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mardi 28 février 2023

Pedro Cesarino : L'Attrapeur d'oiseaux

 

 

Dans le roman L’attrapeur d’oiseaux de Pedro Cesarino, le personnage est comme l’auteur un ethnologue, professeur d’université, qui poursuit une idée fixe. Il s’enfonce une fois encore dans la jungle amazonienne pour parvenir à rapporter la véritable histoire de l’attrapeur d’oiseaux, mythe fondateur des peuples amérindiens, qu’il ne connaît qu’en partie mais que les chamans refusent jusqu’alors de lui livrer en totalité.

Les éléments obscurs qu’il me faut encore résoudre, le lien probable entre  l’attrapeur d’oiseaux et les spéculations sur le surgissement du monde, une articulation fragile et tortueuse indiquant une piste à creuser. Et puis j’ai beaucoup repensé à Antonio Apiboreu et aux anciens de là-haut, les gens qui me manquent vraiment.
Découvrir cette articulation est en quelque sorte une façon de rendre hommage à ces anciens, dont les connaissances m’ont toujours dépassé. C’est la raison pour laquelle mes recherches sur l’attrapeur d’oiseaux sont devenues plus une obsession qu’un devoir… A moins que cette obsession ne soit une méprise, un pas en avant particulièrement hasardeux dont je devrais m’abstenir.

Un pays hors du temps et de la loi

Dès le début, quand l’ethnologue prépare minutieusement son voyage, alors que nous sommes encore dans la ville, nous perdons nos repères dans un pays loin de tout ! Pendant qu’il achète vaccins anti-venimeux, médicaments contre le paludisme, moustiquaires, boîtes de balles, des indiens font griller des larves sur un barbecue, « un mets de choix », une boutique de sorcellerie proposent des perles rouges et noires qui appartiennent à un Exu, esprit du condomblé, religion africo-brésilienne.  On rencontre à nouveau ici des indiens du Putumayo, ceux dont parlait  Vargos Llosa dans le  Le rêve du Celte ICI

« Ils ont sûrement fui les persécutions que les milices infligeaient à leur peuple, les rivières saccagées par le feu et la lame des machettes, les familles déchirées par les viols collectifs et les violences généralisées. » explique l’auteur !

Ainsi, rien n’a changé depuis que Roger Casement a dénoncé le génocide perpétré contre les indiens de Putumayo* au Pérou. Mais c'est vrai aussi pour les Indiens brésiliens ! Ils sont tout aussi en danger comme en témoigne les postes de contrôle du gouvernement fondés pour surveiller les frontières et venir en aide aux indiens. Ils sont chargés de contrôler un zone qui s’étend sur des milliers d’hectares, où la loi n’a plus cours et où les indiens sont victimes de maltraitance, d’assassinats et de viols, de la part d’aventuriers sans scrupules, orpailleurs, narcotrafiquants, patrons d'exploitation minière.

Plus tard, nous faisons connaissance de Sebastiao Baitogogo, le « frère adoptif » du héros, et de sa famille indienne. C’est en pirogue que tous s’enfoncent dans la jungle, s’arrêtant pour chasser le pécari, découvrant, au passage, les modes de vie des peuples parfois hostiles ou amicaux, prisant ensemble le rapé, hébergés dans la maison commune la maloca des villages amis, un voyage long et éprouvant, la remontée d’un fleuve capricieux où les troncs d’arbres, les racines des fromagers, tendent des pièges et rendent la navigation dangereuse. Là, la végétation et la faune réservent des surprises loin de toute civilisation urbaine.

Les nids des caciques cul-jaune accrochés à la cime des grands matamatas dévoilent un autre état. Ces oiseaux tendent d’innombrables bourses dans les branches - des maisons en toile soigneusement tissées à l’aide de leurs longs becs noirs, admirable architecture dont les indiens s’inspirent pour leurs carbets. Les véritables villes sont désormais là, dans ces bourses où les oiseaux s‘entassent, et non dans les villages d’Indiens, qui sont à plusieurs jours de distance les uns des autres.

Mais nous ne sommes pas dans un roman d’aventures et l’ethnologue  n’oublie pas que le but poursuivi est scientifique. Une fois installé dans le village de ses amis et après avoir aménagé au mieux dans son carbet, il poursuit sa quête du récit de l’attrapeur d’oiseaux. C’est Tarotaro le pajé ou chaman qui lui racontera l’histoire :

Tarotaro comment c’est l’histoire de l’attrapeur d’oiseaux ? Vous pouvez me la raconter ? C’est pour le livre.  Vous savez, le livre ?
Non, je ne sais pas. C’est une histoire très malheureuse. C’est pas une histoire pour les humains.


En attendant la forêt est peuplée d’esprits, l’esprit Loutre, l’esprit Opossum, Les esprits des morts, et les mythes sont autant d’explications du Monde et de sa formation.

 Mais peu à peu le village devient hostile, ses amis semblent le fuir, la forêt paraît se refermer sur lui ? Est-ce l’effet de la fièvre liée au paludisme ou… ?


Dérision et auto-dérision


L’Attrapeur d’oiseaux est un roman et il faut se souvenir que le personnage est fictif mais qu’il a certainement beaucoup à voir avec son auteur !

Dans ce cas, Pedro Cesarino pratique l’auto-dérision et l’on ne peut que compatir aux déboires que connaît ce pauvre anthropologue ! Ou rire comme le font les autres membres de la tribu. Rien de glorieux et de reluisant dans ce qu’il lui arrive !

Vous qui rêvez d’aventures, sachez qu’il pourra vous arriver d’avoir des diarrhées et de devenir à ce propos le sujet des railleries de votre « famille indienne » qui vous a pourtant adoptée mais qui n’en rate pas une pour se moquer de vous. Sachez aussi que la fille de votre « frère adoptif », Ina, s’acharnera à percer vos points noirs et vos boutons sur le nez ou dans le dos. Elle n’est pas la seule, tous les enfants du village se donnent le mot ! A ce qu’il semble, c’est une occupation absolument passionnante d’autant plus qu’apparemment il n’y a qu’une peau de blanc pour offrir un tel divertissement !  

Comme on le voit, notre anthropologue est l'anti-héros par excellence, l'anti-Indiana Jones !  De plus, si la femme de votre « frère » vous fait des avances et vient vous rejoindre dans votre hamac (alors que vous ne rêvez que de « ça » ) et bien il vous faudra la repousser vertueusement pour ne pas vous attirer des ennuis, quitte à vous traiter vous-même d’imbécile d’avoir manqué une telle occasion ! Et peut-être même d’être considéré comme anormal par les autochtones ?
C’est ce que demande Baitogogo :  pourquoi ne se marie-t-il pas ? Il pourrait s’installer définitivement ici et faire venir ses soeurs. Impossible ? Les maris ne voudraient pas ? Qu’à cela ne tienne, on pourrait les enlever !
Mais puisqu’il veut repartir en ville, pourrait-il ramener une fusée Discovery comme celle figurant dans la revue National Geographic que l’anthropologue a apportée au village, ce serait mieux et plus rapide que de se déplacer en pirogue !

Ainsi il y a un humour savoureux tout au long du livre fondé sur les différences de mentalités, sur les incompréhensions mutuelles ! L’histoire des missionnaires, en particulier, qui confondent les rites funéraires avec une scène de cannibalisme est hilarante. Critique acerbe des églises chrétiennes, qui, même de nos jours, considèrent leur religion comme supérieure et n’ont que mépris pour les croyances des peuples autochtones. Juste vengeance d’un ethnologue épris de la cosmogonie indienne et du savoir ancestral.  Avec cette scène de comédie, Pedro Cesarino règle ses comptes à l’outrecuidance des blancs !

Bref, tout en décrivant très sérieusement les coutumes de ces peuples qu’il connaît bien, leur mode de vie, leur rapport avec la nature, leur habitat, leur nourriture, leurs croyances et les mythes fondateurs liés au chamanisme, Pedro Cesarino s’amuse et nous amuse en imaginant ce pauvre anthropologue fatigué, toujours au bord du ridicule, et de plus en plus désenchanté, mais n’abandonnant pas son obsession. Il nous amuse mais il nous inquiète aussi ! Car l'anthropologue va finir par la connaître, l'histoire de l’attrapeur d’oiseaux, et tant pis pour lui ! Le mythe pourrait bien devenir réalité ! Mais aussi quelle idée d’être têtu à ce point et de vouloir à tout prix savoir ce qu'il ne faut pas savoir !

Le roman s’achève par un clin d’oeil ironique et une fin ouverte en forme de cauchemar qui semble dire que la curiosité est un vilain défaut mais aussi, peut-être, que le chamanisme n’est pas un amusement et que convoquer les puissances des esprits ne va pas sans danger !

*Le ¨Putumayo : région frontière entre le Pérou, la Colombie et le Brésil.

 

 photo 
 
 
Pedro Cesarino est un anthropologue brésilien, professeur de philosophie, lettres et sciences humaines de Sao Paulo, spécialisés dans les relations entre anthropologie, art et littérature. Il a étudié un peuple de l’Ouest amazonien, les Marubos et a publié un recueil de chants et de récits de mythes de ce peuple en langue originale avec une traduction en portugais. Ses séjours dans les tribus lui ont permis de se familiariser avec le chamanisme. Il a publié une étude sur le chamanisme intitulée Oniska et un recueil de chants et de récits racontant les mythes que l’on retrouve dans son roman L’attrapeur d’oiseaux.


 

Lire l'interview de Pedro Cesarino dans Le Monde des Livres

LC avec Ingammic A_girl ; Doudoumatous; Keisha






21 commentaires:

  1. Pourquoi pas? D l'humour c'est bien. Même si ça me ferait peur, cette histoire?

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  2. Non, bien sûr, l'histoire ne fait pas peur ! En dehors de l'humour, elle permet de découvrir des aspects d'une civilisation et apporte une réflexion sur les difficultés de compréhension mutuelle entre des mentalités et des modes de vie si opposés.

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  3. En réponse à ton commentaire laissé chez moi = je crois en effet avoir été complètement emportée par la mélancolie et la lassitude du personnage (sans doute est-ce lié à mon état d'esprit du moment, en effet un peu morose...), au point d'occulter cette dérision qui traverse le récit ! Cela tombe bien que ce soit une LC, vous réparez ainsi mon oubli !
    Et merci pour ce billet comme toujours très riche et instructif.

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    1. Oui, mais tu as raison, ce désenchantement et ce malaise existent bien et questionnent : veut-il dire que l'amitié ne peut survivre à cause de cette incompréhension mutuelle ?ou bien a-t-il fâché ses amis en insistant pour savoir un secret qui appartient au domaine du sacré ? ou encore, ce que j'ai senti personnellement, sa transgression se retourne contre lui et il devient l'attrapeur d'oiseaux ?

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  4. Tu sembles avoir été plus sensible à l'humour que tes colectrices... Je reste tentée par ce roman, qui m'intrigue.

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    1. C'est à dire que c'est de l'humour mais en même temps on sent bien qu'il y a quelque chose qui n'est pas normal, que la situation dérape !

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  5. Ton résumé est très complet. Tu as mentionné des passages que j'avais un peu oubliés (cette histoire de points noirs, par exemple). C'est le charme des lectures communes ! Tu parles très bien de la fin du roman aussi.

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    1. Finalement, il y a en a beaucoup ! Tu en as mentionné que j'avais oublié aussi !

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  6. J'arrive de chez Doudoumatous où tu évoques dans ton commentaire une touche de fantastique sur la fin. Ce qui ne me gêne pas du tout. L'humour donne très envie de découvrir cet auteur. J'avais beaucoup apprécié Nigel Barley il y a quelques années.

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  7. Ah mon dieu, l'épisodes des points noirs, ahaha, oui, j'avais presque réussi à l'oublier ! Tout comme toi, j'ai été sensible à l'humour et l'autodérision dans ce livre, même si ce n'est pas l'essentiel du récit. Je trouve que ça rend très accessible ce genre de thèmes habituellement abordés sous un angle plus "scientifique", presque déshumanisé finalement, et ça n'en reste pas moins un témoignage sérieux sur la réalité de ces régions du monde et des populations amérindiennes.

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    1. C'est vrai que c'est un angle d'approche peu habituelle, que je n'avais jamais lu de la part d'un ethnologue ! Mais il ne faut pas oublier que c'est un roman !

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    2. Oui, ce n'est pas un hasard d'ailleurs que l'auteur ait opté pour ce genre littéraire plutôt qu'un essai. C'est ce qui lui a permis cette approche insolite. J'ai vu quelques interviews aussi il disait avoir voulu écrire une sorte de parodie des récits de voyage de cette envergure à travers son livre. Plutôt réussi, non ?:)

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    3. C'est, en effet, assez parodique à la fois par l'humour, à la fois par cette fin ouverte qui ouvre à tous les possibles.

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  8. Tiens, je ne connais pas du tout, mais ce que tu en dis m'intéresse beaucoup, et les difficultés de compréhension entre les gens me passionnent. merci!

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    1. Oui, si tu le lis c'est assez déconcertant au début ! Comme il s'agit d'un voyage ethnologique, on ne s'attend pas à cela ! Il faut se souvenir que c'est un roman et non un travail de recherche ! Et puis on entre dans l'histoire !

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    2. Bonsoir! je reviens car, grâce à toi, j'ai passé d'excellents moments à la lecture de ce roman comme tu dis, à la fois sérieux et intéressant, et très amusant. L’histoire de la fusée est magnifique par exemple. Ou d'aller "voler" ses sœurs et les ramener etc.
      Je me lance dans Nigel Barley pour voir...

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  9. Vous avez toutes des avis positifs, c'est noté!

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