Kong de Michel Le Bris raconte les Odyssées de Merian Cooper et Ernest B. Shoedsack, - il me faut bien employer le pluriel car une odyssée ne suffit pas pour de tels phénomènes -, personnages hors norme et complètement « félés », selon le terme qui revient souvent à leur propos. Ces deux hommes, vous les connaissez tous les deux puisqu’ils sont les auteurs de King Kong … mais aussi de bien d’autres films, en particulier pour Shoedsack de l'inquiétant et brillant Les chasses du comte Zaroff et encore d’autres que je ne connais pas : Chang (l’éléphant) et Grass, mais que j’espère pouvoir découvrir!
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King Kong avec Fay Wray
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Et il faut bien 1125 pages à l’auteur pour raconter non seulement les aventures des deux amis et de tous ceux qu’ils entraînent avec eux et ils sont nombreux, mais aussi celle du cinéma, de la naissance d’Hollywood, du passage du muet au parlant et du développement des techniques de l’image. On rencontre toutes sortes de personnages célèbres dans ce roman, des producteurs comme Lasky, ou le grand (et ravagé) Selznick, des réalisateurs, King Vidor, Cecil B de Mille, Georges Cukor, Michael Curtis, John Ford, des acteurs et actrices du muet et du parlant et tant d’autres. C’est absolument génial d’être plongé au coeur d’Hollywood, dans les luttes sordides entre les grands studios cinématographies au moment ou le cinéma devient un enjeu financier, une industrie, et doit se battre pour rester un art.
Mais Michel Le Bris ne s’arrête pas là. Finalement 1125 pages ne sont pas de trop pour nous donner aussi la vision, après la guerre de 1914/18 et jusqu’à la fin des années 30, de notre planète déboussolée, traumatisée par la grande boucherie des combats, démantelée par des traités douteux qui déplacent les frontières arbitrairement et dépècent les pays, un Monde en proie aux nationalismes exacerbés et sanglants, ravagé par des révolutions, des génocides, des crises économiques sans précédent, période qui voit Hitler se tailler la part du lion. Un entre-deux guerres qui dessine en même temps l’avènement d’un monde moderne grâce à des progrès techniques fabuleux : l’aviation se rend maître des océans, survole les montagnes, développe l’aéropostale et les voyages intercontinentaux. Cooper y participe aussi avec ses amis aviateurs dont Charles Lindbergh.
A noter aussi et relativement le changement du statut féminin avec la présence de femmes qui, pas plus que les hommes, n’ont froid aux yeux : la journaliste Marguerite Harrison qui participe à l'épopée de Grass et Ruth Rose, l’épouse de Shoedsack, qui les accompagne et devient une scénariste hors pair.
Donc, à personnages démesurés, un roman qui l’est tout autant !
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Ernest Shoedsack et Merian Cooper
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C’est à Vienne que les deux hommes se rencontrent en Février 1919 et scellent une amitié inébranlable ! Tous deux ont connu l’horreur de la guerre, Cooper s’est illustré dans l’aviation, bombardant les lignes ennemies au péril de sa vie, Shoedsack, (dit « Shorty » à cause de son double-mètre) a filmé les tranchées et se trouve en mission pour la Croix Rouge. Il a été formé à la caméra par Mack Sennet, ce qui nous vaut de savoureuses et incroyables histoires de tournage dans un Hollywood qui n’était alors qu’un pâté de maisons. Encore un Fou, ce Sennet, décidément !
Les deux amis, très différents à priori, l’un, Cooper, sudiste, de « bonne » famille, avec ses codes d’honneur un peu dépassés, son éducation désuète, l’autre Shorty, homme de l’Ouest, né dans une ferme, peu sociable, encore moins mondain, se découvrent une même envie de raconter des histoires, une même passion pour recueillir des images. Ils veulent inventer un autre langage cinématographique, ce qu’ils appelleront « le roman du réel ». Ils sont tout deux épris d’absolu, de perfection et partagent le même goût du risque, des difficultés.
Cooper et Shoedsack sont tous deux marqués par le cataclysme qui a ravagé le monde et a changé sa face. Ils ont compris que l’on ne revient jamais de la guerre et que rien, jamais, ne sera plus comme avant. Au-delà de l’humour et du frisson de l’aventure, le roman est donc aussi une réflexion sur l’Homme, son inaltérable besoin de faire le mal, sa face sombre.
Mais peut-être la guerre s'était-elle insinuée en eux telle une drogue, et ils vivaient depuis une illusion- juste en état de manque. Pas des héros, non : des infirmes.
Après avoir participé à la rage meurtrière des hommes, ils ont besoin de quitter les peuples dits « civilisés ». Ce qu’ils recherchent, ce sont ceux qui sont encore proches de la Nature et qui, d’ailleurs, au point de vue de la violence ne sont pas en reste mais où, comme le dit Cooper, on a l’impression « de respirer plus large » !
C’est ainsi que nous voyageons en Abyssinie à la rencontre d’un royaume toujours soumis à l’antique loi du roi Salomon, images extraordinaires qui disparaîtront dans les aléas du voyage; en Turquie, en Anatolie, marqué par le génocide arménien, jusqu'en en Iran où ils rencontrent la tribu des Bakhtiari, « tellement sauvages qu’on les appelle les ours » et qui pratique la transhumance sur le Zard Kuh, un des pics les plus élevés du pays. Images extraordinaires d’hommes traversant le fleuve en crue, gravissant les pentes gelées, pieds nus dans la neige, pour gagner les alpages, images qui donneront naissance à Grass a Nation's Battle For Life .
Puis vient la recherche des tigres mangeurs d’hommes et des éléphants dans la jungle de Siam que l’on découvrira dans Chang a Drama of the Wilderness. Ensuite au Tanganyka et au Soudan, ils tournent Les quatre plumes blanches, adaptation d’un roman d’Alfred Woodley Mason .
Et toute cette folie aboutira à une autre plus grande encore, réaliser King Kong, une colossale aventure qui mobilise des moyens techniques et financiers immenses, des effets spéciaux jamais employés et une pléïade d’artistes tous plus géniaux les uns que les autres !
Au début, j’ai eu un peu de mal à entrer dans le roman, il faut dire que l’ordre chronologique n’existe pas et les personnages sont si nombreux … Bref ! il faut un peu démêler tout ça et puis… Ça y est ! l’on est dans l’histoire et l’on n’en revient pas, entre rires et tragédies, aventures qui coupent le souffle et mésaventures hilarantes, amitié et amour, endurance, courage et témérité. Le roman a une envergure, une richesse de détails qui passionnent. Il présente un point de vue terrifiant sur cette première moitié du XX siècle, de ce monde en changement qui nous amènera au déchaînement de la guerre de 1940 et en même temps il propose une réflexion sur l’art, en particulier cinématographique très intéressante. Certaines descriptions tragiques (incendie de Smyrne perpétré par les Turcs qui a fait des milliers de victimes) offrent une vision véritablement apocalyptique qui ébranle et horrifie.
Le style de l’écrivain prend des dimensions épiques lorsqu’il nous conte ces aventures extraordinaires au coeur de contrées sauvages et inhospitalières, au milieu ces peuples qui ont un rapport physique avec la nature et sont en perpétuelle lutte pour assurer leur survie. Le récit est vivant, animé, et les deux américains vont nouer avec ces personnes si éloignés d’eux des liens véritables basés sur une admiration réciproque comme avec les Bakhatiari ou sur une véritable amitié dans la jungle avec Kru et ses enfants.
Un roman passionnant donc. Il est érudit, foisonnant, riche (j’ai beaucoup appris de ce que j’ai lu ). Il est aussi grave et plein d'humour à la mesure des deux héros.
Un vrai délice. Ou plutôt un vrai « gros » délice !
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Shoedsack et Cooper et leur tigre
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Et pour finir je choisis un extrait qui vous fera comprendre ce qu’était la "folie" de Cooper et Shoedsack : les deux aventuriers sont dans un état pitoyable, malades, amaigris, blessés (malaria, dysenterie, insolation, bestioles gloutonnes) lorsque Shoedsack juché sur une plate-forme, avec Cooper, entreprend de filmer un tigre en furie :
Aucun tigre n’avait jamais sauté à 11 pieds de haut assuraient les villageois. Du coup Shoedsack avait demandé qu’on ne monte pas la plate-forme à plus de 13 pieds.
Onze pieds… l’animal à l’évidence n’était pas au courant. Dans un arrachement furieux, il effleura la plateforme, retomba, revint à la charge. Ne tire pas ! hurla Shoedsack en transe. Cooper vit les griffes du fauve se planter entre ses pieds, sa gueule se refermer sur la caméra, - il allait presser la gâchette quand retentit un coup de feu : Shoedsack venait de tirer, en pleine gueule. Le tigre roula au pied de l’arbre, inerte.
Cooper glissa à terre, suivi par Shoedsack, les jambes encore flageolantes.
- J’ai bien cru que j’y passais. Mais bon dieu, ça valait le coup.
C'est Ingammic qui m'a donné envie de lire ce roman et je l'en remercie ! Allez la lire ICI
Challenge de pavé de l'été de Brize : Kong de Michel Le Bris 1125 pages Editions Points
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