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vendredi 16 septembre 2016

John Maxwell Coetzee : Disgrâce



La disgrâce, c’est celle dans laquelle tombe David Lurie professeur de littérature à l’université du Cap pour avoir eu des relations sexuelles avec une étudiante. Révoqué, poursuivi par la presse à scandale, déchu, mis au ban de la société, il va se réfugier chez sa fille Lucy qui a une ferme non loin du Cap. Lucy vit sur cette modeste terre qu’elle cultive avec un associé noir, Petrus, dont on sent qu’il veut agrandir sa propre propriété au dépens de celle de la jeune fille. La plus grande source de revenus et la joie de Lucy, c’est son élevage canin. Mais dans les temps qui suivent l’apartheid, il est dangereux de vivre ainsi seule et femme dans un pays où les tensions sont très fortes entre les noirs et les blancs. La fille et le père subissent une agression de la part de trois jeunes noirs haineux et animés d’un désir de revanche. Si David s’en sort avec de graves brûlures, Lucy, elle, est violée. Mais elle ne veut pas porter plainte et veut conserver le bébé conçu lors du viol…

Le personnage de J M Coetze, David Lurie, est à un tournant de sa vie et il incarne aussi la fin d’une époque.
 Homme à femmes (il a divorcé deux fois et collectionne les aventures), il arrive à un âge où les belles jeunes filles ne s’intéressent plus à lui. Cette dernière aventure avec une étudiante est son chant du cygne et encore, il faut bien avouer que la belle n’est pas très enthousiaste voire consentante pour cette relation. L’aventure plutôt sordide qu’il aura ensuite avec Bev Shaw, la voisine de sa fille, dans un labo qui sert à la mise à mort de chiens malades ou errants et avec une femme sans charmes signe la fin de sa vie sexuelle.
Il faut reconnaître que David Lurie n’est pas un homme sympathique et qu’on ne le plaint pas trop! Ce n’est pas pour rien qu’il s’intéresse à Byron, lui aussi poursuivi par le scandale lié à ses relations sexuelles. Le mépris des femmes de Lurie est patent, sa condescendance envers les classes sociales inférieures ou peu cultivées et son orgueil ne le sont pas moins. Il refuse de faire amende honorable et de demander pardon à la jeune fille et quand il le fait c’est avec assez d’arrogance. Et c’est au nom de sa liberté et des droits au désir qu’il estime ne pas être coupable. Mieux vaut la mort que de renoncer à sa nature profonde, donc au désir.

Mais c’est aussi la fin d’une époque ou plutôt le début d’une autre à laquelle il ne peut s’adapter. La période post-apartheid est d’une grande violence. Le racisme, les haines, l’inégalité, n’ont pas disparu. Personne n’est vraiment en sécurité, la misère est trop forte, le bouleversement des mentalités trop intense. Les rivalités, la cupidité, le besoin de vengeance ne sont satisfaits que par le vol, le viol ou le meurtre. Si David travaille parfois sous les ordres de Petrus -  c’est alors l’ancien « boy » qui devient le patron -  il ne peut comprendre l’acceptation de sa fille, voire sa soumission vis à vis des voyous qui l'ont attaquée.  Et pourquoi s'obstine-t-elle à rester sur ce lopin de terre désolé et dangereux? Il y a un fossé entre lui et elle qui représente la génération post-apartheid.

«  Espères-tu expier les crimes du passé en souffrant dans le présent? » lui demande-t-il.

Sa fille plus tard fait écho  :
-Oui, je suis d’accord, c’est humiliant. Mais c’est peut-être un bon point de départ pour recommencer.
C’est peut-être ce qu’il faut que j’apprenne à accepter. De repartir à zéro. Sans rien. Et pas, sans rien sauf. Sans rien. Sans atouts, sans armes, sans propriété, sans droits, sans dignité.
-Comme un chien
—Oui, comme un chien.

Mais les chiens, allégories de ce pays tragique, en proie au désordre, sont faits pour être sacrifiés comme on le voit au cours du roman. A la fin, en parlant d'un chien malade qu'il aime mais qu'il envoie à la mort, David Lurie répond à  l'étonnement de Bev Shaw  :
-Je pensais que tu lui donnerais une semaine de grâce; Tu le largues?
- Oui, je le largue.

Or, Disgrâce est le dernier roman écrit par Coetze avant de quitter son pays pour l'Australie.

Un grand roman extrêmement fort tout autant que pessimiste, qui peint un pays malade, un pays qui ne semble pas pouvoir un jour surmonter ses épreuves. Disgrâce a reçu le prestigieux prix Booker en 1999.



John Maxwell Coetzee est un écrivain et professeur sud-africain, naturalisé australien et d'expression anglaise, né en 1940 au Cap en Afrique du Sud. Il est lauréat de nombreux prix littéraires de premier ordre dont le  prix Nobel de littérature en 2003. Marquée par le thème de l'ambiguïté, la violence et la servitude, son œuvre juxtapose réalité politique et allégorie  afin d'explorer les phobies et les névroses de l'individu, à la fois victime et complice d'un système corrompu qui anéantit son langage. Wikipédia.

12 commentaires:

  1. Quel beau billet Claudia ! Je ne sais pas (je n'en ai pas la conviction) si ce pays se remettra un jour de toute les haines visibles ou invisibles qui subsistent malgré les discours et ce que l'on veut nous faire croire... Des accalmies, des exceptions peut-être mais une paix et une entente durables me paraissent compromises...Un livre qui doit interpeller et remuer. Bisous :)

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    1. Oui, un livre qui remue; c'est très dur, en effet, comme ce que vit le pays.

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  2. Oui, très belle chronique d'un auteur dont j'ai lu et aimé deux livres sur ce pays dont la littérature est souvent exemplaire, pays si "difficile". J'ai lu Michael K. sa vie, son temps et L'été de la vie.

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    1. C'était le premier que je lisais et j'en ai un autre à portée de main. Avant je lisais Brink et c'était tout aussi terrible!

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  3. J'avais beaucoup aimé ce roman, même si le fait que, comme tu le dis, le héros n'est pas sympathique, peut dans un premier temps gêner. Mais les romans de Coetzee en général ne sont pas fait dans le but de susciter de l'empathie pour ses personnages, ce sont des textes qui surtout, invitent à la réflexion, et livre une analyse de la société sud africaine et des rapports entre les communautés très fine, et sans complaisance.

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    1. C'est tout à fait vrai. les personnages ne sont pas là pour provoquer l'empathie mais pour parler d'une réalité et d'une violence terribles. Aucune complaisance dans l'oeuvre de Coetzee.

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  4. un auteur qui se mérite j'ai eu du mal avec ce roman et du coup je n'ai rien écrit, tu en parles parfaitement bien

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    1. Oui, ce n'est pas un auteur que l'on lit pour se distraire ou se détendre ! mais c'est une grande plume!

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  5. J'ai à la fois envie de le lire et pas envie de plonger dans tant de dureté. Un jour peut-être ..

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    1. Pourquoi se forcer, en effet. Il y a tellement d'écrivains à découvrir, sans compter les classiques que l'on ne connaît pas encore ou que l'on veut relire!

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  6. J'affectionne la littérature africaine et sud-africaine et Coetzee est un grand auteur. Justement en ce moment je termine "Michael K, sa vie, son temps".
    Je note celui-ci...

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  7. Je note ! J'aime beaucoup ces peintures de la société contemporaine, surtout dans les pays que je ne connais pas bien...

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