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vendredi 26 février 2021

Guillermo Arriaga : Le sauvage


Dans un quartier violent de Mexico, Unidad Modelo, Juan Guillermo qui vit dans une famille aimante, est en admiration devant son brillant frère aîné, Carlos, trafiquant de drogues. Lorsque celui-ci est assassiné par « les bons garçons » un groupe de fanatiques religieux, appuyé par le commandant de police Zurita, il jure de le venger. Sa grand-mère, ses parents, minés par le chagrin, vont mourir à leur tour, le laissant seul à l’âge de 17 ans.
Parallèlement se déroule l’histoire d’Amaruq, un trappeur inuit qui poursuit un loup à travers les forêts du Yukon.

Comment rendre compte d’un livre comme Le sauvage de l'écrivain mexicain Guillermo Arriaga ? Un roman fleuve touffu (700 pages) qui coule impétueusement pour ne pas dire sauvagement (et oui, le titre du roman !) emportant tout sur son passage, un roman qui dépose, comme des alluvions, des pensées philosophiques, de Confucius à Jim Hendrix, des considérations mythologiques, étymologiques, ethnologiques, englobant toutes les civilisations, de la Grèce à Rome, en passant par l’Afrique ou la Chine et les peuples amérindiens, les aztèques du Mexique, un récit qui enchevêtre savamment deux histoires, sans aucun ordre, et surtout pas chronologique  :  
Celle du jeune Juan Guillermo dans un quartier populaire de Mexico
et celle d’Amaruq, un trappeur inuit, qui traque un loup géant dans les forêts enneigées du Yukon, loup qui n’est autre que son double.

A priori, rien de commun entre ces deux histoires si ce n’est que le lecteur se doute bien qu’elles se rejoindront un jour, ce qui n’empêche pas l’effet de surprise lorsque cela arrive.
Mais le lecteur va voir bien vite que le fil directeur de ces deux récits est le loup. Le loup sauvage et libre que traque Amaruq, mais aussi la bête sauvage et muselée, enlevée à sa forêt, enchaînée, que l’homme n’est pas parvenu à domestiquer. C’est celle qu’affronte Juan Guillermo, solitaire, dans sa maison dévastée, un combat qui oppose l’adolescent de 17 ans qui a perdu toute sa famille à l’animal indompté que lui ont donné ses voisins. La ressemblance entre les deux, la bête et le jeune homme est frappante.

Et puis il y a l’homme, un loup lui aussi, celui qui torture et assassine au nom de Dieu. Ainsi, les« Bons garçons », groupuscule de droite catholique, fanatisé, armé par l’église, protégé par le gouvernement, qui font la chasse aux communistes, aux athées, aux juifs, aux homosexuels, aux prostituées … Bref ! à tous ceux qui, à leurs yeux, offensent la morale. Ceux qui ont laissé le frère de Juan, Carlos, mourir noyé dans la citerne où il s’était caché.
Et enfin la police, en la personne de Zurita, partisan de la justice expéditive, complice de tous les crimes y compris du trafic de drogues pourvu que l’on sache l’acheter ! Zurita qui monte en grade, toujours plus puissant, récompensé par le gouvernement pour ses bons et loyaux services chaque fois qu’il accomplit un travail « d’épuration ». Car tout est pourri au Mexique, tout est corrompu, du plus bas de l’échelle au plus haut. La Justice n’existe pas, c’est celui qui a le plus d’argent qui l’emporte. La corruption règne. Pas étonnant, alors, que Juan décide de venger son frère par ses propres moyens en tuant de ses mains Humberto, le chef des Bons garçons.
La Vengeance, l'un des thèmes importants du roman, avec la corruption, et ses questionnements : la vengeance est-elle légitime ? Peut-elle laisser indemne ? Celui qui se venge ne descend-il pas au niveau de de celui qui a commis le crime ? Que va-t-il arriver à Juan quand sa vengeance sera assouvie ? Sera-t-il toujours le même homme ? Vengeance étroitement liée à notion de culpabilité et de responsabilité. Aux yeux de l’adolescent, son grand frère Carlos si beau, si intelligent, si cultivé (il adore la lecture), si plein d’humour, est auréolé d’innocence. Il n’est pas coupable de vendre de la drogue puisque les gens sont libres d’en consommer ou pas. Ce sont les drogués qui sont responsables de leurs vices mais pas Carlos. La question se reposera quand Juan récupèrera l’argent de la drogue après la mort de son frère.

Tout n’est pas au même niveau dans ce livre. Il y a des moments si forts, si prenants, qu’ils vous retiennent prisonniers, puis des passages, non de la lassitude mais de relâchement, où vous sentez que vous n’êtes pas aussi impliqués. La mort de Carlos dans la citerne orchestrée par les coups de poing qu’il donne dans les parois, résonnant comme un glas, est hallucinante; celle du combat féroce entre le loup et Juan l’est tout autant. Et que dire, de la vision hallucinante d’Humberto, le fanatique, au pied du cercueil de sa mère, dans le logement empuanti par l’odeur du cadavre ! Les nuits redoutables d’Amaruq dans la forêt du Yukon, hantées par les esprits des morts, cernées par les loups, sont aussi très impressionnantes. Ces scènes présentent une forme de grandeur par rapport à la violence des villes. Là, c’est une confrontation entre la Nature et l’Homme et la manifestation de la toute puissance de la Nature par rapport à la fragilité humaine. Pourtant l’Homme lui oppose la force de sa volonté. Et ce n’est pas rien ! Ainsi en est-il de la marche forcée d’Amaruq dans la neige pour sauver son loup, et de la chasse de la dernière chance qu’il mène pour se procurer à manger, au bord d’une falaise verglacée, à la poursuite d’une chèvre. C’est de la grandeur de l’homme qu’il s’agit malgré sa faiblesse. C’est aussi de liberté. Tout ce qui manque à Juan Guillermo dans la jungle de Mexico.
Le roman se termine par une note d’espoir dans lequel Juan, aidé en cela par son amour, Chelo, va peut-être retrouver, avec la liberté, le goût de vivre ?

Guillermo Arriaga


 Guillermo Arriaga Jordán est un acteur, réalisateur, scénariste et producteur mexicain pour le cinéma, et un écrivain. Il est né et a grandi dans le quartier populaire Unidad Modelo, l'un des plus violents de la ville de Mexico. À l'âge de 13 ans, il perd le sens de l'odorat à la suite d'une bagarre de rue. Il se servira à plusieurs reprises de cette expérience dans ses scénarios. Arriaga est diplômé d'une licence en sciences de la communication et d'une maîtrise d'histoire de l'université ibéro-américaine. Il fut un temps professeur dans cette université, où il rencontre Alejandro González Iñárritu, puis à l'Institut de technologie et d'études supérieures de Monterrey.

Son premier livre traduit en français "Un doux parfum de mort" est paru chez Phébus en 2003. Il est l’auteur des scénarios de 21 Grammes, Amours Chiennes et Babel d’Alejandro González Iñárritu.
Il a également écrit le scénario et a joué dans le premier long-métrage réalisé par Tommy Lee Jones, Trois Enterrements, pour lequel il a remporté le Prix du scénario au Festival de Cannes 2005. Il a depuis écrit le scénario de El Bufalo De La Noche, qu’il a également produit. (Babelio)


 

 

mercredi 24 février 2021

Balzac : La maison du chat qui pelote


Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse en a reçu de rouge.
Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de charge si comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants. (…) À droite du tableau, sur un champ d’azur qui déguisait imparfaitement la pourriture du bois, les passants lisaient Guillaume; et à gauche, Successeur du sieur Chevrel.

Cet extrait donne l’explication du titre de la nouvelle de Honoré de Balzac paru en 1830 dans Scènes de la vie privée : La maison du chat qui pelote, enseigne de la  boutique du drapier Guillaume et de son honorable épouse. Le couple a deux filles, Virginie (28 ans), l’aînée, aussi laide et dévote que sa mère et Augustine (18 ans), jolie à croquer. Mais dans l'esprit de Sieur Guillaume, l’aînée doit se marier avant la cadette et c’est pourquoi le commerçant propose Virginie en mariage à son premier commis, Joseph, bon commerçant, qu’il a en estime et à qui il veut laisser son commerce.
Las ! Ce dernier est amoureux de la cadette. Il n’est pas le seul ! car Théodore de Sommervieux, jeune et riche aristocrate et peintre de génie l’aime aussi. La rivalité se termine bien vite : Augustine épouse Théodore et Joseph, Virginie et la boutique ! 

Un conte de fée pour la fille du marchand épousée par un duc ? Mais l'union de Théodore et Augustine se révèle bien vite mal assortie ! La jeune fille est ravissante mais elle manque d’instruction, elle n’a pas les manières du monde et détone dans cet univers de la noblesse parisienne et du milieu artistique. Et même si elle cherche à plaire à son mari en s’intéressant à l’art, elle n’a pas l’instruction nécessaire, ni l’éducation du goût et de la sensibilité, elle qui n’a été instruite qu’aux livres de compte et aux soins du ménage. Son mari a honte d’elle et la délaisse.
Le drame va se jouer autour du tableau de la jeune femme peinte par Théodore et que celui-ci offre à sa maîtresse la duchesse de Carigliano, image de la coquette parisienne de noble lignée.

« Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance, l’impropriété de son langage et l’étroitesse de ses idées »  

 Le milieu social

Monsieur Guillaume

Le propos de Balzac le plus évident dans cette nouvelle est que l’on ne doit pas se marier hors de « sa sphère »; une union ne peut être réussie que si l’on sait se tenir à sa place, se contenter du milieu social qui est le sien. Les (més)alliances entre la noblesse d’ancien régime désargentée et la bourgeoise d’argent au XIX siècle sont au coeur de plusieurs romans de Balzac. C’est déjà ce que démontrait Molière en stigmatisant les bourgeois qui s’alliaient à la noblesse et en peignant le triste portait du riche paysan Dandin cocufié par sa femme, fille de gentilhomme. Ainsi, dans la nouvelle de Balzac, le mariage de raison de Joseph et Virginie qui ont la même conformité de goûts, d’intérêts et d’éducation est solide et leur donne du bonheur.
« Une femme devait épouser un homme de sa classe; on était toujours tôt ou tard puni d’avoir voulu monter trop haut; l’amour résistait si peu aux tracas du ménage, qu’il fallait trouver l’un chez l’autre des qualités solides pour être heureux… »

L’art et le commerce 

 

Atala au tombeau l'un des tableaux le plus célèbre de Girodet

Mais la classe sociale n’est pas le seul obstacle au bonheur de Théodore et Augustine. Il y a pire aux yeux de Balzac. C’est l’incompatibilité entre l’art, le « sublime », « les épanchements de l’âme », « les effusions de pensée » qui sont l’apanage de l’artiste Théodore, et le commerce, ce monde des marchands sans fantaisie, lié à une économie sévère où l’on connaît « le prix des choses », des « travaux obstinés », où règne une « propreté respectable » et où l’on mène « une vie exemplaire » mais ennuyeuse, sans plaisirs. Augustine qui a été habituée «  à n’entendre que des raisonnements et des calculs tristement mercantiles » représente cette classe : « Elle marchait terre à terre dans le monde réel alors qu’il avait la tête dans les cieux ».

Balzac malmène, non sans un certain mépris, la bourgeoisie marchande, ses préoccupations mercantiles, son manque de culture, de sensibilité artistique, mais il respecte sa probité et ses moeurs honnêtes.

«  De la résultait la nécessité de recommencer avec plus d’ardeur que jamais à ramasser de nouveaux écus, sans qu’il vînt en tête à ces courageuses fourmis de se demander : A quoi bon ? »

On voit où va l’admiration de Balzac. L’art est partout dans la nouvelle, on y parle de David, de Raphael, de Michel Ange, du Titien, de Léonard de Vinci. L’ami de Théodore de Sommervieux n’est autre que Girodet, disciple de David, peintre néo-classique mais déjà préromantique.

Le portrait 

Augustine chez la duchesse de Carigliano : le portrait
 

 Le portrait peint de mémoire par Théodore, amoureux d'Augustine, alors qu'elle ne le connaît pas encore, va jouer un grand rôle dans le récit. Je ne peux m'empêcher de penser qu'il est à la limite du fantastique comme la peau de chagrin du même Balzac ( 1831) qui rétrécit à chaque désir de son propriétaire ou le portrait de Dorian Gray de Wilde qui se corrompt à chaque vice de celui qu'il représente.

On ne peut peindre ainsi que si l'on aime. Les amis de Théodore devinent immédiatement qu'il est amoureux de la jeune fille. Ils le comparent aux plus grands atistes peignant leur bien-aimée, Raphael, Le Titien...  Le portrait est donc doté d'une magie que tous ressentent. Théodore refuse de le vendre même si on lui en offre des sommes énormes.

Plus tard, il le donne à la duchesse de Carigliano parce que celle-ci en a exprimé le désir. Cette  trahison a une portée symbolique grave. La duchesse ne le lui a demandé que pour tester jusqu'où il irait dans son amour pour elle ou comme elle le dit avec cynisme : "Je ne l'ai exigé que pour voir jusqu'à quel degré de bêtise un homme de génie peut atteindre." : Elle le rend à Augustine pour qu'elle retrouve son mari. Pour elle, il n'est pas question d'amour ou de passion dans le mariage mais de domination.

Si armée de ce talisman, vous n'êtes pas maîtresse de votre mari pendant cent ans, vous n'êtes pas une femme, vous méritez votre sort".

En le nommant "talisman", la duchesse reconnaît le pouvoir de ce tableau.

Enfin la destruction de ce portrait à la fin de la nouvelle précipite la fin de la jeune femme. C'est comme si le peintre avait porté des coups à Augustine elle-même et avait tué leur amour..

La nouvelle a donc de l’intérêt en ce qui concerne l’étude de la vie privée, des moeurs et des classes sociales. Les personnages sont bien campés et complexes. Les rapports entre hommes et femmes sont aussi finement analysés.
Ce qui m’a un peu gênée, c’est le caractère abrupt de du dénouement. Sans transition, on passe à la scène finale si rapidement que j’ai cru qu’il manquait une partie du texte. Mais non, il n'en est rien ! D'où un moment de flottement et d'inachevé à la fin. Mais souvent, dans ses nouvelles, Balzac aime ce genre de dénouement !


LC  BALZAC  initiée par  Maggie 

avec  Myriam
 

lundi 22 février 2021

Eduardo Halfon : Deuils

 

Le titre du roman d’Eduardo Halfon, Deuils, s’écrit au pluriel. Pourtant, c’est un deuil particulier que  présente le narrateur dans l’incipit :

« Il s’appelait Salomon. Il est mort à l’âge de cinq ans, noyé dans le lac d’Amatitlan : C’est ce qu’on me racontait, enfant, au Guatelamala. Que le frère aîné de mon père, le premier né de mes grands-parents, celui qui aurait dû être mon oncle Salomon, était mort noyé dans le lac d’Amatitlan, accidentellement, quand il avait mon âge, et qu’on n’avait jamais retrouvé son corps. »

De là, pour l’enfant qu’il était alors, une fascination pour ce lac où il ne se baignait avec son petit frère, qu’après avoir dit des paroles incantatoires pour apaiser l’esprit du jeune mort. Mais, plus tard quand il essaie d'en savoir plus, ni la mère du narrateur, ni son frère ne se souviennent de cette histoire. Certes Salomon est mort mais pas de cette façon ! Aurait-il inventé ce souvenir ?
Où se trouve la vérité? Il y a pourtant beaucoup d’enfants qui se sont noyés dans ce lac, comme le découvre l’auteur, enquêtant auprès des riverains installés depuis longtemps dans ces lieux. Mais aucun ne porte ce nom.  Quel mystère entoure la mort du frère aîné de son père ?

Eduardo Halfon se lance dans une enquête qui va révéler les  nombreux deuils de la famille, celui d’un autre frère, du grand-père cette fois-ci, nommé lui aussi Salomon, mort de faim dans le ghetto de Varsovie, ceux d’une partie de  la famille dans les camps de concentration polonais.

Parti à la recherche du mystère, le narrateur retrace le passé tragique de toute sa famille. Après avoir survécu aux camps, le grand père part au Guatemala. C’est là que naîtra Eduardo Halfon, c’est dans ce pays qu’il a vécu pendant dix ans, passant ses vacances chez ses grands-parents dans une maison près du lac Amatitlan. Puis lorsque le Guatemala est pris dans la violence de la dictature, survient le départ de la famille aux Etats-Unis.  
Et enfin le retour de l’homme adulte près du lac à la recherche de son enfance et du petit "noyé", où il interroge sa mémoire et celle des habitants. Car tout le récit traite de la mémoire,  de la difficulté à faire ressurgir le passé, de l’oubli volontaire ou non, du refus et pourtant de la nécessité du souvenir …

Le récit est écrit par un écrivain guatemaltèque mais le livre se distingue des autres écrivains latino-américains par les propos et par le style. Certainement parce que l'écrivain a vécu longtemps hors du Guatemala; parce que ses origines, avec des parents juifs séfarade et ashkénaze, en font un Européen ; et parce que, de ce fait, le livre ne se fait pas autour de la violence des coups d'état à répétition au Guatemala, de la répression criminelle exercée par  les juntes militaires qui se sont succédé dans le pays, avec l'appui des Etats-Unis. La violence est ailleurs, tournée mais vers d'autres horreurs, au niveau collectif, celle du nazisme et de l'holocauste, et au niveau familial et privé, par ce qui est arrivé au frère aîné du père, Salomon. Tout, dans ce récit est en sourdine, tout semble voilé par la nostalgie et la tristesse.

Le livre obtenu le prix pour écrivain étranger en 2018. L'auteur vit maintenant à Paris.




lundi 15 février 2021

Pause en Creuse : Help ! Rencontre avec de ténébreux personnages.

 

Un moment de Pause en Creuse où je rencontre d'étranges personnages, un peu effrayants, non ?  Enfin, je vous dis à bientôt, j'espère  !


dimanche 14 février 2021

Selva Almada : Les jeunes mortes

 

Dans Les jeunes mortes l’écrivaine argentine Selva Almada enquête sur trois crimes non élucidées qui ont eu pour victimes des jeunes filles de milieux sociaux défavorisés : Andrea (19 ans) Maria-Luisa (15 ans) et Sarita (20 ans). Ces faits se sont passés à la fin des années 80. Quand Andrea est morte en 1986, Salva Almada avait 13 ans.  
Et cette recherche l’amène à la découverte de nombreuses autres victimes dont on connaît ou non le meurtrier, mortes sous les coups d’un mari, d’un amant, d’un pervers, d’une brute, rappelant que le féminicide sévit partout en Argentine, comme ailleurs dans le monde mais peut-être plus encore dans ce pays. Beaucoup de ces affaires ne sont pas résolues par la police et ces crimes demeurent impunis.

" A Villa Maria, depuis 1977, on dénombre une vingtaine de crimes non résolus. En 2002, après la mort de Mariela la Condorito Lopez, l’association Verdad y justicia, Vérité et justice, a vu le jour. » Ce sont des religieuses qui l’ont créée et cette association se nomme maintenant Justicia para Todos."


Salva Almada consulte les dossiers judiciaires de ces jeunes filles, fouillant les archives, les articles de journaux, retrouve les personnes qui les ont connues, des témoins qui ont participé au recherche du corps, des membres de leur famille, des médecins, des voisins … Certains sont persuadés de connaître les coupables, d’autres, un grand frère par exemple, se souvient bien des faits et sa vie est devenu un combat pour faire justice à sa soeur.

Selva Almada parvient à dresser un portrait des jeunes filles et derrière leur silhouette se dessine la vie d’un pays où les adolescentes pauvres voire les enfants vont travailler très jeunes, où les filles peuvent être enceintes à 15 ans, ayant rarement l’occasion de poursuivre des études.

Andrea, qui est la seule des trois jeunes filles a faire des études payées par son fiancé n’a pas été obligée d’aller travailler dès son enfance. Elle a été tuée d’un coup de couteau dans son lit; ses parents ont été suspectés.  Marie-Luisa est toute fière de commencer à travailler à quinze ans, son premier emploi, son premier petit ami. Sa vie s’est arrêtée là. Elle a accepté de monter dans une voiture avec deux de ses amies et des hommes. Parmi eux son amoureux et le patron de celui-ci. On l’a retrouvée morte dans la vase d’un étang. Seul le squelette de Sarita a été retrouvé et l’on ne sait pas s’il s’agit vraiment d’elle ou d’une autre malheureuse.

A-t-on fait tout ce qu’il fallait pour retrouver les coupables ? C’est la question qui peut se poser. Parfois l’on a l’impression que le coupable présumé n’a pas été inquiété à cause de sa position sociale. Parfois que les hommes ont tous les droits. L’un prostitue sa femme qui est  "trop jolie pour faire le ménage", les jeunes s’amusent à des viols collectifs, les vieux jettent des regards concupiscents sur les petites filles. Et les maris ?

"Quand nous parlions de la femme du boucher Lopez. Ses filles allaient à l’école avec moi. Elle l’a accusé de viol. Depuis longtemps, en plus de la frapper, il abusait d’elle sexuellement. J’avais douze ans et cette nouvelle m’avait profondément marquée. Comment pouvait-elle se faire violer par son mari ? Les violeurs étaient toujours des hommes inconnus qui attrapaient une femme et l’emmenaient dans un terrain vague, ou alors qui pénétraient chez elle en forçant la porte. (…) Personne ne nous avait dit qu’on pouvait se faire violer par son propre mari, par son père, par son frère, son cousin, son voisin, son grand-père, son instituteur. Par un homme en qui on avait confiance."

Ce livre est paru en Argentine en 2014. Dans l’épilogue, Salva Almera écrit  :

« Ça fait déjà un mois que la nouvelle année a commencé. Au moins dix femmes ont été assassinées du seul fait d’être femmes. Je dis au moins car ce sont les noms publiés dans la presse, celles dont ont parlé dans les journaux. »
 

et elle conclut :

"C’est l’été et il fait chaud, presque comme ce matin de novembre 1986 quand, d’un certaine manière, ce livre a commencé à s’écrire, lorsque la jeune morte a croisé ma route. Maintenant j’ai quarante ans et, contrairement à elle et aux milliers de femmes assassinées dans notre pays depuis lors, je suis toujours vivante. Ce n’est qu’une question de chance."

Ce livre a le mérite, tout en rendant hommage à ces femmes assassinées, de dénoncer les violences que les hommes exercent contre les femmes et de réveiller les consciences. Ce n’est pas un roman. Il est écrit avec sobriété, en prenant de la distance. Il ne m'a pas touchées d'un point de vue littéraire mais il faut le considérer comme un témoignage important de l’inacceptable.

 


vendredi 12 février 2021

Arthur Rimbaud, Pablo Neruda, Santiago Gamboa : Nous entrerons aux splendides villes

Arthur Rimbaud
 

 Dans son livre Retourner dans l’obscure vallée, Santiago Gamboa, écrivain colombien, fait de Rimbaud le personnage central de l'action. Et il cite ce vers du jeune poète, adieu de Rimbaud à l"Europe : 

« À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.».

 
 Dans son discours de réception au prix Nobel, en 1973, Pablo Neruda, poète chilien, lut un  un texte intitulé :  Vers la ville splendide inspiré de ces vers.

Discours de Pablo Neruda pour le prix Nobel  (extrait)

Pablo Neruda

 « Voici exactement cent ans, un poète pauvre et splendide, le plus atroce des désespérés, écrivait cette prophétie : « À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.» « Je crois en cette prophétie de Rimbaud, le voyant. Je viens d’une obscure province, d’un pays séparé des autres par un coup de ciseaux de la géographie. J’ai été le plus abandonné des poètes et ma poésie a été régionale, faite de douleur et de pluie. Mais j’ai toujours eu confiance en l’homme. Je n’ai jamais perdu l’espérance. Voilà pourquoi je suis ici avec ma poésie et mon drapeau. En conclusion, je veux dire aux hommes de bonne volonté, aux travailleurs, aux poètes, que l’avenir tout entier a été exprimé dans cette phrase de Rimbaud ; ce ne sera qu’avec une ardente patience que nous conquerrons la ville splendide qui donnera lumière, justice et dignité à tous les hommes. Et ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain. » .

Santiago Gamboa

Mais, reprend Santiago Gamboa, Rimbaud était un voyageur impénitent pour qui  le voyage était synonyme de liberté et de plénitude.

Voyager, vivre, être libre.

« À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.»

« Mais vers quelles villes ?

Je me suis mille fois posé la question. Enid Starkie (son biographe) évoque la magie et l’alchimie, la lutte entre Satan et Merlin qui représenterait la fin de sa prétention à s’égaler à Dieu. D’autres parlent des cités de Dieu, dont les portes s’étaient fermées pour lui et qui s’ouvraient, ce qui pouvait être un motif de joie.
Je crois pour ma part que Rimbaud fait allusion à quelque chose de plus simple : le désir d’indiquer un chemin littéraire, celui des villes mystérieuses. Ce sont elles qui abritent des histoires passionnantes et où vivent des inconnus. Une grande partie du roman du XX siècle a emprunté cette voie. Avec cette phrase, Rimbaud scellait pour toujours le lien entre écriture et voyage, entre liberté et mystère de la création, cette solitude particulière qu’on n’éprouve que dans les hôtels et au passage des frontières.

Voyager, aller de plus en plus loin.
Et de temps en temps revenir. »

 Pablo Neruda


Pablo Neruda est un poète, diplomate, homme politiques chilien. Il est né à Parral en 1904. Il écrit son premier recueil de poésies en 1923 : Crépusculaire.

Il entre dans la diplomatie, est nommé consul du Chili dans de nombreux pays dont l'Espagne où il se lie d'amitié avec Frederico Garcia Lorca et demure jusqu'au putsch de Franco et à l'assassinat du poète. Il prend alors position dans la guerre d'Espagne contre Franco, ce qui lui vaut sa révocation.

Il entame une carrière politique et devient sénateur communiste dans les provinces du Nord du Chili. Son opposition au président Gabriel Gonzales Videla l'oblige à fuir son pays pour sauver sa vie, en Europe, en Inde, au Mexique. Il publie, en 1950, son oeuvre poétique majeure "Le Chant général" où il exalte les luttes des peuples d'Amérique latine. Il revient au pays en 1952.

En 1969, il se présente à l'élection présidentielle mais il retire sa candidature pour soutenir son ami Salvador Allende, socialiste. Il obtient le prix Nobel en 1973. Il meurt peu après (vraisemblablement assassiné) à Santiago du Chili, juste après le coup d'état de septembre 1973 et le suicide du président Allende, coup d'état qui place à la tête du pays le dictateur, le général Pinochet, 

  • Crépusculaire (1923),
  • Vingt Poèmes d'amour et une Chanson désespérée (1924),
  • Résidence sur la terre (1933-1935),
  • L'Espagne au Coeur (1937),
  • Le Chant général (1950),
  • Tout l'amour (1953),
  • Odes élémentaires (1954),
  • Vaguedivague (1958)
  • La Centaine d'Amour (1959),
  • Mémorial de l'île Noire (1964). 
  •  L'Épée de flammes (1970)
  • La Rose séparée (1972)
  • J'avoue que j'ai vécu (1974)


  Qu’on me laisse tranquille à présent
Qu'on s'habitue sans moi à présent

Je vais fermer les yeux

Et je ne veux que cinq choses,
cinq racines préférées

L'une est l'amour sans fin.

La seconde est de voir l'automne
Je ne peux être sans que les feuilles
volent et reviennent à la terre

La troisième est le grave hiver
La pluie que j'ai aimé, la caresse
Du feu dans le froid sylvestre

Quatrièmement l’été
rond comme une pastèque

La cinquième chose ce sont tes yeux
ma Mathilde bien aimée
je ne veux pas dormir sans tes yeux
je ne veux pas être sans que tu me regardes
je change le printemps
afin que tu continues à me regarder

Ami voilà ce que je veux

C'est presque rien et c'est presque tout
A présent si vous le désirez
partez
J'ai tant vécu qu'un jour vous devrez m'oublier
inéluctablement
vous m'effacerez du tableau
mon coeur n'a pas de fin

Mais parce que je demande le silence
ne croyez pas que je vais mourir :
c’est tout le contraire qui m’arrive
il advint que je vais me vivre
Il advint que je suis et poursuis

Ne serait-ce donc pas qu'en moi poussent des céréales
d'abord les grains qui déchirent la terre
pour voir la lumière
mais la terre mère est obscure
et en moi je suis obscur

Je suis comme un puits 
dans les eaux duquel la nuit dépose ses étoiles
et poursuis seul à travers la campagne

Le fait est que j'ai tant vécu
que je veux vivre encore autant
je ne me suis jamais senti si vibrant
je n'ai jamais eu tant de baisers

A présent comme toujours il est tôt

La lumière vole avec ses abeilles
laissez-moi seul avec le jour

Je demande la permission de naître.
 
Pablo Neruda, Vaguedivague, Gallimard




 


mardi 9 février 2021

Santiago Gamboa : retourner dans l’obscure vallée

 

Comme il y a un littérature de la dictature dans les pays latino-américains, il y a aussi, en corollaire, une littérature de l’exil et du retour. Le retour est, en effet, le thème du livre Retourner dans l’obscure vallée de Santiago Gamboa, colombien, exilé en Europe. L’auteur emprunte ce titre à William Blake cité en exergue : « L’homme devrait travailler et s’attrister, apprendre, oublier et retourner dans l’obscure vallée d’où il est venu pour reprendre sa tâche. »

Et dans ce livre aux voix multiples, Santagio Gamboa place Rimbaud, le poète de l’exil, comme personnage à part entière, devenu le sujet d’une biographie écrite par le narrateur. Ce dernier est toujours désigné par son titre, Consul, fonction qu’il a occupée en Inde dans le passé. C’est autour de lui que tournent tous les autres personnages qui se confient à lui. Consul est dépositaire de leurs secrets car c’est lui le romancier qui écrit leur histoire.

Le Consul est exilé en Italie, à Rome, mais une amie, Manuela, qu’il a perdu de vue depuis des années, lui demande de venir le rejoindre à Madrid où elle vit. C’est à Madrid aussi que se trouve Juana, elle aussi colombienne. Elle étudie la langue et la philologie espagnoles à l'université, occasion pour elle de  fuir son pays, son enfance violente, la trahison d’une amie.  Il y a aussi Tertuliano, un néo-nazi populiste, violent, illuminé athée, créateur d’un culte à la Terre, un de ces fous qu’il vaut mieux avoir comme ami plutôt que comme ennemi ! Enfin, le prêtre Palacios qui, pendant la guerre civile lutte contre les forces révolutionnaires et veut rétablir l’ordre et défendre la propriété et l’église. Il fait torturer et tuer de nombreuses personnes soupçonnées de complicité, en trahissant le secret de la confession. Lui ne repartira pas. Il est emprisonné et doit répondre de ses crimes.

Vues de Bogota (wikipédia)
 
Ces exilés vont enfin rentrer au pays à la fin de la guerre pour poursuivre un affreux tortionnaire, paramilitaire cruel, trafiquant de drogues, afin de venger Juana, victime, dans son enfance, de cet homme  dangereux.
C’est le retour au pays. Le Consul retrouve sa ville natale, Bogota. Tout exilé porte en lui l’espoir du retour mais il est rarement synonyme de bonheur et d’apaisement. Retour impossible, source de désillusion. Nul ne peut retrouver son enfance et le passé est bien mort. Après nous avoir présenté, la Colombie des années de guerre, les exactions perpétrées sur les populations, les atrocités commises par une classe de riches propriétaires qui s’appuie sur des paramilitaires, tueurs exercés et sans états d’âme, et la toute puissance des cartels de la drogue, Santiago Gamboa dresse un tableau assez noir de la société colombienne actuelle. Bogota est à nouveau en paix, l’économie prospère mais elle n’est pourvoyeuse de richesses que pour les uns, exacerbant encore les inégalités sociales, laissant les autres dans la misère. Après la guerre civile, les colombiens sont condamnés à vivre ensemble aussi naît une société « du pardon » dont l’hypocrisie accable le consul et ses amis. Eux qui sont là pour accomplir une vengeance.
Ce livre, j’ai failli l'abandonner, effrayée par la violence et la crudité de certaines scènes, les viols, les tortures, l'horreur des assassinats, les massacres de masse, les attentats terroristes. Le roman est paru en 2017 et  dans l’Europe actuelle, la situation n’est pas plus rose qu’en Colombie ! A Madrid l’ambassade d’Irlande est occupée par des membres terroriste de Boko Haram qui tue les otages l’un après l’autre dans l’indifférence générale des gens attablés à la terrasse des cafés. L’extrême droite néo-nazie renaît de ses cendres, les haines raciales s’attisent. Les crises économiques se succèdent. Les migrants meurent noyés en Méditerranée. 
Bref! On en a envie de s’enfuir à cette lecture ! Mais il y a une sorte de lâcheté à ne pas regarder en face ce qu’est notre monde, si bien que j’ai continué à lire. Et puis, on a envie de savoir ce que deviennent les personnages dont on partage les tourments. Enfin, il y a une telle force dans ce roman que j’ai fini par ne plus le lâcher, subjuguée par ce récit puissant, tenue en haleine par le suspense de cette intrigue hallucinante.
Pourtant le roman se termine sur une note d’espoir pour ceux qui n’ont plus de pays parce que « le seul endroit où l’on puisse toujours revenir, c’est la littérature ». Et là Rimbaud tient encore une place prépondérante !
 
 


 
 Santiago Gamboa


Santiago Gamboa est né le 30 décembre 1965 à Bogota. Il est une des voix les plus puissantes et originales de la littérature colombienne. Né en 1965, il étudie la littérature à l’université de Bogotá, la philologie hispanique à Madrid, et la littérature cubaine à La Sorbonne. Journaliste au service de langue espagnole de rfi, correspondant à Paris du quotidien colombien El Tiempo, il fait aussi de nombreux reportages à travers le monde pour des grands journaux latino-américains. Sur les conseils de García Márquez qui l’incite à écrire davantage, il devient diplomate au sein de la délégation colombienne à l’unesco, puis consul à New Delhi. Il vit ensuite un temps à Rome. Après presque trente ans d’exil, en 2014, il revient en Colombie, à Cali, prend part au processus de paix entre les farc et le gouvernement, et devient un redoutable chroniqueur pour El Espectador.
Sa carrière internationale commence avec un polar implacable, Perdre est une question de méthode (1997), traduit dans de nombreux pays, mais sa vraie patrie reste le roman (Esteban le héros, Les Captifs du Lys blanc). Le Syndrome d’Ulysse (2007), qui raconte les tribulations d’un jeune Colombien à Paris, au milieu d’une foule d’exilés de toutes origines, connaît un grand succès critique et lui gagne un public nombreux de jeunes adultes.
Suivront, entre autres, Nécropolis 1209 (2010), Décaméron des temps modernes, violent, fiévreux, qui remporte le prix La Otra Orilla, et Prières nocturnes (2014), situé à Bangkok. Ses livres sont traduits dans 17 langues et connaissent un succès croissant, notamment en Italie, en Allemagne, aux États-Unis.
Il a également publié plusieurs livres de voyage, un incroyable récit avec le chef de la Police nationale colombienne, responsable de l’arrestation des 7 chefs du cartel de Cali (Jaque mate), et, dernièrement, un essai politico-littéraire sur La Guerre et la Paix où il passe le processus de paix colombien au crible de la littérature mondiale.  source ici Editions Métailié

Du côté de l'art :

Bien sûr, Ferdinando Botero reste le peintre colombien le plus connu en Europe.


 

Mais comme c'est justement un peintre moins connu que je veux présenter ici, j'ai choisi de vous parler d'une femme, Débora Arango, peintre engagée, qui a été mise au ban de la société et dont l'oeuvre a fait scandale et a subi la censure la plus rigoureuse.

Débora Arango

 
Débora Arango Pérez née le en 1907 à Medellin et morte en 2005 à Envigado est une artiste et aquarelliste colombienne.
 
 
Debora Arango va affirmer la volonté de la femme à ne pas être traitée comme la propriété de l'homme et revendique la liberté  physique, morale et intellectuelle de la femme
«Les hommes de ma génération n'éprouvaient de satisfaction que si la femme était docile et obéissante; peu leur importait ce qu'elle pensait, et encore moins ce qu'elle ressentait. [...] La plupart des hommes sont durs et distants. Quand j'étais jeune, se marier à l'un d'eux était comme épouser un épouvantable orage.».
Elle est la première femme en Colombie à représenter dans ses peintures le corps dénudée de la femmes  soulevant l'indignation des partis conservateurs et de l'église. Elle fut déclarée "folle" par les autorités écclesiastiques et son frère obtint qu'elle soit envoyée à l'asile, ce qui lui évita la prison. Mais elle en fut chassée après avoir représenté dans une peinture d'une rare violence une femme prisonnière de l'institution médicale.

Debora Arango :Esquizofrenia en el manicomio, 19 40


Debora Arango : Les droits de la femme
 
L'église étant l'un des pouvoirs le plus conservateur en ce qui concerne la liberté,  le clergé est une des cibles principale des thèmes de Debora Arango.

 Debora Arango : La procession
 
Dans le tableau ci-dessus, un jeune femme croyante s'agenouille au pied du prélat sous le regard concuspiscent des jeunes prêtres. Le tableau fit scandale, l'église en demanda l'interdiction.
"Les attaques à son encontre furent très violentes. Débora Arango  fut une des premières femmes à conduire une voiture à Medellin, qui portait le pantalon, qui faisait du cheval à califourchon, et on lui jetajetait des sceaux d’eau bouillante pour ces dernières raisons. Nombreuses de ses œuvres furent censurées et elle dut parfois se retirer chez elle et y laisser quelques œuvres, pour sa propre sécurité. Débora ne réussit pas à faire accrocher deux de ses tableaux lors d’un salon auquel elle fut conviée par un ministre de l’éducation, un nu féminin appelé « Montagnes » et une représentation des travailleurs des abattoirs de la région de Medellin. Son tableau La procesión (La procession) représentait une femme incitant la sexualité des jeunes curés et qui subit la réprobation des dames de la société. On évitait ou refusait souvent d’exposer ses tableaux, pour « éviter des scandales ». En 1957, dans sa ville natale de Medellin, les événements politiques nationaux l’obligèrent même à décrocher elle même ses travaux devant toute une assemblée. Enfin, elle fut exclue des expositions internationales organisées par le gouvernement colombien dans les années 1990 pour promouvoir les artistes colombiens. Le prétexte était qu’elle nuirait à « la bonne image » du pays. Débora Arango est aussi la première artiste qui représenta, dans l’art colombien, les grands bouleversements historiques. Elle fit par exemples des tableaux représentant les foules manifestant." (source ICI)


Debora Arango : La République

Debora Arango  : La République (détail)


Dans ce tableau, Débora Arango s’attaqua  au dictateur Laureano Gomez,  représentant le plus intransigeant du  catholicisme, responsable du plus grand génocide de l’histoire colombienne moderne.
Quand enfin il abandonne le pouvoir, malade, Débora le peint en crapaud à la cravate tricolore. Sa civière est transportée par des vautours ; son cortège est mené par la camarde ; des hommes, curés, fanatiques, l’armée, les canons lui font des honneurs. Des petits crapauds-clones du malade sont chassés par le Général qui le succédera à la tête du pays dévasté.

Pour les curieux

 *Ce qu'il est bon de se rappeler pour la lecture de ce livre (résumé)

Les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple ( : Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo), généralement appelées FARC, étaient la principale guérilla communiste impliquée dans le conflit armé colombien.
Les origines :
 
Au cours des années 1930 et 1940 e la concentration de la terre entre les mains de quelques grands propriétaires favorise le développement d'un puissant mouvement paysan visant à l'obtention d'une réforme agraire. Ce mouvement débouche sur la dislocation de plusieurs grandes haciendas et sur la création de zones d'autodéfenses paysannes, souvent de sensibilité communiste, pour défendre les terres prises aux haciendas dans des zones reculées du pays. Entre 1945 et 1948, plus de 15 000 paysans sont assassinés par des groupes armés soutenus par les propriétaires terriens. Le 9 Avril 1948, le principal meneur de la gauche colombienne Jorge Eliecer Gaitan, figure très populaire auprès de la population pauvre et probable futur président du pays, est assassiné. Son homicide marque une profonde blessure dans la société colombienne, et provoque plusieurs jours d'émeutes à Bogota. La période qui suit,  jusqu'en 1960, années dites de La Violenca, reste la plus violente de l'histoire de la Colombie. Elle fera entre 100 000 et 300 000 victimes.  Les FARC sont habituellement considérés comme le produit de ces luttes et de leurs violentes répressions

Les représentants des FARC signent le 26 septembre 2016 un accord de paix avec le gouvernement. À la suite de cet accord, les FARC fondent le un parti politique légal.

 Les paramilitaires

Autodéfenses unies de Colombie (AUC, Autodefensas Unidas de Colombia) sont le principal groupe paramilitaire colombien, fondé le 18 Avril 1987 à partir d'une unification des groupes paramilitaires pré-existants fondés à l'initiative de l’armée, de propriétaires terriens ou des cartels de drogue.

Les paramilitaires constituaient une force auxiliaire de l’armée colombienne "utilisée pour semer la terreur et détourner les soupçons concernant la responsabilité des forces armées dans les violations des droits humains." Pour les Nations-unies, les guérillas colombiennes seraient responsables de 12 % des assassinats de civils perpétrés dans le cadre du conflit armé, les paramilitaires de 80 % et les forces gouvernementales des 8 % restant. (Merci wikipédia)

dimanche 7 février 2021

Alejo Carpentier : Le siècle des Lumières

 

Le siècle des Lumières de Alejo Carpentier, écrivain cubain, c’est, la Révolution française et ses répercussions dans les Caraïbes, à Cuba où débute l’action puis à la Guadeloupe, via Paris et Bordeaux, pour arriver en Guyane.
Trois jeunes cubains, personnages fictifs et attachants du roman, Esteban, sa cousine Sofia et son cousin Carlos, vont être les témoins de cette époque tourmentée. Pour Esteban, en particulier, cette période va représenter une initiation cruelle, qui lui fera perdre naïveté, confiance et espérance.


Victor Hugues

Esteban quitte la Havane pour suivre son ami Victor Hugues, personnage historique, ancien négociant, fervent admirateur de Robespierre. Victor devient accusateur public à la Rochelle avant de partir pour la Guadeloupe afin d’y abolir l’esclavage. Moments de réjouissance et de bonheur vite suivis, dans la foulée, par l’utilisation de la guillotine que l’accusateur public a transportée avec lui. Victor Hugues reprend l’île aux britanniques et organise la guerre de course (corsaires) qui va créer une classe de nouveaux riches. A la fin de la Révolution, loin de tomber en disgrâce, Victor Hugues devient gouverneur en Guyane et applique, sans état d’âme, le nouveau décret qui rétablit l’esclavage, opérant ainsi un grand retour en arrière et abolissant tout espoir d’un monde meilleur.  

Tout le pessimisme de Carpentier-Esteban s’exprime ici. C’est comme si la révolution n’avait pas existé, que les  gens étaient morts pour rien, comme si les idées positives de cette période avaient été ensevelis sous les actes de la Terreur, la corruption des esprits, l’ambition et l’avidité humaines, le reniement de soi-même.
Ce vaste panorama de la révolution, magnifique élan des peuples opprimés, qui débute par l’espoir de la liberté et de l’égalité, vire donc peu à peu au cauchemar aux yeux d’Esteban qui perd toutes ses illusions. Pourtant quand il parvient à fuir en Guyane néerlandaise avant de regagner Cuba, et qu’il voit, comme nous l’a montré Voltaire, que l’on coupe les pieds ou les mains des esclaves marron, il comprend l’urgence de la révolution.

En fait, Esteban, disciple de Victor Hugues, fait souvent penser à Candide, disciple de Pangloss, mais s’il subit les mêmes désillusions, il n’aura pas, comme le héros de Voltaire, le temps de cultiver son jardin.
En revenant à La Havane, il ne pourra pas transmettre son expérience désenchantée à Sofia et Carlos, ceux-ci ayant toujours foi dans la révolution des Lumières. La jeune fille devra faire elle-même son expérience.

Jean Nicholas Billaut Varenne

Alejo Carpentier peint avec habileté les changements qui s’opèrent dans l’âme humaine. Victor Hugues quand il fait connaissance des  adolescents, Esteban, Sofia et Carlos, à la Havane, est un jeune homme sympathique, un peu tapageur et suffisant, mais amusant et amical. L’amitié des trois enfants, livrés à eux-mêmes après la mort de leur père, et du jeune homme étranger, français de Marseille, dans le fouillis de cette maison-capharnaüm est un instant de grâce. Un peu comme le jardin de l’Eden avant la chute. C’est un moment de bonheur aussi pour le lecteur. Mais peu à peu Victor Hugues se transforme. Lorsque Esteban le retrouve à La Rochelle où il fait tomber les têtes à un  rythme soutenu, l’homme qu’il est devenu n’a plus rien d’humain. Et il finira par oublier ses idées. Il y aussi des moments très forts quand, en Guyane, nous rencontrons tous les révolutionnaires, sauvés de l’échafaud mais envoyés au bagne. C’est une sorte d’enfer dantesque qui est décrit, avec les différents cercles, tous prêts à renier leurs idées, sauf un, au centre, Billaut-Varenne, membre du comité de salut public, partisan de la terreur, qui a fait tomber la tête de Robespierre ! Des portraits qui marquent !

Un style baroque

Henri Rousseau dit le douanier
 

 Alors certaines créatures végétales d'en bas prenaient des silhouettes nouvelles : les papayers avec leurs mamelles suspendues autour du cou, semblaient s'animer, s'acheminer vers les lointains fumeux de la Soufrière : le fromager "père de tous les arbres" comme disaient certains nègres, prenaient davantage la forme d'un obélisque, d'une colonne rostrale, d'un monument, et sa taille croissait contre les feux du crépuscule. Un manguier mort se transformait en un faisceau de serpents immobilisés dans leur élan pour mordre, ou bien encore, vivant et débordant de sève qui suintait à travers l'écorce et les peaux jaspées de ses fruits, il fleurissait soudain et s'enflammait de jaune. Esteban suivait la vie de ces créatures avec l'intérêt que pouvait lui inspirer le développement d'une existence zoologique.

Si le récit est riche en aventures et en histoire des idées, le style ne l’est pas moins ! Je comprends que l’on parle de style baroque à propos d’Alejo Carpentier, tant le foisonnement de ses descriptions, la profusion des couleurs, des sons, des odeurs, des détails de toutes sortes, l’abondance et la richesse du vocabulaire sont des ornements éblouissants.

 Ce n’est pas sans raison qu’il montre son héros Esteban « jouir de l’euphorie des mots ». 

 « Esteban était rempli d’étonnement quand il remarquait que le langage, en ces îles, avait dû utiliser l’agglutination, l’amalgame verbal et la métaphore, pour traduire l’ambiguïté formelle des choses qui participaient à plusieurs essences. De la même façon que certains arbres étaient appelés, « acacias-bracelets », « ananas-porcelaine », « bois-côte, « balai-dix heures », « cousin-trèfle », « pignon-gargoulette », « tisane-nuée », « bâton-iguane », de nombreuses créatures marines recevaient des noms qui, pour fixer une image, établissaient des confusions de mots, engendrant une zoologie fantaisiste de poissons-chiens, de poissons-boeufs, de poissons-tigres, de poissons ronfleurs, souffleurs, volants, à queue rouge, rayés, tatoués, fauves…. »

Et son érudition couvre tous les domaines, qu’il parle de fonds sous-marins, d’histoire, de philosophie, de musique, d’ethnologie, de géographie, de végétation tropicale,  c’est toujours incroyablement riche, précis, minutieux et pourtant poétique et visionnaire.

Certains matins à l’aube, la mer était si calme et silencieuse que les craquements isochrones des cordes aux tonalités plus aiguës ou plus graves selon qu’elles étaient plus courtes ou plus longues se combinaient de telle sorte que de la poupe à la proue c’étaient des anacrouses et des temps forts, des appoggiatures et des notes piquées, avec le rauque point d’orgue issu d’une harpe formée par des câbleaux tendus, soudain pincés par un alizé.

Un auteur, donc, que je découvre avec admiration et que je veux suivre avec d’autres lectures ! Et oui, encore un !

Alejo Carpentier, écrivain cubain

 
 Alejo Carpentier y Valmont, né 1904 à Lausanne et mort en 1980 dans à Paris, est un écrivain cubain, romancier, essayiste, critique musical, compositeur, qui a profondément influencé la littérature latino-américaine. Il a vécu entre la France, patrie de son père, et Cuba. A Paris, il a rencontré les grands noms du surréalisme, Paul Eluard, Louis Aragon, André Breton et Jacques Prévert. A Cuba il est un fidèle partisan de Castro et il épouse son lutte contre la misère et l'exploitation du peuple cubain. Il est ébloui par le métissage de La Havane et l'indigénisme. Il fera de cet émerveillement l'essence de son oeuvre, qu'il qualifie de "real maravillosa", un réalisme perfectionné par l'émotion et l'enchantement du monde. Le réalisme merveilleux est une notion de critique littéraire ou de critique d’art qui se réfère à des productions artistiques dans lesquelles la représentation du réel est fortement teintée par le merveilleux.
Quelques titres  :  "Le partage des eaux", "Concert baroque", "Le royaume de ce monde"

Art : peinture cubaine

 
Les oeuvres picturales qui évoquent le plus pour moi le "real maravillosa" d'Alejo Carpentier, sont celles du peintre français, le Douanier Rousseau.






Mais l'art du peintre primitif cubain et Ruperto Jay Matamoros m'a paru aussi correspondre aux descriptions enchantées d'Alejo Carpentier.
Non que l'art d'Alejo Carpentier soit naïf mais les paysages colorées qui dévoilent la subjectivité de celui qui les regarde,  appartiennent toujours, au-delà du réel, au domaine du rêve et de la magie.

Ruperto Jay Matamoros ( 1912- 2008)

Le fermier de Ruperto Jay Matamoros
 

Ruperto Jay Matamoros est né en 1912 à Santiago de Cuba. Il est  le plus ancien et le plus grand peintre populaire ou «primitif» de Cuba. Il entre en 1937, à l'atelier de peinture et de sculpture  créé par  le peintre cubain Eduardo Abela.
 
Edouardo Abela

En 1946,  Matamoros crée son propre atelier de décoration et de peinture. En 1963, après la révolution, il rejoint l'UNEAC, l'Union des écrivains et artistes cubains, et commence à travailler sur des commandes de peinture au ministère de la Justice. Depuis les années 1960, Matamoros a exposé dans le monde entier, en Bulgarie, en France, en Hongrie, en Italie, au Mexique, en Suède et en Union soviétique. Il a exposé dans la première Biennale de La Havane, en 1984, ainsi que dans les deuxième et troisième biennales. En 1994, il a reçu l'Ordre Felix Varela, par le Conseil d'État de la République de Cuba.

En 2000, à l'âge de 88 ans, Jay Matamoros a reçu la médaille du 270e anniversaire de l'Université de La Havane et a été honoré du prix national des arts visuels. L'occasion a été présentée par une exposition rétrospective personnelle au Museo Nacional de Bellas Artes, à La Havane.

Jay Matamoros est décédé à l'âge de 95 ans à La Havane en 2008.  (source ici )

 

 La peinture de Ruperto Jay matamoros