Je viens de lire La Plaisanterie (1967) de Milan Kundera dans une traduction révisée par Claude Courtot et l'auteur lui-même. Milan Kundera explique, en effet, qu'il a été horrifié par une première traduction française qui ne respectait pas son style et même réécrivait le roman. C'est pourquoi il a revu le texte français une première fois en 1980, une autre en 1985 avec l'aide de Claude Courtot. Dans une note à la fin de cette édition, il déplore que ce livre, sorti en France au moment de l'invasion de Prague par l'armée russe, n'ait été lu que d'un point de vue politique, dans l'éclairage de l'actualité et il ajoute : "Or aujourd'hui les rumineurs de l'actualité ont depuis longtemps oublié le Printemps de Prague ainsi que l'invasion russe. Grâce à cet oubli, paradoxalement, La Plaisanterie va pouvoir redevenir enfin ce qu'il a toujours voulu être : roman et rien que roman."
Hélas! j'ai bien peur - pour moi qui viens de lire le livre si tôt après les révélations faites sur le passé de Kundera et sur sa possible dénonciation d'un jeune homme opposé au régime- que l'actualité ne m'ait rejointe et c'est sous cet éclairage politique que j'ai d'abord reçu ce roman! Mais pas seulement! Car La Plaisanterie, on s'en rend compte assez vite, dépasse l'actualité et se révèle être une réflexion sur l'homme en général et sur le sens que celui-ci peut donner à sa vie.
Les premières questions qui viennent à l'esprit en lisant La Plaisanterie concernent les rapports de l'individu avec un régime totalitaire? Comment celui-ci est-il amené à adhérer à l'idéologie en place, sacrifiant parfois amitiés, amours, conscience? Qu'est-ce qui explique qu'une dictature puisse avoir un tel pouvoir sur l'individu? Pourquoi la délation est-elle une constante dans un tel système?
Comment ne pas voir, en effet, qu'un des thèmes centraux du récit est la trahison :
Dans La Plaisanterie, une jeune fille, Marketa, suit un stage de formation du parti. Son amoureux, un brillant étudiant communiste, Ludvik Jahn, lui envoie en guise de plaisanterie et pour se moquer de son enthousiasme de néophyte, une carte avec quelques mots qui, pris au premier degré, font de lui un ennemi du régime. Commencent alors la mise à l'écart, l'inexorable défection des amis, leur trahison, sa condamnation lors d'un procès mené par un autre étudiant Pavel Zamenek, jusque là son ami. Ludvik, exclus du parti, interdit d'études, est envoyé à l'armée, dans un corps disciplinaire qui rassemblent les ennemis du régime, et doit travailler à la mine. Sa vie, brisée, va être désormais marquée par la haine et la vengeance. L'intérêt du roman est encore renforcé par le changement de point de vue selon que Ludvik, Héléna, Jaroslav ou Kostka présentent le récit. Cette variation de focale permet de pénétrer dans la conscience de chacun et d'avoir plusieurs visions des évènements donc plusieurs "vérités".
Nous découvrons les facettes multiples et complexes des personnages et les motivations de leur trahison qui révélent parfois les recoins les plus noirs de l'âme humaine : l'intérêt, l'ambition, la fascination du pouvoir, le fanastisme autrement dit la certitude d'avoir raison et l'idée que la fin justifie les moyens, la lâcheté, l'égoïsme, la peur d'être mis au ban de la société ... mais d'autres aspects, pourtant, sont, à priori, tout à fait positifs : La révolte contre l'injustice, l'idéalisme, la fidélité à une idée, la foi en une société meilleure... Ainsi Marketa n'a aucune honte d'avoir montré la carte de Ludvik Jahn aux camarades de la direction qui surveillent le courrier. Communiste, elle a foi dans le parti à l'égal d'un fanatique envers sa religion. Elle juge le jeune homme coupable donc elle le dénonce mais, par honnêteté, elle refuse de céder à la pression de Pavel Zemenek, qui, lui, apparaît comme un vaniteux, ambitieux qui aime plaire et qui jouit du pouvoir qu'il exerce sur les autres. Elle est prête à soutenir Ludvik s'il s'avoue coupable, agissant selon un stéréotype romantique un peu ridicule. Mais dans tous les cas, elle reconnaît au Parti le droit de surveiller ses pensées et sa vie privée puisque la réussite du communisme et du bonheur des peuples dépendent de ce contrôle. Tout se passe, en effet, comme si le parti s'emparait de la conscience de l'individu qui ne s'appartient plus, perd son sens critique, sa liberté et devient conformiste par obligation ou par choix. Il doit se couler dans un moule et si, comme Ludvik, il n'y parvient pas tout à fait, les séances de critiques et d'autocritiques sont là pour le remettre dans le droit chemin. C'est ainsi que Ludvik se voit reprocher des "résidus d'individualisme", "son mauvais comportement avec les femmes" "sa froideur envers autrui".
"Et comme une étrange fatalité, un tel germe veillait sur la fiche de renseignements de chacun, oui, de chacun d'entre nous."
Le roman est donc une analyse fouillée de la manière dont un régime totalitaire broie l'individu dans une société où la victime finit toujours par se sentir coupable et par collaborer avec son bourreau et cela quel que soit le pays ou l'origine de la dictature, communisme, nazisme, totalitarisme religieux ... et cette desciption n'est donc pas seulement liée à l'histoire de Prague et de la Tchécoslovaquie.
Mais le roman est aussi une réflexion générale sur la vie, sur la vacuité de l'existence, la déréliction des individus dans un monde que ne semble être qu'une gigantesque farce, vision pessimiste et noire d'une société où l'amour semble impossible, où l'amitié ne peut survivre, où la souffrance est intense mais profondément inutile et surtout pas rédemptrice. Même la haine échoue car Ludvik, incapable d'aimer -il brutalise Lucie et la perd - est animé par une haine qui reste sa seule raison de vivre mais qui lui échappe :
"Comment lui expliquer que je peux pas me réconcilier avec lui?(Zamenek) Comment lui expliquer qu'en le faisant je romprai mon équilibre intérieur. Comment lui expliquer que ma haine envers lui contrebalance le poids du mal qui est tombé sur ma jeunesse.. Comment lui expliquer que j'ai besoin de haïr""
Son ennemi a changé de camp et reconnaît ses torts, tous les idéaux de sa jeunesse se dégonflent comme des ballons de baudruche, même le vocabulaire véhiculant des idées pour lesquelles il a tant souffert, n'a plus cours. La jeune maîtresse de Zemenek juge que c'est un vocabulaire de vieux. L'art populaire qu'il a défendu avec son ami musicien Jaroslav ne rencontre que désintérêt; la jeunesse sans idéal, bruyante et vulgaire, se saoule dans les bars.
Il y a un ironie féroce dans ce roman. La vie est absurde : Ludvik passe à côté de l'amour véritable, celui de Lucie, trop habité par la haine qu'il cultive en lui. Sa "vengeance" pitoyable et mesquine envers Zemenek se retourne contre lui -encore une autre mauvaise plaisanterie- et c'est justice puisqu'il se sert d'Héléna comme d'un objet, sans avoir aucune considération pour ses sentiments. Héléna rate lamentablement son suicide. L'on ne sent aucune tendresse de l'auteur pour ses personnages. Il les maltraite constamment, les amène jusqu'au bout de leur vie pour mieux nous faire ressentir combien ils sont passés à côté d'elle en privilégiant ce qui est secondaire et non ce qui est essentiel. Ludvik en fait le constat lucide :
"Nous vivions Lucie et moi dans un monde dévasté; et faute d'avoir su le prendre en pitié, nous nous en étions détournés, aggravant ainsi et son malheur et le nôtre. Lucie si fort aimée, si mal aimée, c'est cela que tu es venue me dire au bout des ans? plaider la compasion pour un monde dévasté?"
Jaroslav lui-même, le personnage le plus sympathique du roman rate sa mort car celle-ci, non plus, n'a pas de sens "et l'idée m'envahit qu'un destin souvent s'achève avant la mort, que le moment de la fin ne coïncide pas avec celui de la mort.."
Ce qui a paru avoir une signification se vide de son contenu et c'est en cela que La Plaisanterie rejoint l'universel car le roman pose la question qui est celle de tout homme au moment du bilan: pourquoi ai-je vécu?
Ce sont mes filles qui me l'ont offert et je le garde précieusement
RépondreSupprimerje n'aime pas tout Kundera mais celui là oui oui oui
ah bon, il aurait dénoncé un opposant au régime ? J'aime tant Kundera en général, je relirai celui-ci mais dans un moment moins chargé que la rentrée ! Beau billet, très détaillé. A bientôt
RépondreSupprimerTrès bon billet sur un livre qui doit être un peu désespérant. Difficile de ne pas penser à "L'aveu" de Arthur London: la menace est plus insidieuse, on ne tue plus les gens mais personne n'en sort indemne.
RépondreSupprimerKundera le montre très bien dans "L'insoutenable légèreté de l'être", tous doivent être compromis car alors on les tient.
@ Dominique : Je suis comme toi, celui-là, oui, oui, oui!
RépondreSupprimer@ jeneen : Oui, au moment où j'ai lu le livre, on ne parlait que de cela. Evidemment, l'attitude de Marketa qui dénonce son fiancé par fidélité au parti m'y a fait penser.
RépondreSupprimer@ droopyvert : Oui, il est tout à fait désespérant et est un constat d'échec personnel et collectif. Personne ne sort gagnant de ce récit même ceux qui paraissent avoir eu le beau rôle. C'est une dénonciation amère de tous les régimes totalitaires, des fanatismes mais aussi du non-sens de la vie.
RépondreSupprimerPuissant, j'ai aimé aussi celui-ci, beaucoup.
RépondreSupprimer@ lire au jardin : c'est bien vrai, un livre très fort.
RépondreSupprimerJ'adore Kundera depuis longtemps, je n'ai du lire que la "mauvaise" version de celui-ci et depuis qu'il est entré dans la Pléïade, il y a certainement beaucoup à relire. J'ai encore La valse aux adieux et l'Immortalité à lire (relire) en les feuilletant je n'ai eu aucun souvenir ! Mais bon, il y a déjà tant à lire en ce moment que relire est périlleux. Ce que je fais, après une déception, je lis kundera ! ;)
RépondreSupprimerQuant à moi, j'ai encore beaucoup à découvrir de cet auteur qui est à classer parmi les Grands de la Littérature. Mais il me faut le lire à petite dose! je le trouve tellement désespéré!
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