Mazeppa : Eugène Delacroix |
Dans Le Garçon, un roman de la rentrée littéraire 2016 que je vous présenterai bientôt, Marcus Malte développe un thème, lié à un poème de Victor Hugo, celui d’un héros légendaire nommé Mazeppa.
Dans la première version du poème Mazeppa dans Les Orientales Victor Hugo ouvre le récit par ces vers :
Ainsi quand Mazeppa, qui rugit et qui pleure
A vu ses bras, ses pieds, ses flancs qu'un sabre effleure,
A vu ses bras, ses pieds, ses flancs qu'un sabre effleure,
Tous ses membres liés
Sur un fougueux cheval, nourri d'herbes marines,
Qui fume, et fait jaillir le feu de ses narines
Et le feu de ses pieds.
Le coursier galopant furieusement, emporte le héros dans une course que rien ne semble pouvoir interrompre.
Ils vont. Dans les vallons comme un orage ils passent,
Comme ces ouragans qui dans les monts s'entassent,
Comme un globe de feu;
Puis déjà ne sont plus qu'un point noir dans la brume,
Puis s'effacent dans l'air comme un flocon d'écume
Au vaste océan bleu.
Ils vont. L'espace est grand. Dans le désert immense,
Dans l'horizon sans fin qui toujours recommence,
Ils se plongent tous deux.
Leur course comme un vol les emporte, et grands chênes,
Villes et tours, monts noirs liés en longues chaînes,
Tout chancelle autour d'eux.
Mais son destin tragique qui paraît le vouer à une mort certaine …
Voilà l'infortuné gisant, nu, misérable,
Tout tacheté de sang, plus rouge que l'érable
Dans la saison des fleurs.
… se transforme pourtant et contre toute attente en grandeur. Ce n’est pas la mort qui attend Mazeppa mais la gloire ! L'homme n'est pas maître de son destin, il lui est impossible de déchiffrer son avenir.
Sa sauvage grandeur naîtra de son supplice.
Un jour, des vieux hetmans il ceindra la pelisse,
Grand à œil ébloui;
Et quand il passera, ces peuples de la tente,
Prosternés, enverront la fanfare éclatante
Bondir autour de lui !
Le personnage de Marcus Malte, appelé le garçon, en ce début du XXième siècle, rappelle le héros de Hugo. Une automobile conduite par Emma accroche et renverse sa roulotte et le blesse gravement à la tête, le précipitant dans le coma. De même que Mazeppa, lorsque le jeune homme revient à la vie, il connaît, lui orphelin, seul et pauvre, ce qu’il n’a jamais eu jusqu’alors, un foyer, un père, un grand amour, Emma, et la musique comme un splendide cadeau. Après avoir été misérable, il est comblé. Ce n'est pourtant pas la gloire qu'il acquiert mais le bonheur.
L’allusion à Mazeppa revient ensuite dans Le Garçon au moment de la déclaration de guerre en 1914. Sans patronyme jusque là puisqu’il est un enfant sauvage, le personnage prend officiellement le nom de Mazeppa pour partir se battre, à l’instigation d’Emma qui veut forcer le destin et faire en sorte que celui qu’elle aime revienne vivant.
Mais qui est Mazeppa?
Portrait de Ivan Stepanovitch Mazeppa |
Mais qui est Mazeppa, pourquoi est-il attaché à un cheval, comment échappe-t-il à la mort et comment s’élève-t-il aux honneurs suprêmes?
C’est Voltaire qui nous conte le premier l’histoire d’Ivan Stepanovitch Mazepa, personnage historique, page du roi de Pologne, Jean II Casimir Vasa, qui devint prince d’Ukraine.
« Celui qui remplissait alors cette place était un gentilhomme polonais, nommé Mazeppa, né dans le palatinat de Podolie ; il avait été élevé page de Jean-Casimir, et avait pris à sa cour quelque teinture des belles-lettres. Une intrigue qu’il eut dans sa jeunesse avec la femme d’un gentilhomme polonais, ayant été découverte, le mari le fit lier tout nu sur un cheval farouche, et le laissa aller en cet état.
Le cheval, qui était du pays de l’Ukraine, y retourna, et y porta Mazeppa, demi-mort de fatigue et de faim. Quelques paysans le secoururent : il resta longtemps parmi eux, et se signala dans plusieurs courses contre les Tartares. La supériorité de ses lumières lui donna une grande considération parmi les Cosaques ; sa réputation, s’augmentant de jour en jour, obligea le czar à le faire prince de l’Ukraine. »
(Voltaire, Histoire de Charles XII)
La popularité de ce héros
Louis Boulanger (1827) |
La littérature
La littérature s’empare du héros ukrainien. Mazeppa est le trente quatrième poème des Orientales publié en 1829 par Victor Hugo quelques années après celui de Byron en 1819 qu'il avait lu et qui l'influença. Pouchkine parle aussi de Mazeppa dans Poltava, récit de la bataille où le héros qui a osé s’attaquer au Tsar, Pierre Le Grand, subit une défaite.
Le poème de Hugo présente deux partie. La première, citée ci-dessus, décrit la chevauchée du coursier et de Mazeppa attaché sur son dos et décrit la sauvagerie du suuplice, les souffrances endurées
Dans la seconde version le poète s’adresse directement à l’animal en le tutoyant,
En vain il lutte, hélas ! tu bondis, tu l'emportes
Hors du monde réel, dont tu brises les portes
Avec tes pieds d'acier !
Tu franchis avec lui déserts, cimes chenues
Des vieux monts, et les mers, et, par delà les nues,
De sombres régions;
Et mille impurs esprits que ta course réveille
Autour du voyageur, insolente merveille,
Pressent leurs légions.
Ces strophes d’un lyrisme flamboyant évoque non plus un simple cheval mais une bête fantastique, un pégase animé par Dieu, qui s’élève jusqu’à la Création, au-delà du monde terrestre. Le héros s'élève ainsi au-dessus de la nature humaine. Il vole, nouvel Icare, il s'approche de Dieu. Hugo brode ici autour d'un thème qui lui est cher, celui du mythe du Génie et en particulier du Poète, visionnaire, inspiré par Dieu et qui conduit les foules. Mythe typiquement romantique, on pense aussi au Moïse, "puissant et solitaire" de Vigny ou au Pélican qui nourrit ses enfants de sa chair de Musset. Cependant l'image d'Icare introduit celle de la chute.
Il traverse d'un vol, sur tes ailes de flamme,
Tous les champs du possible, et les mondes de l'âme;
Boit au fleuve éternel;
Dans la nuit orageuse ou la nuit étoilée,
Sa chevelure, aux crins des comètes mêlée,
Flamboie au front du ciel.
Les six lunes d'Herschel, l'anneau du vieux Saturne,
Le pôle, arrondissant une aurore nocturne
Sur son front boréal,
Il voit tout; et pour lui ton vol, que rien ne lasse,
De ce monde sans borne à chaque instant déplace
L'horizon idéal.
Et c’est par un procédé stylistique saisissant, déjà utilisé dans La Légende des siècles (« le lendemain Ameyrillot prit la ville ») que Victor Hugo clôt le poème. Une fin très courte, d’un seul vers « et se relève roi! » crée un décalage par rapport aux longues strophes descriptives qui précèdent.
L’extraordinaire destin de Mazeppa est ainsi mis en valeur par le hiatus, je dirai même la béance qui existe entre la longueur et la brièveté, entre ce qu’il était et ce qu’il devient..
L’extraordinaire destin de Mazeppa est ainsi mis en valeur par le hiatus, je dirai même la béance qui existe entre la longueur et la brièveté, entre ce qu’il était et ce qu’il devient..
Il crie épouvanté, tu poursuis implacable.
Pâle, épuisé, béant, sous ton vol qui l'accable
Il ploie avec effroi;
Chaque pas que tu fais semble creuser sa tombe.
Enfin le terme arrive... il court, il vole, il tombe,
Et se relève roi !
La musique
Mazeppa de Liszt pinaiste Denis Kozhukhin
La musique : Mazeppa est aussi la quatrième étude en ré mineur du recueil Les Douze études d'exécution transcendante de Liszt. Elle a été composée entre 1826 et 1852 et est réputée pour sa grande difficulté. Liszt a retenu trois éléments de cette histoire :
la course folle sur le dos du cheval ; la chute qui semble annoncer la mort ; le réveil et le triomphe
C’est l’étude que joue Emma au garçon lorsque celui-ci se réveille :
Il y a de par le monde tout au plus quarante virtuoses capables d'interpréter cette pièce. Elle (Emma) n'en fait pas partie.
Le pauvre cheval harassé est contraint à une cadence infernale, il s'emballe, et le calvaire du cavalier se poursuit dans des cascades d'octaves, dans des déferlements de tierces et de quartes, et son martyre augmente à l'aune de la beauté qu'il engendre.
Tchaïkowsky, lui, s'inspirant du Poltava de Pouckine écrit un opéra intitulé MazeppaIl y a de par le monde tout au plus quarante virtuoses capables d'interpréter cette pièce. Elle (Emma) n'en fait pas partie.
Le pauvre cheval harassé est contraint à une cadence infernale, il s'emballe, et le calvaire du cavalier se poursuit dans des cascades d'octaves, dans des déferlements de tierces et de quartes, et son martyre augmente à l'aune de la beauté qu'il engendre.
L'art
Mazeppa de Théodore Gericault (1820) |
Nombreux sont aussi les grands peintres romantiques, les illustrateurs, les sculpteurs qui se passionnent pour ce héros. Pour le romantisme français : Delacroix, Gericault, Vernet, Boulanger, Chassériau... Le mythe perdure tout au long du XIX siècle mais aussi dans les oeuvres contemporaines.
Mazeppa Horace Vernet (1826) |
Mazeppa Horace Vernet (1820) |
Théodore Chassériau : Mazeppa (1851) |
Mazeppa : Nicolas Lieberich (1857) |
Rian Keller : Mazeppa (2012) |
Mazeppa Patrice Mesnier artiste contameporain ICI |
Bartabas : Film de Mazeppa (Clément Marty) 1993 |
Un héros romantique
Mazeppa Anonyme 1830 |
Les auteurs, les peintres, les musiciens romantiques, on le voit, se sont passionnés pour Mazeppa. Pourquoi? En quoi est-il représentatif du héros romantique?
Il s’agit d’un homme qui est né au bas de l’échelle (Mazeppa est noble, certes, mais d’une famille pauvre et il commence à la cour de Pologne comme page) et son ascension fulgurante jusqu'au titre de prince d’Ukraine en est d’autant plus frappante. Nous avons vu que Victor Hugo en faisait avec le cheval volant le mythe du poète placé au-dessus de la foule pour la guider. D'une manière plus générale, il incarne pour les romantiques le héros proscrit, le rebelle mais qui parvient à s’élever au sommet comme Ruy Blas ou Gwinplaine. D’autre part, alors qu’il est marqué par le fatum et doit mourir il parvient à y échapper, pourquoi? Parce que c'est un homme hors du commun, parce qu'il est l'égal ou le protégé des Dieux. Ce contraste vertigineux frappe l’imagination romantique.
Une autre caractéristique de Mazeppa, c’est sa démesure. Il devient chef (hetman) des cosaques, prince d’Ukraine, mais ne se contente pas de ce qu’il a. Son hybris, car la démesure romantique rejoint ici le thème grec de l’orgueil, le pousse à vouloir se hisser encore plus haut, à tenir tête au Tsar, Pierre le Grand. Il en sera puni. Victor Hugo n'a pas retenu cet aspect du héros au contraire de Pouchkine qui en décrivant la bataille de Poltava montre l'échec du Hetman. Marcus Malte lui aussi ne s'est intéressé qu'à la première partie du mythe, celui du marginal, du démuni, qui finit par trouver une place dans la société. Mais si le garçon n'est jamais dans l'orgueil et la démesure comme le sera Mazeppa, il est par contre marqué par le destin. Pour lui, le bonheur est de faible durée et chaque fois qu'il est heureux, survient un évènement tragique. Il est marqué par la fatalité comme tout héros romantique à moins que ce ne soit par le pessimisme de son auteur?
Voir le poème intégral ICI
Ce livre Le Garçon de Marcus Malte aux éditions Zulma participe aux matchs de la rentrée littéraire 2016. Merci à Price Minister.
Une autre caractéristique de Mazeppa, c’est sa démesure. Il devient chef (hetman) des cosaques, prince d’Ukraine, mais ne se contente pas de ce qu’il a. Son hybris, car la démesure romantique rejoint ici le thème grec de l’orgueil, le pousse à vouloir se hisser encore plus haut, à tenir tête au Tsar, Pierre le Grand. Il en sera puni. Victor Hugo n'a pas retenu cet aspect du héros au contraire de Pouchkine qui en décrivant la bataille de Poltava montre l'échec du Hetman. Marcus Malte lui aussi ne s'est intéressé qu'à la première partie du mythe, celui du marginal, du démuni, qui finit par trouver une place dans la société. Mais si le garçon n'est jamais dans l'orgueil et la démesure comme le sera Mazeppa, il est par contre marqué par le destin. Pour lui, le bonheur est de faible durée et chaque fois qu'il est heureux, survient un évènement tragique. Il est marqué par la fatalité comme tout héros romantique à moins que ce ne soit par le pessimisme de son auteur?
Voir le poème intégral ICI
Ce livre Le Garçon de Marcus Malte aux éditions Zulma participe aux matchs de la rentrée littéraire 2016. Merci à Price Minister.
Et comme vous le voyez, voici le retour de la poésie du jeudi d'Asphodèle. Merci à elle d'avoir renoué avec ce rendez-vous !
Waouh Claudia, c'est un cours magistral sur le romanisme, le personnage de Mazepa, j'en suis bouche bée ! Magnifique, tu nous expliques cela avec une telle fougue que l'on te suit sans sourciller ! :)Je ne connaissais pas ce poème d'Hugo (je connais mal Les Orientales). J'ai zappé les passages où tu parlais de Le Garçon car je le commence incessamment, j'ai une LC pour le 21, j'en frétille déjà ! Tu connais mon amour pour Marcus...;) En tous cas encore bravo pour ce billet-art complet (j'aime beaucoup Liszt) et certaines peintures... Bisou à Wensounet :) Toujours est-il que j'en saurai plus en abordant la lecture de Marcus...
RépondreSupprimerOh! oui, je connais ton amour pour Marcus ! Te connaissant, je suis sûre que tu vas à nouveau succomber ! je publie demain un billet sur le livre lui-même. On peut dire que Victor Hugo est doublement présent dans Le Garçon puisqu'il y a aussi une référence à Notre Dame de Paris et que l'ogre des Carpates incarne Quasimodo. j'y ai vu aussi la figure de Candide. Mais là c'est une interprétation personnelle.
SupprimerQuel billet ! je n'imaginais pas tout cela autour de Mazeppa, j'y reviendrai quand je lirai "le garçon" qui me tente de plus en plus.
RépondreSupprimerCe qui m'a étonnée, c'est la permanence du mythe non seulement dans la littérature (avec Le Garçon) mais dans l'art (sculpture..) Je connaissais par contre le film de Bartabas, tout au moins le titre !
SupprimerLe beau et ténébreux Marcus Malte t'a inspirée, ClaudiaLucia, c'est certain.
RépondreSupprimerUn cours magistral sur la littérature, la musique et la peinture.
Bravo pour ce billet qui me laisse sans voix !
Gros bisous
Ah! Il est ténébreux? Diable, diable, je comprends mieux Asphodèle!
SupprimerFELICITATIONS ! Ton article est passionnant et brillant ! Et moi qui adore l'art, je suis absolument comblée. La lecture de Marcus Malte est prévue, et je penserais alors bien à toi :-)
RépondreSupprimerMerci Laure et bonne lecture.
SupprimerComme Asphodèle, je m'esbaudis devant ton article et toute la recherche que tu as faite ! J'ai du mal à lire de la poésie, mais j'aime toujours le rythme donné par Hugo et cette fin !
RépondreSupprimer"... il court, il vole, il tombe,
Et se relève roi !"
Quant à Marcus Malte, il sait aussi insuffler un superbe rythme à ses textes, cette fois encore, j'adore !
Oui, une très belle écriture ! J'ai beaucoup aimé mais ... Pardonne-moi Asphodèle (et autres admiratrices du beau ténébreux Marcus selon l'expression de Soène) mais je n'ai pas tout aimé dans le roman. Quelques passages m'ont moins plu. D'ailleurs Kathel, je vais venir lire ton roman.
SupprimerJe ne connaissais pas du tout ce héros! quelle histoire passionnante!les tableaux sont magnifiques. Hugo est égal à lui-même. Merci de ton bel exposé. Quant à Marcus Malte, je ne l'aime pas trop, donc je me contenterais de ce que tu nous a raconté, et mis en scène.
RépondreSupprimerMerci! Oui je comprends que l'histoire ait passionné les romantiques mais, tu vois, elle continue à fasciner les contemporains. Ce serait intéressant d'étudier pourquoi et comment chaque époque le réinvente.
SupprimerDe l'Or rouge ;
RépondreSupprimerQuelle érudition dans ton billet :0) Et quelle histoire que ce Mazeppa !!! Ton billet est passionnant et tu nous apprends plus de choses, ce Mazeppa m'était tout à fait inconnu ! Mais je cours lire ton billet sur "Le garçon" tu sais à quel point j'aime Marcus Malte. Je t'embrasse, bon week end Claudia Lucia
L'or rouge
http://lorouge.wordpress.com
Merci pour ce petit point didactique ! Je ne connaissais pas du tout ce héros. Merci aussi pour ce billet joliment illustré et qui m'a permis d'écouter Liszt ! Magnifique musique !
RépondreSupprimerUn cours magistral qui bien loin d'être ennuyeux est prenant et que l'on parcours au galop du cheval ! tu n'as jamais pensé à relier tes billets ?
RépondreSupprimerJ'ai bizarrement entendu parler de Mazeppa récemment dans un autre livre ou film je n'arrive pas à retrouver le fil dans ma mémoire !