Je me suis immédiatement et volontiers couler dans l’univers de Gagner la guerre, roman de Jean-Philippe Jaworsky. Celui-ci nous introduit dans un monde imaginaire qui semble pourtant réel. La République de Ciudala ressemble fortement à la Florence de la Renaissance avec ses palais dont la base fortifiée est à bossage, et qui s’ouvrent aux étages supérieurs sur d’élégantes ouvertures géminées. Les grandes familles nobles de Ciudala, les Mastiggia et les Ducatore, s’y livrent à une guerre intestine sournoise, référence probable aux Médicis et aux Strozzi. Ciudala rappelle aussi Venise, son commerce avec les Turcs qui sont aussi ses meilleurs ennemis. Car la grande bataille navale que la République de Ciudala vient de remporter au début du roman est livrée contre Ressine, capitale de ce qui semble être l’ancienne Turquie, avec ses aghas, ses janissaires, ses eunuques, ses sérails et ses concubines.
Un roman qui s’appuie sur l’Histoire, donc, avec un mélimélo de références, un pot pourri d’influences diverses ! Et que dire de ce peuple des pays froids où le héros va s’exiler, dans la ville de Bourg-Preux, et qui surenchérit sur le racisme des Ciudaliens : ceux-ci jugent les Ressiniens trop noirs, les habitants de Bourg Preux ne voient, eux, aucune différence entre les deux susdits, tous trop sombres, tous inférieurs !
Un roman qui, pourtant, n’est pas un roman historique car ce monde est peuplé de magiciens, de sorciers et d’elfes qui nous entraînent dans un univers imaginaire soumis aux lois de la magie propres au roman fantasy. Ainsi le redoutable Sassanos, sorcier nécrophore qui se nourrit de l’énergie des morts pour déjouer le destin. Un vampire ?
Peut-être, néanmoins, est-ce l’aspect du roman qui m’a le moins intéressée ?
Mais Gagner la guerre est aussi un roman politique - et par là de tous les temps- car il explore les arcanes du pouvoir à travers les luttes que se livrent les familles nobles de Ciudala. Le podestat Léonide Ducatore a pour but de détruire la République pour devenir le souverain absolu. C’est avec habileté qu’il cache son jeu. Il intrigue, analyse les rapports de force, jouant une famille contre l’autre et vice versa, quitte à recourir au mensonge, à la trahison, voire au meurtre, tout en donnant à voir une façade de sincérité et d’honnêteté.
Le podestat Léonide Ducatore :
« Est-il abusif, pour un homme de gouvernement de subordonner la nation à son propre intérêt ? Les rêveurs, les naïfs, les hypocrites s’en offusqueront.
Je suis clair avec moi-même : j’assume mes actes, je profite de ma situation, je me sers de ma position à des fins personnelles. (...) Gouverner n’est pas un ministère; voilà bien une idée pour le clergé, un voeu pieux qui peut mener à de dangereuses dérives. La vérité est plus simple. Gouverner, c’est coucher. Si les deux partenaires aiment ça, ils se confondent. Ils partagent tout. j’ai une connaissance intime de la République. Je sais tout de ses faiblesses : la vanité, la coquetterie artistique, l’affairisme, le clientélisme, la corruption, le populisme, le chauvinisme, la calomnie…. Sans oublier le mépris, bien sûr. Autant de petits travers qu’il suffit de flatter pour faire brailler la plèbe dans la rue, pour faire crier la République toute entière comme une courtisane. Je baise la République et je la baise bien ».
Machiavel n’est pas bien loin ! Quand je vous dis que ce propos est universel !
Venons en maintenant à notre héros ! Benvenuto Gesufal ! L’anti-héros par excellence ! La première fois que vous le rencontrez, du moins, dans ce roman, il est sur une galère, a le mal de mer et vomit toutes ses tripes devant l’équipage hilare. Mais quand vous le découvrirez sur un canasson, il ne sera pas plus à son aise, et se plaindra de son postérieur enflammé ! Pour un héros, vous avouerez ! Au départ, il est censé être beau mais il se fait casser la gueule, et se retrouve avec le nez de traviole, le râtelier en moins, remplacé par de rutilantes dents en or - excusez-moi, je parle comme lui, du moins j’essaie, car je ne possède pas un vocabulaire aussi riche - ! Donc, pour ce qui est de la beauté, vous repasserez ! Quant au sentiment romantique, à la galanterie envers les dames, vous repasserez aussi, un petit viol de temps en temps et puis l'on poinçonne la Belle, histoire qu'elle n’aille pas se plaindre de l’inconstance des hommes, c’est un des plaisirs de la guerre ! La parole donnée ? Vous rigolez ! Benvenuto Gesufal est un traître et son fond de commerce, c’est le meurtre. Alors, je vous conseille de ne pas vous fier à lui ! En fait, il est l’assassin patenté du podestat Léonide Ducatore ! Il ne s’embarrasse pas de scrupules et tue sur commande. Et là, oui, il est fort ! Il manie l’épée et la dague comme pas deux et embroche son adversaire sans coup férir !
Alors pourquoi s’intéresser à un tel individu ? Parfois, cela fait plaisir d’être du côté du méchant ! Après tout, c’est rare et original ! Et puis quand il s’adresse à nous, lecteurs, nous jubilons. Benvenuto a l’art de l’auto-dérision et manie hautement l’humour. J’adore, en particulier le mot de la fin qui constitue une chute hilarante au roman ! Il fait preuve d’un cynisme qui nous laisse pantelant et puis, il est, de plus, intelligent, une intelligence brillante qui lui permet de jouer au plus fin avec ses adversaires et de lire dans leur jeu, en particulier celui du podestat. Il a l’art de la formule, de la synthèse et réfléchit vite et bien. On sent qu’il n’est pas qu’un soudard ! Il sait lire et écrire, ce qui pour un homme de sa condition est exceptionnel. D’ailleurs, c’est lui qui écrit cette histoire. ll manifeste une sensibilité à la nature et à la beauté des choses. Il aime l’art, la peinture, la musique :
« Les derniers accords abandonnèrent le public dans un état de suspension, vacillant au bord d’un abîme solaire. C’était plus qu’un charme : deux cents personnes stupéfiées, dans un état de choc délicieux. J’essuyai en vitesse le coin de mon oeil; cette divine salope m’avait tiré une larme, et ça la foutait très mal pour un ruffian de mon style. »
Un retour vers son enfance grâce à un passage à la Proust, nous permettra de comprendre sa personnalité, plus complexe que ce que l’on pourrait croire. Parfois la cuirasse se fend, quand il écoute un chant, quand son ami meurt … Les souffrances ressenties dans son corps, le non-sens de sa vie, lui apparaissent. Au dénouement, on le sent prêt à rendre les armes. Ce qui ne l’empêche pas d’être un parfait enfoiré mais il n’est pas le seul dans cette histoire qui en compte beaucoup ! Jaworsky réussit le tour de force de nous passionner avec un personnage absolument imbuvable ! Lecteurs, croyez-moi, si vous entrez dans ce livre, abandonnez toute morale et tout espoir de rédemption !
Bon ! Le style maintenant ! Il est magistral. L’écrivain manie tous les registres de la langue française et passe de l’un à autre avec aisance, fin connaisseur de l’argot, qu’il utilise avec verve, orfèvre des mots crus, truculents en diable, maître des descriptions ciselées. Il crée des effets comiques, d’ailleurs en mêlant les genres, en passant brusquement du registre soutenu ou registre familier et même trivial.
« Vous n’avez pas les fumerons de jaboter dans cette boutanche ? observai-je en baissant le ton. C’est gavé de gnasses qui ont les loches qui traînent; sans parler des floues et des casseroles. Ça me fait gaffer de dévider en plein entrépage.
Mordez le tableau ! rétorqua Dagarella d’un air dégagé. A la ronde, il n’y a que du lourd et du rupin. Même les grouillots, c’est de la pelure en souillards. Ils entravent que dalle au jar. On peut jacter à son aise. »
« En contrebas la ville nichée dans les replis des collines littorales : un chevauchement de toits ocre, un paradis mystérieux aux sillons de terre cuite, crevassé du lacis étroit des rues et des venelles, comme un épiderme quadrillé de ridules.Ça et là, la carapace tuilée était percée par le faîte des grands arbres et par le parement altier des tours et des beffrois. »
En résumé voici un bon, gros et long roman tel que je les aime (près de mille pages) que j’ai lu, d’ailleurs, comme pavé de l’été mais que je n’ai pas eu le temps de commenter avant la fin du challenge. On y vit mille péripéties comme dans un roman de cape et d’épées, on y rit des saillies, des réparties de notre héros, on y réfléchit sur les hommes politiques du passé ou du présent. Et s’il y a parfois quelques longueurs, elles se font vite emporter dans le flux impétueux de nouvelles aventures.
PS une mention spéciale aux remerciements de fin de roman. Ne les ratez pas!
Merci à Ingammic et à son bel article de m’avoir donné envie de lire ce livre : voir son billet ici