Dans La salle de bal, Anna Hope prend pour point de départ de sa fiction un cadre bien réel, celui de l’asile de Mentson, dans le Yorkshire, bâtiment ouvert en 1888, établissement psychiatrique pour les aliénés indigents. Ainsi, la salle de bal qui donne son titre au roman a bien existé.
Anna Hope écrit ce livre en hommage à son trisaïeul qui y a été interné à partir de 1909 à la suite d’une longue vie de travail, de privations et de malnutrition. Elle s’emploie donc à peindre un tableau véridique de la psychiatrie et de l’internement au début du XX siècle, tout en s’accordant le droit de créer des personnages imaginaires. C’est pourquoi elle rebaptise l’asile de Mentson du nom de Sharston.
La salle de bal de l'asile de Mentson |
La prise en charge des malades et l’étude de la psychiatrie avait déjà évolué par rapport au XIX siècle. Que la musique et la danse puissent être considérées comme une thérapie en 1911, date à laquelle commence le récit, représente un bond en avant. Mais les méthodes violentes n’ont pas cessé et les soins aux malades ne sont basés que sur des rapports de force, punition ou récompense.
De plus, l’on est vite interné à cette époque si l’on est indigent, ouvrier et que l’on trouble l’ordre public. Etre une femme n’est pas un atout non plus, surtout pour celles qui refusent d’entrer dans un moule.
Le récit laisse tour à tour la parole à trois personnages. Le point de vue alterne donc et les autres personnages sont vus à travers ces trois personnalités :
Ella, le personnage principal combine toutes les déficiences : Femme, pauvre, elle est irlandaise ( c’est aussi une tare en Angleterre)! Ouvrière, elle est épuisée physiquement et moralement par un travail d’esclave dans la filature où les fenêtres sont obturées pour éviter toute distraction. Aussi lorsqu’elle casse les vitres pour laisser entrer la lumière, elle est enfermée à l’asile. C’est à travers son regard que nous verrons son amie, Clem, jeune fille d’un milieu social plus aisé, cultivée. Clem qui aime lire (encore une faute pour une femme) est enfermée parce qu’elle refuse le mariage voulu par son père et ne veut pas du sort réservé aux femmes dans sa classe sociale.
« Contrairement à la musique, il a été démontré que la lecture pratiquée avec excès était dangereuse pour l’esprit féminin… si un peu de lecture légère ne porte pas à conséquence, en revanche une dépression nerveuse s’ensuit quand la femme va à l’encontre de sa nature. »
John, lui aussi irlandais, est jugé fou après le décès de son enfant suivi de la séparation avec sa femme. La dépression n’était pas encore reconnue comme telle. John est un poète qui s’ignore; il écrit des lettres à Ella qui introduisent la poésie et la nature dans le roman et dans la vie de la jeune fille. Ainsi à propos des hirondelles :
"Elles me font penser à la liberté. Mais aussi à chez moi. Elles me mettent dans la tête ma maison qui était dans l'ouest de l'Irlande qui est rocheuse et pleine de mer grise et de ciel gris. Mais parfois la terre a aussi là-bas une grande douceur et une grande verdure.
Il y a quelque chose chez ces oiseaux qui me fait penser à vous (...) Quelque chose de petit et sauvage. Quelque chose fait pour voler. "
"Elles me font penser à la liberté. Mais aussi à chez moi. Elles me mettent dans la tête ma maison qui était dans l'ouest de l'Irlande qui est rocheuse et pleine de mer grise et de ciel gris. Mais parfois la terre a aussi là-bas une grande douceur et une grande verdure.
Il y a quelque chose chez ces oiseaux qui me fait penser à vous (...) Quelque chose de petit et sauvage. Quelque chose fait pour voler. "
Face à ces deux patients, l’un des médecins occupent une place primordiale.
Charles : psychiatre attiré par l’eugénisme est le personnage le plus ambigu. Musicien, il croit à la musique comme moyen de guérir ses malades, du moins ceux qui sortent du lot. Ambitieux, il rêve de gloire et il cherche à attirer l’attention des partisans de l’eugénisme et de la stérilisation des indigents, très à la mode en ce début du siècle dans la haute société anglaise, en particulier au gouvernement dont fait partie Winston Churchill. Charles se venge de son échec et il hait, de plus, ceux qui lui révèlent ses tendances homosexuelles qu’il vit comme une honte.
Dans cet univers carcéral où l’on exploite férocement le travail des malades, l’on comprend l’attrait que peut exercer la salle de bal. C’est dans ce lieu que va naître l’amour de Ella et de John mais l’on se doute que le couple rencontrera obstacles et dangers.
La salle de bal, tout en présentant des faits historiques passionnants, bien souvent peu connus des anglais eux-mêmes comme le rôle de Churchill, nous tient en haleine tant nous sommes en empathie avec ces victimes d’une société masculine, dominante, hiérarchisée et inhumaine. Une lecture qui fait frissonner, une réflexion sur la façon dont la folie a été exploitée par les classes dominantes afin d'éliminer ceux qui les gênent. D’où l’idée de limiter les naissances par la ségrégation ou la castration afin d'éviter la dégénescence de la race et la surpopulation. Cela pourrait être un sujet de roman noir ou gothique si ce n’était la vérité historique. Voilà qui rappelle aussi les idéologies nazies. Ainsi le discours de Leonard Darwin, un des fils de Charles Darwin :
"Notre tâche... en vérité à la société eugénique, est d'étudier toutes les méthodes possibles pour empêcher la décadence de la nation...
Il est notable, poursuivit Darwin, que les sections de la communauté qui parviennent le moins à gagner décemment leur vie se reproduisent plus rapidement que les bénéficiaires de salaires les plus élevés; et, en second lieu, qu'une proportion de cette strate la plus pauvre s'en extrait ou s'y enfonce à cause de quelque force ou faiblesse innée de l'esprit ou de leur corps, avec pour résultat que les membres de cette classe mal payée ont en moyenne, et de façon inhérente, moins de capacités que les mieux payés."
"Notre tâche... en vérité à la société eugénique, est d'étudier toutes les méthodes possibles pour empêcher la décadence de la nation...
Il est notable, poursuivit Darwin, que les sections de la communauté qui parviennent le moins à gagner décemment leur vie se reproduisent plus rapidement que les bénéficiaires de salaires les plus élevés; et, en second lieu, qu'une proportion de cette strate la plus pauvre s'en extrait ou s'y enfonce à cause de quelque force ou faiblesse innée de l'esprit ou de leur corps, avec pour résultat que les membres de cette classe mal payée ont en moyenne, et de façon inhérente, moins de capacités que les mieux payés."
Le récit est très bien mené et va crescendo, maintenant un suspense dramatique jusqu’à la fin, une tension qui ne retombe qu’au dénouement lui-même plein de mélancolie. Un bon roman, bien écrit, avec des moments de poésie et d'émotions !
Voir ici mots pour mots
Cela m'a fait immédiatement penser au tableau vu à Toulouse il n'y a pas longtemps de Tony Rober Fleury "PINEL délivrant les aliénés à la Salpêtrière."
RépondreSupprimerOui, j'y ai pensé aussi ! Il a fait faire un bond de géant dans le traitement des maladie psychiatriques. Mais il y a encore de gros progrès à faire. Dans le livre, on est au début du XX siècle en Angleterre et la société essaie encore de les éliminer plutôt que de les soigner..
SupprimerCurieusement la photo de la vraie salle me donne envie de le lire, ce roman (mais j'attends tranquillement)
RépondreSupprimerC'est étonnant un tel luxe dans un asile pour indigents au moment même où fleurissent toutes ces affreuses théories d'eugénisme. j'ai du mal à comprendre la contradiction.
SupprimerDécidément tous les avis sont unanimes sur ce roman... je vais voir dans mes bibliothèques, nul doute qu'il s'y trouve !
RépondreSupprimerOui, c'est vrai, je n'ai rien lu de négatif ! mais il faut reconnaître que c'est un bon bouquin !
SupprimerC'est un roman qui semble faire l'unanimité. J'aime beaucoup cette thématique, je ne sais pas si tu as lu "L'étrange disparition d'Esme Lennox" ? As-tu lu le premier roman d'Anna Hope ? Il me tente aussi beaucoup (et il est en poche).
RépondreSupprimerNon, je n'ai lu ni l'un ni l'autre mais tu piques ma curiosité; je vais voir si je peux me les procurer en bibliothèque.
SupprimerCe livre a l'air bien intéressant mais bien noir! Je note le titre pour une éventuelle rencontre à la bibliothèque
RépondreSupprimerOui, ce n'est pas un sujet réjouissant, forcément ! mais je ne t'ai jamais vu reculer devant un sujet noir. Et puis le thème de l'amour introduit l'espoir et en tout cas une respiration.
Supprimeril est en attente sur ma liseuse !
RépondreSupprimerA bientôt alors de voir ce que tu en as pensé.
SupprimerJ'ai beaucoup aimé ce livre et il m'a appris des choses que j'ignorais.
RépondreSupprimerDaphné
SupprimerAs-tu lu La maison du docteur Blanche. C'est une histoire de la folie au XIX siècle. C'est passionnant ! Le docteur Blanche, c'est celui qui a soigné Gérard de Nerval, Guy de Maupassant, Gounod.
https://claudialucia-malibrairie.blogspot.fr/2013/07/laure-murat-la-maison-du-docteur-blanche.html
Je n'ai plus que quelques pages à lire et je le termine. Lecture douloureuse tellement ça fait mal le traitement que l'on réservait aux populations pauvres. Je me disais ce matin que Ella et John étaient des contemporains de mes grands-parents, autant dire hier .. Je renchéris sur "la disparition d'Esme Lennox" excellente lecture également. http://legoutdeslivres.canalblog.com/archives/2008/11/27/11533057.html
RépondreSupprimerOui, c'est terrible de penser que les dirigeants de ces classes privilégiées confondaient volontiers l'indigence et la déficience mentale.
SupprimerDécidément vos m'appâtez avec La disparition d'Esme Lennox. je viens te lire.