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vendredi 10 juin 2011

Shakespeare : Le marchand de Venise ou l'antisémitisme? (2)



Edmund Kean interprète de Shylock (vers 1800)

Bien sûr, lire Le Marchand de Venise à Venise s'imposait pour moi! Pourtant, en le lisant, ce n'est pas dans cette ville que je me suis retrouvée mais en Angleterre sous le règne d'Elizabeth avec comme principale question : quels sont les rapports de la société anglaise avec les juifs au siècle de Shakespeare? Car, ce qui frappe d'abord dans cette pièce, c'est la figure du Juif, Shylock, usurier, avare, fourbe et cruel. Reflet de la haine du juif liée à son époque? Fanatisme religieux hérité du Moyen-âge d'où l'impression de malaise que j'ai ressentie en lisant la pièce?
Comme toujours dans l'oeuvre de Shakespeare la réponse n'est pas aussi simple et la complexité des personnages fait que, face à Shylock, le juif, les chrétiens ne s'en tirent pas à si bon compte!

L'intrigue :

Bassanio, gentilhomme vénitien, léger et insouciant, a dilapidé sa fortune. Ruiné par une vie de plaisirs, accablé de dettes, il  demande à Antonio,  son ami,  riche marchand vénitien, de lui prêter une somme d’argent importante afin de séduire une riche héritière, Portia. Celle-ci a reçu l’ordre de son père défunt de n'accepter pour époux que celui qui saura choisir, entre trois coffres -  d’or, d’argent et de plomb- celui qui contient le portrait de la jeune fille. Antonio, atteint d'une grave mélancolie, veut obliger son ami dont l'amitié est le seul sentiment qui le maintient en vie. Mais  toute sa fortune est engagée sur plusieurs navires en mer, aussi il se rend chez le Juif Shylock pour emprunter trois mille ducats contre intérêt. Shylock qui  hait  Antonio, ce dernier ne cessant d'insulter les Juifs parce qu'ils prêtent avec usure, voit l’occasion de se venger d'Antonio. Il lui propose de signer un billet qui stipule que si Antonio ne peut rendre l’argent prêté dans un laps de temps de trois mois, Shylock pourra se dédommager en nature en prélevant une livre de chair sur le corps d'Antonio. A la date du remboursement, les navires du marchand ne sont pas revenus, perdus vraisemblablement dans des  naufrages, et Shylock réclame son dû. Il faudra toute l'habileté de Portia et de sa suivante Nerissa pour sauver Antonio des griffes de Shylock au cours d'un procès où les deux jeunes femmes mènent le jeu. Notons que parallèlement au couple Portia-Bassanio, se forment deux autres couples déclinant les jeux de l'amour, celui de Nerissa-Gratiano (ami de Bassanio) et celui Jessica, la fille de Shylock, qui se convertit au christianisme pour épouser Lorenzo.

Les lieux :

Venise : la première rencontre se déroule sur un quai à Venise, un autre dans une rue devant la maison de Shylock, donc dans le ghetto. La ville est évoquée par le biais de son économie essentiellement basée sur le commerce maritime. Antonio est un riche marchand qui  possède plusieurs navires; par sa cour de justice où siège le duc de Venise qui représente le pouvoir et la loi. Venise apparaît comme la ville de la fête, du déguisement, de la mascarade.
Belmont est le domaine de Portia. C'est un palais magique  à l'écart de la haine et du bruit du moins en apparence car les personnages peuvent passer d'un lieu à l'autre. Le Merveilleux intervient dans ce monde du conte de fées où les princes viennent, selon leur mérite, gagner ou perdre leur princesse en choisissant le bon coffret. En quittant Venise pour Belmont, les personnages acceptent de vivre dans l'harmonie : douceur de la nature, musique "des âmes immortelles", amour et fidélité.



Al Pacino dans le rôle de Shylock

Le juif et le chrétien

Shylock, usurier, avare, a une vénération pour l'argent. Il vit dans l'indigence, affame ses serviteurs. Il est dur envers sa propre fille dont il déplore la perte lorsqu'elle s'enfuit avec Lorenzo mais plus encore celle des diamants et de l'argent qu'elle a emportés avec elle. Jusqu'ici nous avons le portrait de l'avare classique qui ressemble comme un frère à l'Harpagon de Molière déplorant le vol de sa cassette comme s'il s'agissait d'une amante mais avec une différence : Shylock est juif, Harpagon ne l'est pas. Et cette différence est de taille puisqu'elle pose la question de l'antisémitisme de Shakespeare.



David Warfield dans Shylock (Vers 1900)

Et certes à la première lecture on ne peut que répondre que cet antisémitisme existe. La pièce s'adresse manifestement à un public imprégné des croyances héritées du Moyen-âge et marquées par la haine du juif. En effet, Shylock, en tant que juif,  est un créancier sanguinaire  (III; 3) qui refuse le quadruple de la somme qu'on lui offre pour racheter Antonio. Il est incapable d'accorder son pardon et Antonio pour montrer qu'il est vain de vouloir faire appel à la bonté de Shylock s'écrie :
Songez que vous parlez à un juif
Vous pouvez aussi bien vous postez sur la plage
et dire à la marée de changer de niveau.." (IV ;1
)
De plus, Shylock est un mauvais père qui va jusqu'à souhaiter la mort de sa  fille :
Je voudrais que ma fille soit morte à mes pieds avec les joyaux aux oreilles. Que n'est-elle ensevelie à mes pieds et avec les ducats dans son cercueil..
Nul doute, donc, que le spectateur élizabéthain se réjouissait de voir Shylock puni, Antonio sauvé, Jessica convertie et les amoureux triompher. Pourtant, nous dit Shakespeare, la haine n'est pas unilatérale:
je le hais de ce qu'il est chrétien (I;3)  déclare Shylock à propos d'Antonio et lorsque Bassanio l'invite à dîner, il rétorque :
 oui, pour renifler du porc..  je veux acheter avec vous, vendre avec vous, parler avec vous, marcher avec vous et ainsi de suite : mais je ne veux pas manger avec vous, boire avec vous, ni prier avec vous (I;3)
Preuve que cette fracture entre les deux religions était réciproque et les deux communautés, irréconciliables. D'autre part, Shakespeare  n'oppose pas le juif au chrétien dans un manichéisme sans faille. Au contraire! Le personnage de Shylock est complexe et Skakespeare s'est bien gardé d'en faire une caricature. C'est un être humain avec ses bassesses, ses faiblesses mais aussi ses blessures, sa recherche d'une dignité qu'on lui refuse. Notons que le "bon" Antonio qui prête sans intérêt est un homme plein de contradictions. Il méprise Shylock, l'usurier, mais dès qu'il a besoin d'argent, il s'empresse d'aller le voir et de solliciter ses services. On ne peut dire qu'il soit ferme sur  ses principes !  C'est ce qui lui fait remarquer Shylock :
Vous m'appelez mécréant et chien d'étrangleur
Et crachez sur ma casaque de juif (...)
Or, il paraît que vous avez besoin de moi
Voilà que vous venez à moi et dites :
"Shylock, il nous faut de l'argent", ainsi vous dites,
Vous qui vidiez vos crachats sur ma barbe
Et me bottiez comme on chasse un roquet intrus
Ne devrais-je pas dire
"Est-ce qu'un chien a de l'argent? Est-il possible
Au roquet de prêter trois mille ducats? (I; 3)
L'attitude d'Antonio par rapport à Shylock est d'une telle violence que l'on  peut considérer Shylock comme une victime, du moins dans cette scène. N'est-ce pas la haine d'Antonio, ses propos injurieux qui provoquent celle de Shylock. Le désir de vengeance du vieil homme humilié n'est-il pas ainsi justifié? Et ceci d'autant plus qu'Antonio, même en solliciteur, ne cesse pas d'avoir l'injure à la bouche
Je suis encor capable de te nommer ainsi
D'encor cracher sur toi (I; 3)
C'est pourquoi la fameuse tirade de Shylock où Shakespeare parle de l'humanité des juifs retentit comme un plaidoyer contre l'antisémitisme, contre la haine raciale et religieuse et pour l'égalité de tous au nom de la nature humaine. Si le spectateur moderne est ému par ces mots qui peuvent toucher aussi bien un chrétien qu'un juif, je pense (sans oser l'affirmer) que le spectateur de Shakespeare devait être amené à ressentir de même :
 Un Juif n'a-t-il pas des yeux ? Un Juif n'a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, de l'affection, de la passion ; nourri avec la même nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé aux mêmes maladies, soigné de la même façon, dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été que les Chrétiens ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ?Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez,ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous bafouez, ne nous vengerons-nous pas ? »III 1
Ainsi dans cette haine que se vouent les deux communautés, les torts sont partagés et  même l'on peut dire que la violence est induite et dans tous les cas exacerbée par le comportement des chrétiens.
Quant aux autres personnages qui reprochent à Shylock son amour de l'argent, que font-ils? Bassanio, l'amoureux de Portia, a "délabré" sa fortune :
en montrant quelque peu plus grande allure
Que ne saurait le maintenir  mon peu de bien
Que pense-t-il faire pour payer ses dettes? Epouser une riche héritière! Le mariage conçu comme un opération financière destiné à renflouer ses finances!  Heureusement, Bassanio se révèlera capable aussi bien de donner que de recevoir et s 'il est attiré par la richesse et la grâce de la jeune fille, il admire aussi sa beauté intérieure : et mieux encor que belle, d'étonnante vertu. Jessica, quant à elle, trahit son père en s'enfuyant avec son amoureux. Mais elle n'oublie pas dans sa fuite d'emporter une fortune en bijoux et en écus que les deux amants iront dilapider au cours d'un voyage à Gênes. Seule la sincérité de leur amour permet de ne pas les juger totalement antipathiques. Il n'y a donc pas dans la pièce un seul personnage qui n'ait un rapport désintéressé à l'argent mais ce qui sauve, la plupart d'entre eux, c'est leur capacité à aimer. Finalement, c'est peut-être en cela - et non parce qu'il est juif ou qu'il aime l'argent- que Shylock mérite de perdre, semble nous dire Shakespeare, parce qu'il est incapable  d'éprouver de l'amour, incapable, au cours du procès, de se laisser fléchir, de ressentir de la pitié.
On le voit tous ces personnages ambigus ne sont ni blancs ni noirs qu'ils soient juifs ou chrétiens! Je serais donc tentée de dire que William Shakespeare n'est pas antisémite même si la société dans laquelle il vit et ses personnages le sont! Enfin, comme d'habitude dans l'oeuvre du grand dramaturge,  il n'y a pas une réponse unique mais une diversité de possibilités qui tient compte de la complexité de l'âme humaine.



Challenge Shakespeare par Maggie de 1001 classiques et Claudialucia Ma Librairie

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