Mémoires d’un chasseur (1852): Oui, Tourgueniev est chasseur et il aime la chasse avec passion. C’est avec humour, qu’il raconte ses mésaventures au cours de ces parties de chasse, en compagnie de son chien et du fidèle Iermolia, la nourriture sommaire dont il doit se contenter, les longues attentes sous la pluie glaciale, la voiture embourbée dans des ornières profondes, l’essieu cassé, la recherche d’un abri pour se mettre au chaud, les nuits passées dans des auberges sordides ou des isbas délabrées, ou à l’inverse l’accablement ressenti lors des lourdes après-midi du mois d’août à la chaleur torride.
Sans doute, surtout quand il pleut, il n’est pas très agréable d’errer par les chemins, d’aller au hasard et d’arrêter chaque moujik qui passe pour lui demander le chemin de Mordovka, puis, à Mordovka, de s’enquérir auprès d’une stupide baba (les hommes sont aux champs) quelle est la plus prochaine auberge, et enfin, après avoir parcouru dix verstes encore, d’arriver, non pas dans une auberge, mais dans quelque très pauvre village nommé Khoudoboubnovo, au grand étonnement d’un troupeau de porcs pataugeant dans l’ornière et plongés jusqu’aux oreilles dans une boue noirâtre. Il n’est pas amusant non plus d’être cahoté sur des ponts branlants, de descendre dans des ravins, et de passer à gué des ruisseaux marécageux. (Lébédiane)
Mais, comme il le reconnaît, il y a des multiples plaisirs dans la chasse qui contrebalancent aisément les désagréments. Car Tourgueniev a une relation privilégiée avec la nature et il a une plume pareille à nul autre pour nous la décrire et transmettre ses sensations et ses émotions. C’est avec un lyrisme simple, sincère, naturel, qu’il raconte le bonheur des petits matins à l’aube, au moment où s’éveille la nature, ou au contraire le soir quand les oiseaux se couchent et que le chasseur à l’affût, le coeur battant, attend la bécasse qui va sortir d’un bois de bouleaux, la beauté des nuits étoilées couchées dans la paille et le foin.
La communion avec la nature
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Ivan Torugueniev par Nicolaï Dmitriev -Orenbourski
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Tous les courts récits qui composent Mémoires d’un chasseur sont imprégnés de cette communion avec la nature. Ainsi le récit Le pré Béjine, mon préféré, est un de ceux qui transmet au lecteur un pur moment de bonheur et de beauté. Tourgueniev explique qu’il se perd dans les bois si bien qu’il ne sait plus où il est. Après avoir longuement marché, il se retrouve de nuit dans un endroit qu’il reconnaît, le pré Bejine. Il y rencontre des enfants de moujiks qui gardent les chevaux mis à paître pendant la nuit. Le chasseur s’allonge sur l’herbe et écoute la conversation des jeunes garçons qui parlent des vieilles légendes, des créatures inquiétantes de la terre russe comme la Roussalka, le Vodianoï, le Tichka… Leurs récits créent une atmosphère particulière en cette nuit de juillet pleine de pureté et d’étrangeté :
Tous les gamins rirent, puis restèrent un moment tout à fait silencieux, comme il arrive toujours entre gens qui causent en plein air. Je regardai de tous côtés, la nuit régnait solennelle ; à la fraîcheur humide du soir avait succédé la tiédeur sèche de la nuit, et longtemps encore elle devait rester étendue comme un doux voile sur les champs endormis, longtemps encore jusqu’aux premiers rayons de l’aurore. La lune n’était pas encore levée, les innombrables étoiles d’or semblaient flotter moelleusement en rivalisant de scintillements dans la direction de la voie lactée. Et en les regardant fixement, il semble qu’on ait un vague sentiment de l’incessante et rapide marche de la terre. Tout à coup, un cri bizarre, aigu, maladif, retentit deux fois au-dessus de la rivière, puis, quelques instants après, se répéta, mais plus loin. Kostia tressaillit.
– Qu’est-ce ?
– C’est le cri du héron, répondit tranquillement Pavel.
Les portraits
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Portrait d'un paysan russe en 1878, par Viktor Vasnetsov |
Mais les parties de chasse sont aussi l’occasion de rencontre avec des gens de toutes les classes de la société. Lorsqu’il est trop éloigné de chez lui, Tourguéniev va demander asile chez ses pairs, les barines, gentilhommes comme lui, ou chez les moujiks, partout où l’on peut l’accueillir, où qu’il se trouve.
L’intérêt que Ivan Tourguéniev porte à ses semblables, du bas en haut de l’échelle sociale, fait de Mémoires d’un chasseur une splendide peinture de la société de son temps, toute une galerie de portraits, croqués par le crayon vif de l’écrivain, parfois à la limite de la caricature, mais souvent attestant de la sympathie de Tourguéniev pour les humbles et de compassion pour leur sort. Mais jamais Ivan Tourguéniev ne tombe dans le manichéisme en mettant en opposition les bons et les méchants. Il sait saisir les faiblesses et les défauts de chacun tout autant que les qualités, l’intelligence aiguë d’un paysan madré, l’avarice ou la dureté d’un pomiestchik (propriétaire terrien) ou au contraire sa bonhommie souriante, il sait aussi montrer les gens dans leur cadre de vie, avec leurs coutumes, leurs croyances, leurs préoccupations. De ces portraits, surtout lorsqu’il s’agit des paysans russes, naît un poésie du quotidien que j’aime énormément. C’est pour des pages comme celles-là que j’admire tant Tourguéniev.
Ainsi le moujik enrichi : Khor, surnom donné par les autres paysans et qui signifie en russe: le Putois dans le récit : Khor et Kalinytch.
Je chassai seul ce jour-là. Vers le soir, je me rendis chez Khor. Je rencontrai sur le seuil de l’isba un vieillard chauve, petit de taille, mais large d’épaules et bien bâti, c’était Khor lui-même. Je l’examinai curieusement. Son visage rappelle celui de Socrate : front très haut et bosselé, yeux petits, nez épaté. Il m’introduisit chez lui. Fédia m’apporta du lait et du pain bis, Khor s’assit sur un banc et, tout en caressant doucement sa barbe, entama la conversation avec moi. Il paraissait pénétré de sa propre dignité, parlait et se mouvait avec lenteur ; un rare mouvement de sa lèvre et de sa longue moustache trahissait un sourire. Nous causâmes des semailles, des bonnes années, de la condition du moujik… Il fut de mon avis sur tous les points. À la longue, cela me parut fastidieux. Je sentais que je me déconsidérais aux yeux du moujik par ce partage sans but. Parfois, Khor parlait d’une manière obscure, probablement par prudence… Voici un échantillon de notre conversation.
– Eh bien, Khor, lui dis-je, pourquoi rester serf ? Pourquoi ne pas te racheter ?
– Pourquoi me racheter ? Je connais maintenant mon barine, je sais combien j’ai à lui payer et c’est un bon barine.
– La liberté vaut toujours mieux que tout, repris-je.
Il me regarda un peu de travers.
– Sans doute, fit-il.
– Pourquoi donc ne pas te racheter ?
Khor secoua la tête.
– Et avec quel argent me rachèterais-je, mon petit père ?
– Allons donc, vieux !…
– Voilà Khor affranchi, poursuivit-il à mi-voix, comme s’il n’eût parlé que pour lui-même. Bon ! quiconque se rase le menton se croira le droit de commander à Khor*.
*quiconque se rase le menton : les fonctionnaires. L’administration lève les d’impôts sur les serfs affranchis et les paupérise. (Les moujiks, eux, portent la barbe.)
La dénonciation du servage
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Alexandre II : abolition du servage le 3 mars 1861
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Mémoires d’un chasseur a eu un grande influence sur la libération des serfs et a pesé dans la réforme agraire entreprise par le tsar Alexandre II et l’abolition du servage en 1861. Pourtant, comme le constate Georges Haldas dans la préface de mon édition, il n’y a que onze récits qui parlent du servage sur les vingt-quatre qu’en comporte le livre. Et encore trois ou quatre seulement critiquent ouvertement l’esclavage et en montrent la cruauté. L’écrivain n’essaie pas de dresser une classe contre l’autre. Certes la brutalité du servage peut apparaître autour d’une conversation avec un moujik. Ainsi dans le récit intitulé L’odnovorets* Ovsianikov :
Eh bien, Louka Petrovich, je croyais que vous alliez faire l’éloge de votre bon vieux temps.
– Non pas, je n’ai guère eu à m’en louer. Voilà, par exemple : vous êtes un pomiéstchik, comme votre feu grand-père, eh bien, vous ne feriez pas ce qu’il faisait, vous n’êtes pas le même homme. Sans doute, nous sommes encore opprimés, mais peut-être le faut-il : on tasse la recoupe sous la meule pour avoir le regain. À coup sûr, je ne reverrai pas, Dieu soit béni, ce que j’ai vu quand j’étais jeune.
– Quoi donc, par exemple ?
– J’ai nommé votre grand-père. C’était un petit potentat. Il nous opprimait. Vous connaissez, sans doute…, comment ne connaîtriez-vous pas votre terre ?… vous connaissez la portion de terrain qui s’étend du champ de Tcheplighine à celui de Malinine. Vous y faites vos avoines. Eh bien, il nous appartient, il est à nous. C’est votre grand-père qui nous l’a pris. Il est allé se promener à cheval de ce côté, a dépassé sa limite, étendu la main et dit : « Ce terrain est à moi. » Et il l’a pris. Feu mon père, homme droit, juste, mais violent, ne pouvant supporter cela sans colère – qui voudrait perdre son bien ? – porta plainte. Il n’avait pas été seul dépouillé ; mais les autres, plus timides, s’étaient tenus tranquilles. On annonce à votre grand-père que Piotr Ovsianikov vient de réclamer son champ devant les magistrats. Votre grand-père envoie aussitôt chez nous son veneur Bauch avec sa bande, et mon père fut traîné chez le pomiéstchik. J’étais alors tout petit. Je suivis pieds nus. Eh bien, on conduisit mon père devant le perron, sous vos fenêtres, et on le battit de verges. Votre grand-père était là ; au balcon, votre grand-mère aussi à une fenêtre ; tous deux regardaient : « Maria Vassilievna, intercédez pour moi, je vous en conjure ; vous, du moins, ayez pitié ! » criait mon père. Votre grand-mère se souleva et regarda plus attentivement. Enfin, mon père dut donner sa parole qu’il renonçait à son champ et remercier l’assistance d’être relâché vivant. Et c’est ainsi que la terre vous est restée. Demandez à vos vieux moujiks le nom de ce champ-là, ils vous répondront tous : « Le champ de la bastonnade », car on l’a baptisé du prix qu’il a coûté. Cela vous laisse entendre combien peu les petites gens ont à regretter le passé.
* l’odnovorets est un paysan libre à la différence du moujik qui est un serf.
Mais souvent, et l'écrivain me rappelle en cela Georges Sand qu’il admirait beaucoup, ce que fait Tourguéniev en faveur des paysans est plus subtil, plus profond, puisqu’il contribue à changer la mentalité et la vision des classes sociales supérieures sur les moujiks. Dans ses conversations d’égal à égal avec le paysan, dans la description poétique de son environnement, à travers le portrait plein d'humanité qu'il donne de lui, il lui confère une grandeur (que la classe noble ne pouvait qu’ignorer) qui en fait un véritable héros de la terre russe.
Cette promotion à la dignité humaine des paysans prenait dans le contexte de la société russe de Nicolas 1er une allure sinon révolutionnaire, du moins presque de défi écrit Georges Haldas.
On a reproché aussi à Tourgueniev de ne pas avoir libéré ses serfs mais il savait très bien qu'il ne le pouvait pas; L'abolition du servage ne pouvait avoir lieu sans une réforme agraire qui donnerait des terres aux paysans; sinon ceux-ci seraient condamnés à mourir de faim. Quand Tolstoï en 1856 essaya de libérer ses serfs, ces derniers refusèrent ce qu'ils croyaient être un piège !
Mémoires d'un chasseur est souvent considéré comme le chef d'oeuvre de Ivan Tourgueniev. Si j'aime beaucoup ces récits, je garde toujours une petite préférence pour Père et fils.