Dans le prologue de Teverino George Sand réfute les arguments de ses détracteurs : oui, les caractères qu'elle a peints dans son roman ne sont pas forcément vraisemblables, oui elle a poétisé l'excessive délicatesse de sentiments et la candeur de l'âme aux prises avec la misère, oui Teverino est écrit sans autre but que celui de peindre un caractère original, une destinée bizarre qui peuvent paraître invraisemblables … Et elle ajoute : Est-il donc nécessaire, avant de parler à l'imagination du lecteur par un ouvrage d'imagination, de lui dire que certain type exceptionnel n'est pas un modèle qu'on lui propose? Ce serait le supposer trop naïf, et il faudrait plutôt conseiller à ce lecteur de ne jamais lire de romans…"
Donc, tenez-le vous pour dit ! Les caractères de ces personnages sont idéalisés, en effet, l'intrigue assez invraisemblable, le roman est une une pure fantaisie, et tant mieux, puisque c'est l'aspect du roman que je préfère!
L'intrigue :
Léonce, un jeune marquis, est amoureux de Sabina qui a fait un mariage de convenance avec un anglais, lord G., qui l'indiffère et ne sait que boire et s'enivrer en compagnie de ses amis. Sabina, Lady G., refuse l'amour de Léonce et ne voit en lui qu'un ami d'enfance, un frère. En attendant, elle s'ennuie dans le luxe de sa prison dorée et soupire après des aventures qui lui permettraient de vivre des sentiments passionnés. Léonce la prend au mot et l'amène en promenade pour une journée en tête à tête dans cette région de montagnes où ils sont en villégiature. Il lui promet qu'il va lui faire oublier son ennui. Et c'est ce qu'il fait, en effet! C'est l'occasion pour Sabina de rencontrer des personnages hors du commun, Madeleine, la fille aux oiseaux et Teverino, un italien, voyageur artiste et bohème, qui donne son nom au roman.
Teverino
Le thème principal est lié au personnage éponyme, ce voyageur insaisissable, inclassable, Teverino, artiste plein de finesse doué pour les arts et en particulier pour la musique, bohémien, séducteur et brillant, issu du peuple et pourtant grand seigneur à ses heures, bref protéiforme. La vision que nous offre ainsi Sand de l'artiste est celle d'un être libre, qui se place hors des conventions sociales, et laisse parler ses sentiments avec spontanéité. Il n'est pas étonnant que Sand ait choisi un italien pour incarner ce personnage, un enfant du peuple né au bord du Tibre. On a vu dans Consuelo qui se déroule à Venise, la place de l'art, en particulier de la musique, en Italie, et comment George associe le caractère italien à la joie, l'expression des sentiments, la sensualité, le tempérament artistique. Teverino s'oppose au caractère français et à la vie mondaine représentés par Sabina et Léonce qui sont froids et maîtres d'eux-mêmes, refoulent leurs sentiments et se préoccupent de la bienséance au point de demander au curé de les accompagner pour leur servir de chaperon. En effet, si Lady G. était vue seule en compagnie de son ami, elle pourrait être déshonorée et perdrait sa place dans la société.
Madeleine
Madeleine, la fille aux oiseaux, vit hors du monde, en sauvageonne. Son frère est contrebandier, un brigand donc, mais qui veille sur sa soeur affectueusement. Elle exerce son pouvoir sur les oiseaux tout en respectant leur liberté et se révèle le pendant féminin de Teverino. Et il faut bien le dire, ce sont les personnages sympathiques du roman! L'amour pur, simple et naïf que Madeleine témoigne à Teverino est mis en parallèle à l'amour sophistiqué et complexe de Léonce qui n'ose s'exprimer, muré dans son amour-propre; il est en opposition aussi à la coquetterie, la superficialité, l'orgueil et le sentiment de supériorité de la grande dame, Sabina, qui refuse d'aimer et d'être aimée.
Le joug affreux du mariage
Savez-vous Léonce, que c'est un joug affreux que celui-là?
- Oui, il y a des maris qui battent leur femme.
- Ce n'est rien, il y en a d'autres qui les font périr d'ennui.
Le roman est écrit en 1845 et explore un thème cher au coeur de Sand, celui du mariage et de la liberté de la femme. Aurore Dupin a épousé le baron Dudevant en 1822 et a eu de lui deux enfants, Maurice et Solange. En 1832, elle quitte son mari avec qui elle ne s'entend pas et part se réfugier à Paris avec son amant Jules Sandeau. C'est le début de sa vie littéraire. Elle n'aura de cesse alors de lutter contre le mariage de convenance arrangé par les parents. Elle s'insurgera - et ses prises de position feront scandale- contre le statut de la femme dans le mariage qui prive celle-ci de ses droits, de sa fortune et la place sous la tutelle de son mari tout puissant. Elle revendique le divorce et le droit à l'égalité pour les femmes. Dans Teverino, Sabina subit l'affreux joug du mariage sans avoir le courage de le secouer. Léonce l'exhorte d'ailleurs à avoir moins de crainte de l'opinion publique. Il est certain que Sabina n'a rien d'une George Sand! Elle serait pourtant justifiée d'aimer hors mariage puisqu'on l'a mariée sans amour. Sabina est une femme sous dépendance et pleine des préjugés de sa classe. Ce voyage sera pour elle initiatique et elle en reviendra transformée.
L'amour triomphera-t-il de l'orgueil? Un écho de Musset
Les caprices de Marianne
L'amour triomphera-t-il de l'orgueil? est l'un des grands thèmes du roman et on retrouve dans cette interrogation un écho des deux comédies de Musset *: Les caprices de Marianne et On ne badine pas avec l'amour.
En effet, les personnages de Marianne et de Camille dans les pièces de Musset rappellent celui de Sabina. Toutes les deux comme l'héroïne de Sand refusent l'amour par orgueil : Marianne, semblable en cela à Sabina, est mal mariée à un vieillard qui ne lui inspire que du mépris. Elle ne veut pas écouter Octave qui lui parle de l'amour que Célio a pour elle. Elle finit par tomber amoureuse d'Octave et fait le malheur de Célio. Quand, dans le roman, Teverino parle de l'amour de Léonce à Sabina, la jeune femme est fascinée par le bel italien et croit être amoureuse de lui.
Dans On ne badine pas avec l'amour, Camille, jeune fille sortie du couvent, ne veut pas s'exposer à être trompée et à souffrir; elle refuse l'amour de Perdican. Ce dernier cherche, en courtisant la servante Rosette, à attiser la jalousie de Camille. Les deux pièces se terminent tragiquement car Célio et Rosette en mourront. Dans le roman de George Sand, Teverino embrasse Sabina, ce qui fait souffrir Madeleine-Rosette et Léonce-Célio mais la ressemblance s'arrête là. Madeleine ne mourra pas et Sabina humiliée mais rendue plus humaine, plus simple, par cette mésaventure, y verra clair dans ses sentiments pour Léonce. L'orgueil est terrassé.
*voir l'étude de Françoise Genevray à propos des Lettres d'un voyageur de George Sand
La noblesse et le peuple
De par ses origines, George Sand appartient, par son père, à une noblesse qui remonte au maréchal de France, Maurice de Saxe, par sa mère, ouvrière de mode, elle est fille du peuple. L'écrivain partagée par sa double origine, aristocratique et populaire, thème qui se retrouve souvent dans ses oeuvres, se déclare du côté du peuple. Dans Teverino, Lady G. croit à la supériorité de l'homme du monde et méprise le peuple.
Et puis si vous voulez que je me confesse, je vous dirai que je crois un peu à l'excellence de notre sang patricien. Si tout n'était pas dégénéré et corrompu dans le genre humain, c'est encore là qu'il faudrait espérer de trouver des types élevés et des natures d'élite.
Léonce pense, au contraire que : l'homme du peuple peut valoir et surpasser l'homme du monde a beaucoup d'égards.
Lady G. a tort. Elle l'apprendra à ses dépens en se laissant presque séduire par un homme du peuple, Teverino, qui se fait passer pour gentilhomme. La leçon est cuisante. Une humiliation qui la rendra plus humble et plus attentive aux sentiments des autres et l'amènera à réfléchir à la véritable valeur des êtres. Quant à l'aristocrate Lord G. que nous voyons à la fin du roman, l'image qu'il nous donne de la noblesse paraît peu reluisante :
Mylord s'était réveillé la veille au soir et avait pris de l'inquiétude mais il avait bu pour s'étourdir, et lorsque sa femme rentra, il dormait encore.
Le style , une variété de tons
Dans ce roman, le ton employé par Sand est celui d'une moraliste qui, à travers les dialogues de Léonce et Sabina, développe des idées qui lui importent et que le récit va illustrer. Pourtant ce ton un peu trop didactique cède vite à une langue fraîche, volontiers poétique dans la description des paysages, dans l'évocation de la fillette aux oiseaux. Alors que le dialogue de Léonce et Sabina est empesé et démonstratif, celui du bohémien musicien est plein de vie et de brio. Il devient aussi haletant, véritable roman d'aventures, dans les passages où les voyageurs bravent les dangers de la montagne. Enfin, il emprunte un registre comique et caricatural avec le personnage du curé qui ne pense qu'à manger et apprécie outre mesure la dive bouteille, au demeurant un très brave homme!
Un très beau billet! Où as-tu donc trouvé ces illustrations? Je m'empresse de copier le lien pour le mettre dans le mien.
RépondreSupprimerL'analyse psychologique et sociale- tout à fait ce que j'ai ressenti - très bien développée.
Les illustrations? sur le net. J'ai vu que nous avions ressenti la même chose à propos des personnages et chez Nathalie aussi. La thèse de Sand : c'est montrer la supériorité des gens du peuple mais c'est quand elle oublie sa démonstration qu'elle est convaincante.
SupprimerBravo! Ton billet est vraiment très complet C'est un plaisir de partager une telle lecture avec une lectrice aussi fine que toi.
RépondreSupprimerJe suis assez sensible à ce que tu dis des variations du style et le rapprochement avec Musset, auquel je n'avais pas pensé en lisant le roman, me semble très convaincant.
Le rapprochement avec Musset ne vient pas de moi mais de la lecture d'une étude universitaire sur Les lettres d'un votageur de Sand où l'auteur Françoise Genevray analyse l'influence de Musset dans Teverino par rapport au voyage dans ces montagnes (le Tyrol?) et en Italie. Le parallèle avec les comédies de Musset s'impose. Il y a une ressemblance frappante entre les personnages et les situations mais la conclusion de Sand est totalement différente, en opposition totale avec le pessimisme de Musset et sa sensibilité.
SupprimerJe viens de lire l'article de F.Genevray qui est sans doute le texte dont tu parles. Dans la première partie de cet article, ce qu'elle dit des paysages fantasmés de George Sand (le mythe du Tyrol qui succède au mythe de la Bohème au point qu'il est difficile de situer le lieu de "Teverino" autrement qu'au travers des formes récurrentes d'un paysage personnel - là j'interprète un peu son propos!) ouvre des questions que je m'étais déjà posées en lisant "Consuelo" (la scène du voyage à travers la Bohème avec le jeune Haydn) et qui donnent envie d'être creusées davantage.
SupprimerOUi c'est cet article. Je suppose que dans Consuelo il s'agit aussi et de la même façon d'un paysage personnel, fantasmé. j'ai adoré ce passage dans Consuelo qui raconte le voyage avec le jeune Haydn. On dirait qu'elle a emprunté au roman picaresque avec la rencontre de personnages pittoresques.
SupprimerJe suis en retard, je suis en retard !!!! Billet magnifique ! j'aime beaucoup le parallèle que tu fais avec les pièces de Musset !
RépondreSupprimerOh! On dirait le lapin de Lewis Caroll! Si tu es en retard, qu'importe! Nous t'attendrons patiemment!
SupprimerBillet très complet et très intéressant. Je n'avais pas du tout pensé à Musset, obnubilée que je suis par le XVIIIe siècle, il faut dire que je ne connais pas vraiment Musset, mais c'est un rapprochement très intéressant.
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SupprimerJe connais bien le théâtre de Musset pour l'avoir lu et souvent vu jouer au festival d'Avignon. L'étude de Françoise Genevray qui m'a mise sur la voie m'a frappée par sa justesse; j'ai aussi pensé, mais c'est moins évident, au Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. Au cours de cette nuit dans le village italien où tout semble pouvoir arriver, où tout le monde est frappé de folie (le curé croit voir le diable dans l'obscurité alors qu'il s'agit de la servante noire!),les couples se défont (la lady séduite par Teverino, la jalousie de Léonce, la tristesse de Madeleine). Mais ils se reconstitueront le lendemain au grand jour.. Cependant, dans Le Songe, les couples se défont selon la volonté des divinités et les hommes sont les jouets des fées. Alors que dans le roman Les personnages ne sont les victimes que d'eux-mêmes et de leur propre caractère.
et je publie le billet demain.
RépondreSupprimerOn viendra te lire! A bientôt!
SupprimerComment, après un tel billet, ne pas se jeter sur le livre dont il y est question ? Je ne vais faire que répéter ce qui a été dit dans les commentaires précédents : ton billet est magnifique, bien construit et donne vraiment envie de découvrir ce roman. Moi qui n'ai, à ma grande honte, encore jamais lu George Sand, je commencerai probablement par celui-ci :)
RépondreSupprimerMerci Aaliz! Mais tu sais ce n'est pas le meilleur de Sand même s'il est riche.
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