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mercredi 25 janvier 2023

Sandrine Colette : On était des loups

 

Dans On était des loups Sandrine Colette raconte une histoire située dans des forêts montagneuses qui paraissent de prime abord mythiques, étranges, irréelles.  Mythiques dans des pays comme le nôtre, peut-être, mais j’imagine, maintenant encore, les grands espaces de forêts sauvages au Canada ou les régions de hautes montagnes aux Etats-Unis et alors cette vie, oui, prend tout son sens et devient réelle. Là, des hommes rudes, plus rarement des femmes, vivent en quasi autarcie. Liam est un de ceux-là. Son épouse Ava a accepté de le suivre pour partager cette vie primitive mais elle a voulu un enfant. Elle élève son petit garçon Aru pendant que Liam chasse, absent pendant de longues périodes, pour ramener ce qui est nécessaire à leur survie pendant les hivers rigoureux. Or, un jour qu’il revient de la chasse, il trouve Ava morte, attaquée par un ours, et sous elle, protégée par son corps, son enfant encore vivant. Liam entreprend alors un voyage jusqu’à la ville avec Aru pour confier celui-ci à son oncle et sa tante. Mais lorsque ceux-ci refusent de s’en occuper, l’homme ne sait plus que faire de l’enfant.
Le récit suit le fils et le père au cours de la longue marche qu’ils vont faire sur le chemin du retour dans ce monde inhospitalier. Un voyage au cours duquel l’homme va affronter ses démons intérieurs, et peut-être, en perdant une partie de sa force, gagner en humanité.

 

Paysage des Rocheuses aux Etats-Unis source

Dès le début quand on voit de jeunes hippies décamper de leurs cabanes au milieu de d’hiver dans la montagne, le ton est donné : « Bref ils avaient oublié que la nature, c’est marche ou crève, ce n’est pas le soleil les petits oiseaux et des gens mignons autour. Il faut le savoir quand on vient ici sinon ça cogne la tête un jour pas loin. ». Et la nature apparaît, parfois effrayante, dangereuse, parfois implacable car un accident, une blessure peuvent se révéler fatals. Elle est vue à travers la langue un peu raboteuse du narrateur, le père, une langue instinctive, primaire, parfois sans véritable ponctuation, sans pause, une langue parlée, mais d’où naît une poésie brute et forte comme la nature elle-même : Je tressaille quand la terre se cabre sous les éclairs qui gueulent et qui scintillent je sais qu’il ne reste pas beaucoup de temps pour s’abriter.
Tout de suite après ça dégringole.  Les éclairs continuent à frapper et je me dis que le jour de la fin du monde ce sera pareil à ça, pas besoin d’imaginer autre chose. Il fait nuit en plein jour et la foudre éclate le ciel et fait trembler nos coeurs. Nos corps vibrent du roulement du tonnerre et la pluie nous rince on dirait qu’elle veut  nous  faire fondre.

Mais la Nature est toujours belle, majestueuse, certes sans pitié pour les humains dont elle efface les traces.

Le père muré dans son chagrin nous apparaît au départ comme une véritable brute, un homme qui considère les enfants comme des êtres inutiles, qui s’enferme dans le mutisme, en ne s’adressant à son fils que pour lancer des ordres, ne s’occupant de ce petit garçon de six ans ans qui vient de perdre sa mère que pour le nourrir, le laissant se débrouiller seul, envoyant à l’occasion quelques gifles bien senties. Exutoire d’un désespoir qu’il est incapable d’exprimer en paroles, son fils devient un souffre-douleur jusqu’à l’acte de folie que je vous laisse découvrir. Cette scène violente marque l’apogée de cette colère intérieure et de cette rumination que l’homme nourrit depuis la mort de sa femme. Colère contre lui-même qui n’a pas su les défendre, colère injuste, horrible, contre l’enfant qui a survécu alors que Ava est morte. Et à partir de là, c’est aussi une prise de conscience, un réveil de la part humaine qui est en lui.

 

Loup montagne en France source 
 
Car cet homme ne peut pas être entièrement méchant lui qui est si sensible à la beauté qui l'entoure :

« Et pourtant du temps j’en prends quand j’écoute les loups et que je contemple le bleu de la nuit, et quand je ne suis pas trop haut je compte les petits éclats incandescents des vers luisants comme si c’étaient des soleils à la fois précieux et dérisoires. C’est pour ce temps-là que je vis ici, c’est seulement que le monde est trop grand pour  qu’on puisse tout voir. C’est aussi ce qui fait la beauté et si je connaissais tout il n’y aurait plus de surprise et je ne trouverais pas que la lumière est comme un tour de magie devant moi. »

Lui qui écoute le chant des loups dans la nuit, les comprend et parfois leur répond, n’est pas dépourvu de sentiments. On le voit quand du temps où Ava vivait encore, son fils guettait son retour et courait à lui :

« Ça non plus je n’ai pas de mots pour le dire je le perçois dans ma poitrine et c’est gigantesque et le petit court vers moi il ne court pas vite il est petit. C’est là que c’est bizarre, chaque fois ça me fait quelque chose dans le ventre, et c’est de l’émotion que je n’arrive pas à retenir, de l’émotion de voir qu’il m’attend et qu’il n’attend que moi et sur son visage le bonheur qu’il y a je ne peux pas l’expliquer c’est immense… »

 La suite du roman est celle de la seconde chance. Seconde chance de reconquérir l’amour de son fils, de devenir un père aimant et protecteur, de faire tomber le mur invisible qu’il a élevé entre lui et le petit, seconde chance aussi de se laisser aller à exprimer ses sentiments, lui qui a vécu dans une famille où l’on ne se parlait pas, et où les coups, l’absence d’empathie, la dureté, remplaçaient l’éducation, seconde chance de ne pas être comme ses parents, «des vieux qui gueulaient et cognaient sec ».
Mais c’est vraiment quand le père malade (il faut lire le livre pour savoir pourquoi ) doit abandonner son rôle de protecteur, laissant à Aru si frêle, si fragile, la responsabilité de leur survie, c’est lorsque le garçon prend le rôle du père que la boucle est bouclée, les choses sont rentrées dans l’ordre et l’enfant à son tour peut chanter avec les loups car, au début … on était tous des loups.

« J’ai du mal à expliquer pourtant en ce temps-là il n’y avait pas ces haines et ces peurs, en ce temps-là on était des loups et les loups étaient des hommes ça ne faisait pas différence on était le monde. Le chant des loups nous appelle parce que c’est notre chant et aussi loin qu’on puisse remonter il y a l’éclat d’un animal en nous et c’est pour ça que ça m’émeut et que des larmes viennent brûler le bas de mes yeux. »

Sandrine Colette
 

J’ai apprécié ce roman qui me rappelle les romans américains de Nature Writing. Comme eux, ils nous plongent dans la vie primitive où les forces de la nature soulignent la faiblesse de l’homme mais compensent leur violence par une beauté à couper le souffle. On peut se demander, pourtant, si l’affreux vieillard rencontré au coeur de la forêt est un personnage indispensable, sur le moment j'ai pensé que non,  et quelle est sa véritable raison d’être…  A moins qu’on ne le voit, rejoignant les contes traditionnels immémoriaux, comme un ogre avide d’enfants, l’incarnation véritable du Mal sur la terre alors que ni les ours, ni les loups ne sont responsables de ce qu’ils sont.


Voir Gambadou Ici
 

dimanche 22 janvier 2023

Camilo Castelo Branco : Amour de perdition

 


 A l'occasion de mon voyage à Lisbonne, je me suis mise à lire ou relire les grands écrivains portugais. J'ai voulu découvrir Les mystères de Lisbonne de Camilo Castelo Branco mais j'ai calé à la lecture : l'histoire de cette femme emprisonnée par son mari pendant des années est certes touchante mais le style trop mélo-dramatique m'a découragée mais j'y reviendrai peut-être.

"Un homme meurt à Rio, laissant dans sa chambre un manuscrit qui commence ainsi : " J'étais un garçon de quatorze ans et je ne savais pas qui j'étais. "

En pleine Lisbonne du XIXe siècle, João, orphelin et interne dans un collège religieux, apprend de l'énigmatique Père Dinis le douloureux secret de sa naissance. Dès lors, entraîné dans une quête où ce qu'il tient pour acquis se révèle incertain, où les personnages endossent des identités multiples au gré des lieux et des époques, le jeune homme n'aura de cesse de démêler l'écheveau de son histoire... 

En attendant de me remettre à la lecture de Les mystères de Lisbonne,  je republie ici un billet consacré à cet écrivain du romantisme : Amour de perdition.

 

 Amour de perdition

Camilo Castelo Branco

 Le livre de Camilo Castelo Branco, Amour de perdition, que j'avais découvert en 2011 m'avait beaucoup plu. Ce roman s'inspire de la vie de l'oncle de l'écrivain mais aussi de sa propre histoire et de son amour interdit pour Ana Augusta  qui l'a conduit en prison.  je republie ici le billet que j'avais écrit, tout étonnée à l'époque, que ce qui nous semble, à nous, lecteurs du XXI siècle, des poncifs du romantisme, corresponde, en fait, à la réalité et même à une réalité tragique. La vie de Camilo Castello Branco est un roman ! Les photographies qui illustraient mon billet en 2011 étaient  les miennes mais elles ont disparu, semble-t-il, irrémédiablement. Je cite donc les sources de celles que je publie ici.

 

Librairie Lello de Porto (intérieur)source

C'est dans cette librairie réputée de Porto, classée patrimoine national, que j'ai découvert Amour de Perdition de Camilo Castelo Branco, une des oeuvres romantiques  les plus célèbres du Portugal. Porté plusieurs fois à l'écran, le roman a été adapté entre autres par Manuel de Oliveira, film, paraît-il, magnifique.




Camilo Castelo Branco, écrivain portugais, écrit Amour de Perdition en prison. C'est sa passion pour Ana Augusta Placido qui le conduit là. La jeune fille que Camilo Castelo Branco a rencontrée dans un bal à Porto est mariée par son père, et malgré son inclination pour le jeune homme, à un riche commerçant plus âgé qu'elle. Huit après ce  mariage, elle le rejoint à Braga et devient sa maîtresse. Les deux amants poursuivis pour adultère prennent la fuite. La jeune femme, à la demande de son mari, accepte d'entrer au couvent pour échapper à la justice et au scandale mais Camilo l'en délivre. Ana est arrêtée en 1860 et le jeune homme se rend à la police peu après. Ils sont tous les deux incarcérés à la Prison de la Relation à Porto.

A propos de Amour de Perdition, Camilo Castelo Branco dira plus tard : " J'ai écrit ce roman en quinze jours, les plus tourmentés de ma vie".
 
 
Porto : Prison de la Relation en 1863 actuellement centre de la photographie

 
 
Le récit se situe au début du XIXème siècle, soit un demi-siècle avant la détention du jeune homme à la prison de la Relation, et a beaucoup en commun, on le comprend, avec la propre histoire de l'écrivain.
Il raconte l'amour contrarié de l'oncle de Camilo, Simon Antonio Bothelo,  épris de sa jeune voisine, Thérèse d'Alburquerque. Le père de Thérèse, Tadeu d'Alburquerque, est  ennemi de celui de Simon, le juge  Domingos Bothelo à qui il voue une haine farouche. Il lui reproche, en effet, de lui avoir fait perdre son procès. Abusant de son pouvoir paternel, il veut contraindre sa fille à épouser son cousin Balthazar. La jeune fille refuse de se plier à la décision de son père. Tadeu décide de l'enfermer dans un couvent. Simon pourrait enlever sa bien-aimée mais persuadé que le destin de sa famille est de connaître le malheur à cause de l'amour, il décide d'accepter sa destinée tout en restant le maître. Il  tue Balthazar, choisissant ainsi la prison et la mort. La toute-puissance de son père commuera la peine capitale en exil. Il mourra sur le navire qui l'amène au bagne et qui a jeté l'ancre face au couvent où Thérèse est en train de s'éteindre. En parallèle à cette héroïne noble, femme forte et déterminée, Camilo Castelo Branco  brosse le portrait d'un autre personnage féminin, Mariana. Elle aussi figure majeure du roman, Mariana est issue du peuple. Servante de Simon, éprise de son maître sans rien espérer en retour,  elle l'assiste sans faiblir dans le malheur, acceptant même de le suivre au bagne, et se jette dans la mer pour ne pas lui survivre.


Ainsi ce récit d'amour fou, de violence, met en scène des êtres entiers, passionnés, qui ne veulent pas composer avec leur destin et préfèrent la mort.
On a souvent comparé Amour de perdition à Roméo et Juliette. Mais le roman est bien ancré dans la société portugaise. Il faut lire la préface de Jacques Parsi -qui est aussi le traducteur de l'ouvrage aux éditions Actes Sud - pour comprendre que tous ces évènements qui nous paraissent appartenir à la tradition un peu conventionnelle du romantisme sont non seulement rejoints mais dépassés par la réalité. Amour contrarié, mariage forcé, enfermement dans un couvent, sombre machination, enlèvement, duel, meurtre, ont été vécus par Camilo et par plusieurs de ses amis. La noirceur du roman est le reflet de la jeunesse de cette moitié du XIXème siècle qui sort perdante d'une guerre civile* où ses idéaux ont été foulés aux pieds.
Au-delà de l'histoire d'amour, j'ai été frappée par  l'âpreté de la peinture sociale. Dans cette société, la loi du plus fort est de mise. On n'hésite pas à se débarrasser de celui qui gêne et on peut le faire impunément si l'on appartient à une famille puissante et surtout si la victime est de condition modeste. Ainsi, lorsque Simon tue les sbires de son rival, avec  son complice, le maréchal-ferrant Jean da Cruz, celui-ci lui fait remarquer que s'ils sont pris, Simon s'en sortira blanchi grâce à son père, le juge, tandis que lui ira à la potence. La description du premier couvent où est enfermée Thérèse est d'une férocité incroyable. Les religieuses hypocrites et doucereuses, sont pleines de fiel les unes envers les autres. Elles dénigrent leurs compagnes dès que celles-ci ont le dos tourné, tout en cultivant leur propre vice : alcool, goinfrerie, amants. La Mère Supérieure couche avec le chapelain et s'endort en faisant ses prières. Thérèse en conclut que si elle veut apprendre la vertu elle doit aller partout sauf dans un couvent. On le voit, la peinture de la  société ne manque pas d'ironie et l'on comprend pourquoi Camilo Castelo Branco a pu passer du romantisme au réalisme dans ses derniers romans.

Je lis dans l'encyclopédie universalis : "Enfin, lorsque le réalisme triomphe au Portugal par la plume d'Eça de Queirós, Camilo sentant son prestige menacé, son domaine ébranlé, se défend par un pastiche truculent de la nouvelle littérature. Bien lui en prit ! Cela donna deux romans très différents de sa manière habituelle : Eusébio Macário (1879) et La Canaille (1880), puis, en forçant moins la note, La Brésilienne de Prazins (1882). Ce dernier livre, histoire d'un mariage forcé dont le dénouement est la folie de la femme, présente un point de départ et maintes situations tout à fait conventionnels et « camiliens », mais la façon de traiter le sujet, la nature des épisodes et la minutie des descriptions en font un véritable chef-d'œuvre de la littérature réaliste d'expression portugaise." ICI    Ceci me rappelle un peu dans Les Maia le pauvre poète romantique Alencar, un peu dépassé, un peu ridicule, dont Eça de Queiros ou plutôt ses personnages se moquent tout en l'aimant bien.  Mais à la différence d'Alencar, Castelo Branco a réussi à s'illustrer dans un genre tout différent de ses débuts.
*Révolte populaire de 1846 qui se prolongea par une guerre civile de neuf mois contre le gouvernement des frères Cabral
Camilo Castelo Branco : Amour de perdition  traduit du portugais par Jacques Parsi édit Actes Sud Babel  roman paru en 1861
 
 Voir le billet de Miriam
 
 
Biographie : extrait de l'article de wikipédia 
 
"La vie agitée de Camilo, comme on l'appelle affectueusement, a été aussi riche en événements et aussi tragique que celle de ses personnages : fils naturel d'un père noble et d'une mère paysanne, il est très tôt resté orphelin. Marié à seize ans avec Joaquina Pereira, il connut d'autres passions tumultueuses, dont l'une le mena en prison : celle pour Ana Plácido qui devait devenir sa compagne. Fait vicomte de Correia-Botelho en 1885, pensionné par le gouvernement, il connut cependant une fin de vie des plus pénibles : perclus de douleurs et devenu aveugle, il finit par se suicider.
À travers son œuvre très féconde (262 volumes), Castelo Branco s'est intéressé à presque tous les genres : poésie, théâtre, roman historique, histoire, biographie, critique littéraire, traduction. On y retrouve le tempérament et la vie de l'auteur : la passion fatale s'y lie au sarcasme, le lyrisme à l'ironie, la morale au fanatisme et au cynisme, la tendresse au blasphème.(...)
Cet écrivain à l'imagination vive, au style communicatif, naturel et coloré, au vocabulaire riche et nuancé, est un maître de la langue portugaise. Amour de perdition, publié en 1862, est, d'après Miguel de Unamuno le plus grand roman d'amour de la Péninsule Ibérique."

 

 

mercredi 18 janvier 2023

Dimitri Rouchon-Borie : Le démon de la colline aux loups

 

Sans avoir choisi le thème, j’ai lu à la suite des livres qui traitent de l’enfance maltraitée, abusée. Je ne savais pas à l’avance ce que j’allais lire sinon je n’aurais peut-être pas eu le courage ? C’est ce qu’a compris Duke, le personnage de Le démon de la colline aux loups. Adulte, malade et sentant sa fin proche, c'est en prison qu'il écrit l’histoire de son enfance :  

Je vais écrire des choses sales et je voudrais que vous me pardonniez même si lire c’est moins pire que subir on voudrait tous être épargnés. »

Je n’ai pas rendu compte de tous ces livres mais seulement de ceux qui avaient de la sincérité, de l’émotion, de la force. Parfois, en effet, l’on sent bien que l’auteur en parle parce que c’est dans l’air du temps. D’autre fois, c’est un trop plein qui se déverse, un cri qui s’élève, une révolte qui s’exprime.

C’est le cas du roman Le démon de la colline aux loups de Dimitri Rouchon-Borie et quel roman ! Celui-ci, journaliste chroniqueur judiciaire, après avoir assisté à un procès concernant des parents pédophiles, se met à écrire ce qui sera son premier livre. « J’ai ressenti à ce moment une saturation émotionnelle » confie-t-il sur Presslib. Paru en 2021, son livre a été sept fois primé.« Je pense que c'est le souci de l'humain qui a autant plu aux jurys »  dit-il voir ici

Oui, c’est le souci de l’humain, en effet ! L’homme qui, en prison, écrit sur son enfance saccagée, sur le petit garçon fragile et plein de tendresse qui a été tué en lui, nous touche profondément. Et s’il écrit pour faire connaître son histoire, c’est qu’il veut exorciser le démon que ses parents ont planté dans son âme, et la sauver.
Je suis comme un arbre pourri avec ses racines pour toujours dans le marais de l'enfance.

Des êtres humains, il en a pourtant rencontrés, son institutrice, le directeur de l’école, sa famille d’accueil Maria et Pete, les policiers qui l’ont soustrait à ses parents, les infirmières qui l’ont soigné :

Au bout d'un moment j'ai craqué et pleuré encore et je n'arrêtais plus de pleurer et les infirmières me prenaient dans leurs bras et une a pleuré aussi et je me disais c'est étonnant qu'il y ait tant de femmes gentilles et que pas une n'a pu être ma mère.


Mais le mal est fait. Peut-on guérir d’une enfance pareille? Peut-on s’en sortir indemne ?

 Je crois que Pete percevait bien les choses car son regard avait changé il savait qu'on peut faire tout ce qu'on peut on ne sauve pas les gens comme ça.

Pourtant, Duke qui cherche à extirper le démon semblable à une entité vivante dans sa tête, ( Sa colère ? lui suggère un psychiatre ), s’interroge aussi sur la liberté humaine.  A-t-il eu le choix ? La réponse est oui, il l’a eu et à plusieurs reprises, une fois en rentrant chez ses tortionnaires au lieu de s’enfuir, une autre fois en s’enfuyant de chez sa famille d’accueil, en refusant leur aide, leur soutien bienveillant. Il a laissé le démon triompher. Il a choisi le Mal plutôt que le Bien. Et c’est pourquoi Duke reconnaît sa responsabilité et c’est pourquoi il songe à demander pardon pour ses crimes et, comme le lui suggère le prêtre qui vient le voir en prison, il cherche à gagner sa rédemption.

Le style de l’écrivain nous met en empathie avec le personnage, il nous fait sentir la souffrance de l’enfant mais aussi de l’adulte. Comme si nous étions à l'intérieur, pas seulement comme spectateurs. Comment y parvient-il ?

Dans Qui sème le vent  roman commenté récemment, ICI, c’est un enfant qui raconte son histoire avec une certaine naïveté, ce qui fait parfois sourire ou qui inquiète et fait mal. Ici, ce n’est pas un enfant qui parle, c’est un adulte qui réfléchit, soulève des questions philosophiques sur le Bien et le Mal, se pose des questions sur la foi, le salut, la damnation. C’est un homme qui fait des allers retours entre la vision qu’il avait enfant et sa vision actuelle, entre les mots qu’il ne connaissait pas mais qu’il maîtrise à présent, entre ce qu’il ne comprenait pas et ce qu’il comprend à présent..

C’est bête à dire mais la Colline aux Loups au départ je ne savais pas que c’était la Colline aux Loups vu que j’habitais dans la maison qui était dessus et que je n’en étais jamais sorti encore. On était là et on ne savait pas qu’on était dedans.

Et pourtant à travers la voix de l’adulte on perçoit celle de l’enfant,  comme si la souffrance ne pouvait être évacuée et était sans cesse revécue et, surtout, comme s’il y avait eu une impossible maturation, comme s'il était toujours resté un enfant au fond de lui. La voix enfantine derrière celle de l’adulte nous émeut comme nous touche son « parlement » maladroit, cette incapacité à formuler les choses, et le recours qu’il à l’image pour parvenir à se faire comprendre. C’est quelqu’un qui ne peut exprimer complètement ce qu’il ressent car il a été privé non seulement d’instruction, de vie sociale et d’amour mais aussi de la conscience de soi, élevé pêle-mêle sur le carrelage avec ses frères et soeurs comme des « loirs ou des mulots ».  

Ça paraîtra bizarre à tous mais au commencement on n’avait pas de noms. A quoi ça aurait servi on n’avait pas besoin de s’appeler alors on ne s’appelait pas.

Ce roman m’a donc beaucoup touchée et j’ai aimé cette manière d’écrire qui révèle la personnalité du personnage. Mais, bien sûr, tout ceci est écrit avec une simplicité apparente qui relève d’une grande maîtrise stylistique. Un très beau roman !


lundi 16 janvier 2023

John Grisham : L'allée du sycomore

 

Le livre de John Grisham est du style que j’appelle livre de procès où tout en menant une enquête passionnante qui cherche à établir la vérité, l’avocat et son cabinet déjouent les subtilités d’un procès et nous initient aux subtilités de la loi américaine, ici, avec ce roman L’allée du sycomore, dans l’état du Mississipi.
Seth Hubbard, richissime propriétaire et entrepreneur américain, atteint d’un cancer  en phase terminale, décide de se suicider. Il laisse un testament olographe qui infirme le précédent homologué devant notaire et dans lequel il déshérite sa famille, son fils et sa fille, pour laisser toute sa fortune à son aide-ménagère et soignante, Lettie. Voilà qui va obligatoirement entraîner un procès ! Déshériter ses enfants porte déjà, en soi, un lourd parfum de scandale mais si l’héritière désignée est noire, alors, les haines raciales  se réveillent. L’avocat blanc Jack Brigance, va, à la demande du testateur, relever le défi et faire respecter sa dernière volonté. 
 

Le roman est intéressant à plusieurs niveaux :

Le thème majeur du roman est le racisme dans les états du Sud, avec les exécutions liées au Ku Kux Klan dans un proche passé, les tensions et inégalités raciales et cela jusqu’à nos jours. Jack Brigance en sait quelque chose, lui qui vient de gagner un procès en faveur d’un noir et qui l’a payé au prix fort. Sa famille a été menacée de mort et il a dû mettre sa femme et sa fille à l’abri pendant quelque temps, sa maison a été incendiée détruisant tout son patrimoine et tuant le chien bien-aimé de sa petite fille. Il est en grande difficulté financière et son habitation en location doit toujours être surveillée par la police. Bientôt le passé va le rattraper avec cette question qui devient cruciale : pourquoi Hubbard a-t-il choisi de se pendre dans cette parcelle de terre qui lui appartient et que l’on appelle l’allée du sycomore?


Le roman joue sur le suspense judiciaire : Jack Brigance va-t-il gagner ? Le testament olographe est-il valide ?  Est-il moral qu’un père déshérite ses enfants même s’il ne les aime pas et réciproquement ?  Et pourquoi veut-il laisser toute sa fortune précisément à Lettie ?  Quelles difficultés aura à surmonter l’avocat ? Quels arguments emploieront ses adversaires ? Lettie a-t-elle profité de la maladie de son patron pour l’influencer ? Le procès va-t-il tourner en un règlement entre blancs et noirs car les deux communautés prennent partie dans l’affaire ?  

Nous pénétrons aussi les dessous pas toujours très sympathiques de ce milieu judiciaire : certains avocats voient dans le malheur de leurs clients une manne financière inépuisable et font traîner les procès pendant des années, comptabilisant à la minute près leur travail. Il décrit les luttes sournoises entre les membres du barreau, l’art de tirer la couverture à soi, de se concilier le juge, les coups bas, les mensonges, au mépris de toute idée de justice. 


Enfin Grisham en peignant les réactions des uns et des autres face à la fabuleuse fortune léguée par Seth Hubbard peint une comédie humaine pleine d’ironie. D’un côté les avocats blancs ou noirs des deux partis qui essaient de s’emparer de la galette quitte à ne laisser aux héritiers -quels qu’ils soient- que des miettes ! De l’autre, la bassesse des enfants lésés qui jouent le grand jeu de l’amour envers leur père qu’ils avaient totalement délaissé. Et puis la famille de Lettie qui ne cesse de s’agrandir de manière démesurée, les cousins les plus éloignés faisant surface, dès lors qu’elle a de grandes espérances !

Une intéressante et agréable lecture même si l’on comprend rapidement pourquoi Seth Hubbard a légué sa fortune à Lettie, le suspense du livre étant ailleurs.


vendredi 13 janvier 2023

Jose Maria Eça de Queiros : Les Maia


 Les Maia, Os Maias, de José-Maria de Eça de Queirós est considéré comme le chef d’oeuvre de ce grand écrivain portugais du XIX siècle. Paru en 1888, le roman raconte l’histoire de la famille patricienne, les Maia, sur trois générations, mais sur des périodes de temps inégales : le récit commence en 1875 quand le jeune Carlos après avoir obtenu son diplôme de médecine vient s’installer à Lisbonne, chez son grand-père Alfonso, dans une ancienne et austère maison, Le Ramalhete. Un retour dans le passé nous fait connaître les membres de la famille dont la vie est présentée au cours de deux chapitres. Carlos reste le personnage central des XVIII chapitres que compte le roman.

 

Les trois générations de la famille Maia

Adaptation de Os Maias de Joao Bothelo (2014)


Première génération : Le patriarche est Alfonso da Maia qui, s’il a un instant effrayé ses parents par ses élans libertaires pourtant très mesurés, est rentré sagement dans le rang. Il représente la noblesse de classe avec son conservatisme, son catholicisme fervent et son respect du clergé, ses préjugés mais aussi sa noblesse de coeur. Il aime les enfants, les êtres pauvres et faibles, et élève son petit-fils orphelin, Carlos, avec beaucoup d’amour. C’est un homme qui est en accord avec ses principes et sa morale, contrairement à la plupart des personnages hypocrites qui peuplent ce roman et qui n’ont que l’apparence de la vertu. C’est pourquoi il est épargné par Eça de Queiros.

La deuxième génération : le fils d’Alfonso, Pedro da Maia, est aux yeux de son père, un faible. Il se mésallie en épousant une jeune femme d’un demi-monde malgré la volonté paternelle et se suicide quand celle-ci s’enfuit avec un bel Italien, emmenant avec elle sa fille bien-aimée et laissant son bébé Carlos derrière elle.

Carlos, dernier descendant de la famille Maia, est un jeune homme brillant qui promet beaucoup. Adoré par son grand-père, il est pourtant soumis, quand il est enfant, à une stricte éducation « à l’anglaise », bain froid et sport chaque matin, pour forger sa personnalité. Mais Carlos qui veut exercer la médecine, se consacrer aux sciences et à la recherche, est comme tous les jeunes gens fortunés de l’époque, un dilettante papillonnant, léger, beau parleur, incapable d’agir. "Un jeune homme de goût et de luxe" ainsi le définit l’écrivain ! 

Une fresque sociale

Os Maias adaptation du réalisateur portugais Joao Bothelo


Dans Les Maia, Eça de Queiros peint une fresque de la société lisbonnaise à la fin du XIX siècle.

Carlos et son ami Joao da Ega, noble richissime et dandy désabusé, écrivain et journaliste raté, représentent la jeunesse argentée et frivole mais ils sont, somme toute, relativement sympathiques. Que de châteaux en Espagne, construisent-ils ! Le lecteur a souvent envie de secouer leur inertie ! Ah! s’ils pouvaient agir au lieu de parler, peut-être ne seraient-ils pas des parasites de la société, peut-être pourraient-ils apporter leur pièce à l’édifice ! Oui, mais… non ! Ils ne sont pas épargnés par l'ironie de l’écrivain  même si celui-ci  éprouve pour eux une certaine tendresse peut-être parce qu'il reconnaît en eux sa propre jeunesse.

Ega avec ses velléités, ses provocations, son non-conformisme de façade, est intéressant mais parfois insupportable. On sait que s’il se permet de choquer et d’effrayer la bonne société, il ne peut le faire que parce qu’il porte un grand nom et a la fortune de maman derrière lui en perspective ! Carlos, lui, est capable de sentiments vrais : son amour pour son grand-père est touchant, celui pour Maria Eduarda témoigne d’une grande sincérité et d’une certaine candeur même si sa passion a des limites comme le prouve ses hésitations après sa noble demande en mariage qu'il renvoie à un temps plus lointain. Car Carlos aussi partage les préjugés sociaux et religieux de son temps*.

Toute la jeunesse dorée qui gravite autour de Carlos et de Joao d’Ega se perd en intrigues amoureuses, maris trompés, maîtresses bien vite délaissées et méprisées puisqu'elles ont cédé (péché ?), misogynie assez répandue dans cette société. Tout ce petit monde oisif critique les dirigeants politiques incompétents, déplorant l’immobilisme de la société, refaisant le monde… en paroles, discutant à perte de vue littérature, défendant le naturalisme et Zola contre le vieux poète désargenté et digne, Alencar, représentant -parfois un peu ridicule mais touchant- du romantisme.

Le portrait de Damaso Salcede, parvenu snob et vulgaire qui ponctue toutes ses phrases par : « c’est d’un chic ! », est chargé. La scène où les témoins de Carlos le provoque en duel et où il réagit en poltron est d’un humour savoureux. De Queiros a non seulement l’art du portrait mais aussi celui de scènes prises sur le vif, très bien observées, où ses personnages agissent comme des bouffons. En fait partie aussi, la scène des courses de chevaux où se rendent tous les snobs de la ville, hommes ou femmes, parce qu’il est de bon ton d’y être et d’y montrer sa toilette ! Ils s’y ennuient mortellement car ils n’aiment, en bons portugais, que les courses de taureaux !

Les politiques ne sont pas épargnés, en particulier le Comte Guvarinho considéré comme un âne mais qui sera porté au pouvoir  parce que "la politique, aujourd’hui, c’est le fait positif, l’argent ! l’argent ! la galette! le pognon ! Le petit pognon bien-aimé, mon vieux ! L’argent divin".

L’ironie  devient féroce :

Dans ce pays béni, tous les politiciens on un "immense talent". L'opposition reconnaît toujours que les ministres qu'elle couvre d'injures ont, en dehors de ce qu'ils font, "un talent de premier ordre !" Inversement la majorité admet que l'opposition, à qui elle reproche constamment les bêtises qu'elle a faites, est pleine de "très robustes talents !". Mais tout le monde est d'accord pour dire que le pays est dans le gâchis. Il en résulte une situation ultra-comique : un pays gouverné par un "immense talent" qui, de tous les pays d'Europe, est, de l'avis unanime, le plus stupidement gouverné ! Je fais une proposition : comme les talents échouent toujours, essayons une fois les imbéciles !

ou encore :

"Que diable fait-on à la Cour des Comptes? demanda Carlos. On joue aux cartes? on bavarde?

- On fait un peu de tout, pour tuer le temps... Même des comptes ! "

L’ influence de la littérature française

 Les Maia fut d’abord une nouvelle intégrée dans un recueil intitulé les scènes de la vie réelle avant d’être repris en roman. On y sent l’influence de la littérature française.
Si J. M. Eça de Queiroz se réclame de Zola et du naturalisme, c’est parfois plutôt à Balzac qu’il me fait penser dans Les Maia à travers le tableau la société et la ville, Lisbonne, qu’il nous donne à voir. Sous la plume de Eça de Queiroz, les personnages sont plus le produit de leur milieu social et de leur époque à la manière de Balzac que de l’hérédité selon Zola.

Et quand Carlos tombe vraiment amoureux d’une femme mariée, Maria Eduarda, qu’il idéalise, c’est aussi Flaubert qui s’invite avec Balzac. On pense à l’amour du jeune Frédéric pour madame Arnoux dans L’éducation sentimentale (1869).

Mais au-delà des influences, c’est un regard personnel, critique et ironique, mais aussi désabusé, que Eça de Queiros porte sur la société de son temps qu’il n’épargne pas, s’incluant peut-être lui-même dans la critique puisque l’on dit que Joao de Ega est un peu son double.

Une métaphore ironique et pessimiste

Le roman s’achève sur une image montrant les contradictions des deux jeunes gens. Ceux-ci après avoir longuement discuté sur la valeur de la vie en arrivent à la conclusion : "Nous aurons au moins établi la théorie définitive de l’existence. En effet, il est inutile de faire aucun effort, de courir anxieusement vers quoi que ce soit … Ni vers l’amour, ni vers la gloire, ni vers l’argent, ni vers la puissance…"

Puis l'écrivain les montre courant après un tramway dans l’espoir de l’attraper :

« - On peut encore l’attraper !
De nouveau la lanterne glissa et s'enfuit. Alors, pour attraper le tramway, les deux amis se mirent à courir désespérément sur la rampe de Santos et sur l’Aterro, dans la première clarté de la lune naissante. »

Métaphore dérisoire et nostalgique - on court après un tramway comme s'il s'agissait de quelque chose d'important mais on n’avance dans la vie "qu’à petit pas lent et prudent", convaincu de "l'inutilité de tout effort" - métaphore à travers laquelle l’écrivain reste fidèle à sa vision ironique et désenchantée d'une société immobile et sclérosée.

 

*Quant au scandale de la liaison de Carlos et de Maria Eduardo, (je n’en dis pas plus pour ne pas éventer le  coup de théâtre) on peut dire qu’il ne surprend pas le lecteur du XXI siècle. C’est tellement attendu pour nous mais peut-être pas pour le lecteur du XIX siècle ! 

José-Maria Eça de Queirós

José-Maria Eça de Queiros


"José-Maria Eça de Queirós ( 1845-190O) est l'un des écrivains portugais qui, entre 1865 et 1885, se sont dressés contre l'establishment, contre leurs aînés et contre le culte de la tradition. Ils étaient internationalistes, républicains, socialistes, violemment anticléricaux et quelquefois athées. On les regroupa sous le nom de génération de soixante-dix : c'est, en effet, entre 1865 et 1885 qu'ils écrivirent leurs œuvres les plus virulentes. Ensuite, pour la plupart, ils modérèrent leurs attaques. L'un d'entre eux, Teófilo Braga, fut président de la République après la révolution de 1910. Queirós devint le plus grand romancier portugais de son temps et peut-être de tous les temps. Son influence fut énorme non seulement au Portugal, mais encore dans l'ensemble du monde ibéro-américain. Ses principaux romans sont traduits dans toutes les langues. Et le temps paraît donner raison à Valery Larbaud, pour lequel cet auteur est « un des grands romanciers européens du xixe siècle ». (...)

Le roman Les Maia (Os Maias, 1888), peut-être son chef-d'œuvre, montre comment le doute et l'hésitation, la compréhension et la tolérance, le pessimisme succèdent chez Queirós à ce dépit salutaire qui se traduisait auparavant en attaque impétueuse."

Voir la suite : Encyclopedia universalis Ici

 

mardi 10 janvier 2023

Lisbonne : Le monastère Sao Vicente de Fora et Jean de la Fontaine

Eglise et monastère de Sao Vicente de Fora vus du belvédère
 

Eglise et monastère de Sao Vicente de Fora

Le monastère de Sao Vicente de Fora domine la colline de l'Alfama et les deux tours de son église se voient de loin. Il a été fondé par Alfonso-Henriques, le roi Alfonso 1er, en 1147, pour honorer le voeu qu'il avait fait de reprendre Lisbonne aux Maures (le siège de Lisbonne). Plus tard, son église a été  remaniée et l'intérieur est d'un style baroque chargé.

 

Eglise du monastère Sao Vicente de Fora
 

Je voulais absolument voir le monastère et son cloître car je me souvenais y avoir vu des azulejos représentant les fables de La Fontaine lors d'un précédent voyage datant  d'il y a quarante ans.


monastère Sao Vicente de Fora extérieur


Des azulejos, il y a en partout et dès la montée d'escalier !


Escalier du monastère Sao Vicente da Fora


Le jeu de paume, l'ancêtre du tennis


le port de Lisbonne


La chasse


Et même là, elles me traquent ! (les araignées)

AU premier étage, le hall d'entrée présente des panneaux en azulejos narrant la bataille qui a permis à Alfonso 1er de reprendre Lisbonne aux Arabes. Le plafond en trompe l'oeil a été réalisé par un peintre italien sous le règne de Joao V.


Hall d'entrée de la sacristie



Hall d'entrée de la sacristie (détail) : azulejos racontant le siège de Lisbonne

C'est au deuxième étage que l'on découvre les azulejos illustrant 38 fables de La Fontaine. Dans mon souvenir, jadis, ils étaient à l'extérieur. Des panneaux explicatifs en français résument les fables et permettent de se souvenir (ou de découvrir ) certaines d'entre elles. Des trois éditions qui parurent au XVIII siècle, la plus fameuse, celle de 1775, a été illustrée par Jean-Baptiste Oudry, retouchée par Charles-Nicolas Cochin. C'est d'après ces illustrations que les azulejos commandés pour le monastère de Sao Vicente de Fora furent réalisés.


Les azulejos des fables de la Fontaine


Le gland et la citrouille ou Dieu fait bien ce qu'il fait

Monastère de Sao Vicente de Fora La Fontaine Le gland et la citrouille


Sans en chercher la preuve
En tout cet Univers, et l’aller parcourant,
          Dans les Citrouilles je la treuve.

Un villageois, considérant
Combien ce fruit est gros, et sa tige menue
A quoi songeait, dit-il, l’Auteur de tout cela ?
Il a bien mal placé cette Citrouille-là :
          Hé parbleu, je l’aurais pendue
          A l’un des chênes que voilà.

(...)

Tout en eût été mieux ; car pourquoi par exemple
 Le Gland, qui n’est pas gros comme mon petit doigt, 
          Ne pend-il pas en cet endroit ?

(...)

Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe ; le nez du dormeur en pâtit.
II s’éveille ; et portant la main sur son visage,
Il trouve encor le Gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage ;
Oh, oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde, 
          Et que ce gland eût été gourde ?
Dieu ne l'a pas voulu : sans doute il a raison ;
          J’en vois bien à présent la cause.
          En louant Dieu de toute chose,
          Garo retourne à la maison.

( Livre IX fable 4)


L'ours et l'amateur des jardins

Azulejos de La Fontaine L'ours et l'amateur des jardins


Certain Ours montagnard, Ours à demi léché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon(1) vivait seul et caché :
Il fût devenu fou ; la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés (2):
Il est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.

(...)

Pendant qu'il se livrait à la mélancolie,
               Non loin de là certain vieillard
               S'ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore,
               Il l'était de Pomone encore :
Ces deux emplois sont beaux. Mais je voudrais parmi
               Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre ;
               De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
               L'Ours porté d'un même dessein
               Venait de quitter sa montagne :
               Tous deux, par un cas surprenant
               Se rencontrent en un tournant. 

(...)

Les voilà bons amis avant que d'arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ; 

(...)

Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une * allant se placer
Mit l'Ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je t'attraperai bien, dit-il. Et voici comme.
Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur :
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
               Mieux vaudrait un sage ennemi.

 (Livre VIII fable 10)

*mouche

             L'astrologue qui se laissa tomber dans un puits

L'astrologue qui se laissa tomber dans un puits

Dans le Théétète de Platon, à l'occasion d'une digression sur le difficile statut du philosophe dans la cité, Socrate relate une anecdote devenue célèbre, celle de Thalès contemplant les astres et tombant dans un puits, suscitant le rire d'une servante thrace.

 

Un Astrologue* un jour se laissa choir
        Au fond d'un puits. On lui dit : Pauvre bête,
        Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,
        Penses-tu lire au-dessus de ta tête ?

Cette aventure en soi, sans aller plus avant,
Peut servir de leçon à la plupart des hommes.
Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes,
            Il en est peu qui fort souvent
            Ne se plaisent d'entendre dire
Qu'au Livre du Destin les mortels peuvent lire.
Mais ce Livre qu'Homère et les siens ont chanté,
Qu'est-ce, que le hasard parmi l'Antiquité,
            Et parmi nous la Providence ?
        Or du hasard il n'est point de science :
            S'il en était, on aurait tort
De l'appeler hasard, ni fortune, ni sort,
            Toutes choses très incertaines.
            Quant aux volontés souveraines
De celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein,
Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ?
Aurait-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
A quelle utilité ? Pour exercer l'esprit
De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ?
Pour nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous rendre dans les biens de plaisir incapables ?
Et causant du dégoût pour ces biens prévenus ,
Les convertir en maux devant qu'ils soient venus ?
C'est erreur, ou plutôt c'est crime de le croire.
Le firmament se meut ; les astres font leur cours,
            Le soleil nous luit tous les jours,
Tous les jours sa clarté succède à l'ombre noire,
Sans que nous en puissions autre chose inférer
Que la nécessité de luire et d'éclairer,
D'amener les saisons, de mûrir les semences,
De verser sur les corps certaines influences.
Du reste, en quoi répond au sort toujours divers
Ce train toujours égal dont marche l'univers ?
            Charlatans, faiseurs d'horoscope,
        Quittez les Cours des Princes de l'Europe ;
Emmenez avec vous les souffleurs tout d'un temps.
Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens.
Je m'emporte un peu trop ; revenons à l'histoire
De ce Spéculateur qui fut contraint de boire.
Outre la vanité de son art mensonger,
C'est l'image de ceux qui bâillent aux chimères
            Cependant qu'ils sont en danger,
            Soit pour eux, soit pour leurs affaires. 
 
Livre II fable13

*La Fontaine critique l'astrologie et non l'astronomie; L'astrologue est celui  qui utilise les sciences pour faire des prédictions sur l'avenir. Pour La Fontaine l'astrologue un "spéculateur", une "pauvre bête".


Démocrite et les Abderitains

Démocrite et les Abdéritains

Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire !
Qu'il me semble profane, injuste, et téméraire,
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !
Le maître d'Épicure  en fit l'apprentissage.
Son pays le crut fou : Petits esprits ! mais quoi ?
               Aucun n'est prophète chez soi.
Ces gens étaient les fous, Démocrite, le sage.
L'erreur alla si loin qu'Abdère* députa
               Vers Hippocrate , et l'invita
               Par lettres et par ambassade,
A venir rétablir la raison du malade.
Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant,
Perd l'esprit : la lecture a gâté Démocrite.
Nous l'estimerions plus s'il était ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
               Peut-être même ils sont remplis
               De Démocrites infinis. 
Non content de ce songe, il y joint les atomes,
Enfants d'un cerveau creux, invisibles fantômes ;
Et, mesurant les cieux sans bouger d'ici-bas,
Il connaît l'univers, et ne se connaît pas.
Un temps fut qu'il savait accorder les débats :
               Maintenant il parle à lui-même.
Venez, divin mortel ; sa folie est extrême. 
Hippocrate n'eut pas trop de foi pour ces gens ;
Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,
               Quelles rencontres dans la vie
Le sort cause ; Hippocrate arriva dans le temps
Que celui qu'on disait n'avoir raison ni sens
               Cherchait dans l'homme et dans la bête
Quel siège a la raison, soit le cœur, soit la tête. 

 


Sous un ombrage épais, assis près d'un ruisseau,
                Les labyrinthes d'un cerveau
L'occupaient. Il avait à ses pieds maint volume,
Et ne vit presque pas son ami s'avancer,
                Attaché selon sa coutume.
Leur compliment fut court, ainsi qu'on peut penser.
Le sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,
                Ils tombèrent sur la morale.
                Il n'est pas besoin que j'étale
                Tout ce que l'un et l'autre dit.
                Le récit précédent suffit
Pour montrer que le peuple est juge récusable.
                En quel sens est donc véritable
                Ce que j'ai lu dans certain lieu,
                Que sa voix est la voix de Dieu ?*

Livre VIII fable 26

* Abdère : colonie grecque de Thrace, patrie de Démocrite, maître d'Epicure,  fondateur avec Leucippe de la théorie des atomes.

*La Fontaine récuse Vox populi, vox Dei
 


Le pot de terre et le pot de fer


Le Pot de fer proposa
Au Pot de terre un voyage.
Celui-ci s'en excusa,
Disant qu'il ferait que sage
De garder le coin du feu ;
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De son débris serait cause.
Il n'en reviendrait morceau.
Pour vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne,
Je ne vois rien qui vous tienne.
Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le Pot de fer.
Si quelque matière dure
Vous menace d'aventure,
Entre deux je passerai,
Et du coup vous sauverai.
Cette offre le persuade.
Pot de fer son camarade
Se met droit à ses côtés.
Mes gens s'en vont à trois pieds,
Clopin-clopant comme ils peuvent,
L'un contre l'autre jetés,
Au moindre hoquet qu'ils treuvent.
Le pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas
Que par son Compagnon il fut mis en éclats,
            Sans qu'il eût lieu de se plaindre .
Ne nous associons qu'avecque nos égaux ;
            Ou bien il nous faudra craindre
            Le destin d'un de ces Pots .


La mort et le malheureux


   Un Malheureux appelait tous les jours
              La mort à son secours;
    Ô Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle.
La mort crut en venant, l'obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
    Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet;
         Qu'il est hideux ! que sa rencontre
         Me cause d'horreur et d'effroi !
N'approche pas, ô Mort ; ô Mort, retire- toi.
         Mécénas * fut un galant homme :
Il a dit quelque part : Qu'on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, ô Mort ; on t'en dit tout autant.

*Mécénas = Mécène chevalier romain, proche d'Auguste, protecteur des arts et des lettres ; Il s'entoura de Virgile et d'Horace. Son nom est resté synonyme de protecteur des arts.

Livre I fable 15 et fable 16  

Mais ma fable préférée est la deuxième version plus proche de celle d'Esope 

La mort et le bûcheron

Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
          Le créancier et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort ; elle vient sans tarder,
          Lui demande ce qu'il faut faire.
          C'est, dit-il, afin de m'aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère .
          Le trépas vient tout guérir ;
          Mais ne bougeons d'où nous sommes :
          Plutôt souffrir que mourir,
          C'est la devise des hommes.


Les médecins


Le médecin Tant-Pis allait voir un Malade
Que visitait aussi son Confrère Tant-Mieux.
Ce dernier espérait, quoique son Camarade
Soutînt que le Gisant irait voir ses aïeux.
Tous deux s'étant trouvés différents pour la cure,
Leur Malade paya le tribut à Nature,
Après qu'en ses conseils Tant-Pis eut été cru.
Ils triomphaient encor sur cette maladie.
L'un disait : Il est mort, je l'avais bien prévu.
S'il m'eût cru, disait l'autre, il serait plein de vie. 

(Livre V fable 12)



Un de deux cloîtres


Cloître et toit en terrasse avec une vue à couper le souffle (selon le guide)


La citerne souterraine que l'on trouve en entrant  date de l'époque des Maures avant le XII siècle.

Citerne :  monastère de Sao Vicente de Fora