inspire au même titre que Whistler pour son personnage d' Eltsir.

D'après Adrien Gouffray (voir Ici)  "Elstir est supposé être la contraction de deux noms, ceux de Paul-César Helleu et de James Whistler (1834-1903), selon les propos tenus par sa fille, Paulette Howard-Johnston. Il incarne la figure du peintre dans les volumes d’À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. "

"Comme Marcel Proust avait fixé Paul-César Helleu dans ses écrits en la personne d’Elstir, malheureusement, Helleu ne parviendra à le faire pour Marcel Proust que sur son lit de mort. Madame Céleste Albaret, la gouvernante de Marcel Proust, relate justement cet épisode : « Ce même dimanche, vers deux heures de l’après-midi, à la demande du professeur Robert Proust, le peintre Helleu, que Mr Proust aimait beaucoup et qui, à cette époque, avait dû renoncer à la peinture en raison de sa vue, vint faire une pointe sèche. Il me déclara qu’il allait mettre toute son âme à ce portrait ». 

 

Paul-César Helleu : Marcel Proust sur son lit de mort

Pour moi, je n'ai jamais vu que ces deux tableaux lors de ma visite au musée des Beaux-Arts de Rouen. Aussi ai-je cherché d'autres oeuvres  et l'on voit bien combien Helleu est dans la mouvance de Whistler, dans l'univers mondain que fréquente Marcel Proust, plein de raffinement, d'élégance, un monde d'apparence et de faux-semblant...


La comtesse de Greffulhe : La duchesse de Guermantes

Paul-Cesar Helleu : la comtesse de Geffulhe

La comtesse de Greffulhe est l'un des modèles de la duchesse de Guermantes. Le texte qui suit se passe chez madame de Villeparisis dans le troisième volume de la Recherche, Du côté de Guermantes.

"Mme de Guermantes était coiffée d’un canotier fleuri de bleuets ; et ce qu’ils m’évoquaient, ce n’était pas, sur les sillons de Combray où si souvent j’en avais cueilli, sur le talus contigu à la haie de Tansonville, les soleils des lointaines années, c’était l’odeur et la poussière du crépuscule, telles qu’elles étaient tout à l’heure, au moment où Mme de Guermantes venait de les traverser, rue de la Paix. D’un air souriant, dédaigneux et vague, tout en faisant la moue avec ses lèvres serrées, de la pointe de son ombrelle, comme de l’extrême antenne de sa vie mystérieuse, elle dessinait des ronds sur le tapis, puis, avec cette attention indifférente qui commence par ôter tout point de contact avec ce que l’on considère soi-même, son regard fixait tour à tour chacun de nous, puis inspectait les canapés et les fauteuils mais en s’adoucissant alors de cette sympathie humaine qu’éveille la présence même insignifiante d’une chose que l’on connaît, d’une chose qui est presque une personne ; ces meubles n’étaient pas comme nous, ils étaient vaguement de son monde, ils étaient liés à la vie de sa tante."


Jacques-Emile Blanche : la comtesse de Greffulhe


Nadar : la comtesse de Greffulde



Le comte de Greffulhe : Le duc de Guermantes

Nadar : Le comte de Greffulhe

Le comte de Greffulhe qui a inspiré le personnage du duc de Guermantes était un personnage imbu de lui-même, méprisant, colérique, autoritaire et violent. Il battait sa femme, lui crachait au visage et interdisait qu'on lui donne à manger si elle arrivait en retard au dîner. Il entretenait de nombreuses maîtresses. Sa seule passion en dehors des femmes était la chasse.


Philippe Lazlo : Le comte Henri de Greffulde

Du côté de Guermantes

"Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu’elle prononçait, faisait allusion au comique d’avoir l’air de faire ensemble une visite de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre elle et cet énorme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui entouraient la table à thé les regards affables, malicieux et un peu éblouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles rondes et exactement logées dans l’œil comme les « mouches » que savait viser et atteindre si parfaitement l’excellent tireur qu’il était, le duc s’avançait avec une lenteur émerveillée et prudente comme si, intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur les robes et de déranger les conversations. Un sourire permanent de bon roi d’Yvetot légèrement pompette, une main à demi dépliée flottant, comme l’aileron d’un requin, à côté de sa poitrine, et qu’il laissait presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu’on lui présentait, lui permettaient, sans avoir à faire un seul geste ni à interrompre sa tournée débonnaire, fainéante et royale, de satisfaire à l’empressement de tous, en murmurant seulement : « Bonsoir, mon bon », « bonsoir mon cher ami », « charmé monsieur Bloch », « bonsoir Argencourt », et près de moi, qui fus le plus favorisé quand il eut entendu mon nom : « Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre père ? Quel brave homme ! » Il ne fit de grandes démonstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui dit bonjour d’un signe de tête en sortant une main de son petit tablier.

Formidablement riche dans un monde où on l’est de moins en moins, ayant assimilé à sa personne, d’une façon permanente, la notion de cette énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de celle de l’homme d’argent, l’éducation raffinée du premier arrivant tout juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d’ailleurs que ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent pas dus qu’à son nom et à sa fortune, car il était encore d’une grande beauté, avec, dans le profil, la pureté, la décision de contour de quelque dieu grec. "

 

      Paul-César Helleu

 

Alice Louise Guérin qui devint l'épouse de Paul Helleu et son modèle musée Bonnat Bayonne

 

Paul-César Helleu : Madame Helleu à son secrétaire

 

Paul-César Helleu : jeune femme avec parasol sur la jetée



Paul-César Helleu : Jeune fille en blanc portrait présumé de la princesse de Ligne