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vendredi 5 juillet 2024

Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs : Livres 2 et 3 Les personnages nouveaux

 

Dans ces deux livres de A l'ombre des jeunes filles en fleurs, j'ai enfin rencontré des personnages célèbres de la Recherche !

Saint Loup
 
Van Dongen : Robert de Saint Loup

"Je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil. Vêtu d’une étoffe souple et blanchâtre comme je n’aurais jamais cru qu’un homme eût osé en porter, et dont la minceur n’évoquait pas moins que le frais de la salle à manger, la chaleur et le beau temps du dehors, il marchait vite. Ses yeux, de l’un desquels tombait à tout moment un monocle, étaient de la couleur de la mer. "

A Balbec, Marcel va rencontrer le marquis Robert de Saint Loup, un jeune homme d'une grande beauté et d'une rare élégance. Il est fils du comte et de la comtesse de Marsantes, le neveu, par sa mère, du Baron Charlus et de la duchesse de Guermantes.

 Si celui-ci paraît dédaigneux de prime abord, il va devenir bien vite son ami dès qu’il aura fait la connaissance de Marcel et découvert sa culture et son amour de la littérature. « Ce jeune homme qui avait l’air d’un aristocrate et d’un sportsman dédaigneux n’avait d’estime et de curiosité que pour les choses de l’esprit… »

 C’est un admirateur de Nietsche et de Proudhon. D’ailleurs  la grand-mère  de Marcel  qui l'aime bien lui offre des lettres manuscrites de Proudhon.

« Dès les premiers jours, Saint-Loup fit la conquête de ma grand’mère, non seulement par la bonté incessante qu’il s’ingéniait à nous témoigner à tous deux, mais par le naturel qu’il y mettait comme en toutes choses. Or, le naturel — sans doute parce que, sous l’art de l’homme, il laisse sentir la nature — était la qualité que ma grand’mère préférait à toutes… "

 Certainement sous l’influence de sa maîtresse, Rachel, une actrice dont la famille du jeune homme réprouve l’influence, il est républicain.  Il a du mépris pour l’aristocratie ce qui lui vaut la réprobation de Françoise qui se sent royaliste.  Pourtant, elle reproche à Saint Loup de rudoyer son cocher malgré ses idées républicaines. Mais, répond Saint Loup à Marcel qui lui en fait la remarque, c'est parce qu'il considère le domestique comme son égal qu'il peut lui parler sur ce ton. L'ingénuité du jeune homme fait sourire car on ne peut que se demander ce qui se passerait si le cocher employait le même ton en s'adressant à son maître !

« Elle retira aussitôt son estime à Saint-Loup, mais bientôt après la lui rendit, ayant réfléchi qu’il ne pouvait pas, étant le marquis de Saint-Loup, être républicain, qu’il faisait seulement semblant, par intérêt, car avec le gouvernement qu’on avait, cela pouvait lui rapporter gros. »

Or, explique Marcel, Saint Loup était au contraire d’une sincérité et d’un désintéressement absolus et d’une grande pureté morale. Il est aussi très fidèle en amour et en amitié, « ne rencontrant pas d’autre part en lui l’impossibilité qui existait par exemple en moi de trouver sa nourriture spirituelle autre part qu’en soi-même, le rendait vraiment capable, autant que moi incapable, d’amitié. »

Ce n’est pas la seule fois que le narrateur exprime cette idée. La présence des autres le dérange souvent car ils le distraient de ses pensées et le détournent de la réflexion et de l’introspection. Il se suffit à lui-même, l’amitié n’est pas pour lui.

 

 Le baron Charlus
 
Le comte de Montesquiou, l'un des modèles du Baron Charlus
 

"Je tournai la tête et j’aperçus un homme d’une quarantaine d’années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par l’attention."

Marcel aperçoit pour la première fois le baron Charlus devant le casino à côté du Grand Hôtel. Malgré l’intérêt que le Baron Charlus lui manifeste, ce dernier feindra ensuite l’indifférence envers le jeune Marcel.

« Il cambrait sa taille d’un air de bravade, pinçait les lèvres, relevait ses moustaches et dans son regard ajustait quelque chose d’indifférent, de dur, de presque insultant. Si bien que la singularité de son expression me le faisait prendre tantôt pour un voleur et tantôt pour un aliéné. »

Le baron Charlus, Palamède XV de Guermantes, est le frère cadet du duc de Guermantes. Il est le neveu de madame de Villeparisis et l’oncle de Saint Loup. C’est un dandy, extrêmement préoccupé de son image, donc extrêmement élégant, d’une élégance qui passe par la simplicité et la sobriété. Plein de préjugés aristocratiques, il est présenté comme un homme imbu de lui-même. Il est pourtant très fin, intelligent et cultivé et aime l’art.

« Possédant, comme descendant des ducs de Nemours et des princes de Lamballe, des archives, des meubles, des tapisseries, des portraits faits pour ses aïeux par Raphaël, par Vélasquez, par Boucher, pouvant dire justement qu’il visitait un musée et une incomparable bibliothèque rien qu’en parcourant ses souvenirs de famille, il plaçait au contraire au rang d’où son neveu l’avait fait déchoir tout l’héritage de l’aristocratie »

Et puis, et c’est là qu’il gagne définitivement le coeur de la grand-mère, il est très fin et il disserte sur madame de Sévigné avec intelligence et sensibilité  :

« Mme de Sévigné a été en somme moins à plaindre que d’autres. Elle a passé une grande partie de sa vie auprès de celle qu’elle aimait.
— Tu oublies que ce n’était pas de l’amour, c’était de sa fille qu’il s’agissait.
— Mais l’important dans la vie n’est pas ce qu’on aime, reprit-il d’un ton compétent, péremptoire et presque tranchant, c’est d’aimer. Ce que ressentait Mme de Sévigné pour sa fille peut prétendre beaucoup plus justement ressembler à la passion que Racine a dépeinte dans Andromaque ou dans Phèdre, que les banales relations que le jeune Sévigné avait avec ses maîtresses. »


Il est l’objet d’une gaffe monumentale de Bloch que Marcel cite pour montrer l’impolitesse voire la grossièreté de son ami. Ce qui est vrai d’un point de vue strictement social mais réjouissant  pour le lecteur ! Bloch, au moins, est franc et sincère même s’il est sans gêne et n'est pas obséquieux envers la noblesse ! J'avoue que lorsqu’il parle de "la binette"  du baron Charlus, «  qui, excusez-moi, m’a fait gondoler un bon moment », je me suis bien "gondolée" aussi ! 

J’aimerais presque Bloch s’il n’était lui-même aussi suffisant ! On apprend ici que le jeune homme veut être écrivain et qu’il poursuivra ses études et aura l’agrégation.

"À propos, demanda-t-il à Saint-Loup, quand nous fûmes dehors (et je tremblai car je compris bien vite que c’était de M. de Charlus que Bloch parlait sur ce ton ironique), quel était cet excellent fantoche en costume sombre que je vous ai vu promener avant-hier matin sur la plage ? — C’est mon oncle », répondit Saint-Loup piqué. Malheureusement, une « gaffe » était bien loin de paraître à Bloch chose à éviter. Il se tordit de rire : « Tous mes compliments, j’aurais dû le deviner, il a un excellent chic, et une impayable bobine de gaga de la plus haute lignée. — Vous vous trompez du tout au tout, il est très intelligent, riposta Saint-Loup furieux. — Je le regrette car alors il est moins complet. "

A la fin du livre 2 de A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel rapporte cette scène étonnante où Charlus descend du piédestal sur lequel il s’est placé. Celui-ci s’adresse à Marcel d’une manière familière et avec un ricanement vulgaire  : 

"— Mais on s’en fiche bien de sa vieille grand’mère, hein ? petite fripouille !
— Comment, monsieur, je l’adore !
— Monsieur, me dit-il en s’éloignant d’un pas et avec un air glacial, vous êtes encore jeune, vous devriez en profiter pour apprendre deux choses : la première c’est de vous abstenir d’exprimer des sentiments trop naturels pour n’être pas sous-entendus ; la seconde c’est de ne pas partir en guerre pour répondre aux choses qu’on vous dit avant d’avoir pénétré leur signification. Si vous aviez pris cette précaution, il y a un instant, vous vous seriez évité d’avoir l’air de parler à tort et à travers comme un sourd et d’ajouter par là un second ridicule à celui d’avoir des ancres brodées sur votre costume de bain. Je vous ai prêté un livre de Bergotte dont j’ai besoin. Faites-le-moi rapporter dans une heure par ce maître d’hôtel au prénom risible et mal porté, qui, je suppose, n’est pas couché à cette heure-ci."

 
Si l’on sait que le Baron Charlus est homosexuel et surtout aime un peu trop les jeunes garçons, on comprend mieux cette scène, la colère du baron et l’on sourit de la naïveté de Marcel.
Pourtant les confidences que fait le Baron Charlus à Marcel l’éclaire d’un autre jour et montre qu’il s’agit d’un homme qui souffre de devoir cacher ses sentiments et de l’interdiction et l’opprobre qui pèsent sur l’homosexualité.

«  Je m’efforce de tout comprendre et je me garde de rien condamner. En somme ne vous plaignez pas trop, je ne dirai pas que ces tristesses ne sont pas pénibles, je sais ce qu’on peut souffrir pour des choses que les autres ne comprendraient pas. Mais du moins vous avez bien placé votre affection dans votre grand’mère. Vous la voyez beaucoup. Et puis c’est une tendresse permise, je veux dire une tendresse payée de retour. Il y en a tant dont on ne peut pas dire cela !"

Eltsir

Claude Monet étude marine

 "L’effort qu’Elstir faisait pour se dépouiller en présence de la réalité de toutes les notions de son intelligence était d’autant plus admirable que cet homme qui, avant de peindre, se faisait ignorant, oubliait tout par probité, car ce qu’on sait n’est pas à soi, avait justement une intelligence exceptionnellement cultivée. "

Le  peintre Eltsir a pour modèles, Whisler mais aussi Monet, Manet… En regardant ses oeuvres, Marcel Proust donne une définition de la peinture impressionniste très juste et passionnante.

« Mais j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore, et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer d’elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion. »

 
et il précise : 


Claude Monet : falaise d'Etretat

« Mais les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement, c’était de ceux-là qu’était faite l’œuvre d’Elstir. Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu’il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation. C’était cette comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile, qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois non clairement aperçue par eux, de l’enthousiasme qu’excitait chez certains amateurs la peinture d’Elstir. »


Les jeunes filles en fleurs

 

 Sargent : deux femmes

Ce n’est que tardivement dans le roman qui leur est consacré qu’arrivent les jeunes filles en fleurs. Nous ne les découvrons que dans le livre 3. Là aussi, Marcel les voit arriver sur la digue devant le Grand Hôtel, lieu de toutes les rencontres. Ce n’est tout d’abord pas au fleurs qu’elles lui font penser mais à des oiseaux bavards, toujours en mouvement.

« Seul, je restai simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d’aller retrouver ma grand’mère, quand, presque encore à l’extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait d’où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage, — les retardataires rattrapant les autres en voletant — une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d’oiseaux. » Plus tard, on on les verra « piaillant comme des oiseaux qui s’assemblent au moment de s’envoler. »

Ce qui frappe Marcel dans ce groupe de jeunes filles, c’est d’abord leur beauté et leur allure sportive, elles poussent leur bicyclette, tiennent des clubs de golf et portent des vêtements de sport. On sait l’importance du vêtement pour Marcel (son admiration pour madame Swann). Son éducation conformiste et collet monté lui fait trouver ces jeunes filles mal habillées et comme l’habit est pour lui un indice social, il les catalogue bien vite comme d’un niveau inférieur.
 Leur assurance, leur indépendance, leur façon de se moquer du qu’en-dira-t-on, de se comporter avec insolence voire avec impolitesse, (l’une d’elle saute par dessus la tête d’un vieillard assis), le fait se méprendre  sur elles.  Il ne peut croire à l’innocence de jeunes filles qui ne se comportent pas selon les principes stricts de la bonne société autrement dit les règles de son éducation ! Marcel, en effet, ne remet pas en cause l’étroitesse d'esprit de sa propre classe sociale. C’est ce qui lui vaudra une déconvenue cuisante quand, la croyant légère et avertie, il cherche à embrasser Albertine qui l’a invité dans sa chambre pour jouer. Marcel a été (mal) éduqué par Bloch qui lui a dit que toutes les femmes étaient à prendre et qui l’a initié aux maisons de passe.

Au début toutes ces jeunes filles forment un bloc indistinct qui ne se distingue que par les couleurs, des yeux noirs, des yeux verts, « des joues roses avec ce teint cuivrée qui évoque l’idée d’un géranium ». Elles ne s’individualiseront que lorsque Marcel fera leur connaissance grâce au peintre Eltsir. 

"Et ainsi l’espoir du plaisir que je retrouverais avec une jeune fille nouvelle venant d’une autre jeune fille par qui je l’avais connue, la plus récente était alors comme une de ces variétés de roses qu’on obtient grâce à une rose d’une autre espèce. Et remontant de corolle en corolle dans cette chaîne de fleurs, le plaisir d’en connaître une différente me faisait retourner vers celle à qui je la devais, avec une reconnaissance mêlée d’autant de désir que mon espoir nouveau. Bientôt je passai toutes mes journées avec ces jeunes filles."

Camélia et oiseau estampe japonais

 

Et ces jeunes filles, c’est en artiste et plus précisément en peintre que Marcel les regarde et en amoureux des fleurs.

"Entre ceux de mes amies la coloration mettait une séparation plus profonde encore, non pas tant par la beauté variée des tons qu’elle leur fournissait, si opposés que je prenais devant Rosemonde — inondée d’un rose soufré sur lequel réagissait encore la lumière verdâtre des yeux — et devant Andrée — dont les joues blanches recevaient tant d’austère distinction de ses cheveux noirs — le même genre de plaisir que si j’avais regardé tour à tour un géranium au bord de la mer ensoleillée et un camélia dans la nuit ; (…) Ainsi en prenant connaissance des visages, nous les mesurons bien, mais en peintres, non en arpenteurs."

Marcel hésite entre chacune d’entre elles. Son choix se porte d’abord sur Albertine, repoussé, il se tourne alors vers Andrée à qui il a si largement vanté les charmes d’Albertine que ...  on peut dire que Marcel est passablement maladroit dans ses amours ! Il est attirée aussi par Gisèle et ses yeux bleus mais celle-ci part à Paris pour passer un examen et par Rosemonde. En fait, Marcel est incapable d’aimer, il l’a dit, c'est une "vélléité d'aimer" qui le guide :

« .Ma plus grande tristesse n’aurait pas été d’être abandonné par celle de ces jeunes filles que je préférais, mais j’aurais aussitôt préféré, parce que j’aurais fixé sur elle la somme de tristesse et de rêve qui flottait indistinctement entre toutes, celle qui m’eût abandonné. Encore dans ce cas est-ce toutes ses amies, aux yeux desquelles j’eusse bientôt perdu tout prestige, que j’eusse, en celle-là, inconsciemment regrettées, leur ayant avoué cette sorte d’amour collectif qu’ont l’homme politique ou l’acteur pour le public dont ils ne se consolent pas d’être délaissés après en avoir eu toutes les faveurs. Même celles que je n’avais pu obtenir d’Albertine, je les espérais tout d’un coup de telle qui m’avait quitté le soir en me disant un mot, en me jetant un regard ambigus, grâce auxquels c’était vers celle-là que, pour une journée, se tournait mon désir. »

 

Aurélia Frey : coquelicot

Mais même pour ces jeunes filles en fleurs, le Temps et la mort s’invitent et font irruption  dans le beau spectacle qu'offre ces jeunes filles.
 

"Hélas ! dans la fleur la plus fraîche on peut distinguer les points imperceptibles qui pour l’esprit averti dessinent déjà ce qui sera, par la dessiccation ou la fructification des chairs aujourd’hui en fleur, la forme immuable et déjà prédestinée de la graine."  

« Comme sur un plant où les fleurs mûrissent à des époques différentes, je les avais vues, en de vieilles dames, sur cette plage de Balbec, ces dures graines, ces mous tubercules, que mes amies seraient un jour. Mais qu’importait ? en ce moment c’était la saison des fleurs."
 

Enfin, la saison d’été se termine au Grand Hôtel. Les clients partent les uns après les autres. Les amies de Marcel s'en vont aussi. Le froid commence à s’installer. Bientôt ce sera le tour du jeune homme et de sa grand-mère.
 

 


 

jeudi 4 juillet 2024

Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs : Livre 2 et 3 Les personnages retrouvés




Enfin, dans le livre 2 des jeunes filles en fleurs, c’est le départ pour Balbec ! Et là, je retrouve des personnages de Du côté de chez Swann que j’aime, qui sont vivants, sympathiques et intéressants et d’une grande vérité, - ce qui ne veut pas dire qu’ils soient parfaits - et je rencontre des personnages nouveaux  que j’attendais avec impatience sachant qu'ils font partie des grands figures proustiennes.


Les personnages retrouvés
 
 
 La grand mère :

James Abbott Whistler : arrangement en gris et noir

Toujours aussi aimante envers Marcel qui le lui rend bien, c’est un personnage positif. Ainsi elle ne se laisse pas impressionner, contrairement à son petit-fils, par le snobisme des occupants du grand Hôtel. Elle est absolument imperméable à la prétention, au désir de paraître, au mépris de classe qui animent toute cette coterie de bourgeois huppés et de nobles prétentieux qui jugent les gens selon leur fortune, leur titre, ou leur fréquentation des classes dirigeantes. C'est une femme simple, droite, intelligente et cultivée qui n'a pas besoin du jugement d'autrui pour régler sa vie.

C’est ainsi que, paradoxalement- étant donné l'outrecuidance du baron Charlus - elle  l'apprécie malgré ses préjugés aristocratiques car elle n’a pas de jalousie ni même d’envie envers la noblesse

Ma grand-mère, « contente de son sort et ne regrettant nullement de ne pas vivre dans une société plus brillante, ne se servait que de son intelligence pour observer les travers de M. de Charlus, elle parlait de l’oncle de Saint-Loup avec cette bienveillance détachée, souriante, presque sympathique, par laquelle nous récompensons l’objet de notre observation désintéressée du plaisir qu’elle nous procure.. »

Et même si parfois Marcel nous amuse à ses dépens, c’est toujours, avec respect et tendresse. Ainsi, j’adore sa façon de voyager sur les traces de madame de Sévigné pour qui elle a une fervente admiration, (je ne comprends  que trop bien ce genre de plaisir littéraire qui décuple le bonheur du voyage !) et la réaction du père de Proust me fait sourire.


« Ma grand’mère concevait naturellement notre départ d’une façon un peu différente et, toujours aussi désireuse qu’autrefois de donner aux présents qu’on me faisait un caractère artistique, avait voulu pour m’offrir de ce voyage une « épreuve » en partie ancienne, que nous refissions moitié en chemin de fer, moitié en voiture le trajet qu’avait suivi M me de Sévigné quand elle était allée de Paris à « L’Orient » en passant par Chaulnes et par « le Pont Audemer ». Mais ma grand’mère avait été obligée de renoncer à ce projet, sur la défense de mon père, qui savait, quand elle organisait un déplacement en vue de lui faire rendre tout le profit intellectuel qu’il pouvait comporter, combien on pouvait pronostiquer de trains manqués, de bagages perdus, de maux de gorge et de contraventions. «

A plusieurs reprises, on voit qu’elle réprouve l’alcool mais par amour pour son petit-fils, elle finit par l’accepter  puisqu’il s’agit de sa santé.

  Quand j’eus expliqué mon malaise à ma grand’mère, elle eut un air si désolé, si bon, en répondant : « Mais alors, va vite chercher de la bière ou une liqueur, si cela doit te faire du bien », que je me jetai sur elle et la couvris de baisers. »

Françoise

 

Jean Baptiste Chardin

Françoise est aussi du voyage pour mon plus grand plaisir car c'est un personnage si vrai avec ses défauts et ses qualités, son franc parler. C’est dans ce livre que se trouve la phrase suivante à propos de laquelle Annie Ernaux a affirmé que Proust méprisait le peuple et le considérait comme inférieur, ce qui a provoqué une polémique entre admirateurs et détracteurs de Proust ou d’Annie Ernaux

« On n’aurait pu parler de pensée à propos de Françoise. Elle ne savait rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien comprendre, sauf les rares vérités que le cœur est capable d’atteindre directement. Le monde immense des idées n’existait pas pour elle. Mais devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d’êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d’un esprit d’élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d’un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait se demander s’il n’y a pas parmi ces autres humbles frères, les paysans, des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du monde des simples d’esprit, ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée à vivre parmi les simples d’esprit, privés de lumière, mais qui pourtant, plus naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d’élite que ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres dispersés, égarés, privés de raison, de la famille sainte, des parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels — comme il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s’applique à rien — il n’a manqué, pour avoir du talent, que du savoir. »

N’étant pas une spécialiste de Proust, je n’ose pas vraiment prendre position mais je comprends que certains termes puissent paraître injurieux : «  on n’aurait pu parler de pensée » « le regard d’un chien » « le monde immense des idées n’existait pas pour elle ».
Pourtant, il ne faut pas occulter les autres termes  positifs la clarté de son regard intelligent et bon; …devant tous ces témoignages absents de tant d’êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d’un esprit d’élite. Je pense donc que Proust veut seulment ici déplorer  que les hasards de la naissance, "une injuste destinée", privent tant de personnes du savoir qui permettrait de révéler leur intelligence supérieure. Ce qui est honorable de sa part. Mais peut-être Marcel Proust, dans la sphère sociale qu’il occupe, ignore-t-il tout simplement que le peuple, sans posséder le savoir, du moins à cette époque, peut aussi accéder au monde des idées et de la pensée même s’il aborde les choses intellectuelles différemment.
Un autre portrait de Françoise fait  justice de son goût, de son sens artistique (pas seulement en cuisine) et de son savoir-faire
« … (Maman) admirait Françoise, lui faisait compliment d’un chapeau et d’un manteau qu’elle ne reconnaissait pas, bien qu’ils eussent jadis excité son horreur quand elle les avait vus neufs sur ma grand’tante, l’un avec l’immense oiseau qui le surmontait, l’autre chargé de dessins affreux et de jais. Mais le manteau étant hors d’usage, Françoise l’avait fait retourner et exhibait un envers de drap uni d’un beau ton. Quant à l’oiseau, il y avait longtemps que, cassé, il avait été mis au rancart. Et, de même qu’il est quelquefois troublant de rencontrer les raffinements vers lesquels les artistes les plus conscients s’efforcent, dans une chanson populaire, à la façade de quelque maison de paysan qui fait épanouir au-dessus de la porte une rose blanche ou soufrée juste à la place qu’il fallait — de même le nœud de velours, la coque de ruban qui eussent ravi dans un portrait de Chardin ou de Whistler, Françoise les avait placés avec un goût infaillible et naïf sur le chapeau devenu charmant. »

Block

 

Albert Bloch

J’avais apprécié et ri franchement dans Du côté de chez Swann de l’attitude et du vocabulaire de Bloch, l’ami de Marcel. Là, nous pénétrons dans sa famille et nous faisons connaissance de ses soeurs qui, admiratives du grand frère, s’expriment de la même manière comique.
"La cadette demanda à son frère du ton le plus sérieux du monde car elle croyait qu’il n’existait pas au monde pour désigner les gens de talent d’autres expressions que celles qu’il employait : « Est-ce un coco vraiment étonnant, ce Bergotte ? Est-il de la catégorie des grands bonshommes, des cocos comme Villiers ou Catulle ?
Quant à Bloch il est toujours aussi érudit et potache : 

" Saint-Loup au casque d’airain, dit Bloch, reprenez un peu de ce canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles l’illustre sacrificateur des volailles a répandu de nombreuses libations de vin rouge."
 
Et Marcel dresse du père un portrait satirique,  reconnaissant ses qualités, la culture, l’intelligence, l’affection envers ses enfants mais découvrant ses ridicules, la suffisance, l’avarice…

Toutefois, les passages qui parlent de Bloch ne m’ont pas amusée cette fois-ci car ils s’accompagnent d’une condescendance envers celui-ci de la part du jeune Marcel qui m’a mise mal à l’aise.  Condescendance sociale, il a honte de saluer les soeurs « des fillasses mal élevées », snobisme, il ne tient pas à ce que Bloch vienne à l'Hôtel, mais aussi, parfois, relents d’antisémitisme ?  C'est la question que l'on peut se poser. Certes, je sais que la mère de Proust est juive même si lui est catholique comme son père, je sais que sa mère et lui étaient dreyfusards alors que son père et son grand-père étaient antidreyfusards. Mais lorsque Marcel parle des « juifs de Balbec » , il écrit : « or cette colonie était plus pittoresque qu’agréable». Et il ajoute que la ségrégation dans laquelle ils sont  tenus par la société est imputable aux juifs eux-mêmes, qui ne saluent pas la population et cultivent leurs différences. En quelque sorte, si les juifs ne sont pas admis, c’est de leur faute.
 "De sorte qu’il est probable que ce milieu devait renfermer comme tout autre, peut-être plus que tout autre, beaucoup d’agréments, de qualités et de vertus. Mais pour les éprouver, il eût fallu y pénétrer. Or, il ne plaisait pas, il le sentait, il voyait là la preuve d’un antisémitisme contre lequel il faisait front en une phalange compacte et close où personne d’ailleurs ne songeait à se frayer un chemin."

Cabourg : Le grand Hôtel

 

Cabourg : Le Grand Hôtel

Cabourg: Le Grand Hôtel On déroule le tapis rouge pendant le festival du film romantique

 

Pendant mon voyage en Normandie, j'ai voulu voir le Grand Hôtel de Cabourg, évidemment !  Et voici les fenêtres de l'aquarium !


Cabourg : La salle à manger du Grand Hôtel: "L' aquarium"

 

 "Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger)." (voir le jeudi avec Marcel Proust Ici)







A l'ombre des jeunes filles en fleurs  : Livre 2 et 3 : Les personnages nouveaux (suite)

 


mercredi 3 juillet 2024

Marcel Proust : à l'ombre des jeunes filles en fleurs livres 1 et 2

 

A l'ombre des jeunes filles en fleurs est le seul livre de Proust que j’ai lu quand j'étais adolescente  et j’avoue que si je suis  allée jusqu’au bout du roman je n’ai pas eu envie de le lire la suite.
Et voilà que l’ennui recommence avec la première partie et le début de la seconde partie de A l'ombre des jeunes filles alors que j’ai tant aimé Combray dans du côté de chez Swann ! J'expliquerai pourquoi certains passages m'ont ennuyée.


                                                                               LIVRE  1

Claude Monet
 

Dans les livres 1 et 2 de A l’ombre des jeunes filles en fleurs, le lecteur fait la connaissance, chez les parents de Marcel, de monsieur de Norepois, noble, ministre puis ambassadeur, occasion pour Marcel Proust de brosser le portrait de l’homme politique, conservateur, routinier, imbu de lui-même, qui a une opinion sur tout, un type d’homme qui est semblable dans tous les gouvernements, dit-il, et dans toutes les chancelleries.

« Je démêlai seulement que répéter ce que tout le monde pensait n’était pas en politique une marque d’infériorité mais de supériorité »
Le père de Marcel cultive cette amitié car il souhaite que son fils entre dans la diplomatie, ce que Marcel refuse obstinément.
Il y a un passage fort intéressant, à propos de Monsieur de Norepois, en ce qui concerne les classes aristocratiques, qui  m’a rappelé ce qu’en disait Laure Murat dans son Livre, Proust, roman familial.

 «   C’est d’abord parce qu’une certaine aristocratie, élevée dès l’enfance à considérer son nom comme un avantage intérieur que rien ne peut lui enlever (et dont ses pairs, ou ceux qui sont de naissance plus haute encore, connaissent assez exactement la valeur), sait qu’elle peut s’éviter, car ils ne lui ajouteraient rien, les efforts que sans résultat ultérieur appréciable font tant de bourgeois pour ne professer que des opinions bien portées et ne fréquenter que des gens bien pensants. En revanche, soucieuse de se grandir aux yeux des familles princières ou ducales au-dessous desquelles elle est immédiatement située, cette aristocratie sait qu’elle ne le peut qu’en augmentant son nom de ce qu’il ne contenait pas, de ce qui fait qu’à nom égal, elle prévaudra : une influence politique, une réputation littéraire ou artistique, une grande fortune. Et les frais dont elle se dispense à l’égard de l’inutile hobereau recherché des bourgeois et de la stérile amitié duquel un prince ne lui saurait aucun gré, elle les prodiguera aux hommes politiques, fussent-ils francs-maçons, qui peuvent faire arriver dans les ambassades ou patronner dans les élections, aux artistes ou aux savants dont l’appui aide à « percer » dans la branche où ils priment, à tous ceux enfin qui sont en mesure de conférer une illustration nouvelle ou de faire réussir un riche mariage. »
 

Marcel Proust rejoint l’analyse de Balzac sur la haute aristocratie et les trois moyens de s’y faire admettre : un influence politique, une réputation littéraire ou artistique, une grande fortune.

Les évènements de l'époque, politiques ou sociaux, apparaissent, la crainte de la guerre avec l'Allemagne, la venue du tsar Nicolas II en France, l'affaire Dreyfus mais très rapidement. Ce n'est jamais développé. Madame Verdurin, quant à elle,  s'est fait installer l'électricité, signe de richesse.

 A titre personnel, un grand évènement survient dans la vie de Marcel qui témoigne de la vie culturelle à Paris.  Il est enfin autorisée à aller voir la Berma qui interprète Phèdre  et s’y rend avec sa grand mère. La Berma aurait pour modèle Réjane et Sarah Bernhardt. Pourtant ce qu’il avait tant souhaité, ce qu’il avait imaginé avec tant d’acuité, ne se révèle pas à la mesure de son imagination.

 

Réjane

« Sans doute, tant que je n’eus pas entendu la Berma, j’éprouvai du plaisir » mais dès qu’elle est sur scène le plaisir cesse car dans sa quête de la réalité le jeune homme ne parvient pas à cerner la vérité et à apprécier ce qu’il voit. Comme d’habitude, Marcel vit plus intensément ce qui est imaginaire que ce qui est réel.

 

Le temps

 

Marcel Proust enfant

La notion du Temps va prendre de plus en plus d'importance dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs. 

Proust part du constat que nous avons tous éprouvé :« Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l'habitude le remplit.

Marcel prend conscience qu'il n'échappe pas à la règle et qu'il est soumis au temps, que lui aussi vieillit alors qu'il considérait jusque là qu'il se tenait au seuil de son existence qui n'avait pas encore commencé.

Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie.  En disant de moi : « Ce n’est plus un enfant, ses goûts ne changeront plus, etc. », mon père venait tout d’un coup de me faire apparaître à moi-même dans le Temps..."

 Il y a toujours, dans la Recherche, deux temps qui se superposent, le passé de Marcel et son présent, deux personnages qui se répondent au-delà des années, l'un, jeune, encore naïf, et qui souvent subit les évènements, l'autre plus âgé qui juge et fait preuve d'un esprit critique aiguisé. C’est bien sûr le Marcel écrivain qui parle ainsi. Le jeune Marcel est observateur et réfléchi, il est tout de même sous la coupe de ce Norepois, beau parleur. Celui-ci encourage le jeune homme à devenir écrivain mais lui confirme son manque de talent littéraire en critiquant ses vers et en portant un jugement négatif sur le fameux Bergotte dont la prose est trop mièvre à son goût et qui, surtout, n'a pas les mêmes opinions politiques que lui.

Mais le Temps effectue aussi des changements dans les personnages de La Recherche. Et c'est le privilège du romancier de montrer que rien n'est jamais immuable, figé et stable, que les gens évoluent, sont en mouvement dans le temps qui les façonne à sa guise, selon les évènements,  les expériences auxquelles ils sont soumis. "Il y a autant de différence de nous à nous-même que de nous à autrui", disait déjà Montaigne. 

Et pour rendre sa fuite sensible, les romanciers sont obligés, en accélérant follement les battements de l’aiguille, de faire franchir au lecteur dix, vingt, trente ans, en deux minutes. Au haut d’une page on a quitté un amant plein d’espoir, au bas de la suivante on le retrouve octogénaire, accomplissant péniblement dans le préau d’un hospice sa promenade quotidienne, répondant à peine aux paroles qu’on lui adresse, ayant oublié le passé.

Ainsi dans cette première partie, on retrouve Swann marié à Odette et qui est devenu un personnage bien différent de celui que nous connaissions à Combray. Alors qu’avant il se piquait de ne pas évoquer ses connaissances aristocratiques par délicatesse pour épargner les susceptibilités de ses amis, le voilà qui se vante de ses moindres relations et devient « un vulgaire esbrouffeur » quand il reçoit des personnages moins haut placés que ceux qu’il fréquentait jadis mais qui témoignent de la réussite de sa femme.  Ce changement si étonnant s’explique parce qu’il est devenu « le mari d’Odette » mais, nous dit Proust, plus largement,  il s’agit d’une vérité « applicable à l’humanité en général »  : .

« Swann empressé avec ces nouvelles relations et les citant avec fierté, était comme ces grands artistes modestes ou généreux qui, s’ils se mettent à la fin de leur vie à se mêler de cuisine ou de jardinage, étalent une satisfaction naïve des louanges qu’on donne à leurs plats ou à leurs plates-bandes pour lesquels ils n’admettent pas la critique qu’ils acceptent aisément s’il s’agit de leurs chefs-d’œuvre ; ou bien qui, donnant une de leurs toiles pour rien, ne peuvent en revanche sans mauvaise humeur perdre quarante sous aux dominos ».

C’est là que nous apprenons pourquoi Swann qui n’aime plus Odette à la fin de Un amour de Swann l’a épousée et comment ce mariage, contre toute attente, n’est pas aussi malheureux qu’il semble l’être, chaque époux laissant à l’autre sa liberté. Swann amoureux souffrait d’une jalousie maladive, il est paisible plus parce qu’il n’aime plus et tolère les amants de sa femme, ayant lui-même des maîtresses.

Swann n’est pas le seul à avoir changé. Il en de même du docteur Cottard devenu hautain et « glacial » alors qu’il était timide et emprunté, et dont les calembours idiots qu’il continue à commettre semblent être désormais recevables depuis qu’il est reconnu comme un grand clinicien.

L'amour pour Gilberte, les conversations de salon

Jeanne Pouquet, modèle de Gilberte

Swann n’est donc plus reçu chez les parents de Marcel. Celui-ci, pourtant, toujours amoureux de Gilberte comme nous l’avions vu dans la troisième partie de Du côté des chez Swann,  cherche à se concilier les bonnes grâces du père en lui écrivant mais en vain. Gilberte lui rapporte sa lettre. Il continue à la rencontrer aux jardin des Champs Elysées où il joue aux barres avec elle et à d’autres jeux un peu plus troubles. On ne sait jamais quel âge il a réellement. Il ne sera admis chez les Swann qu’après sa maladie qui lui vaut une invitation de Gilberte. Là encore j’ai trouvé long et répétitif l’analyse de son amour, de sa jalousie, de son combat pour oublier Gilberte et en même temps de la peur qu’il a de l’oublier ! D’autant plus que l’on a l’impression que cet amour n’existe que dans sa tête, que Gilberte n’y a jamais répondu, qu’il invente ses fâcheries et que Marcel souffre parce qu’il veut souffrir !  L’imagination est toujours plus forte que la réalité pour lui même s’il s’agit d’amour. 

Finesse de l'analyse, oui, mais impression de répétition comme si la même idée était retournée une fois, deux fois et plus sans apporter d'idées nouvelles !

"...  je me disais tristement que notre amour, en tant qu’il est l’amour d’une certaine créature, n’est peut-être pas quelque chose de bien réel, puisque si des associations de rêveries agréables ou douloureuses peuvent le lier pendant quelque temps à une femme jusqu’à nous faire penser qu’il a été inspiré par elle d’une façon nécessaire, en revanche si nous nous dégageons volontairement ou à notre insu de ces associations, cet amour, comme s’il était au contraire spontané et venait de nous seuls, renaît pour se donner à une autre femme."

De même les conversations oiseuses des invités d’Odette m’ennuient :  madame Bontemps, madame Cottard et parfois l’odieuse Verdurin ! Je pensais être débarrassée de ce personnage mais pas du tout, elle est là, on parle d’elle, elle occupe la scène ! Je sais bien que Proust veut montrer le vide de ces gens-là, leur sottise, leur méchanceté et leur hypocrisie, il y parvient d’ailleurs fort bien, ce sont des êtres creux et par cela inintéressants ! J’ai l’impression que tout cela a déjà été dit dans Un amour de Swann et avec une ironie caricaturale que je trouve bien moins vivante ici.  Bref! je le répète, je m’ennuie ! 

 

L'art du portrait

 

Boticelli : Vierge du Magnificat

 

Je m'ennuie donc ! En même temps pas toujours et heureusement ! Alors que Marcel souffre d’amour et de jalousie, l’un ne va pas sans l’autre pour lui, Gilberte lui échappant et faisant preuve d’indépendance voire de dureté, il est fascinée par madame Swann, ses toilettes, son univers, ses fleurs, qui représentent toute l’élégance, tout le raffinement qu’il admire. Les portraits qu'il dresse d'elle témoigne de son sens artistique très vif  lors de magnifiques descriptions d’Odette vue par son mari comme un oeuvre d’art entre Renaissance italienne...

"Swann possédait une merveilleuse écharpe orientale, bleue et rose, qu’il avait achetée parce que c’était exactement celle de la Vierge du Magnificat. Mais Mme Swann ne voulait pas la porter. Une fois seulement elle laissa son mari lui commander une toilette toute criblée de pâquerettes, de bluets, de myosotis et de campanules d’après la Primavera du Printemps. Parfois, le soir, quand elle était fatiguée, il me faisait remarquer tout bas comme elle donnait sans s’en rendre compte à ses mains pensives le mouvement délié, un peu tourmenté de la Vierge qui trempe sa plume dans l’encrier que lui tend l’ange, avant d’écrire sur le livre saint où est déjà tracé le mot Magnificat. Mais il ajoutait : « Surtout ne le lui dites pas, il suffirait qu’elle le sût pour qu’elle fît autrement.»

et art contemporain, l'influence du peintre américain Whisler.  

 

Whisler Harmonie en rose et or
 

"Tout d’un coup, sur le sable de l’allée, tardive, alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve ; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d’une large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa robe. "

 

 Des scènes de comédie

 

Adrien Proust : le père de Marcel

 Et puis, Marcel Proust fait toujours preuve d'humour et certains passages ressemblent à de véritables scènes de comédie !

Ainsi le fameux boeuf à la gelée de Françoise, moment de gloire de la servante qui triomphe avec son chef d’oeuvre. Celui-ci donne lieu à une petite scène de comédie très vive. J’aime bien dès qu’il y a Françoise dans le roman  et je cite le passage en entier tant il m'amuse ! !

"Et depuis la veille, Françoise, heureuse de s’adonner à cet art de la cuisine pour lequel elle avait certainement un don, stimulée, d’ailleurs, par l’annonce d’un convive nouveau, et sachant qu’elle aurait à composer, selon des méthodes sues d’elle seule, du bœuf à la gelée, vivait dans l’effervescence de la création ; comme elle attachait une importance extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son œuvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck, de jarret de bœuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II. Françoise dépensait dans ces allées et venues une telle ardeur que maman voyant sa figure enflammée craignait que notre vieille servante ne tombât malade de surmenage comme l’auteur du Tombeau des Médicis dans les carrières de Pietraganta. Et dès la veille Françoise avait envoyé cuire dans le four du boulanger, protégé de mie de pain comme du marbre rose, ce qu’elle appelait du jambon de Nev’York. Croyant la langue moins riche qu’elle n’est et ses propres oreilles peu sûres, sans doute la première fois qu’elle avait entendu parler de jambon d’York avait-elle cru — trouvant d’une prodigalité invraisemblable dans le vocabulaire qu’il pût exister à la fois York et New York — qu’elle avait mal entendu et qu’on aurait voulu dire le nom qu’elle connaissait déjà. Aussi, depuis, le mot d’York se faisait précéder dans ses oreilles ou devant ses yeux si elle lisait une annonce de : New qu’elle prononçait Nev’. Et c’est de la meilleure foi du monde qu’elle disait à sa fille de cuisine : « Allez me chercher du jambon chez Olida. Madame m’a bien recommandé que ce soit du Nev’York. » Ce jour-là, si Françoise avait la brûlante certitude des grands créateurs…
Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d’énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent.

Enfin, Marcel fait connaissance chez Swann de celui qu’il admire tant, l’écrivain Bergotte et a, avec lui une longue conversation. Ce qui donne lieu à la scène suivante pleine d’humour  car les parents de Marcel n’aiment pas Bergotte dont Mr Norepois a jugé les moeurs dépravés.

Mais comme, n’eussé-je pas raconté ce que Bergotte avait dit de moi, rien ne pouvait plus quand même effacer l’impression qu’avaient éprouvée mes parents, qu’elle fût encore un peu plus mauvaise n’avait pas grande importance. D’ailleurs ils me semblaient si injustes, tellement dans l’erreur, que non seulement je n’avais pas l’espoir, mais presque pas le désir de les ramener à une vue plus équitable. Pourtant, sentant au moment où les mots sortaient de ma bouche, comme ils allaient être effrayés de penser que j’avais plu à quelqu’un qui trouvait les hommes intelligents bêtes, était l’objet du mépris des honnêtes gens, et duquel la louange en me paraissant enviable m’encourageait au mal, ce fut à voix basse et d’un air un peu honteux que, achevant mon récit, je jetai le bouquet : « Il a dit aux Swann qu’il m’avait trouvé extrêmement intelligent. » Comme un chien empoisonné qui dans un champ se jette sans le savoir sur l’herbe qui est précisément l’antidote de la toxine qu’il a absorbée, je venais sans m’en douter de dire la seule parole qui fût au monde capable de vaincre chez mes parents ce préjugé à l’égard de Bergotte, préjugé contre lequel tous les plus beaux raisonnements que j’aurais pu faire, tous les éloges que je lui aurais décernés, seraient demeurés vains. Au même instant la situation changea de face :
— Ah !… Il a dit qu’il te trouvait intelligent ? dit ma mère. Cela me fait plaisir parce que c’est un homme de talent.
— Comment ! il a dit cela ? reprit mon père… Je ne nie en rien sa valeur littéraire devant laquelle tout le monde s’incline, seulement c’est ennuyeux qu’il ait cette existence peu honorable dont a parlé à mots couverts le père Norpois, ajouta-t-il sans s’apercevoir que devant la vertu souveraine des mots magiques que je venais de prononcer la dépravation des mœurs de Bergotte ne pouvait guère lutter plus longtemps que la fausseté de son jugement.
— Oh ! mon ami, interrompit maman, rien ne prouve que ce soit vrai. On dit tant de choses. D’ailleurs, M. de Norpois est tout ce qu’il y a de plus gentil, mais il n’est pas toujours très bienveillant, surtout pour les gens qui ne sont pas de son bord.
— C’est vrai, je l’avais aussi remarqué, répondit mon père.
— Et puis enfin il sera beaucoup pardonné à Bergotte puisqu’il a trouvé mon petit enfant gentil, reprit maman tout en caressant avec ses doigts mes cheveux et en attachant sur moi un long regard rêveur.






jeudi 27 juin 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs : Livre 2 les Impressionnistes et l'exposition Whistler, l'effet papillon Rouen

Eugène Boudin : plage normande

 Les impressionnistes

Eugène Boudin : Etude du ciel soleil couchant


De sa chambre, Marcel observe la mer, le ciel, les nuages et ce qu'il décrit est un tableau   impressionniste.

"J’avais plus de plaisir les soirs où un navire absorbé et fluidifié par l’horizon apparaissait tellement de la même couleur que lui, ainsi que dans une toile impressionniste, qu’il semblait aussi de la même matière, comme si on n’eût fait que découper son avant et les cordages en lesquels elle s’était amincie et filigranée dans le bleu vaporeux du ciel. Parfois l’océan emplissait presque toute ma fenêtre, surélevée qu’elle était par une bande de ciel bordée en haut seulement d’une ligne qui était du même bleu que celui de la mer, mais qu’à cause de cela je croyais être la mer encore et ne devant sa couleur différente qu’à un effet d’éclairage. Un autre jour la mer n’était peinte que dans la partie basse de la fenêtre dont tout le reste était rempli de tant de nuages poussés les uns contre les autres par bandes horizontales, que les carreaux avaient l’air, par une préméditation ou une spécialité de l’artiste, de présenter une « étude de nuages », cependant que les différentes vitrines de la bibliothèque montrant des nuages semblables mais dans une autre partie de l’horizon et diversement colorés par la lumière, paraissaient offrir comme la répétition, chère à certains maîtres contemporains, d’un seul et même effet, pris toujours à des heures différentes, mais qui maintenant avec l’immobilité de l’art pouvaient être tous vus ensemble dans une même pièce, exécutés au pastel et mis sous verre. "

 

James Abbott Mc Neil Whistler

 

James Abbott Mc Neill Whistler : Harmonie gris et rose

"Et parfois sur le ciel et la mer uniformément gris, un peu de rose s’ajoutait avec un raffinement exquis, cependant qu’un petit papillon qui s’était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes, au bas de cette « harmonie gris et rose » dans le goût de celles de Whistler, la signature favorite du maître de Chelsea. Le rose même disparaissait, il n’y avait plus rien à regarder. Je me mettais debout un instant et avant de m’étendre de nouveau je fermais les grands rideaux. Au-dessus d’eux, je voyais de mon lit la raie de clarté."

Whistler signe souvent ses oeuvres d'un papillon aux ailes déployées, qui rappelle les cachets figurant sur les estampes japonaises. Métaphore de la délicatesse et de la légèreté, le papillon trouve son équivalent dans les éventails.

 

Whistler : éventail de madame Mallarmé (exposition Rouen)

 

Exposition Whistler, l'effet papillon à Rouen

 

James Abbott Whistler : Eventail en noir et rouge


Et justement pendant ce ce voyage en Normandie j'ai pu voir l'exposition consacrée au peintre américain et intitulée :  Whistler, L'effet papillon

"Du 24 mai au 22 septembre 2024, vous pourrez vous imprégner d'un phénomène artistique majeur : le Whistlerisme.
L'exposition explore effectivement un phénomène majeur de la seconde moitié du 19e siècle et du premier tiers du 20e siècle : le Whistlerisme. Ce mouvement artistique dont James Abbott McNeill Whistler (1834-1903), artiste d’origine américaine, est la figure, a la particularité d'être né de son vivant et d’avoir investi la création contemporaine internationale sur une large période.
Dans toute l’Europe ainsi qu’aux États-Unis, la production croissante de paysages nocturnes et de portraits témoigne de l’importante diffusion des recherches plastiques mises en place par l’artiste. Par sa pérennité, ainsi que son vaste rayonnement, le Whistlerisme se révèle être un phénomène artistique offrant un nouveau prisme d’exploration, jalonné par différents courants tel que l’impressionnisme et le symbolisme."
 
James Abott Whistler: Harmonie en blanc et bleu

"Whistler a fondamentalement été le plus grand représentant d’une forme d’art total, si prisée alors par l’élite artiste cosmopolite, où se conjuguent poésie, musique et art de vivre. Dans cette célébration rouennaise, dandysme, japonisme, anglomanie et fascination pour le siècle d’or espagnol ainsi que pour Venise constituent quelques-unes des étapes clés d’un voyage qu’il appartient au visiteur de prolonger par son implication au cœur de la sensation."

 

James Abott Whistler : Harmonie couleur chair et rouge : japonisme
 
 

"Whistler, L’Effet papillon, ce sont aussi des salons où on écoute de la musique, où l’on respire des parfums, où l’on touche des étoffes. Le visiteur est un invité. Il goûte l’ambiance, le velouté d’une assise, les teintes tout en nuances, subtiles et rabattues, des espaces raffinés qui l’accueillent. Bords de mer, vues du Grand Canal ou de la Tamise, ce sont des miroirs évanescents, délicatement rendus par les gris, les verts et les bleus aux ombres laiteuses, par les dorés encore vaillants mais déjà vacillants des lueurs, résonances assourdies et lointaines du fracas de la ville. "

 

James Abott Whistler : Harmonie en blanc
 

"Dans ses portraits d’élégantes et de dandys, ses paysages nocturnes si précurseurs, et dans ses vues diurnes, Whistler, avec sa palette tout en sous-tonalités subtiles, exprime d’exceptionnelles qualités de coloriste." ( voir site Rouen) 


 
Le comte de Monstesquiou d'après Whistler

 
On le voit, le  monde de Whistler et par excellence celui que Marcel Proust explore dans A la recherche du temps perdu, le monde de la noblesse dont l'obsession est de paraître, de se donner à voir, sûr de sa supériorité et où le Dandy (le baron Charlus : le comte de Montesquiou ) est à la mode. Cette société cosmopolite compte parmi elle de nombreux artistes, peintres, musiciens, poètes, écrivains. Marcel Proust n'a rencontré qu'une fois Whistler qu'il admirait. Mallarmé était l'ami du peintre.


James Abott Whistler : la mère du peintre arrangement en gris et noir


Les émules de Whistler

 

Sidney Starr : Study in grey and blue


L'oeuvre de Whistler a influencé tous les artistes de l'époque, en particulier l'art du portrait : élégance du modèle, pose hiératique, rendu lumineux des étoffes, parfois présence d'un éventail. La réduction de la palette est soulignée par le titre de l'oeuvre (Harmonie en gris et rose ) qui remplace souvent l'identité du modèle. Les portraits que Marcel Proust dresse d'Odette Swan sont à la manière de Whistler.


Paul-César Helleu Alice Helleu en robe blanche


Jacques Emile Blanche : Portrait d'Henriette Chabot






jeudi 20 juin 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs Livre 2 La princesse du Luxembourg

Charles Giron : la parisienne aux gants
  

A Balbec, ( A l'ombre des jeunes filles en fleurs livre 2),  Marcel et sa grand mère ont retrouvé la marquise de Villeparisis qui, au cours d'une promenade, les présente à la princesse du Luxembourg, "sa première altesse" dira d'elle Marcel.  L'une des caractéristiques de la noblesse que Marcel Proust met souvent en valeur dans La Recherche est son affectation de simplicité et de modestie qui cache évidemment sa prétention à la supériorité. La sottise de la princesse du Luxembourg qui provoque le rire ici tient à une question de dosage. Dans sa magnanime simplicité la princesse ne parvient pas à évaluer, entre animaux et enfants en bas âge, à quel degré dans l'échelle sociale elle doit situer Marcel et sa grand mère, tout à tour traités comme "un bébé avec sa nounou" ou comme "deux bêtes sympathiques" du Jardin d'Acclimation !  La princesse de Luxembourg est un des portraits à charge de la noblesse  tel que nous avions déjà rencontré dans Du côté de chez Swann et dans lequel Marcel Proust exerce son talent de caricaturiste, son humour malicieux qu'il met au service, peut-être aussi, d'une vengeance envers tous ceux qui lui ont montré de la condescendance !

 "Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu la main et, de temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se détournait pour poser de doux regards sur ma grand’mère et sur moi, avec cet embryon de baiser qu’on ajoute au sourire quand celui-ci s’adresse à un bébé avec sa nounou. Même dans son désir de ne pas avoir l’air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre, elle avait sans doute mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards s’imprégnèrent d’une telle bonté que je vis approcher le moment où elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin d’Acclimatation. Aussitôt du reste cette idée d’animaux et de Bois de Boulogne prit plus de consistance pour moi. C’était l’heure où la digue est parcourue par des marchands ambulants et criards qui vendent des gâteaux, des bonbons, des petits pains. Ne sachant que faire pour nous témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le premier qui passa ; il n’avait plus qu’un pain de seigle, du genre de ceux qu’on jette aux canards. La princesse le prit et me dit : « C’est pour votre grand’mère. » Pourtant, ce fut à moi qu’elle le tendit, en me disant avec un fin sourire : « Vous le lui donnerez vous-même », pensant qu’ainsi mon plaisir serait plus complet s’il n’y avait pas d’intermédiaires entre moi et les animaux. D'autres marchands s’approchèrent, elle remplit mes poches de tout ce qu’ils avaient, de paquets tout ficelés, de plaisirs, de babas et de sucres d’orge. Elle me dit : « Vous en mangerez et vous en ferez manger aussi à votre grand’mère » et elle fit payer les marchands par le petit nègre habillé en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l’émerveillement de la plage. Puis elle dit adieu à Mme de Villeparisis et nous tendit la main avec l’intention de nous traiter de la même manière que son amie, en intimes, et de se mettre à notre portée. Mais cette fois, elle plaça sans doute notre niveau un peu moins bas dans l’échelle des êtres, car son égalité avec nous fut signifiée par la princesse à ma grand’mère au moyen de ce tendre et maternel sourire qu’on adresse à un gamin quand on lui dit au revoir comme à une grande personne. Par un merveilleux progrès de l’évolution, ma grand’mère n’était plus un canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann eût appelé un « baby";